Le Roman de Léonard de Vinci/VII

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Chapitre VII - Le bûcher des vanités
1496
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« Plus il y a de sensation, plus il y a de tourment. Grand martyr ! Grande Martirio ! »
LEONARD DE VINCI

« L’homme à pensées équivoques. »
JACQUES, I. 8


I[modifier]

PLUS d’un an s’est écoulé depuis l’entrée de Beltraffio comme novice au couvent de San Marco.

Un après-midi, à la fin du carnaval de l’an 1496, Savonarole, assis devant sa table dans sa cellule, relatait la vision qu’il avait eue de deux croix au-dessus de la ville de Rome – l’une noire dans un souffle destructeur, la croix de la colère de Dieu, l’autre d’azur portant l’inscription : « Je suis la Miséricorde. »

Un pâle rayon de soleil de février se glissait à travers les barreaux de la fenêtre de la cellule aux murs blanchis à la chaux. Un grand crucifix et de gros livres reliés en peau en étaient tout l’ornement. Par instants parvenaient les cris des hirondelles. Savonarole ressentait une grande fatigue et des frissons de fièvre. Ayant posé la plume sur la table, il emprisonna sa tête dans ses mains, ferma les yeux et se prit à songer à tout ce que, le matin même, le frère Paolo, envoyé secrètement à Rome, lui avait narré sur la vie privée du pape Alexandre VI (Borgia). Pareilles à des tableaux de l’Apocalypse passaient devant les yeux de Savonarole des figures monstrueuses : le taureau pourpre des armes des Borgia d’Espagne, semblable à l’antique Apis d’Égypte ; le Veau d’or offert au souverain pontife à la place de l’Agneau sans tache ; après les festins, les jeux obscènes dans les salles du Vatican, sous les regards du Saint-Père, de sa bien-aimée fille et d’une foule de cardinaux ; la ravissante Julie Farnèse, la jeune maîtresse du pape sexagénaire, servant de modèle aux tableaux saints ; les deux fils aînés d’Alexandre, don César, jeune cardinal de Valence, et don Juan, le porte-étendard de l’Église romaine, se détestant jusqu’au meurtre par amour pour leur sœur Lucrèce.

Et Savonarole frissonna en se souvenant de ce que fra Paolo avait osé lui murmurer à l’oreille : les relations incestueuses du père et de la fille, du vieux pape et de madonna Lucrezia.

— Non, non, Dieu m’est témoin, je ne le crois pas, c’est une calomnie… Cela ne peut exister ! se répétait-il, et il sentait pourtant que tout était possible dans ce terrible nid des Borgia.

Une sueur glacée perla sur le front du moine. Il se jeta à genoux devant le crucifix.

On frappa à la porte.

— Qui est là ?

— C’est moi, père !

Savonarole reconnut la voix de son adjoint et très fidèle ami, fra Domenico Buonviccini.

— Le vénérable Ricciardo Becchi, envoyé du pape, demande la permission de te parler.

— Bien. Qu’il attende. Envoie-moi le frère Sylvestre.

Sylvestre Maruffi était un moine faible d’esprit, épileptique, que Savonarole considérait comme la coupe élue des bienfaits de Dieu. Il l’aimait et le craignait, expliquait les visions de Sylvestre selon toutes les règles de la raffinée scolastique de Thomas d’Aquin, à l’aide de déductions astucieuses, de combinaisons logiques, d’apophtegmes et de syllogismes, trouvant un sens prophétique là où les autres ne voyaient qu’un balbutiement incompréhensible de fanatique. Maruffi ne témoignait d’aucun respect vis-à-vis de son supérieur, souvent l’outrageait, l’injuriait devant tout le monde et même le battait. Savonarole supportait ces offenses avec humilité et l’écoutait religieusement. Si le peuple florentin était en la puissance de Savonarole, celui-ci à son tour était entre les mains de l’idiot Maruffi.

Lorsqu’il fut entré dans la cellule, fra Sylvestre s’assit à terre dans un coin et, grattant ses jambes nues et rouges, chantonna une mélodie monotone. Son visage, couvert de taches de rousseur, avait une expression de bêtise et de tristesse, son petit nez était pointu comme une alène, sa lèvre inférieure pendait, et ses yeux verts, brouillés, semblaient toujours pleurer.

