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Le Roman de Léonard de Vinci/IV

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Chapitre IV - L’alchimiste
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I[modifier]

Dans la banlieue déserte de Milan, près de la Porta Vercellina, non loin des écluses et de la douane sur le canal de Cantarana, s’élevait une chétive maison avec une grande cheminée tordue d’où, jour et nuit, s’échappait de la fumée. Cette maison appartenait à la sage-femme monna Sidonia, qui louait les étages supérieurs à l’alchimiste messer Galeotto Sacrobosco. Monna Sidonia se réservait le rez-de-chaussée qu’elle habitait avec Cassandra, la nièce de Galeotto, fille du célèbre voyageur Luigi Sacrobosco, qui toujours infatigable avait parcouru la Grèce, les îles de l’Archipel, la Syrie, l’Asie mineure et l’Égypte, à l’affût des antiquités.

Il collectionnait tout ce qu’il trouvait. Les uns le considéraient comme un fou ; les autres comme un vantard fourbe ; d’autres enfin comme un grand homme. Son esprit était tellement imprégné de souvenirs païens que Luigi, bon catholique jusqu’à la fin de ses jours, priait sincèrement « le très saint génie Mercure » et gardait la conviction intime que le mercredi, jour consacré au messager ailé des dieux, était spécialement favorable aux opérations commerciales. Rien ne l’arrêtait dans ses recherches. Lorsqu’on lui demandait pourquoi il se ruinait, pourquoi toute sa vie il supportait de pareils travaux et risquait tant de dangers, Luigi répondait invariablement :

— Je veux ressusciter les morts !

Près des ruines désertes de Lacédémone, dans le Péloponnèse, aux environs de la petite ville de Mistra, il rencontra une jeune et pauvre fille d’une extraordinaire beauté. Il l’épousa, et l’emmena en Italie, avec une nouvelle copie de l’Iliade, des fragments de statues et d’amphores. Il donna à sa fille le nom de Cassandra, en l’honneur de la grande héroïne d’Eschyle, la prisonnière d’Agamemnon, dont il était épris à cette époque.

Peu après sa femme mourut. Luigi résolut d’entreprendre une lointaine exploration, et laissa sa fille à la garde d’un vieil ami, un Grec de Constantinople, convié à la cour de Sforza, le philosophe Demetrius Chalcondylas. Ce vieillard septuagénaire, faux, rusé et dissimulé, qui feignait un zèle ardent pour le christianisme, était de fait, ainsi que nombre de savants grecs réfugiés en Italie qui avaient à leur tête le cardinal Bessarion, un partisan du dernier maître de la sagesse antique, le néo-platonicien Pleuton, mort une quarantaine d’années auparavant, dans cette même petite ville de Mistra, près des ruines de Lacédémone, où était née la mère de Cassandra. Ses disciples croyaient que l’âme du grand Platon, pour prêcher la sagesse, était revenue de l’Olympe et s’était incarnée en Pleuton. Les maîtres chrétiens assuraient que ce philosophe voulait renouveler l’hérésie de l’Antéchrist pratiquée par l’empereur Julien l’Apostat, l’adoration des dieux olympiens, et que, pour lutter contre lui, il ne fallait ni les savantes déductions ni les controverses, mais les armes de la très sainte Inquisition et le feu du bûcher. Et l’on citait les paroles de Pleuton, disant à ses disciples : « Peu d’années après ma mort, au-dessus de toutes les nations et de toutes les tribus, resplendira une religion unique et tous les hommes s’uniront en une même foi (unam eamdemque religionem universum orbem esse suscepturam) ». Quand on lui demandait : « Laquelle – celle du Christ ou de Mahomet ? » il répondait : « Ni l’une ni l’autre, mais une autre ; la foi de l’antique paganisme (neutram, inquit, sed a gentilitate non differentem). »

Demetrius élevait la jeune Cassandra dans une sévère piété chrétienne. Mais en écoutant les conversations, l’enfant, qui ne comprenait pas les finesses de la philosophie platonicienne, se forgeait une fable merveilleuse de la résurrection des dieux olympiens.

