Le Roman de Colette

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LE ROMAN DE COLETTE


Colette Tiguel attendait l’autobus. Elle était ouvrière chez Mme Deboral, grande couturière et elle retournait chez elle. C’était une jeune fille jolie, aimable et sérieuse, par surcroît.

Ordinairement, elle revenait en compagnie d’une de ses amies d’enfance, ouvrière dans le même atelier, mais, ce jour-là, une belle fin d’après-midi de mai, sa compagne ayant eu une course à faire, l’avait laissée rentrer seule.

Autant Colette était affable, autant Marcelle, son amie, était affligée d’une humeur fantasque. Toujours mécontente d’elle et des autres, elle aimait à répéter que rien ne lui réussissait. Elle était orpheline et vivait chez une tante pauvre où tout lui déplaisait, la tante comme le logis. Elle n’avait comme distraction, les dimanches, que d’aller de temps à autre chez des cousines riches qu’elle appelait les perruches. Sa tante en était férue. Leur richesse lui en imposait et les dîners où elles étaient conviées parfois lui paraissaient des festins somptueux.

L’autobus n’arrivait pas et Colette aurait voulu que son amie fût là pour que le temps lui parût moins long.

Elle était d’autant plus gênée qu’un jeune homme la regardait avec une insistance qu’il essayait cependant de dissimuler.

Des personnes s’en allaient, lasses d’attendre, mais Colette ne désespéra pas. Le jeune homme non plus. Il finit par se rapprocher et lui adressa la parole :

— Oh ! ces autobus ! Quand ils sont exacts, on ne songe pas à les féliciter, mais, dès qu’ils sont en retard, tout de suite on les maudit.

— C’est bien vrai, répliqua Colette en souriant.

Elle ne se doutait pas de la grâce de son sourire.

— S’il n’y avait que le préjudice du repas, reprit le jeune homme revenu de l’éblouissement que lui avait causé le sourire, mais cela met en retard pour le bureau.

— Et pour reprendre mon aiguille chez ma patronne…

— Enfin, on jouit du beau temps !

— Oui, c’est une compensation !

L’autobus survint. Colette y monta prestement, suivie par son compagnon de hasard.

Il s’assit près d’elle.

— Nous avons mérité un siège après cette pause…

— Oh ! oui…

Un petit silence, puis Colette murmura :

— Qu’il ferait bon à la campagne !

— Vous n’y allez jamais le dimanche ?

— Une fois par an, peut-être… mais nous n’y connaissons personne… et c’est assez fatigant de n’avoir pas un coin où se reposer librement, un jardin, par exemple où l’on pourrait être un peu chez soi… J’ai mes parents et trois frères… déjeuner sur l’herbe au milieu d’inconnus, ce n’est pas tentant.

— Il est évident que c’est un déplacement qui constitue une fatigue…

— Oui, on perd tout le bénéfice de l’air. Me voici arrivée… Au revoir, Monsieur.

— Au revoir, Mademoiselle.

Colette ne parla pas à ses parents de cette rencontre assez banale et de ces propos à bâtons rompus.

Elle dîna gaiment en compagnie de tous les siens. Ses frères, dont l’âge variait de douze à dix-sept ans, se chargeaient d’apporter de l’animation. Elle-même venait d’atteindre vingt ans.

Le lendemain, elle fit le trajet avec son amie Marcelle qui lui raconta que Léonie, une des ouvrières, lui avait proposé son cousin en mariage. C’était un cultivateur non dégrossi qu’elle voulait absolument placer parmi ses compagnes, dans une intention serviable.

Elle ne parlait que du retour à la terre et elle pensait qu’enlever une parisienne à l’anémie, à la chlorose et à la phtisie, était une bonne action.

Mais aucune de ces midinettes élégantes ne voulait de ce prétendant.

Les deux jeunes filles riaient en commentant cet épisode.

Au moment de se séparer, Colette dit :

— Tu viendras dimanche ?

— Non, ma tante veut aller chez ses cousines et je suis obligée de l’accompagner… Il faut que je sois prudente, car il y a l’héritage de ces demoiselles qu’il ne faut pas perdre de vue…

— Alors… amuse-toi bien !

— Quelle ironie ! Je m’ennuie affreusement entre ces trois dames.

— L’argent est dur à gagner ! riposta Colette en riant, faisant allusion au fameux héritage.

Pendant quelques jours suivis, les deux amies revinrent ensemble, puis un soir, alors que Marcelle était restée chez elle avec une migraine intolérable, Colette revit le jeune homme qui lui avait parlé.

Il la salua et dit :

— Je suis heureux de vous rencontrer…

Elle sourit sans répondre ! L’autobus ne se fit pas attendre et ils y montèrent tous deux.

Colette s’étonnait bien un peu de revoir ce jeune homme précisément le jour où Marcelle ne l’accompagnait pas, mais elle ne pensa pas plus loin.

La conversation s’engagea et, comme il sied à des personnes ne se connaissant guère, le beau temps en fit de nouveau les frais.

— Je ne me lasse pas de ce soleil ! dit Colette, et dire qu’il y a des gens qui voudraient déjà de la pluie !

— Ce serait un peu tôt !

— Ah ! me griser d’air pur dans un jardin ! non pas dans un jardin public, mais dans un enclos où je serais seule avec ma famille… pour nous détendre bien à l’aise.

Il y eut un silence, puis son compagnon murmura :

— Si j’osais…

— Quoi donc, Monsieur ?

— Je vous offrirais bien de passer une journée avec vos parents dans une baraque que j’ai en banlieue…

Colette abasourdie le regarda :

— Vous dites cela sérieusement ?

— Je suis on ne peut plus sérieux… J’irai trouver votre père et je lui parlerai de ce projet. C’est une maison dont je viens d’hériter. Vous y passerez une bonne journée selon votre fantaisie…

— C’est extraordinaire !

— Vous le croyez !… C’est un petit service bien anodin.

— Nous sommes des inconnus pour vous !

— Quand j’aurai vu votre père, je connaîtrai déjà deux personnes de la famille.

— Voici ma station… un peu plus, j’oubliais de descendre. Au revoir, Monsieur !

Pendant les quelques mètres qui menaient à son immeuble, Colette croyait encore rêver. Soudain, elle rit en s’avisant que ce serviable jeune homme ne savait rien de son nom, ni de son adresse, pas plus que celle du bureau où son père était occupé.

Notre journée de campagne est douteuse, pensa-t-elle. Sa mère était toujours seule quand elle rentrait. Ses deux plus jeunes frères étaient à un cours jusqu’à dix-neuf heures et l’aîné dans un garage.

La jeune fille n’attendit pas une minute pour dire :

— Ah ! maman, quelle bizarre chose m’est arrivée !

— Quoi donc ?

Colette narra l’épisode que sa mère prit avec gaîté.

— Quelle bonne histoire ! Je me demande ce que ton père en pensera. Moi, cela ne me déplairait pas du tout cette partie de campagne, pourvu que je puisse m’asseoir et m’abriter… Et puis, cela vaudrait la peine de se déplacer pour un jour entier… Que va dire ton père ? Que c’est amusant ! Il est bien le jeune homme ? C’est la Providence qui a mis cet autobus en retard et vous a ménagé une nouvelle rencontre.

— C’est vrai, répliqua Colette, songeuse, nous avons causé ensemble, sans y penser… On attend un autobus et on calme ses nerfs en bavardant.

— Tout cela est bien réglé ! Crois-tu que tu lui aies plu ?

— Que déduire ? répondit Colette en devenant rouge.

— Il se peut aussi que ce soit simplement un homme bon qui a pensé que nous aimions la campagne sans avoir les moyens d’y aller… De par le monde, il se trouve des philanthropes.

— Il en est une preuve.

— Ce serait quand même amusant de penser qu’il pourrait faire un mari pour toi et qu’il ait trouvé ce moyen pour te connaître !

— Ne nous faisons pas d’illusions, maman… moi, je ne veux pas rêver, parce que renoncer à ses rêves est toujours désagréable.

Mme Tiguel délaissa le sujet durant quelques instants, mais elle le reprit bientôt parce qu’il l’intéressait grandement. Il y avait si peu d’imprévu dans la vie de la famille que l’on pouvait se distraire d’un beau sujet neuf de causerie.

Tout le monde fut bientôt réuni autour de la table et M. Tiguel ne fut pas long à remarquer que sa femme portait sur son visage les indices d’une satisfaction qu’elle ne pouvait réprimer. Il lui dit :

— Tu as eu une bonne occasion de vêtements ? d’aliments ? ton visage rayonne.

— Oui… Oui…

— Fais-nous partager ta joie…

— Eh ! bien, c’est Colette qui nous a procuré une maison de campagne !

Les trois garçons s’exclamèrent joyeusement, mais le père regarda sa fille d’un air interrogateur.

Colette, encore une fois, raconta l’incident.

Son père l’écouta attentivement.

— Je ne puis guère te blâmer d’avoir causé avec cet inconnu. Il n’est pas rare à Paris, de se lamenter ensemble sur un retard de locomotion. En venir à parler de la campagne par ce beau soleil est un sujet naturel. Ce qui me fait bien augurer de l’éducation de ce Monsieur, c’est qu’il veut me parler… Je jugerai donc si son offre est acceptable ou non… Tu lui as indiqué mon bureau ?

— Il ne me l’a pas demandé, répondit Colette un peu embarrassée.

— La trouver est l’enfance de l’art pour un homme déterminé ! s’écria le fils aîné.

— C’est, dans tous les cas, une grande preuve de discrétion, reprit M. Tiguel.

Mme Tiguel admira les paroles de son mari, qui lui semblèrent pleines de bon sens. À cause de cette qualité, d’ailleurs, il était fort apprécié des ingénieurs sous l’autorité desquels il travaillait. Il avait conquis sa situation par son sérieux et son intelligence pratique.