— Frère, dit Savonarole, un messager secret du pape vient d’arriver de Rome. Dis-moi, dois-je le recevoir et que dois-je lui répondre ? N’as-tu pas eu de vision ? N’as-tu pas entendu des voix ?

Maruffi fit une grimace, aboya comme un chien, puis grogna comme un cochon ; il avait le don d’imiter tous les animaux.

— Frère chéri, suppliait Savonarole, sois bon, dis un mot ! Mon âme est mortellement triste. Prie Dieu qu’il t’envoie l’inspiration divine.

L’hystérique tira la langue et son visage se contracta.

— Pourquoi m’ennuies-tu, siffleur enragé, caille sans cervelle, tête de mouton ! Hou !… que les rats rongent ton nez ! cria-t-il en un inopiné accès de colère. Tu as mis la soupe à cuire, mange-la. Je ne suis ni ton prophète ni ton conseiller !

Il regarda en dessous Savonarole, soupira et continua d’une voix plus douce, presque tendre :

— J’ai pitié de toi, frérot, oh ! que j’ai pitié de toi, bêta… Et pourquoi crois-tu que mes visions viennent de Dieu et non pas du diable ?

Sylvestre se tut, ferma les yeux, et son visage devint impassible, tel un visage de mort. Savonarole, pensant qu’il était sous l’influence divine, le contempla en une pieuse attente.

Mais Maruffi ouvrit les yeux, tourna lentement la tête comme s’il écoutait, regarda la fenêtre grillée, et avec un sourire clair, bon, presque raisonnable, murmura :

— Maintenant l’herbe pousse dans les champs et les soucis aussi. Ah ! frère Savonarole, tu as apporté ici suffisamment de trouble, tu as satisfait ton orgueil, tu as amusé le diable, – assez ! Il faut penser maintenant un peu à Dieu. Quittons ce monde maudit, partons ensemble dans le désert calme.

Et il chanta d’une voix agréable, en se balançant :


Allons dans le bois vert,
Refuge mystérieux,
Où bruissent les sources à ciel ouvert,
Où chantent les loriots amoureux.


Puis il se leva d’un bond – des chaînes de fer sonnèrent sur son corps – il s’approcha de Savonarole, saisit sa main et balbutia, étouffant d’ardeur :

— J’ai vu, vu, vu ! Hou ! fils du diable, tête de mulet, que les rats rongent ton nez !… J’ai vu !…

— Parle, frère, parle vite…

— Le feu ! le feu !… dit Maruffi.

— Après ?

— Le feu d’un bûcher ! continua Sylvestre – et, dedans, un homme !

— Qui ? demanda Savonarole.

Maruffi fit un mouvement de tête et ne répondit pas tout de suite. Fixant ses yeux dans les yeux du supérieur, il se prit à rire, pareil à un fou, puis, se penchant vers l’oreille de Savonarole, il lui dit :

— Toi !

Savonarole frissona, blêmit et recula terrifié.

Maruffi se détourna de lui, sortit de la cellule et s’éloigna en fredonnant :


Allons dans le bois vert,
Refuge mystérieux,
Où bruissent les sources à ciel ouvert,
Où chantent les loriots amoureux.


Revenu à soi, Savonarole ordonna d’introduire l’envoyé du pape, Ricciardo Becchi.


II[modifier]

Froufroutant de sa longue robe de soie, couleur violette de mars, à manches vénitiennes rejetées en arrière et bordées de renard bleu, répandant un parfum d’ambre musqué, le secrétaire de la très sainte chancellerie apostolique entra dans la cellule de Savonarole. Messer Ricciardo Becchi possédait cette parfaite onction particulière aux seigneurs-prélats de la cour de Rome, qui se laissait voir dans ses mouvements, dans son sourire spirituel et aimable, dans ses yeux clairs, dans les plis rieurs de ses joues rasées de près.