La petite fille portait à son cou un fétiche donné par son père, un camée représentant le dieu Dionysos. Parfois, lorsqu’elle était seule, Cassandra retirait l’antique pierre de dessous ses vêtements et la levait vers le soleil, et dans l’améthyste foncée ressortait, comme une vision, Bacchus jeune et nu, tenant un thyrse dans une main et une grappe de raisin dans l’autre ; une panthère sautait à ses côtés, cherchant à lécher la grappe. Et le cœur de l’enfant était plein d’amour pour ce dieu.

Messer Luigi, ruiné par sa manie, mourut misérablement dans la masure d’un berger, à la suite d’une fièvre putride, au moment où il venait de découvrir les ruines d’un temple phénicien. Par bonheur, cette mort coïncida avec le retour de Galeotto Sacrobosco à Milan. Il prit sa nièce avec lui et s’installa dans la maison solitaire près de la Porta Vercellina.

Giovanni Beltraffio se souvenait toujours des paroles échangées entre monna Cassandra et le mécanicien Zoroastro au sujet de l’arbre empoisonné. Il rencontra la jeune fille chez Demetrius, auquel Merula l’avait recommandé pour des copies, et, bien que nombre de personnes affirmassent que Cassandra était une sorcière, Giovanni se sentait attiré par la beauté étrangement énigmatique de la jeune fille. Presque chaque soir, son travail terminé dans l’atelier de Léonard, Giovanni se dirigeait vers la maison solitaire. Cassandra l’attendait ; ils s’asseyaient sur la colline qui dominait le canal, près des ruines du couvent de Sainte-Radegonde, et causaient longuement. Un sentier presque invisible, envahi par la bardane, le sureau et les orties, conduisait à la colline. Personne ne s’y aventurait.


II[modifier]

La soirée était étouffante. De temps à autre le vent soufflait, soulevant la poussière blanche de la route, secouant les feuilles, puis s’apaisait. Rien ne troublait le calme, sinon les coups de tonnerre dans le lointain qui roulaient sourdement, comme venant de dessous terre. Et, sur cette faible basse, se détachaient criards les sons d’un luth chevrotant, les chansons des douaniers ivres. C’était un dimanche.

Par moments, à la lueur des éclairs de chaleur qui sillonnaient le ciel, on apercevait pendant un instant : la vieille maison avec sa grande cheminée de brique, qui crachait la fumée par flocons ; un vieux sonneur, droit comme un I, assis sur un tertre, une ligne à la main ; le long canal bordé de mélèzes et de saules ; les barques plates, traînées par des haridelles, qui transportaient le marbre blanc pour la basilique, et le gros câble qui battait l’eau. Puis, de nouveau, tout se noyait dans l’obscurité ; des écluses montait une odeur d’eau chaude, de fougères fanées, de goudron et de bois pourri.

Giovanni et Cassandra étaient assis à leur place habituelle.

— Quel ennui ! dit la jeune fille en s’étirant et faisant craquer ses doigts blancs au-dessus de sa tête. Chaque jour est pareil. Aujourd’hui comme hier, demain comme aujourd’hui. Toujours cet imbécile de sonneur qui s’obstine à pêcher sans rien prendre ; toujours cette fumée du laboratoire de messer Galeotto qui cherche l’or et ne peut le trouver ; toujours ces barques et ces haridelles, toujours ces chants au cabaret. Oh ! quelque chose de nouveau ! Que les Français viennent au moins détruire Milan, que le sonneur prenne un poisson ou que mon oncle trouve l’or… Mon Dieu ! quel ennui !

— Je connais cela, répondit Giovanni. Parfois je suis si triste que j’aimerais à mourir. Mais fra Benedetto m’a appris une belle prière pour éloigner le démon de l’ennui. Voulez-vous que je vous la dise ?

La jeune fille secoua la tête :

— Non, Giovanni, il y a longtemps déjà que j’ai désappris à prier votre Dieu.

— « Notre » ? Mais y a-t-il un autre Dieu en dehors du nôtre, de l’unique ? demanda Giovanni.

Une flamme illumina le visage de Cassandra. Jamais encore elle n’avait paru à Giovanni aussi énigmatique, aussi triste et superbe.

Elle se tut un instant, passa la main dans ses cheveux noirs.