Les trois garçons pariaient pour la banlieue où se trouvait cette maison. L’un voulait une rivière pour pêcher, l’autre une forêt proche et l’aîné, qui aimait les sports, désirait qu’il y eût à proximité un terrain de golf ou de foot-ball.

La soirée se passa en hypothèses.

Trois jours s’écoulèrent sans que rien de nouveau se passât. Mme Tiguel devenait nerveuse et Colette regrettait d’avoir parlé.

Le quatrième soir, M. Tiguel revint avec un visage éclairé et il annonça tout de suite en entrant :

— J’ai reçu une visite. Je vous raconterai cela à table.

Les traits de sa femme s’illuminèrent. Colette eut un sourire instantané et les trois garçons sautèrent de joie. Tout le monde fut bientôt dans un silence profond.

— Ce jeune homme, qui est fort bien, commença le père, s’appelle Jacques Balliat. Il est employé de banque et il habite avec sa mère veuve. Il a eu par héritage, une petite maison de quatre pièces à Cormeilles… Il y a un jardin autour avec des arbres fruitiers. Il m’a dit qu’ils n’allaient jamais dans cette habitation, parce que sa mère ne peut bouger, ayant le col du fémur cassé. Il m’a parlé des circonstances dans lesquelles il avait vu Colette. Il a deviné que nous aimions tous la campagne et il met sa maison à notre disposition.

— Quel chic type ! s’écria le fils aîné.

— Sa pauvre mère, gémit Mme Tiguel.

— Pourquoi ne loue-t-il pas sa maison ? demanda Colette.

— C’est ce que j’ai objecté. Il prétend qu’il voudrait d’abord y apporter quelques modifications, indispensables pour une location. Alors, en attendant, il nous en offre l’agrément.

— Et nous irons ? demanda Mme Tiguel.

— Aussitôt que j’aurai pris des renseignements.

Il y eut un silence. Mme Tiguel prévint que l’on pouvait se risquer sans inconvénient à accepter l’offre aimable de Jacques Balliat.

Colette rayonna. La campagne lui parut soudain l’objet de tous ses vœux et elle se réjouit follement d’y aller.

Quand, le lendemain, elle fit le trajet avec Marcelle, celle-ci remarqua l’épanouissement de toute sa personne.

— Décidément, tu me caches quelque chose, lui dit-elle, avec dépit. Ce n’est pas la peine vraiment de se connaître depuis vingt ans pour avoir des secrets l’une pour l’autre.

— Je n’ai pas de secret.

— Allons donc ! Je vois bien à ta manière d’être, qu’il s’est passé un événement. Je ne tiens pas à le savoir, mais j’ai le droit de noter une transformation dans ton attitude ! Tu étais d’une gaîté à l’atelier !…

Colette se tut. Elle ne se doutait pas que sa joie s’extériorisait autant.

Elle se demandait si elle ne révélerait pas à Marcelle la cause de sa gaîté, mais elle craignait trop les réactions de sa compagne. Il lui semblait d’ailleurs que c’était encore un peu tôt. Elle s’évertua à trouver un sujet banal, tout en modérant les élans qui la dominaient.

— Tu es tellement absorbée dans tes songeries, dit soudain Marcelle, que nous voici à mardi sans que tu m’aies demandé des nouvelles de mon dimanche.

Colette s’écria :

— C’est par discrétion… Je ne voulais pas te questionner, jugeant que si tu avais quelque chose d’agréable à me raconter, tu me ferais le plaisir de m’en informer…

— Bon, je t’excuse… Je me suis royalement ennuyée. Les deux perruches étaient à tuer… des chipies à manies… Ma tante était plate comme un tapis et répondait Amen à tout ce qu’elles disaient… J’avais envie de la battre… Pour ma part, j’ai subi un interrogatoire qui a failli me rendre insolente, mais je me suis tenue en pensant qu’il ne fallait pas compromettre l’héritage ! Ces demoiselles m’ont demandé si j’avais une bonne conduite !

— Oh !

— Oui, ma petite chère… J’ai eu envie de répondre : « Et vous ? » puis il a fallu que je dise si j’allais à la messe régulièrement… J’ai eu ma récompense : un vieux collet d’hermine, jaune comme du citron… Je l’ai accepté en me disant que j’en ferais une doublure. Nous avons eu un dîner excellent, et ma tante s’est régalée… Moi, je suis tellement habituée à mal manger que j’ai perdu toute notion du bon… Cependant, tout m’a semblé délicieux… Ce que je ne puis dénier à ces confortables célibataires, c’est qu’elles sont encore de celles qui dînent le soir avec viande et vin… Pas de régime. Leur coup de fourchette est remarquable et du poulet servi, il n’est resté que la carcasse bien brossés.

— À la bonne heure !

— Cependant, j’espacerai ces visites, parce qu’en sortant de chez elles, j’ai senti que j’avais quatre-vingt-dix ans. Ma tante ira encore dimanche, soi-disant pour montrer un vieux papier de famille, moi je prétexterai une invitation…

Marcelle attendit que Colette voulût bien lui dire : Viens à la maison.

Mais son amie ne prononça pas ces paroles. La pauvre était bien en peine, car elle était liée par la perspective d’aller à Cormeilles. Si elle invitait Marcelle, elle était tenue de tout lui raconter.

Sa compagne la regarda, surprise de ne pas entendre ce qu’elle escomptait. Ce silence la confirma qu’il se passait quelque chose d’anormal dans la vie de son amie.

Colette devinait ses pensées et en ressentait un malaise.

Marcelle lui dit : Au revoir, froidement, quand elle fut devant sa porte.

Tout de suite, Colette raconta son embarras à sa mère.

— Elle attendait que je la prie de venir à la maison, mais je n’ai pas osé, puisqu’il est entendu que nous irons tous à Cormeilles, s’il fait beau !

— Tu n’as pas été fine… Ne pouvais-tu dire que nous allions chez des amis…

— Elle connaît tous nos amis…

— On peut en avoir de nouveaux, et c’est le cas !… Son imagination va courir.

— Tant pis ! tant pis !

Il arriva que le samedi fut un jour superbe, promettant un non moins beau dimanche. Toute la famille se prépara joyeusement à la promenade du lendemain.

— Nous irons à la découverte, dit M. Tiguel. J’ai les clefs en poche, ainsi que le plan de l’endroit où se trouve la maison… J’ai le nom et le signalement de celle-ci, et ce sera très amusant… M. Jacques Balliat ne viendra pas nous voir, et nous serons libres.

Il était vingt heures. L’air était délicieux, le jour pur.

On sonna à la porte. C’était Marcelle. Elle abdiquait toute fierté et venait demander si elle pourrait venir passer l’après-midi du dimanche avec ses voisins.

Il y eut un tout petit silence, mais il fut suffisant pour que la jeune fille sentit le froid qui passait à travers. Mme Tiguel murmura :

— Nous avons le projet d’aller à la campagne de très bonne heure…

— Oh ! que vous avez de la chance !

Un tel regret, un tel désir, soulignaient les paroles de Marcelle, que Mme Tiguel échangea un coup d’œil avec son mari, puis elle dit aimablement :

— Si cela te plaît, Marcelle, tu peux te joindre à nous, puisque tu seras seule…

— Merci, Madame ! que vous êtes aimable ! vous me voyez ravie.

Colette n’était pas tout à fait satisfaite. Il lui était désagréable que Marcelle les accompagnât dans cette première exploration… Elle eût voulu savourer en famille la découverte de « sa » maison. Néanmoins, elle ne fit pas voir sa déception et dit gentiment :

— Nous ne savons pas où nous allons… C’est un ami de Papa qui a mis sa baraque à notre disposition pour que nous prenions une bonne journée d’air.

— Que c’est amusant ! s’écria Marcelle, égayée, j’aime les surprises. Tout le long du chemin, nous nous demanderons si c’est un château ou une chaumière. Ah ! j’aime mieux cela que d’aller chez les cousines !

Mme Tiguel organisait des paniers d’aliments, afin que chacun en portât un. Marcelle dit qu’elle fournirait aussi un appoint, et elle se sauva vite pour se le procurer.

Quand elle fut partie, Mme Tiguel dit à sa fille :

— Cela ne te contrarie pas d’avoir Marcelle ?

— Mais non.

— Je te voyais pensive…

— C’est parce que nous allons là-bas pour la première fois…

— Dans tous les cas, intervînt son père, tu as eu raison d’avancer que le propriétaire était un de mes amis, cela coupe court à tout commérage…

— Oui, mais si M. Balliat se ravisait et venait nous dire bonjour dans le courant de la journée, quel ramage ferait notre Marcelle avec son caractère ombrageux !

C’était le fils aîné qui parlait et Colette devint pâle en l’écoutant.

— Il n’est pas probable que nous ayions sa visite, dit le père.

— Et puis tant pis ! s’écria Mme Tiguel, on ne peut vivre avec toutes ces tracasseries. S’il vient, Marcelle le verra et puis voilà tout ! Elle pensera ce qu’elle voudra.

Ce fut une bande joyeuse qui prit le train pour descendre à Cormeilles.

Là, M. Tiguel prit son plan, puis, d’un pas assuré, il se dirigea vers le but. Ce fut en bavardant et en riant que sa famille le suivit. Sous les rires et les paroles se cachait une certaine nervosité dans l’attente de la découverte.

Peut-être Marcelle seule, n’éprouvait-elle pas de sentiment. Elle se contentait d’aspirer le parfum des roses qui se dégageait des jardins. Elle ne questionnait pas et semblait ne plus avoir d’amertume.

Soudain M. Tiguel annonça :

— Nous y voilà !