Il sollicita la bénédiction en se pliant en un demi-salut de courtisan, baisa la main maigre du prieur de San Marco et parla latin avec d’élégantes tournures de phrases cicéroniennes, exposant et développant lentement, dignement ses propositions. Il commença par ce que, dans les règles oratoires, on appelle « la recherche de l’attention » ; il loua la gloire du prédicateur florentin, puis attaqua le sujet : le Saint-Père, bien que justement irrité des refus réitérés du frère Savonarole de se présenter à Rome, mais plein de zèle ardent pour le bien de l’Église, pour l’union de tous les catholiques, pour la paix du monde, désirant non la perte mais le salut de son troupeau, avait exprimé l’idée possible, dans le cas où Savonarole se repentirait, de lui rendre ses faveurs.

Le moine leva les yeux et dit :

— Messer, selon votre avis, le Très Saint-Père croit-il en Dieu ?

Ricciardo ne répondit pas, comme s’il n’avait pas entendu la demande indiscrète, et de nouveau reprit son discours, insinuant que la barrette cardinalice pourrait bien coiffer le front de Savonarole, une fois sa soumission faite, et, après s’être incliné vivement vers le moine, dont il touchait du doigt la main, il ajouta avec un sourire captivant :

— Un mot, frère Savonarole, rien qu’un mot ; et la barrette est à vous !

Savonarole fixa sur lui son regard impénétrable et répondit lentement :

— Messer, et si je ne me soumets pas, si je ne me tais pas ? si le moine déraisonnable refusait l’honneur de la pourpre romaine, et continuait d’aboyer, afin de garder la maison du Seigneur, comme un chien fidèle qu’aucune friandise ne peut tenter ?

Ricciardo le regarda curieusement, fronça les sourcils, contempla ses ongles taillés en amande et arrangea ses bagues ; puis, sans se presser, tira de sa poche, déplia et tendit au prieur un parchemin tout prêt à la signature et au grand cachet du représentant de saint Pierre, acte d’excommunication qui visait le frère Girolamo Savonarole, dans lequel le pape le dénommait « fils de perdition », le plus « méprisable des insectes », nequissimus omnipedum.

— Vous attendez la réponse ? dit le moine après avoir lu.

Le secrétaire fit un signe affirmatif.

Savonarole se dressa de toute sa taille et jeta la lettre du pape aux pieds de l’envoyé.

— Voici ma réponse ! Allez à Rome et dites que j’accepte le combat avec le pape Antéchrist. Nous verrons qui de lui ou de moi sera l’excommunié !

La porte de la cellule s’entrouvrit doucement. Fra Domenico glissa la tête. Ayant entendu le prieur élever la voix, il était accouru savoir ce qui se passait. Derrière la porte, les moines s’étaient massés.

Ricciardo à plusieurs reprises avait regardé la porte ; enfin, il fit observer poliment :

— J’ose vous rappeler, frère Savonarole, que je ne suis accrédité que pour un entretien secret.

Savonarole se leva, alla à la porte et l’ouvrit toute grande.

— Écoutez ! cria-t-il, écoutez tous, car non seulement à vous, frères, mais à toute la ville de Florence, j’annonce ce honteux marché – le choix entre l’excommunication ou la barrette !

Ses yeux creux brûlaient comme des tisons sous son front bas. Sa mâchoire inférieure, difforme, tremblante, s’avançait avec une expression de haine et de diabolique orgueil.

— Le temps est venu ! Je marcherai contre vous, cardinaux et prélats romains, comme contre des païens ! Je tournerai la clef dans la serrure, j’ouvrirai le coffret abominable, et il s’échappera de votre Rome une telle puanteur que les gens en seront asphyxiés. Je dirai des mots qui vous feront pâlir, et le monde tremblera sur ses bases, et l’Église de Dieu, tuée par vous, entendra ma voix : « Lève-toi, Lazare ! » et elle se lèvera et sortira de sa tombe… Je ne veux ni vos mitres ni vos barrettes !… Je n’aspire, ô Seigneur, qu’à la barrette de la mort, à la couronne sanglante de tes martyrs !

Il tomba à genoux, en sanglotant, ses mains pâles tendues vers le crucifix.

Ricciardo profita de cet instant de confusion générale ; il s’échappa adroitement de la cellule et s’éloigna rapidement.