— Écoute, mon ami. Ceci se passait il y a très longtemps dans mon pays natal. J’étais enfant. Une fois mon père m’emmena avec lui pour un voyage. Nous visitâmes les ruines d’un vieux temple. Elles s’élevaient sur un promontoire. La mer les environnait. Les mouettes gémissaient. Les vagues se brisaient avec fracas contre les noires roches rongées par l’eau salée et effilées comme des aiguilles. L’écume s’enlevait et retombait sur ces pointes. Mon père lisait sur un éclat de marbre une inscription à demi effacée. Je restais longtemps assise sur les marches du temple, écoutant la mer, respirant sa fraîcheur et les senteurs âcres de l’absinthe. Puis, j’entrai dans le temple. Les colonnes de marbre jauni n’avaient presque pas été atteintes par le temps et au-dessus d’elles le ciel bleu paraissait sombre ; en haut, dans les fissures, poussaient des pavots. Tout était calme. Seul, l’écho du brisant emplissait le sanctuaire comme un chant religieux. Je l’écoutais et – subitement – mon cœur frémit. Je tombai à genoux et me mis à prier le dieu adoré de jadis, maintenant inconnu et offensé par les gens. J’embrassais les dalles de marbre, je pleurais et je l’aimais parce que personne sur la terre ne l’aimait plus, ne le priait plus – parce qu’il était mort. Depuis, je n’ai jamais prié ainsi. C’était le temple de Dionysos.

— Que dites-vous, Cassandra ! balbutia Giovanni. C’est un péché et un sacrilège ! Il n’y a pas de dieu Dionysos et il n’a jamais existé !

— Il n’a jamais existé ? répéta la jeune fille avec un sourire méprisant ; alors pourquoi les saints Pères, auxquels tu crois, apprennent-ils que les dieux de ce temps, vaincus par le Christ, ont été transformés en puissants démons ? Pourquoi le livre du célèbre astrologue Giorgio da Novara contient-il la prophétie fondée sur les exactes observations des planètes et dit-il que : la conjonction de Jupiter avec Saturne a donné naissance à l’enseignement de Moïse ; celle avec Mars, à la religion chaldéenne ; avec le Soleil, au culte égyptien ; avec Vénus, au mahométisme ; enfin celle avec Mercure, au christianisme ; et la prochaine conjonction avec la Lune devra enfanter la religion de l’Antéchrist – et alors les dieux morts ressusciteront !

Le roulement de tonnerre se rapprocha. Les éclairs plus vifs illuminaient un énorme nuage qui rampait lentement. Les sons obsédants du luth vibraient toujours dans l’atmosphère étouffante.

— Ô madonna ! s’écria Beltraffio, les mains jointes. Comment ne le voyez-vous pas ? C’est le diable qui vous tente pour vous entraîner à votre perte ! Qu’il soit maudit, le damné !

La jeune fille se retourna vivement, posa ses mains sur les épaules de Giovanni et murmura :

— Ne te tente-t-il jamais, toi ? Si tu es pur, Giovanni, pourquoi as-tu quitté ton maître fra Benedetto ? Pourquoi es-tu devenu, l’élève de l’impie Léonard de Vinci ? Pourquoi viens-tu chez moi ? Ne sais-tu pas que je suis une sorcière et que les sorcières sont méchantes, plus méchantes même que Satan ? Comment ne crains-tu pas de perdre ton âme ?

— Que la force de Dieu soit avec moi ! balbutia-t-il, frissonnant.

Silencieuse, elle se rapprocha de lui, et fixa sur lui ses yeux jaunes et transparents comme l’ambre. Un éclair violent illumina son visage pâle, comme celui de la statue que Giovanni, à la colline du Moulin, avait vue surgir de son tombeau séculaire.

— Elle ! songea-t-il avec effroi. Encore elle, la Diablesse blanche !

Un coup de tonnerre, très proche, ébranla le ciel et la terre, et crépita en roulements pleins de menaçante joie, pareils au rire de géants souterrains.

Pas une feuille ne bougeait sur les arbres. Le luth ne vibrait plus. Et au même instant la cloche triste du couvent sonna l’angélus.

Giovanni se signa. La jeune fille se levant dit :

— Il se fait tard. Il faut rentrer. Tu vois les torches ? C’est Ludovic le More qui vient de chez messer Galeotto. J’ai oublié que c’est aujourd’hui qu’il doit faire l’expérience de la transmutation du plomb en or.

Les pas des chevaux résonnaient. Les cavaliers qui longeaient le canal se dirigeaient vers la maison de l’alchimiste qui, dans l’attente du duc, terminait les derniers préparatifs.