— Quoi, c’est ici ? s’écria sa femme stupéfaite.

Il était arrêté devant une jolie maison carrée à un étage. Un jardin avec des rosiers, fermé par une grille, séparait l’habitation de la route.

— C’est délicieux ! C’est délicieux ! répétait Mme Tiguel. Tous les membres de la famille, collés contre la clôture, regardaient la maison, tous extasiés.

Enfin, on y pénétra. La porte franchie, ce fut une autre surprise. Tout était meublé. La cuisine spacieuse, la salle-à-manger claire et un studio gai, donnant sur le verger et le potager.

Personne ne se permit d’aller à l’étage.

— Comme nous serons bien… murmura Mme Tiguel, un peu suffoquée par l’étonnement.

Elle déballait les provisions pendant que les garçons exploraient le jardin.

Colette rêvait. Elle pensait à Jacques Balliat et se disait qu’il était vraiment bon pour leur avoir procuré un si beau dimanche. Elle se demandait maintenant pourquoi tant de gentillesse à leur égard ? Était-ce parce qu’elle lui plaisait ? Cette pensée l’absorbait au point qu’elle n’entendait plus ce qui se racontait autour d’elle. Marcelle l’interpella :

— Dis donc, il est joliment chic, l’ami de ton père !… Tu m’entends, Colette ?

— Oui… mais oui…

— Tu viens t’asseoir avec moi, dans le jardin… Regarde ta mère, elle est déjà habituée à la maison… Tu viens ?

— Je te suis.

Quand les deux jeunes filles furent installées à l’ombre d’une épine rose, Marcelle reprit :

— Il est vieux, cet ami ? Il est marié ?

Colette se crut sur des charbons ardents.

— Tu m’en demandes beaucoup, répondit-elle.

— Encore un secret ! Tu sais, ma vieille, tu deviens ténébreuse. On dirait que tu te méfies de moi. Qu’est-ce que cela peut te faire que je sache si votre M. Jacques Balliat est vieux, jeune ou marié ? Ah ! c’est peut-être un prétendant ? Cependant… un ami de ton père… Tu ne réponds pas ?

— Que veux-tu que je te réponde ? Tu parles selon ton imagination… Tu inventes un roman… Cela t’amuse, libre à toi ! Nous passons la journée ici, pour nous amuser à notre guise, tu peux donc broder et rebroder sur des thèmes variés…

— Quelle réponse bizarre ! Veux-tu que je te révèle une chose ? Eh ! bien, c’est que tu n’aimes pas que je te parle du propriétaire de cette maison… Cela t’agace, je ne sais pourquoi, et tu aurais préféré que je ne vienne pas avec vous…

— Tu continues à dire des bêtises…

— Je n’en ai pas l’impression…

Colette ne protesta pas. Elle s’étonnait de la divination de Marcelle… Oh ! oui, elle aurait voulu être seule dans ce charmant jardin, seule avec ses pensées. L’effort de la conversation l’exténuait, et elle se sentait irritable, elle si égale de caractère.

Mme Tiguel vint s’asseoir à côté des jeunes filles.

— Ton père est dans la joie… tes frères sont fous de plaisir. Ils ont déniché un jeu de fléchettes, un jeu de tonneau et un cerf-volant. En voilà plus qu’il n’en faut pour une journée… Ils ont déjà perdu leurs figures de Parisiens et ont des joues rouges… Et vous, petites, l’air vous est-il salutaire ?

— Pour mon compte, répliqua Marcelle, je suis au septième ciel, et je savoure ma paresse ! Ne rien faire, sur un banc, au soleil, est un plaisir incomparable !

— Et toi, Colette ?

— Moi, je jouis du silence… cela me semble extraordinaire.

— Il est certain qu’il faut parler un peu, sans cela on se croirait au fond d’un puits. Tout à l’heure, quand j’étais dans la cuisine, il a fallu que je fasse tomber quelque chose pour faire un peu de vie !… Je me croyais sourde…

— C’est une excellente idée ! s’écria Marcelle.

Midi vint rapidement et le repas fut des plus appréciés, parce que chacun sentait son appétit doublé. L’air, l’exercice produisaient leur effet et Mme Tiguel eut peur soudain de n’avoir pas assez garni son garde-manger.

La mère contemplait ses enfants avec joie… Ah ! si l’on pouvait renouveler souvent pareille partie de plaisir !

Après le déjeuner, les garçons retournèrent à leurs jeux. M. Tiguel fuma un cigare en lisant son journal et les trois femmes s’occupèrent à remettre de l’ordre. Puis, elles rejoignirent M. Tiguel.

Alors que les quatre personnages devisaient, quelqu’un s’arrêta devant la grille, et Colette pâlit et eut des battements de cœur qui l’empêchèrent de parler.

M. Tiguel s’écria :

— Monsieur Balliat !

Il alla au devant du visiteur qui lui dit :

— Je m’excuse de vous déranger, alors que je vous avais affirmé que je ne viens jamais ici, mais une raison impérieuse m’y a poussé cet après-midi : j’ai oublié de vous donner la clef de la cave où se trouve une source… L’eau du robinet de cuisine n’est pas fameuse…

— Nous n’en avons pas bu, ayant apporté notre boisson…

Pendant que ces paroles s’échangeaient, Jacques Balliat se rapprochait du banc, et M. Tiguel présenta sa femme et Marcelle. Il dit en désignant Colette :

— Vous reconnaissez ma fille, n’est-ce pas, Monsieur ?

Les deux jeunes gens se serrèrent la main, alors que Marcelle regardait, enregistrait. En elle montait toute une vague de sensations mauvaises. Toute sa gaîté se transformait en colère et en jalousie.

Comment, Colette connaissait ce charmant jeune homme et le lui avait caché ! Elle s’expliquait maintenant son humeur sereine, ses silences, ses rêveries… Ah ! elle allait se marier ! C’était un beau parti sans aucun doute, parce que ce jeune homme se présentait bien… Il causait agréablement et paraissait de bonne condition. Il devait avoir une situation enviable… Ah ! cette perfide Colette ! c’était donc pour cela qu’elle ne tenait pas à ce que je vienne ! Elle savait qu’il arriverait sans crier gare, sous un prétexte quelconque et elle n’avait pas prévenu ses parents ! Ah ! ma fille, tu me le paieras ! C’est pourquoi, elle fait cette figure depuis ce matin. Et il la regarde… Et il la regarde !… Comment l’a-t-elle connu ? Elle n’en disait rien, cette fausse amie. Et moi qui lui offrais le cousin de Léonie ! J’étais bien bonne !

Colette ne se doutait guère des pensées qui remuaient Marcelle. À dire vrai, elle ne se rendait compte de rien. Elle était trop émue et elle jetait à la dérobée des regards sur Jacques Balliat. Chaque fois, elle s’apercevait qu’il avait les yeux sur elle, et cela augmentait sa gêne.

Mme Tiguel sauvait la situation. Elle parlait d’abondance, vantant le charme de la maison, ne tarissait pas sur le plaisir qu’ils ressentaient tous à s’y trouver, et parlait de la mère du jeune homme. Elle la plaignait d’être immobilisée, et elle assurait que ce cas comportait des guérisons rapides. Elle promit d’aller la voir.

Jacques Balliat répondit que sa mère serait enchantée d’avoir de la distraction et qu’elle apprécierait les attentions qu’on aurait pour elle.

Son regard alla de Colette à Marcelle et celle-ci, remplie de sang-froid, répondit d’un ton gracieux, qu’elle accompagnerait volontiers ses amis.

Jacques Balliat la remercia, tout en souriant à Colette dont la timidité l’attendrissait.

Il passa là une heure, puis repartit, alléguant qu’il ne pouvait laisser sa mère seule plus longtemps, ayant l’habitude de lui consacrer la majeure partie de ses dimanches.

Quand il serra la main de Colette, elle s’imagina qu’il retenait ses doigts un peu plus qu’il ne le fallait et elle en fut contrariée parce que Marcelle l’épiait.

Quand Jacques Balliat eut disparu, un moment de silence s’établit entre les quatre personnes qui reprirent leur place.

Mme Tiguel comprit alors que la présence de Marcelle était de trop.

Mais impossible de manifester quoi que ce fût de ses sentiments ! Il fallait refouler tout cela au fond de soi jusqu’au retour à la maison et l’humeur de Mme Tiguel s’en assombrit quelque peu.

Quant à Colette, elle restait encore étourdie par cette brusque arrivée. Cependant une joie s’infiltrait en elle et commençait à déborder de son cœur. Se pouvait-il qu’elle plût à ce jeune homme ?

Elle aurait voulu que sa mère le lui affirmât, mais elle ne pouvait rien demander devant Marcelle. À peine osait-elle la regarder parce qu’elle sentait son regard noir se poser sur elle sans bienveillance. Elle devinait sa rancune jalouse et elle connaissait d’avance tous les reproches qu’elle entendrait.

Quelle erreur de l’avoir conviée ! En voulant faire plaisir à cette esseulée, Mme Tiguel préparait à sa fille des scènes navrantes, où l’envie jointe à la jalousie, allaient s’exercer.

Marcelle pensait avec tant d’agitation qu’elle n’avait plus la force de parler. Sa rage croissait. L’hypocrisie de Colette lui devenait de plus en plus évidente et elle se promettait de la secouer vertement.

Les jeunes filles restèrent tête-à-tête.

Marcelle murmura d’une voix changée par la colère :

— Je le savais que tu avais un secret !

— Oh ! ne profite pas de notre solitude pour me dire des méchancetés… Savourons ce beau temps, et laissons l’aigreur de côté…

— Naturellement, tu te défends en m’attaquant, mais rien ne m’empêchera de te dire ce que je pense de toi ! Tu n’es qu’une fourbe !