III[modifier]

Parmi les moines qui écoutaient Savonarole se trouvait le novice Giovanni Beltraffio.

Lorsque les frères commencèrent à se disperser, il descendit avec eux l’escalier qui conduisait à la cour principale du monastère et s’assit à sa place préférée, dans la longue galerie couverte, où toujours, à cette heure, régnaient le calme et la solitude.

Entre les murs blancs du couvent croissaient des lauriers, des cyprès et un buisson de roses de Damas, à l’ombre duquel frère Savonarole aimait à prêcher. La tradition rapportait que des anges, la nuit, arrosaient ces roses.

Le novice ouvrit l’Épitre de l’apôtre Paul aux Corinthiens et lut :

« Vous ne pouvez boire à la coupe du Seigneur et à celle du diable ; vous ne pouvez manger à la table du Seigneur et à celle du démon. »

Il se leva et commença à marcher le long de la galerie, il se rappelait toutes les pensées et les sentiments qui l’avaient agité depuis un an qu’il faisait partie de la communauté de San Marco. Les premiers temps, il avait éprouvé une grande douceur d’âme en se trouvant parmi les disciples de Savonarole. Parfois, le matin, le frère Savonarole les emmenait aux portes de la ville. Par un sentier ardu, qui semblait conduire directement au ciel, ils montaient sur les hauteurs de Fiesole, d’où, à travers les cimes, on apercevait Florence et la vallée de l’Arno. Le prieur s’asseyait sur le petit pré criblé de violettes, d’iris et de muguet. Les moines se couchaient sur l’herbe, à ses pieds, tressaient des couronnes, discutaient, dansaient, couraient comme des enfants, tandis que d’autres jouaient du violon et de la viole.

Savonarole ne leur enseignait rien, ne prêchait pas ; il leur tenait seulement des discours aimables, jouait et riait comme un enfant. Giovanni contemplait le sourire qui illuminait alors son visage et il lui semblait que dans le bocage désert, plein de musique et de chant, sur les hauteurs de Fiesole, entourés d’azur, ils étaient pareils aux anges du paradis.

Savonarole s’approchait du précipice et regardait avec amour Florence enveloppée de brume, comme une mère admire son nouveau-né. D’en bas parvenait le premier son des cloches en un bégaiement.

Et durant les nuits d’été, quand les vers luisants brillaient, tels les cierges d’invisibles anges, sous le buisson parfumé des roses de Damas dans la cour de San Marco. Savonarole parlait des stigmates saignants – plaies d’amour divin sur le corps de sainte Catherine de Sienne, semblables aux blessures du Christ –, odorants comme les roses.


Laisse-nous nous griser des plaies
Du martyre, du Crucifié,
Du martyre de ton Saint Fils !


chantaient les moines.

Et Giovanni désirait qu’en lui s’accomplît le miracle dont parlait Savonarole, que des rayons de feu, jaillissant du saint ciboire, marquassent sur son corps, comme au fer rougi, les grandes blessures en croix.

Gesù, Gesù, amore ! soupirait-il, exténué de langueur.

Une fois, Savonarole, ainsi qu’il le faisait avec les autres novices, l’envoya soigner un malade à la villa Careggi, à deux milles de Florence, cette même villa où longtemps vécut et mourut Laurent de Médicis. Dans l’une des pièces abandonnées du palais, où ne filtrait qu’un jour sépulcral à travers les fentes des volets, Giovanni vit un tableau de Sandro Botticelli, la Naissance de Vénus. Toute blanche, pareille à un lis, moite, sentant la brise saline, elle glissait sur les flots, debout dans une coquille de perle. Ses lourds cheveux blonds ondulaient comme des serpents. D’un mouvement pudique, elle les retenait contre elle, pour voiler sa nudité, et son corps superbe respirait la tentation du péché, tandis que ses lèvres innocentes et ses yeux enfantins exprimaient une étrange tristesse.

Le visage de la déesse n’était pas inconnu à Giovanni. Longtemps il le regarda et se souvint qu’il avait vu les mêmes traits dans un autre tableau de ce même Botticelli, la Sainte Vierge. Une inexprimable émotion emplit son âme. Il baissa les yeux et quitta la villa.