III[modifier]

Messer Galeotto avait consacré toute son existence à la recherche de la pierre philosophale.

Après avoir achevé ses études à la faculté de médecine de Bologne, il s’était fait admettre comme élève chez le célèbre adepte des sciences occultes, le comte Bernardo Trevisano. Puis il chercha pendant quinze ans les transformations du mercure dans toutes les substances, le sel de cuisine et le sel ammoniaque, dans différents métaux, dans le bismuth vierge et l’arsenic, le sang humain, la bile et les cheveux, les animaux et les plantes. Un héritage de six mille ducats s’était évaporé dans la fumée. Sa fortune dépensée, il s’attaqua à celle d’autrui. Ses créanciers le firent mettre en prison. Il s’échappa, et durant huit ans il fit des expériences sur les œufs, dont il détruisit plus de vingt mille. Ensuite il travailla avec le protonotaire du pape, maître Enrico, à la fabrication de vitriols, resta malade pendant quatorze mois des suites d’un empoisonnement causé par des émanations, fut abandonné de tous et faillit mourir.

Supportant la misère, les humiliations, les persécutions, il visita, manipulateur errant, l’Espagne, la France, l’Autriche, la Hollande, l’Afrique septentrionale, la Grèce, la Palestine et la Perse. En Hongrie, sur l’ordre du roi, on le soumit à la torture, dans l’espérance qu’il révélerait son secret. Enfin, vieux, fatigué, mais non encore désillusionné, il revint en Italie, sur l’invitation de Ludovic le More, et reçut le titre d’alchimiste de la cour.

Le centre du laboratoire était occupé par un four biscornu, en terre réfractaire, avec de nombreux compartiments, des portes, des creusets et des soufflets. Dans un coin traînaient, sous un amas de poussière, des scories, des mâchefers, semblables à de la lave refroidie.

La table de travail était encombrée d’appareils compliqués : des alambics, des masques, des récipients divers, des cornues, des entonnoirs, des mortiers, des cucurbites, des tubes serpentiformes, d’énormes bouteilles et de minuscules flacons. Une odeur violente se dégageait des sels vénéneux, des alcalis et des acides. Tout un monde mystérieux était enfermé dans les métaux – les sept dieux de l’Olympe, les sept planètes : dans l’or, le Soleil ; dans l’argent, la Lune ; dans le cuivre, Vénus ; dans le fer, Mars ; dans le plomb, Saturne ; dans l’étain, Jupiter ; dans le vif-argent, Mercure. Il y avait aussi des substances à noms barbares, qui effaraient les profanes, tels le cinabre lunaire, le lait de loup, l’airain d’Achille, l’astérie, l’androdame, l’anagallis, le rhaponticum, l’aristoloche, obtenues au prix de mille peines. Une précieuse goutte de sang de lion, qui guérit de tous les maux et donne l’éternelle jeunesse, brillait comme un rubis.

L’alchimiste était assis à sa table. Maigre, petit, ridé ainsi qu’un vieux champignon, mais toujours vif, alerte, messer Galeotto, la tête appuyée dans ses mains, observait avec attention une cornue qui doucement vibrait sur la flamme bleue de l’alcool. C’était de l’huile de Vénus, Oleum Veneris, d’un vert transparent comme la smaragdite. La bougie qui brûlait à côté projetait un reflet émeraude sur le parchemin d’un manuscrit ouvert sur la table, une étude de l’alchimiste arabe Djabira Abdallah.

Entendant des pas dans l’escalier, Galeotto se leva, enveloppa d’un coup d’œil son laboratoire, fit un signe au domestique muet pour lui ordonner d’ajouter du charbon dans le four et alla au-devant de ses invités.


IV[modifier]

Les invités étaient gais, ils sortaient d’un souper arrosé de malvoisie.

Parmi eux se trouvaient comme égarés le principal médecin de la cour, Marliani, homme expert en alchimie, et Léonard de Vinci.

Les dames entrèrent, et la cellule calme du savant s’emplit de parfums, de bruissements soyeux, de léger bavardage féminin, de rires pareils à des cris d’oiseaux. L’une d’elles accrocha avec sa manche le col d’une cornue qui tomba et se brisa.

— Ne vous inquiétez pas, signora, dit galamment Galeotto, je vais ramasser les débris de peur que votre joli pied ne se blesse.