Colette sursauta.

— Et en quoi ?

— En me cachant ce que j’ai découvert.

— Et peut-on savoir ce que tu as découvert ?

— Oh ! ne me pousse pas à bout ! Tu es presque fiancée à ce M. Balliat, et c’est pour toi qu’il a proposé cette maison à ta famille… Et ta mère ne le connaissait même pas !

— Mon père, tu l’as vu, le connaissait…

— Où l’as-tu rencontré, cachottière ? Je savais bien que tu roulais un plan dans ta tête… Je ne m’y suis pas trompée ! Et moi, que deviendrai-je ? Tout le monde se disperse autour de moi et je suis condamnée à vivre en face de ma tante toute ma vie ! Ô misère, je ne le veux pas !

Marcelle eut un sanglot.

— Tu es folle à lier ! Je ne suis pas fiancée…

— Tu mens !

— J’ignore si ce Monsieur pense à une solution pareille.

— Mais si, c’est clair qu’il y pense, ne serait-ce que pour sa mère. Elle a besoin de distractions… de soins et, comme tu pourras remplacer avantageusement une femme de ménage, il ne manquera pas de t’épouser… il paraît pratique… calculateur…

— Oh ! Marcelle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand Mme Tiguel fut dans l’appartement, la porte refermée, sa joie éclata :

— Ah ! bien, ce qu’il m’a fallu me contenir devant Marcelle ! Si j’avais su, ce n’est pas moi qui l’aurais invitée ! Enfin, c’est fait, il n’y a pas à récriminer ! Colette, que penses-tu de la visite de M. Balliat ? Qu’il est bien, ce jeune homme ! Il te regardait ! Crois-tu qu’il veuille t’épouser ? Tu as dû deviner cela, toi, l’intéressée ?

— Je n’en sais rien du tout, maman.

— Que je serais heureuse si cela arrivait. Dans tous les cas, nous ne tarderons pas à aller voir sa mère.

— Il ne faudrait pas y apporter trop d’empressement de peur que…

— De peur de quoi ? Nous n’allons pas attendre six mois !… Il faut de la délicatesse, mais quand cela tourne à la sottise, autant n’en pas avoir…

— Son fils ne nous a pas proposé d’aller la voir… c’est toi qui t’es avancée…

Quand, le soir, Colette fut dans sa chambre, il lui semblait qu’une meule tournait dans sa tête. Toutes ses pensées tournoyaient comme écrasées, réduites en poussière, et elle ne pouvait les rassembler.

La journée au grand air, la surprise de voir Jacques Balliat, l’enthousiasme de sa mère et les reproches de Marcelle, formaient un ensemble incohérent.

Autant elle eût été heureuse de la visite du jeune homme dans d’autres circonstances, c’est-à-dire, sans Marcelle à ses côtés, autant elle se tourmentait de ce qui allait survenir avec le caractère vindicatif de son amie.

Mais il était trop tard. Maintenant, elle portait le poids d’un cœur lourd, avec la crainte, peut-être sans raisons, de complications futures.

Ce lundi, elle partit plus tôt pour son travail, voulant allonger son trajet. Elle éprouvait le besoin d’un peu de calme. Elle entra aussi dans une église pour reprendre sa sérénité coutumière.

Elle en ressortit, l’âme allégée, et s’achemina rapidement vers son atelier de couture. Elle s’excusa de son retard, en voyant là, toutes les ouvrières réunies, y compris Marcelle.

Les deux jeunes filles ne se revirent que le soir, parce que Colette avait à terminer un travail avant midi, avec une autre ouvrière. Cela ne lui déplaisait pas d’ailleurs, de laisser Marcelle partir seule.

Le soir, elle appréhenda ce retour, mais à son grand soulagement, Marcelle fut aimable, presque gaie, et elle ne fit aucune allusion à l’incident de la veille. La confiance revint en Colette. Elle pensa que son amie avait eu une boutade, qu’elle s’en était repentie, et revenait à des sentiments plus amicaux.

Marcelle parla de la grande Léonie qui avait encore une fois, offert son cousin à tout l’atelier, mais à chacune en particulier.

— Tu comprends, nous avons vite su que chacune de nous était la privilégiée. Elle nous coinçait, soit dans un corridor, soit à la réserve ou au salon d’essayage pour nous souffler son histoire… Nous avons bien ri…

— C’est donc pour cela que je vous voyais avec une gaîté prête à éclater…

— Mais oui ! Elle n’a pas trouvé le moyen de te parler, mais elle m’a chargée de la commission…

— Tu la remercieras !

— Je n’y manquerai pas.

Nulle ironie, nulle acrimonie dans les paroles. Pas une pointe acérée sur la partie de campagne, pas une parole qui rappelât même qu’elle avait eu lieu. Colette croyait rêver, mais en même temps son esprit se détendait et son appréhension se dissipait.

La pauvre Colette s’illusionnait. Il avait fallu à Marcelle une énergie surhumaine pour jouer ce rôle d’indifférente, alors qu’elle avait le cœur ulcéré. Sa nuit avait été des plus mauvaises et, dans son cerveau enfiévré, elle avait retourné les plans les plus fantastiques. Elle en arriva au plus simple déduit de la réalité. Colette n’était pas encore fiancée, sans quoi son attitude eût été différente avec Jacques Balliat. Celui-ci, sans doute, cherchait à se marier, et il choisirait celle qui saurait le conquérir.

Donc Marcelle se trouvait libre de se porter comme candidate. Elle s’y efforcerait de toute son adresse et se montrerait pleine de séduction.

N’était-elle pas jolie, et gracieuse quand elle voulait s’en donner la peine ?

Pourquoi Colette au lieu d’elle ? Cette dernière ne devait tout de même pas posséder toutes les chances ! Une famille la protégeait, tandis qu’elle, Marcelle n’avait rien qu’une tante dont les idées ne cadraient pas avec les siennes.

Son chemin, pour parvenir au but, lui parut des plus faciles : elle irait voir la mère de Jacques Balliat. Elle saurait alors se faire valoir, être modeste et fière tout à la fois, accuser un dévouement sans limite, et une bonté sans égale.

Pour cela il fallait endormir la méfiance de Colette, être gentille avec elle et ne plus lui parler de Jacques Balliat. Elle se blâmait d’avoir été si violente le veille et se disait qu’elle n’obtiendrait jamais rien, en laissant percer ainsi tous ses sentiments, surtout les mauvais qui lui encombraient le cœur.

Si quelques remords se glissaient en elle, tout de suite elle les jugulait en se persuadant qu’elle avait le droit de lutter pour son avenir. N’était-elle pas seule, en face d’une parente qui ne possédait aucune initiative ?

Colette n’était pas fiancée, donc, elle ne lui volait rien… Si elle l’était, elle, Marcelle l’ignorait et la route se trouvait libre. Il y avait bien la question de la délicatesse morale, mais quand il s’agit de défendre sa vie, l’instinct prime tout. Du moins en est-il ainsi pour des âmes peu scrupuleuses.

Marcelle se croyait autorisée à rendre visite à Mme Balliat, du moment que son fils l’avait comprise dans l’invitation collective.

Elle pourrait très bien invoquer la grande pitié que lui inspirait la recluse, pour masquer son intention véritable sous un sentiment irrésistible de sympathie. Une malade est sensible à une attention, fût-elle exagérée.

L’essentiel était de bien jouer la partie sans aucune note fausse de façon que les sens aiguisés d’une recluse malade, ne pussent découvrir le vrai mobile de ces prévenances.

Marcelle jugeait maintenant que la manœuvre la plus difficile à réussir, était de savoir quel dimanche Mme Tiguel et sa fille se rendraient chez Mme Balliat.

Il ne fallait pas leur donner l’éveil en affichant un détachement total. Faire sentir qu’elle ne tenait pas à les accompagner et, insinuer au besoin, qu’elle examinait très sérieusement la proposition de Léonie au sujet de son cousin. Et Dieu sait si Marcelle était opposée à cette fin, qu’elle qualifiait de ridicule. La campagne lui causait la plus invincible horreur et, rien que de penser qu’elle pourrait avoir un mari avec des mains calleuses, lui donnait un dégoût qu’elle pouvait à peine surmonter, même en imagination.

Ce soir-là, quand elle rentra en compagnie de Colette, elle se montra gracieuse, et essaya, non sans de savants détours, d’aborder le sujet épineux.

— J’irai dimanche chez les vieilles cousines… Je ne puis me dérober toujours… Ma tante aime passer quelques heures avec elles et je n’ai aucun motif pour la priver de cette distraction. Elles sont fort aimables, je dois en convenir, et elles veulent me donner un bijou. Je puis, à ce prix-là, montrer un peu de bonne volonté… Veux-tu venir avec moi ? Elles seront ravies de voir une nouvelle personne…

— Je te remercie, dit Colette, touchée… Nous avons, dimanche, une petite corvée à faire. Tu connais le grand patron de papa ? Il réunit tous ses employés à un goûter, chaque année, et cela tombe dimanche prochain… On ne peut s’y soustraire, d’autant moins que les familles sont invitées au complet et que les enfants tiennent à leur part de gâteaux.

— C’est compréhensible.

Marcelle voila l’éclat joyeux de ses yeux et atténua l’allégresse de sa voix autant qu’elle le pût quand elle reprit :

— Eh ! bien, amuse-toi !… Au moins, tu verras du monde… Moi, je serai enserrée entre les trois perroquets, mais j’espère avoir une compensation avec le bijou promis.

Il ne fut donc plus question de ce dimanche. Il arriva lentement, et en s’éveillant, Marcelle eut un malaise, causé autant par la démarche qu’elle allait tenter, que par un remords bizarre qui s’enroulait autour de son cœur comme un serpent. Elle rejeta ce gêneur.