En descendant vers Florence il suivait une étroite impasse. Il remarqua, dans le renfoncement d’un vieux mur, un crucifix, se mit à genoux et commença à prier afin de chasser la tentation. Derrière le mur, dans le jardin, sous les branches du même rosier, une mandoline se fit entendre. Quelqu’un cria, une voix murmura peureuse :

— Non… non… laisse-moi…

— Ma jolie, répondit une autre voix, ma jolie, mon adorée ! Amore !

La mandoline tomba, les cordes résonnèrent et le bruit d’un baiser frissonna dans le calme.

Giovanni sursauta, répétant :

Gesù ! Gesù ! et n’osa plus ajouter : Amore.

« Encore, songea-t-il, elle est encore ici. Sur le visage de la Madone, dans les paroles du saint hymne, dans le parfum des roses qui entourent le crucifix !…

Il cacha son visage dans ses mains et se prit à courir.

Rentré au couvent, Giovanni se rendit auprès de Savonarole et se confessa. Le prieur lui donna le conseil habituel de lutter contre le diable par le jeûne et la prière. Lorsque le novice voulut expliquer que ce n’était pas le diable de la passion charnelle, mais le démon de la beauté païenne, qui le tentait, le moine ne le comprit pas, s’étonna d’abord, puis fit observer sévèrement que tous ces dieux menteurs ne contenaient que désir impur et orgueil, qu’ils étaient toujours difformes et indécents et que, seule, la bienfaisance chrétienne possédait la beauté.

Giovanni le quitta inconsolé. À partir de ce jour il fut la proie du démon de la tristesse et de la révolte.

Une fois, il entendit le frère Savonarole prêcher contre la peinture et exiger que chaque tableau apportât son profit utilitaire, instructif et suggestif, dans la grande œuvre du salut des âmes. Selon Savonarole, en détruisant par la main du bourreau toutes les œuvres d’art tentatrices, les habitants de Florence feraient action agréable à Dieu.

Le moine jugeait de même la science : « Imbécile est celui, disait-il, qui s’imagine que la logique et la philosophie confirment les vérités de la Foi. Une vive lumière a-t-elle besoin d’un faible rayon ? La sagesse de Dieu, de la sagesse humaine ? Les apôtres et les martyrs se souciaient-ils de la logique et de la philosophie ? Une vieille ignorante qui prie sincèrement est plus près de la connaissance de Dieu que tous les sages et tous les savants. Leur philosophie et leur sagesse ne les sauveront pas le jour du Grand Jugement. Homère et Virgile, Platon et Aristote, tous vont vers l’antre de Satan – tutti vanno alla casa del diavolo. Pareils aux sirènes, qui charment l’ouïe par de perfides chants, ils conduisent à la perte éternelle de l’âme.

« La science donne aux gens, en place de pain, une pierre.

« Regardez ceux qui s’adonnent aux études de ce monde, leurs cœurs sont de granit. »

« Qui sait peu aime mal. Le grand amour est fils de la grande science. » Maintenant, Giovanni comprenait la profondeur de ces mots, et, en écoutant les malédictions du moine contre les tentatives de l’art et de la science, il se souvenait des causeries de Léonard, de son visage calme, de ses yeux purs comme le ciel, de son sourire plein de charmeuse sagesse. Il n’avait pas oublié les terribles fruits de l’arbre empoisonné, les bombes, l’oreille de Denys, la machine élévatoire du Clou sacré, le visage de l’Antéchrist caché sous celui du Christ. Mais il lui semblait qu’il avait mal compris le maître, qu’il n’avait pas deviné le secret de son cœur, qu’il n’avait pas tranché le nœud de cette existence dans laquelle se rencontraient toutes les voies et se résolvaient toutes les contradictions.

Ainsi Giovanni se rappelait l’année écoulée au couvent de San Marco. Et pendant que, plongé dans ses méditations, il se promenait dans la galerie, le soir tomba, les cloches sonnèrent l’Ave Maria, et, en une longue file noire, les moines se rendirent à l’église.