Une autre, en voulant prendre dans ses mains un morceau de scorie, salit son gant clair parfumé à la violette, et un adroit cavalier, tout en serrant doucement les doigts abandonnés, essaya longuement, avec son mouchoir, d’enlever la tache.

La blonde Diana, palpitant d’une peur joyeuse, secoua la tasse pleine de mercure, quelques gouttes se renversèrent sur la table, et lorsqu’elles roulèrent, brillantes, elle se prit à crier, ravie :

— Regardez, un miracle, l’argent liquide court sans qu’on puisse l’arrêter !

Et la blonde Diana frappa dans ses mains.

— Verrons-nous vraiment le diable sortir du feu, lorsque le plomb se transmutera en or ? demanda au chevalier espagnol Maradès, son amant, la jolie friponne Filiberta, femme du vieux consul. Ne croyez-vous pas, messer, que ce soit un péché d’assister à ces expériences ?

Filiberta était très dévote. On colportait qu’elle permettait tout à son amant, sauf le baiser sur les lèvres ; car elle supposait que la chasteté n’était pas compromise, tant que la bouche qui avait juré devant l’autel la fidélité conjugale restait pure.

L’alchimiste s’approcha de Léonard et murmura à son oreille :

— Messer, croyez que je sais apprécier la visite d’un homme tel que vous…

Il lui serra la main. Léonard voulut répliquer, mais l’autre ne lui en laissa pas le temps :

— Oh ! je comprends ! C’est un secret pour la foule ! mais pour nous autres…

Puis avec un sourire aimable il s’adressa aux invités :

— Avec l’autorisation de mon bienfaiteur, le sérénissime duc, ainsi qu’avec celle de ces nobles dames, mes ravissantes souveraines, je commence l’expérience de la divine métamorphose. Attention !

Afin qu’il ne pût surgir aucun doute sur l’authenticité de l’essai, il montra le creuset en terre réfractaire, priant chacun des assistants de le bien regarder, de le faire sonner, et en un mot de se convaincre qu’il n’existait aucune fraude, aucun subterfuge, aucun double fond comme chez la plupart des alchimistes. Les morceaux d’étain, les charbons, le soufflet, les baguettes servant à remuer le métal en fusion, tout fut examiné. Puis, on coupa l’étain par petits carrés, on le jeta dans le creuset que l’on plaça à l’entrée du four sur des charbons ardents. L’aide muet et borgne, au visage si livide qu’une des dames avait failli tomber en syncope en l’apercevant dans l’ombre et le prenant pour un démon, mit en action un gigantesque soufflet. Les charbons flambaient sous le bruyant courant d’air.

Galeotto distrayait ses invités par sa conversation. Il les égaya en appelant l’alchimie « chaste débauchée », casta meretrix, car elle a un nombre incalculable d’adorateurs, qui trompe tout le monde, semble accessible à tous, mais jusqu’à présent n’a été possédée par personne – in nullos unquam pervenit amplexus. Le médecin Marliani se frottait le front, grimaçait coléreusement en écoutant ce bavardage ; enfin, il ne se contint plus et dit :

— Messer, n’est-il pas temps de commencer l’expérience ? L’étain bout.

Galeotto prit un petit paquet bleu, le défit avec précaution : il contenait une poudre jaune très claire, grasse et brillante comme du verre en poudre et sentant le sel brûlé. C’était la dissolution sacrée, le trésor inestimable des alchimistes, la miraculeuse pierre philosophale, lapis philosophorum. Avec la pointe d’un couteau, il en détacha une parcelle, l’enferma dans une boule de cire vierge et la jeta dans l’étain en ébullition.

— Quelle force supposez-vous à votre dissolution ? demanda Marliani.

— Une partie pour deux mille cent vingt-huit parties de métal, répondit Galeotto. Certes, la dissolution n’est pas encore parfaite, mais je pense bientôt atteindre une unité pour un million. Il suffira de prendre la grosseur d’un grain de millet de cette poudre, de la dissoudre dans un tonneau d’eau, de puiser avec l’écorce de noyer sauvage, d’en arroser une vigne, pour avoir dès le mois de mai des raisins mûrs ! Mare tingerem, si mercurius esset ! J’aurais transformé la mer en or, s’il y avait assez de mercure !