Elle dit à sa tante qu’elle était invitée par une de ses compagnes, mais qu’elle irait sûrement la rechercher à la fin de l’après-midi.

Quand elle prit le chemin conduisant chez Mme Balliat, elle ne savait plus si elle rêvait ou si elle cheminait dans la réalité. Comment allait-elle se présenter à cette malade qu’elle ne connaissait pas ?

Cependant, elle ne renonçait pas à son projet. Le génie du mal la dominait, et elle arrivait au moment où elle était poussée par une force d’où son libre arbitre ne dépendait plus.

Elle fut devant la porte et appuya sur le timbre. Elle entendit un pas d’homme et crut s’évanouir. Une serrure grinça et Jacques Balliat fut devant elle. Il s’écria :

— Ah ! Mademoiselle Marcelle !

— Oui… je vois que vous me reconnaissez ! Je suis venue passer quelques moments avec Madame votre mère, j’avais mon dimanche de libre…

— Que c’est aimable à vous ! Entrez donc… Maman, voici Mlle Marcelle Dinare, une amie de Mmes Tiguel… Elle a la gentillesse de venir te distraire un peu.

— Quelle charmante idée ! Ainsi tu n’auras pas de scrupules pour sortir un peu, Jacques…

Celle qui parlait était une femme qui avait dépassé la cinquantaine, et dont le visage reflétait une grande bonté. Elle était étendue sur une chaise-longue et venait sans doute de faire une partie de cartes avec son fils, car un jeu de cartes se montrait à côté d’un livre. Jacques Balliat demanda :

— Alors, aujourd’hui, vous n’êtes pas avec votre amie ?

— Non, Monsieur, elle est à un goûter annuel chez le patron de son père, et elle ne pouvait guère y manquer.

Je vous avoue que j’ai obéi cet après-midi à une impulsion presque irraisonnée en venant. J’avais devant les yeux Mme Balliat malade, une journée devant moi, et mon cœur n’a pu résister… mais je regrette d’avoir devancé ces dames…

— Ne regrettez rien ! s’écria Mme Balliat, touchée jusqu’au fond de l’âme.

— Oui, c’est charmant à vous, ajouta J. Balliat.

Sa mère reprit :

— Vous permettez à mon fils de prendre un peu l’air ? Il en a grand besoin… toute la semaine dans un bureau est cruel…

— Je serais désolée que M. Balliat n’en profite pas tout de suite !

— Merci, Mademoiselle…

Jacques s’en alla. Marcelle s’assit à côté de la malade et s’enquit de ses besoins, l’entoura de prévenances, la plaignit, et lui insinua, non sans adresse, qu’une belle-fille lui serait d’un grand secours.

Mme Balliat, toute candeur, toute bonté, se prenait au charme de cette conversation, aux manières de cette jeune fille simple qui considérait le travail comme une vertu et le dévouement comme un apostolat.

Marcelle se grisait de ses paroles en voyant comme elle était écoutée. Une intuition l’avertissait qu’elle plaisait et une fierté l’incitait à vouloir plaire davantage.

Il était naturel que, dans l’entretien, le sujet de la promenade du dimanche précédent fut abordé.

— Vous êtes une amie de tout temps de ces dames ?

— Oui, Madame… nous avons fréquenté la même école, Colette et moi… et nous sommes dans le même atelier.

— Mon fils m’a dit que cette jeune fille était, ainsi que vous, d’ailleurs, jolie et douce, et je regrette de ne pas la connaître encore…

Bien que Mme Balliat eût fait les parts égales entre les deux jeunes filles pour leurs qualités, Marcelle crut qu’un fer rouge lui brûlait la poitrine en entendant citer Colette au même degré. Elle devina une préférence, suggérée par les éloges du fils.

Colette serait-elle donc toujours avant elle, chez leur patronne, comme dans l’esprit de Jacques Balliat en attendant qu’elle fût dans son cœur ?

Même cette mère qui ne la connaissait pas chantait ses louanges avec une hâte de la voir.

La cruauté d’un tigre envahit l’âme de Marcelle. Elle dit d’un accent doux :

— Colette est très gentille et je l’aime beaucoup… elle saura rendre heureuse l’homme qu’elle épousera…

— Vous le croyez vraiment ? interrompit Mme Balliat avec vivacité.

— Vraiment… Elle est d’ailleurs, sinon fiancée au moins tout près de l’être…

— Oh ! est-ce possible ?

Quel regret sonnait naïvement dans cette exclamation !

Marcelle lisait clairement dans ces mots que la mère et le fils s’étaient entretenus longuement à ce sujet.

La colère gronda dans l’âme de Marcelle en devinant que Colette connaissait ce jeune homme sans qu’elle le sût.

— Oui, Madame, répondit-elle avec le plus de calme qu’elle put, Colette va se fiancer avec un agriculteur, parce qu’elle aime la campagne à la folie. Elle se réjouit à la pensée de faire de l’élevage, de vivre comme une fermière et d’aller vendre son beurre et ses œufs au marché. Elle est très pratique, et nous l’appelons Perrette, mais nous souhaitons qu’elle ne renverse pas son pot de lait.

— Je suis toute surprise de ce que vous me dites… mon fils me parlait d’elle comme d’une jeune fille élégante, et n’ayant pas l’air d’aimer les travaux grossiers…

Marcelle ne répondit pas. Elle semblait assommée par ce qu’elle venait de dire. Elle regardait autour d’elle, comme si elle s’éveillait d’un cauchemar.

Elle se demandait si c’était bien elle qui venait de prononcer des paroles si extraordinaires…

Maintenant, elle n’avait plus la force de continuer son rôle. Elle étouffait. Il lui fallait de l’air pour y secouer ces méchancetés qu’elle venait de jeter. Elle avait cru se soulager en se vengeant, et, devant ses yeux, flottait une brume plus sombre que jamais.

Elle se prépara à s’en aller. Comme Mme Balliat se récriait, elle expliqua sa hâte soudaine, devant retrouver sa tante à une heure convenue et il était grand temps.

Quand elle atteignit la rue et le soleil, elle respira secouant son oppression. Pendant quelques instants, elle en fut distraite, mais ne put s’en détacher. Elle enviait les passants qui paraissaient heureux avec une âme légère, alors qu’un fardeau pesait sur elle.

Mme Balliat ne resta pas seule longtemps. Son fils rentra, montrant un visage illuminé par le bonheur.

— Ah ! maman…

— Mon cher enfant ! qu’y a-t-il ? tu parais bien joyeux… plein d’entrain…

— Je suis plus que joyeux… et mon bonheur est impossible à traduire ! je suis presque fiancé…

— Ah ! mon Dieu !

Une inquiétude courut sur le visage de la mère.

— Je… je croyais que tu aimais cette Colette ?

— Mais oui, maman, et c’est d’elle dont il s’agit, mon cœur ne change pas si vite… Je t’avoue que je ne croyais guère la rencontrer aujourd’hui, mais le Ciel m’a aidé… Je me suis trouvé à la sortie du goûter auquel la famille est allée… La réunion avait lieu à Lutétia… Je passais justement devant quand les invités sortaient au nombre desquels j’ai reconnu les Piguel… Je me suis joint au groupe et nous avons fait une promenade… La chère petite Colette a été si délicieuse que je n’ai pas pu m’empêcher de lui faire entendre des paroles significatives. Elles ont été bien accueillies…

La bonne mère écoutait son fils et une mélancolie l’assombrissait à mesure qu’il parlait.

— Et toi, maman, reprit-il, t’es-tu un peu distraite avec Mlle Dinare ? Tu n’as pas l’air bien gaie… Qu’est-ce que tu as ? Tu es peut-être fâchée que je me sois avancé sans que tu connaisses Colette ? J’ai été un peu vite à ton gré… Je te demande pardon, maman, mais parfois les paroles dépassent la volonté… je me suis trop pressé…

— Non… mon enfant, je sais que je puis me fier à ton goût, seulement, je suis surprise par la nouvelle que tu m’apprends…

— Comment ?

— Cette gentille Colette que je m’habituais à aimer à travers tes paroles, je l’attendais avec joie. Tu m’as expliqué de quelle manière vous vous étiez connus, et comment aussi tu avais pu avoir des renseignements sur elle et sa famille… Prudent, tu l’as guettée sans qu’elle le sût. Tu étais heureux, et tout s’annonçait très bien. Mais aujourd’hui, son amie, cette aimable Marcelle est venue, et, comme je lui demandais des nouvelles de Mlle Tiguel, elle m’a raconté que Colette était presque fiancée…

— Presque fiancée ! cria Jacques.

— Oui, avec un agriculteur faisant de bonnes affaires… Lasse de Paris, elle est enchantée de le quitter et de jouer à la fermière…

— Je deviens fou !

— Mon pauvre enfant, il y a là un mystère. Cette Marcelle connaît son amie et sait quels sont ses projets. Peut-être ne t’a-t-elle rien révélé parce qu’elle veut réfléchir aux avantages de ces deux partis… Les jeunes filles sont souvent plus pratiques qu’on ne le croit.

— Non… non ! interrompit Jacques, elle ne m’a rien fait supposer de tout cela ! Elle paraissait émue, mais heureuse… Notre accord était parfait… et ses beaux yeux me regardaient avec loyauté…

— Mon petit Jacques, je ne puis que te répéter ce qui m’a été dit. On ne peut inventer de semblables choses.

Jacques ne répondit pas. Il s’était jeté sur un siège, et son visage défait, indiquait combien ce coup lui broyait le cœur.