Giovanni ne les suivit pas, il s’assit à sa place accoutumée, ouvrit de nouveau l’Épître de saint Paul, assombri par les insinuations du diable, le grand logicien, il transposa dans son esprit ainsi les paroles de l’Épître :

« Vous ne pouvez pas ne pas boire dans la coupe du Seigneur et dans celle du diable ; vous ne pouvez pas ne pas manger à la table du Seigneur et à celle du démon. »

Souriant amèrement, il leva les yeux vers le ciel où il vit l’étoile du soir, pareille à la lumière du plus superbe des anges des ténèbres, Lucifer le Fulgurant.

Le matin il eut un rêve : assis avec monna Cassandra sur un bouc noir qui volait dans les airs. « Au sabbat ! au sabbat ! » murmurait la sorcière, tournant vers lui son visage pâle comme du marbre, ses lèvres rouges comme du sang, ses yeux transparents comme l’ambre. Et il reconnut en elle la déesse de l’amour terrestre, portant dans ses yeux une tristesse céleste – la Diablesse blanche. La pleine lune éclairait sa nudité ; de son corps émanait un parfum si doux et si terrible que les dents de Giovanni s’entrechoquaient ; il l’enlaçait, se serrait contre elle.

Amore ! amore ! murmurait-elle en riant.

Et la toison noire du bouc s’enfonçait sous eux, moelleuse et chaude comme un lit. Et il semblait à Giovanni que c’était la mort.


IV[modifier]

Le soleil, le carillon des cloches et des voix d’enfants éveillèrent Giovanni ; il descendit dans la cour et y vit une foule de gens uniformément vêtus de blanc, tenant d’une main une branche d’olivier et dans l’autre une petite croix rouge. C’était l’armée sacrée des enfants inquisiteurs, formée par Savonarole pour l’observation des bonnes mœurs dans Florence. Giovanni se mêla à la foule et écouta les conversations.

À cet instant, les rangs de l’armée sacrée s’agitèrent. Un nombre infini de petites mains élevèrent les croix rouges et les branches d’olivier et, acclamant Savonarole qui pénétrait dans la cour, les voix enfantines chantèrent :

Lumen ad revelationem gentium et gloriam plebis Israel.

Les fillettes entourèrent le moine, lui jetant des fleurs, se mettant à genoux, embrassant ses pieds.

Inondé de lumière, silencieux, souriant, il bénit les enfants.

— Vive le Christ, roi de Florence ! Vive sainte Marie, notre reine ! criaient les petits.

— De front ! En avant ! ordonnaient les jeunes capitaines.

La musique retentit, les étendards se déplièrent et les régiments se mirent en marche.

Sur la place de la Seigneurie, devant le Palazzo Vecchio, était ordonné « le bûcher des vanités » – Bruciamento della vanità. L’armée sacrée, pour la dernière fois, devait faire sa ronde dans Florence pour ramasser les Vanités et les anathèmes.

Lorsque la cour fut vide de nouveau, Giovanni aperçut messer Cipriano Buonaccorsi, le prieur de la Calimala, l’amateur d’antiquités, dans la villa duquel, à San Gervasio, avait été trouvée l’antique statue de Vénus. Giovanni le salua. Ils causèrent. Messer Cipriano raconta que Léonard de Vinci, envoyé par le duc de Milan, était depuis peu de jours arrivé à Florence pour acheter les œuvres d’art des palais dévastés par l’armée sacrée. Dans ce même dessein également était à Florence Giorgio Merula. Le commerçant pria Giovanni de le conduire auprès du supérieur, et ils se rendirent tous deux dans la cellule de Savonarole.

Resté près de la porte, Beltraffio entendit la conversation de Buonaccorsi et du prieur de San Marco.

Messer Cipriano proposa d’acheter pour vingt-deux mille florins or tous les livres, tableaux, statues et objets d’art qui devaient ce jour-là être livrés aux flammes.

Le prieur refusa.

Buonaccorsi réfléchit et ajouta huit mille florins.

Le moine ne daigna pas répondre, gardant un visage sévère et impénétrable.

Alors, Cipriano ramena sur ses genoux les pans de son vêtement, soupira, cligna des yeux et dit, de sa voix agréable, toujours égale et calme :

— Frère Savonarole, je me ruinerai, je vous donnerai tout ce que je possède – quarante mille florins.