Marliani haussa les épaules et se détourna. La vantardise de messer Galeotto le faisait enrager. Il commença à démontrer l’impossibilité des transmutations en citant à l’appui les arguments scolastiques et les syllogismes d’Aristote.

L’alchimiste sourit.

— Attendez, domine magister, dit-il doucement. Tout à l’heure je vous présenterai un syllogisme qu’il ne vous sera guère facile de réfuter.

Il jeta sur les charbons une pincée de poudre blanche. Des nuages de fumée emplirent le laboratoire. Crépitante, la flamme s’éleva multicolore, bleue, verte, rouge. Les invités se troublèrent et madonna Filiberta assura que dans la flamme pourpre elle avait vu la gueule du diable. L’alchimiste, à l’aide d’un long crochet de fer, souleva le couvercle du creuset rouge à blanc. L’étain s’agitait, écumait, clapotait. On recouvrit à nouveau le creuset. Le soufflet siffla ; dix minutes après, lorsqu’on plongea dans l’étain une fine lame de fer, tout le monde vit trembler au bout une goutte jaune.

— C’est fini ! dit l’alchimiste.

On sortit le creuset du four, on le laissa refroidir, on le brisa, et sonnant et brillant, devant les invités stupéfaits, un lingot d’or roula.

L’alchimiste le désigna et, s’adressant à Marliani, dit triomphalement :

Solve mihi hunc syllogismum ! Résous-moi ce syllogisme !

— C’est incroyable !… contre toutes les lois de la logique et de la nature ! balbutia Marliani consterné.

Le visage de Galeotto était pâle, ses yeux brillaient inspirés. Il les leva au ciel et s’écria :

Laudetur Deus in æternum qui partem suæ infinitæ potentiæ nobis, suis abjectissimis creaturis communicavit. Amen. Gloire à Dieu qui nous donne à nous, ses indignes créatures, une part de sa toute-puissance. Amen.

À l’épreuve, sur la pierre imprégnée d’acide nitrique le lingot marqua une raie jaune d’un or plus pur que l’or de Hongrie ou d’Arabie.

Tout le monde entoura le vieillard, le félicitant, lui serrant les mains.

Ludovic le More le prit à part :

— Me serviras-tu en toute foi et vérité ?

— Je voudrais avoir plusieurs existences pour les consacrer toutes au service de Votre Seigneurie, répondit l’alchimiste.

— Prends donc garde, Galeotto, qu’aucun de mes rivaux…

— Si l’un d’eux flaire seulement mon secret. Votre Seigneurie pourra me pendre comme un chien !

Après un instant de silence, avec un servile salut, il ajouta :

— Je vous prierais seulement…

— Comment ? Encore ?

— Oh ! pour la dernière fois, Dieu m’est témoin.

— Combien ?

— Cinq mille ducats.

Le duc réfléchit, rabattit d’un millier de ducats et accorda la somme. Il se faisait tard. Le More craignait que Béatrice ne s’inquiétât.

Tous s’apprêtèrent à partir. L’alchimiste, en souvenir, offrit à chaque invité un morceau du nouvel or. Léonard seul resta.


V[modifier]

Lorsqu’ils ne furent qu’eux deux, Galeotto s’approcha de lui :

— Maître, comment vous a plu l’essai ?

— L’or était dans les baguettes, répondit tranquillement Léonard.

— Dans quelles baguettes ? Que voulez-vous dire, messer ?

— Dans les baguettes qui ont servi à remuer l’étain. J’ai tout vu.

— Vous les avez examinées vous-même.

— C’en étaient d’autres.

— Comment ? Permettez !

— Je vous dis que j’ai tout vu, répéta Léonard souriant. N’essayez pas de nier, Galeotto. L’or caché à l’intérieur de ces baguettes évidées, quand les extrémités en furent brûlées, est tombé dans le creuset.

Le vieillard sentit ses jambes fléchir. Son visage avait l’expression piteuse d’un voleur pris sur le fait.

Léonard lui mit la main sur l’épaule.

— Ne craignez rien. Je ne le dirai à personne.

Galeotto saisit sa main et, avec effort :

— C’est vrai ? Vous ne le direz pas ?…

— Non. Je ne vous veux pas de mal. Seulement, pourquoi avez-vous fait cela ?