Sa mère remarquait son désarroi…

— Mon enfant, je t’en supplie, ne te torture pas ! Tu aimes une jeune fille qui ne le mérite pas, voilà tout. Cela arrive à beaucoup de braves cœurs…

— Je me retiens pour ne pas aller tout de suite lui jeter son hypocrisie à la face !

— Garde toi de tout geste trop vif… tu t’en repentirais mon fils… Attends quelques jours, et si tu rencontres Mlle Tiguel, tu pourras lui demander des explications…

— Je ne veux pas qu’elle se moque de moi !

— Ne cède pas à un sentiment d’amour-propre excessif… Sache te dominer et patienter, tu n’en seras que plus fort…

— Patienter !… je suis hors de moi !

La colère le tenait entre ses griffes et il ne pouvait s’en détacher, car elle le tenait solidement.

Cependant le chagrin fut le plus fort et le terrassa. Des larmes inondèrent son visage et il gémit sur sa défaite… Son premier amour ! Il était renié par celle en qui tout son espoir était remis…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Colette, dans sa chambre, était radieuse.

Si Jacques ne l’avait pas demandée en mariage officiellement, les paroles entendues ressemblaient à des promesses bien claires et bien fermes.

Elle se remémorait les mots si doux qui la berçaient. Ils sonnaient encore à ses oreilles, comme un chant dont elle ne se lassait pas.

Sa mère entra…

— Ah ! maman !

Elle raconta son bonheur et demanda :

— Je ne rêve pas, n’est-ce pas ?

— Ma petite fille, je ne le crois pas… Si tu as bien entendu, il me semble que M. Balliat tient à toi… Nous verrons ce qu’il va faire… sois raisonnable pourtant, les hommes peuvent varier dans leurs sentiments…

— Oh ! non, maman… pas Jacques…

Mme Tiguel était tellement émue et éblouie, que le bonheur de sa fille lui faisait mal, et elle aurait voulu que Colette fût plus paisible dans son espoir.

La nuit de Colette fut très agitée, mais le lendemain matin, elle chantait comme une alouette.

Elle partit pour son travail dans une allégresse qui l’embellissait encore. Elle souriait aux anges, et elle aurait voulu répandre le feu intérieur de sa joie sur toute l’humanité.

La matinée passa comme un rêve. Elle rentra dans sa famille, se croyant des ailes, tellement son pas était aérien.

Elle contempla, tout attendrie, le ménage que formaient son père et sa mère.

« Il faudra que ce soit ainsi dans notre intérieur » se dit-elle fermement… mais quand on s’aime, ce doit être facile.

Quand elle fut sur le point de repartir pour son atelier, sa mère lui recommanda :

— Tu diras à Marcelle qu’elle vienne avec sa tante, ce soir, manger un morceau de galette…

— Oh ! tu en as fait ?

— Oui, parce que c’est aujourd’hui l’anniversaire de notre mariage…

— Ah ! maman, je t’apporterai des fleurs !

— Et ton père m’apportera sûrement un petit cadeau comme il le fait toujours…

— Pourquoi inviter Marcelle et sa tante ?

— Tu comprends… nous sommes heureuses et il faut bien penser un peu à ces deux pauvres femmes qui ne sont jamais gaies l’une en face de l’autre.

Colette promit de faire la commission et partit.

Le soir, les deux amies revinrent ensemble.

Marcelle ne put se tenir de lui dire tout de suite :

— On dirait que tu as un soleil dans-le corps… tu illuminais tout l’atelier par ton expression extasiée…

— Je ne m’en doutais pas !

— C’est encore plus grave alors… quand on projette des rayons sans le savoir, il faut croire que l’on a des sensations tellement fortes qu’elles vous échappent ! Je te félicite…

Colette s’écria :

N’es-tu pas radieuse, toi, par ce temps merveilleux ? Quand on passe devant un jardin, l’arome des feuilles neuves vous inonde de bien-être, les arbres sont peuplés d’oiseaux, la lumière fuse de partout… On est sorti de l’obscurité de l’hiver… cela ne te suffit pas pour être joyeuse ?

— Oh ! oh ! deviendrais-tu poëte à ce point ? j’ai assez de mal à en être convaincue… Non, ma chère, il y a autre chose sous cette poësie !

— Ce sera comme tu voudras ! s’exclama gaîment Colette… Je sais depuis longtemps que tu es tenace et que tu persistes dans tes découvertes… Il faut que l’idée que tu as dans la tête, s’use d’elle-même…

Il y eut un silence entre les deux jeunes filles, mais Marcelle le rompit bientôt.

— Quand pensez-vous aller chez Mme Balliat ?

Cette question posée à l’improviste fit rougir Colette et l’embarrassa. Elle était ennuyée de ce que Marcelle parlât des Balliat. Elle eût voulu que leur nom et leur personnalité restassent dans l’ombre.

Marcelle détourna la conversation en disant :

— Je suis allée chez les cousines, hier…

— J’attendais que tu m’en parles…

— Eh ! bien… elles ont été généreuses… Figure-toi que le bijou consiste en un bracelet-montre…

— C’est magnifique…

— Oui… elles m’ont expliqué que ce bijou moderne leur avait été dévolu comme prime par un joalier à qui elles avaient envoyé une cliente… Cette dame leur a acheté une masse d’argenterie… Mais elles ne veulent pas porter cette montre moderne. D’ailleurs, elle est unique et elles seraient obligées de se la passer à tour de rôle, et préfèrent leur sautoir 1900… C’est plus décoratif… Je suis ravie, mais je n’ai pas voulu afficher ce bracelet à l’atelier, de peur des commérages… C’est un cadran minuscule serti de brillants, oui, ma chère…

— Je suis bien contente pour toi…

Colette était sincère. Elle eût voulu que tout le monde éprouvât de la joie. Un bijou était si peu de chose à côté du bonheur qu’elle tenait serré contre son cœur comme un trésor.

— Oui, je suis enchantée pour toi, répéta-t-elle, et je me réjouis d’admirer ce joyau…

— Oui, répliqua pensivement Marcelle.

Elle oubliait le malaise qu’elle ressentait en marchant si paisiblement à côté de Colette, après l’avoir si cavalièrement fiancée la veille.

Elles arrivèrent devant la porte de Marcelle et Colette lui dit affectueusement :

— Tu es de la famille et ma mère m’a chargée de t’inviter ainsi que ta tante, à venir passer la soirée avec nous… C’est fête à la maison.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Marcelle, toute pâle, mordue au cœur par la jalousie.

— C’est l’anniversaire du mariage de mes parents et maman a fait un bon gâteau…

— Ah ! bon, dit Marcelle faiblement. La secousse avait été si forte en pensant que c’étaient peut-être des fiançailles, qu’elle reprenait mal son équilibre…

— Vous viendrez ?

— Naturellement ! nous sommes sevrées de distractions… Tu remercieras ta mère en attendant que nous le fassions nous mêmes.

— C’est entendu ! N’oublie pas de mettre ton beau bracelet… Au revoir… à tout à l’heure…

Colette quitta son amie et entra chez la fleuriste, tandis que Marcelle montait, les deux étages de l’appartement. Elle était pensive…

— C’est toi, Marcelle ?

— Oui, tante…

— Le dîner est prêt… Viens vite !

Marcelle ne répondit pas. Elle considéra avec dédain le logis meublé mesquinement… Tout lui devenait lourd et pénible.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les pensées de Jacques Balliat se concentraient sur la nouvelle que sa mère lui avait apprise.

En vain, essayait-elle de lui apporter un palliatif. Jacques ne considérait que la réalité seule et nulle consolation n’adoucissait son chagrin.

— Je t’assure, mon enfant, que c’est offenser Dieu, que de s’attacher pareillement à une personne ! Tu aimais cette jeune fille, c’est entendu, mais sans doute, n’est-elle pas digne de toi…

— Je ne puis admettre cette fausseté !

— Ce n’est peut-être pas de la fausseté ! tu as mal interprété ses paroles, ses regards… Et puis, il se peut qu’elle se soit laissée fiancer sans que son cœur soit pris. Les jeunes filles de son milieu ont si peu l’occasion d’avoir un bon parti qu’elle a accepté ce fermier… Et puis, elle t’a vu, et tu lui as plu… Maintenant elle lutte contre son cœur… Son plus grand tort est de ne pas t’avoir avoué la situation…

— Maman, ne me berce pas de paroles qui voudraient être apaisantes, et qui ne font qu’augmenter ma peine… J’en veux à Colette Tiguel, et en même temps, je la regrette profondément… Mes heures deviennent un supplice…

Mme Balliat ne dit plus rien, et se contenta de murmurer :

— Mon pauvre petit.

Jacques Balliat était malheureux. Il lui semblait que le beau temps même insultait à son désespoir.

Son cœur avait besoin de se décharger, et il cherchait le moyen de voir Colette seule. Malheureusement Marcelle l’accompagnait souvent, bien que parfois, à midi, les jeunes filles s’en allassent chacune de leur côté. Il arrivait que la tante de Marcelle ne déjeunait pas chez elle, retenue par ses occupations chez une teinturière, dont elle partageait le repas. Dans ces cas là, Marcelle se rendait dans une crémerie.

Deux jours après le dimanche fatal, Jacques se dit : garder le silence est trop pénible… il faut que je m’arrange pour parler à Colette Tiguel…

Il la guetta, se dissimulant de son mieux dans un café faisant face à la sortie. Il la vit se séparer de Marcelle et se hâter vers son autobus.

Ce fut un jeu pour lui de la rattraper. Il remarqua son visage radieux et sa surprise émue…

— Mademoiselle, seriez-vous assez aimable pour me permettre de faire quelques pas avec vous ? nous prendrons l’autobus à la prochaine station…

— Mais volontiers, Monsieur…

Colette remarqua tout de suite l’air troublé de Jacques Balliat. Il ne possédait plus cette aisance souriante qui la charmait tant.

À peine si elle osait regarder son compagnon, tellement elle avait peur de ce regard sombre et de cette bouche qu’un pli amer transformait.

— Mademoiselle, commença Jacques, vous avez sans doute compris que je vous aimais. J’ai cru que vous répondiez à mes sentiments. Alors que j’étais joyeux, avec un cœur plein de rêves, qu’ai-je appris ? que vous étiez fiancée…

— Mon Dieu, murmura Colette, dans un souffle à peine distinct, et avec qui ?

— Vous poussez l’hypocrisie jusqu’à me demander avec qui ? poursuivit Jacques d’une voix rauque où la colère grondait, je vais vous le dire : avec un fermier Sosthène Irmain… Il paraît que la vie des champs est votre idéal, et que vous n’aspirez qu’à quitter Paris… Pourquoi ne pas m’avoir prévenu, et m’avoir caché vos ambitions ? J’ai cru ne pas vous être indifférent, mais je sais maintenant, que votre sourire est aussi trompeur que vos yeux… et je suis douloureusement déçu, bien douloureusement.

Colette était tellement terrifiée par ces paroles que sa gorge ne pouvait laisser passer un son. Elle aurait voulu se défendre, mais le coup se montrait si soudain et si violent, qu’elle sentait ses forces l’abandonner. Elle ne pouvait qu’accomplir le mouvement de la marche.

D’ailleurs, comment discuter en pleine rue, à proximité du logis familial et courir le risque d’être entendus des voisins qui rentraient chez eux ?

Elle se cramponnait de toute son énergie au peu de courage qui lui restait, pour ne pas laisser fuser les sanglots qui lui serraient la gorge.

— Naturellement, acheva J. Balliat, je trouverai vite, une jeune fille sincère… Votre amie, me plaît beaucoup, et j’ose croire qu’elle m’acceptera comme mari…

Ce fut le coup de poignard asséné soudain. Colette regarda son compagnon. Il ne vit pas les yeux hagards et implorants. Il ne se doutait pas que le mutisme de Colette provenait d’un excès de désespoir, d’une surprise mortelle. Non, il croyait simplement qu’elle était confondue d’être démasquée et il ne songeait pas à la plaindre. La violence de sa propre déception le rendait cruel, sans qu’il le sût.

Il la quitta après un salut brusque. Elle inclina la tête, et rentra plus morte que vive.

Sa famille était déjà réunie et on lui reprocha son retard inhabituel. Elle allégua un mal de tête insupportable, en disant qu’elle ne pourrait pas déjeuner.

Sa mère s’inquiéta :

— Tu souffres à ce point ? Tu ne veux rien prendre ?

— Non, merci, maman.

Elle se dirigea vers sa chambre et s’étendit sur son lit oû elle resta sans un geste. Elle paraissait si souffrante que sa mère sortit sur la pointe des pieds.

Elle avait hâte de voir son monde déjeuner et repartir pour s’occuper plus étroitement de sa fille.

Deux heures sonnaient quand elle revint près d’elle.

Le visage rouge, Colette paraissait somnoler. Sa mère lui prit le poignet et s’écria :

— Tu as de la fièvre !… tu ne peux aller à l’atelier…

— Non, je ne pourrai pas… téléphone, s’il te plaît…

— Je puis te laisser ?

— Oui… oui…

Le bureau de poste était proche et Mme Tiguel fit diligence.

Quand elle fut de nouveau dans la chambre de sa fille, elle trouva celle-ci sanglotante.

— Ma pauvre chérie ! qu’est-ce qui se passe ?

En phrases hachées, Colette raconta la scène subie, en ajoutant qu’elle n’avait pu articuler un mot pour sa défense. Elle pensait d’ailleurs que c’eût été inutile… J. Balliat paraissait tellement persuadé de sa traîtise, qu’il eût fallu un miracle à ce moment-là, pour qu’il crût la vérité. Dans une explosion de désespoir, Colette acheva son pénible récit, en apprenant à sa mère qu’il était décidé à se fiancer à Marcelle, rien que par vengeance.

— Avec Marcelle ! cria Mme Tiguel.

Colette ne répondit plus et parut s’assoupir.

Mme Tiguel s’était jetée sur un siège le corps tremblant. Elle pensa, qu’elle ne devait pas rester inerte, mais aller trouver Marcelle à l’atelier pour la tancer d’importance.

Colette, dans sa fièvre montante, percevait que le mal venait de son amie, mais elle cherchait sans le trouver, le chemin pris pour que sa compagne arrivât à ce résultat. Puis, fatiguée par cette question obsédante, la pauvre petite tomba dans l’inconscience.

Vers 16 heures, il lui sembla qu’elle allait mieux et voulut se lever. Bien que sa mère le lui déconseillât, elle essaya, mais elle s’évanouit au grand effroi de Mme Tiguel.

Cette alarme passée, la mère pria une voisine de téléphoner au docteur. Il arriva vers 18 heures et sa bonne voix apporta déjà quelque réconfort. Il lui fut expliqué que Colette était rentrée avec un grand mal de tête, à la suite d’une émotion.

Il examina soigneusement la malade qu’il avait vue toute petite et dit :

— Ce ne sera rien… tu vas rester bien tranquille, ma petite enfant, tu as besoin de repos…

Il écrivit une ordonnance, puis, hors de la chambre de Colette, il confia à la mère :

— Je crains une fièvre cérébrale… Je vais tout tenter afin de l’enrayer. La fièvre est intense… Attendez-vous à du délire… Que personne n’entre dans sa chambre.

Il partit après avoir indiqué encore quelques sévères prescriptions.

Quand elle fut seule, Mme Tiguel eut un accès de désespoir, elle aussi.

De nouveau, elle eut recours à sa voisine, ou pour garder Colette, ou pour chercher les médicaments exigés. La voisine choisit de faire la course, et la mère revint près du lit de la malade, après avoir composé son visage. Ce n’était pas utile, parce que Colette ne la reconnut pas.

Quelles heures la pauvre femme vécut ! Elle maudissait tour à tour J. Balliat et Marcelle… Ah ! si elle avait pu les tenir tous les deux sous ses poings…

Cependant, quand la jeune fille vint la voir au retour de l’atelier, elle ne put que pleurer devant elle.

— Je viens savoir ce qu’a Colette, Madame… j’espère que ce n’est pas grand chose ?

— C’est… c’est très grave, sanglota Mme Tiguel, elle a eu une grosse émotion… elle ne peut recevoir personne… elle a le délire… je ne puis vous parler plus longtemps… à demain…

Ce fut tout ce que put prononcer la mère désespérée. Elle craignait que Colette entendît, et elle ne se trouvait pas assez de sang-froid pour s’expliquer posément avec Marcelle. Il ne fallait pas qu’elle risquât une accusation inconsidérée pour rendre malade une seconde jeune fille.

Marcelle repartit le cœur chaviré. Que s’était-il passé ? Jacques Balliat était-il venu accuser Colette ? Une ombre brusque s’étendit dans son âme, une ombre harcelante qui ne la quitta plus ! Ah ! qu’il était dur de faire du mal ! quel remords glaçait le cœur ! Combien elle était heureuse trois jours auparavant, lorsque sa conscience était claire.

Si Colette allait mourir par sa faute ? La voisine de palier rencontrée, lui apprit que son amie luttait contre une fièvre cérébrale… Quelle horreur ! que tenter pour la sauver ? Offrir sa vie ? faire un vœu ?

Marcelle ne dormit pas. Elle imaginait les souffrances de Colette et aurait voulu les ressentir réellement. Elle se leva, brisée, se demandant si elle ne devait pas courir chez Mme Balliat pour s’informer de ce que son fils avait pu dire d’irréparable. Mais elle ne pouvait pas, si tôt, si vite, se présenter chez une malade. De plus, il fallait qu’elle allât à l’atelier, et même qu’elle y travaillât double pour remplacer Colette.

Elle partit, n’osant pas déranger Mme Tiguel. Elle aurait voulu que le soir fût déjà là, car elle n’en pouvait plus de souffrance et d’inquiétude.

« Je suis punie… je suis punie » murmurait-elle dans la rue, sans souci des passants qui pouvaient l’entendre. Son pas était de plus en plus rapide, et en marchant si vite, elle se figurait que le temps passait plus promptement. La sortie de l’atelier eut lieu au bout d’une journée si longue… si longue que Marcelle se crut vieillie de cent ans. Elle appréhendait d’aller chez les Tiguel, et son agitation croissait à mesure qu’elle se rapprochait de la maison. Cependant elle ne pouvait s’abstenir d’aller prendre des nouvelles de son amie. Ses jambes fléchissaient en gravissant l’escalier. Elle fut tout de même devant la porte, et quand Mme Tiguel vint lui ouvrir, elle devina tout de suite, que Colette était mieux.

— Le docteur nous a rassurés… Il est venu de bon matin, nous avons tous passé une mauvaise nuit et mon pauvre mari était comme une loque. Les symptômes alarmants ont disparu en partie, et le docteur a conclu que ce n’était qu’une alerte… Le mal de tête a presque cessé, la fièvre est moins forte. Tu penses si mon mari a été heureux ! Au moins il a pu partir pour son travail en toute liberté d’esprit… Elle ne pourra pas encore te recevoir aujourd’hui…

En prononçant cette dernière phrase, le ton de Mme Tiguel changea subitement.

Elle avait d’abord parlé comme une femme heureuse d’être délivrée d’un fardeau douloureux, et soudain, elle pensa qu’elle s’adressait à celle qui, certainement, était la cause de ces heures néfastes. Pourtant, comme la veille, elle ne voulait pas encore accuser. Il n’y avait aujourd’hui, de place que pour la joie, et il fallait réfléchir et s’entendre avec Colette avant d’attaquer.