— Oh ! messer Leonardo ! s’écria Galeotto ; et subitement, après une infinie détresse, un infini espoir brilla dans ses yeux. Je vous jure devant Dieu que si j’ai eu l’air de tromper, ce n’est que momentanément et pour le bien du duc, pour le triomphe de la science – parce que je l’ai véritablement trouvée, la pierre philosophale ! Pour l’instant je ne l’ai pas, mais je puis presque dire que je l’ai ou à peu de chose près, vu que j’ai trouvé la voie à suivre – et là est l’important. Encore trois ou quatre essais et ce sera chose faite ! Comment fallait-il agir, maître ? La découverte de la plus haute vérité ne peut-elle pas souffrir un petit mensonge ?

— Nous avons l’air de jouer à colin-maillard, messer Galeotto, dit Léonard, haussant les épaules. Vous savez aussi bien que moi que la transmutation des métaux est un mythe, que la pierre philosophale n’existe pas et ne peut exister. L’alchimie, la nécromancie, la magie noire, comme toutes les sciences qui ne sont pas fondées sur la preuve exacte et mathématique, sont des mensonges ou des folies – l’étendard enflé de vent des charlatans, derrière lequel court la populace bête, annonçant leur puissance par ses aboiements…

L’alchimiste fixait sur Léonard ses yeux dilatés et consternés. Tout à coup, il inclina la tête, cligna malicieusement un œil et rit :

— Ah ! cela c’est mal, maître, très mal ! Ne suis-je pas un initié ? Je sais que vous êtes le plus grand des alchimistes, le possesseur des précieux secrets de la nature, le nouvel Hermès Trismégiste, le nouveau Prométhée !

— Moi ?

— Mais oui, vous, certainement.

— Vous plaisantez, messer Galeotto !

— Pas le moins du monde, messer Leonardo ! Ah ! que vous êtes cachottier et malin ! J’ai connu bien des alchimistes jaloux des secrets de la science, mais jamais autant que vous !

Léonard le regarda attentivement, voulut se fâcher et ne put.

— Alors, réellement, vous avez la croyance ? interrogea-t-il avec un involontaire sourire.

— Si je l’ai ! s’écria Galeotto. Mais savez-vous, messer, que si Dieu lui-même descendait devant moi à la minute et me disait : « Galeotto, la pierre philosophale n’existe pas », je lui répondrais : « Seigneur, aussi vrai que tu m’as créé, la pierre existe et je la trouverai ! »

Léonard ne répliqua plus, ne s’étonna plus : il écoutait curieusement. Quand la conversation s’engagea sur l’aide diabolique dans les sciences occultes, l’alchimiste remarqua avec un sourire méprisant que le diable était l’être le plus misérable de la Création, qu’il n’existait personne de plus faible que lui. Le vieillard ne croyait qu’à la toute-puissance de la science humaine, assurant que pour elle rien n’était impossible.

Puis, subitement, sans transition, il demanda à Léonard s’il voyait souvent les esprits des éléments. Lorsque son interlocuteur avoua ne jamais les avoir aperçus, Galeotto, de nouveau, n’ajouta pas foi à ces paroles et expliqua avec satisfaction que la salamandre avait un corps allongé, tacheté, fin et dur, et que la sylphide était bleu de ciel, transparente et aérienne. Il parla des nymphes, des ondines, des gnomes, des pygmées et des extraordinaires habitants des pierres précieuses.

— Je ne puis même vous dire, ajouta-t-il, combien ils sont tous bons et charmants…

— Pourquoi donc les esprits n’apparaissent-ils qu’à des élus, et non à tout le monde ? interrogea Léonard.

— Ils ont peur des gens grossiers, des débauchés, des savants, des ivrognes et des gourmands. Ils aiment la naïveté et la simplicité de l’enfance. Ils ne vont que là où il n’y a ni méchanceté ni ruse. Autrement, ils deviennent sauvages ainsi que des fauves et se cachent aux regards des hommes.

Le visage du vieillard s’éclaira d’un tendre sourire méditatif.

« Quel étrange, pauvre et charmant homme ! » pensa Léonard, ne ressentant plus de dédain pour les utopies alchimistes et cherchant à causer avec lui comme avec un enfant, prêt à se déclarer possesseur de tous les secrets pour lui être agréable.

Ils se séparèrent amis.

Léonard parti, l’alchimiste recommença un nouvel essai de l’huile de Vénus.