Malgré cette résolution, elle n’avait pu s’empêcher de prononcer sèchement ses derniers mots, et Marcelle sentit qu’une menace se précisait, sans être formulée.

Elle se retira donc, accablée, regrettant profondément son crime, et cherchant comment elle pourrait le racheter.

En rentrant chez elle, après avoir donné des nouvelles de Colette à sa tante, elle dit :

— J’ai une course urgente et ne puis la remettre… Je dînerai plus tard…

Une décision venait d’éclore dans son cœur. L’heure de la réparation sonnait. Donc, elle allait chez les Balliat pour se confesser. Elle avait menti, et elle dirait la vérité. Subitement, toutes les laideurs qui encombraient son âme disparaissaient. Une clarté l’inondait et son avenir venait de lui être révélé. Et par un privilège miraculeux, il ne se présentait pas à elle comme une expiation, mais comme une fin consentie avec ferveur. Elle conserverait son secret encore quelque temps pour savoir, si c’était bien là son destin.

Elle n’eut aucun battement de cœur quand J. Balliat lui ouvrit la porte. Elle le salua sans sourire et se dirigea vers la pièce où se tenait la malade.

— Madame, commença-t-elle, Colette Tiguel est très souffrante, et l’on a cru hier, qu’elle aurait une fièvre cérébrale. Elle a été prise d’un grand malaise au moment où elle revenait de son travail.

Jacques Balliat écoutait Marcelle avec des yeux hagards. Il était blême et ne pouvait parler. Il devinait que le niai venait de lui.

— C’est de ma faute, bégaya-t-il, j’ai été brutal je n’aurais pas dû lui reprocher ses fiançailles, elle a le droit d’épouser qui elle veut, et…

— Non, c’est moi la coupable, interrompit Marcelle, vous avez cru ce que j’ai dit à votre mère. Pardonnez-moi. J’ai été folle… Jalouse horriblement de Colette, à qui tout réussissait, me semblait-il, j’ai voulu détruire son bonheur. Je me suis plainte de mon sort, j’ai pris le rôle d’une jeune fille dévouée, qui ne vit que pour rendre service, et pour perdre Colette dans votre esprit, vous qui l’aimez, Monsieur, j’ai avancé qu’elle était fiancée avec ce fermier. Il n’en est rien…

— Seigneur ! et moi qui lui ai reproché sa fausseté ! cria J. Balliat, terrorisé… Alors, rien n’est vrai ?

— Rien… répondit Marcelle d’une voix forte. J’ai conscience de mon atroce méchanceté, et je sais que j’aurais pu porter la mort de Colette comme un lourd fardeau. Dieu a arrêté la marche de la maladie, mais rien ne me la fera oublier… et si toute la terre veut me pardonner, moi, je ne me pardonnerai jamais…

À dire vrai Mme Balliat et son fils sentaient voltiger sur leurs lèvres des paroles de blâme, mais ils ne pouvaient les prononcer. La grandeur de Marcelle, alors qu’elle s’accusait, les plongeait dans un mutisme qu’ils ne pouvaient rompre.

Ils devinaient qu’elle rachetait en s’humiliant et qu’auraient-ils ajouté à cette confession, que la jeune fille ne s’était déjà dit ? L’accabler de reproches, c’était répéter tous ceux dont elle se couvrait.

Le mieux était le silence.

Quand elle fut repartie, la mère dit à son fils :

— Elle a eu du courage…

— Oui, après beaucoup de cruauté…

— Son expression m’a surprise. Elle paraissait si haute, si peu humaine. Je suis sûre que dorénavant, elle se consacrera à des œuvres de rachat.

Mais Jacques n’entendait plus. Il revoyait le pauvre petit visage de Colette, se décomposant sous la véhémence de ses reproches. Il comprenait pourquoi elle ne pouvait se défendre : elle souffrait trop…

— Je crois, lui conseilla sa mère soudain, que tu devrais faire un saut jusque chez les Tiguel. Tu diras à cette mère combien tu es désespéré d’être la cause involontaire de ce drame… Que je suis désolée ! cette malheureuse petite qui aurait pu mourir !

— Oh ! maman, ne m’accable pas ! Oh ! cette Marcelle ! et je n’ai pas pu lui crier ma colère !

— Oui, pourquoi étions-nous sans force devant elle ?

Un silence tomba entre la mère et le fils. Puis, au bout de quelques secondes, Mme Balliat murmura :

— Va vite, mon enfant, il faut rendre la paix à cette jeune fille… Une nuit de souffrance est une éternité…

Ce n’était pas sans effroi que J. Balliat allait affronter les Tiguel. Comment s’expliquerait-il ?

Il se recueillit un moment avant de sonner.

Ce fut Mme Tiguel qui vint lui ouvrir.

— Oh ! s’exclama-t-elle.

Dans l’antichambre, car il ne pénétra pas plus avant de crainte que Colette entendît, il résuma la visite de Marcelle.

Mme Tiguel comprit tout. Il termina en disant : — Je regrette d’avoir été aussi impulsif… que Mlle Colette veuille bien me pardonner. Toute ma vie ne sera pas de trop pour faire oublier ma cruelle vivacité… M’accorderez-vous tout de même la main de Colette ?

Mme Tiguel était fort émue. La demande de Jacques, la révélation de l’aveu de Marcelle, le repentir du futur fiancé, après la terrible émotion éprouvée, dépassaient ses forces. Elle répondit, tremblante :

— Ce sera à Colette de se prononcer… Revenez dans quelques jours, Monsieur… Sans doute pourra-t-elle vous recevoir, parce que le docteur, venu encore tout à l’heure, nous a confirmé l’espoir de ce matin.

Il s’en alla, le cœur moins meurtri.

Quatre jours passèrent durant lesquels la santé de Colette s’affermit. Ce que lui apprit sa mère, concernant Jacques, aida puissamment au mieux manifesté. En revanche, elle fut peinée des menées de Marcelle car, bien qu’elle la sût jalouse et vindicative, elle était loin de se douter que sa nature la pousserait à de tels excès. Aussi, quand Marcelle revint un soir pâle et repentante, elle ne put lui adresser le sourire avec lequel son affabilité l’accueillait toujours.

— Pardon… murmura son amie.

Ce seul mot fut dit d’un tel accent, que Colette la regarda sans pouvoir répondre.

— Je t’ai gravement nui, reprit la jeune fille, mais j’expierai… un voile s’est déchiré devant mes yeux aveuglés, ma conscience s’est éclairée soudain, et bientôt j’entrerai dans un couvent pour me consacrer aux malades.

— Toi ! s’écria Colette stupéfaite.

Dans ce cri perçait un étonnement incrédule. Il exprimait un doute que le caractère de Marcelle autorisait. Mais, en l’examinant bien, Colette devina le changement qui s’était opéré dans cette âme.

L’expression du visage différait. Une lumière transfigurait ses traits, et les yeux, devenus moins aigus attiraient par leur profondeur.

Colette n’osait plus exprimer les reproches qu’elle se promettait pour confondre son amie.

Une humilité si grande en même temps qu’une noblesse nouvelle auréolaient la jeune fille. Il semblait à Colette qu’elle la voyait déjà avec les ailes mouvantes de la cornette.

— Oh ! Marcelle, murmura-t-elle, ne te crois pas obligée de racheter ton mouvement de colère par une vie d’abnégation.

— Ma méchanceté, devrais-tu dire ? Non, je n’entre pas en religion uniquement pour expier, c’est aussi parce que je sens que là, seulement, je serai heureuse. Ma cruauté envers toi a été la pierre de touche qui m’a fait comprendre que ma vie était là… Le miracle s’est produit…

Tu me permettras de t’offrir, pour ton cadeau de mariage, la montre offerte par les cousines.

Colette attira son amie contre son cœur, et elles confondirent leurs larmes en s’embrassant tendrement.

Mme Tiguel entra à ce moment, et elle dit sévèrement :

— Marcelle, ne donne pas une nouvelle émotion à Colette, n’est-ce pas ?

— Maman… ne la gronde pas ! c’est une sainte !

Mme Tiguel s’immobilisa, surprise. Elle regarda Marcelle qui lui dit simplement :

— Madame… je vous dis au revoir… Colette vous mettra au courant de mes projets… Veuillez encore m’absoudre pour tout le mal que j’ai commis.

Mme Tiguel ne fut pas peu étonnée de ce que sa fille lui apprit après le départ de Marcelle.

Le lendemain, Colette put recevoir Jacques Balliat. Son émotion égalait celle du jeune homme. Puis, leur cœur se calma et Jacques put murmurer :

— Ma chère petite Colette… enfin vous allez mieux… j’ai été deux fois fou de douleur, une première fois parce que je vous croyais fiancée, et ensuite parce que vous étiez si malade… Ah ! combien j’en veux à cette Marcelle !

Ne lui en veuillez plus ! sa vie entière rachètera ce moment de folie… Elle consacre son existence à Dieu pour soigner les pauvres.

— Ah !

Jacques Balliat se souvint alors de l’attitude de la jeune fille, cette attitude étrange qui leur en avait imposé, comme si un reflet de sa vie austère la revêtait déjà. Cependant Jacques ne s’appesantit pas ce jour-là, sur cette vocation expiatrice. Son amour inquiet sollicitait des précisions qui le concernaient et il demanda timidement :

— M’accepterez-vous encore pour mari ?

Elle le regarda de ses doux yeux consentants et lui tendit la main. Il baisa cette main affinée par la maladie.

C’est ainsi que leurs fiançailles se conclurent.



IMP. A. GOMÈS, 96, BOUL. JEAN-BRUNHES — TOULOUSE — N°3