Savonarole le regarda et demanda :

— Si vous vous ruinez et que vous n’ayez aucun bénéfice en cette affaire, quel est votre but ?

— Je suis né à Florence et j’aime ce pays, répondit simplement le commerçant. Je ne voudrais pas que les étrangers puissent dire qu’à l’instar des barbares nous brûlons les innocentes productions des sages et des artistes.

Le moine eut une expression étonnée et murmura :

— Ô mon fils, si tu pouvais aimer ta patrie céleste comme tu aimes ta patrie terrestre ! Console-toi, ce qui périra dans le bûcher sera digne du feu, car ce qui est mauvais et coupable ne peut être beau, selon l’opinion même de vos sages.

— Êtes-vous convaincu, mon père, demanda Cipriano, que les enfants puissent distinguer infailliblement ce qui est bon ou mauvais dans les productions artistiques et scientifiques ?

— La vérité sort de la bouche des enfants, répliqua le moine. Si vous ne pouvez être semblable à eux, vous ne pourrez entrer dans le royaume céleste. Je vaincrai la sagesse des sages, les raisons des raisonneurs, a dit le Seigneur. Nuit et jour je prie pour eux, afin que ce qu’ils ne pourront comprendre dans les vanités de l’art et de la science leur soit révélé par l’Esprit saint.

— Je vous en supplie, réfléchissez, conclut Buonaccorsi se levant. Peut-être une certaine partie…

— Pas de mots inutiles, messer, interrompit Savonarole, ma décision est inébranlable.

Cipriano marmonna quelque chose entre ses mâchoires édentées. Savonarole n’entendit que le dernier mot :

— Folie !…

— Folie ! s’écria-t-il, et ses yeux étincelèrent. Le Veau d’or des Borgia offert en des fêtes impies au pape, n’est-ce pas de la folie ? Le Clou sacré élevé à la gloire de Dieu par une diabolique machine par ordre de Ludovic le More, le meurtrier, le ravisseur du trône, n’est-ce pas de la folie ? Vous dansez autour du Veau d’or, vous divaguez en l’honneur de votre dieu, l’or. Laissez-nous aussi, nous pauvres d’esprit, divaguer en l’honneur du nôtre, le Christ crucifié. Vous vous moquez des moines qui dansent autour de la croix sur la place. Attendez, vous verrez mieux que cela ! Que direz-vous, les sages, lorsque j’obligerai non seulement les moines, mais tout le peuple de Florence, enfants et hommes, vieillards et femmes, dans leur ardeur zélée, agréable à Dieu, à danser autour de la sainte Croix, comme jadis David devant l’Arche sainte ?…


V[modifier]

Giovanni, après avoir quitté la cellule de Savonarole, se rendit sur la place de la Seigneurie. Sur la Via Larga il rencontra l’armée sacrée. Les enfants avaient arrêté deux esclaves portant un palanquin dans lequel était étendue une femme luxueusement vêtue. Un chien blanc dormait à ses pieds. Un perroquet et une guenon étaient juchés sur un perchoir. Derrière le palanquin suivaient des valets et des gardes du corps.

C’était une courtisane, nouvellement arrivée de Venise, Lena Griffa, de la catégorie de celles que les gouverneurs de la République appelaient avec une respectueuse politesse : puttana onesta, meretrix onesta, noble et honnête courtisane, ou bien en moquerie tendre : mammola, petite âme.

Étendue sur ses coussins, telle Cléopâtre ou la reine de Saba, monna Lena lisait l’épître, accompagnée d’un sonnet, qu’un jeune évêque, amoureux de sa beauté, lui avait dédiée, et qui se terminait par ces vers :


Quand j’écoute tes discours charmeurs,
Ô divine Lena je quitte ces lieux
Mon âme s’envole vers les célestes splendeurs
Des idées platoniciennes et des éternels cieux.


La courtisane méditait un sonnet en réponse. Elle maniait le vers dans la perfection et disait à bon droit que, s’il ne dépendait que d’elle, elle passerait tout son temps nell’Accademia degli uomini virtuosi, à l’Académie des hommes vertueux.

L’armée sacrée entoura le palanquin. Le capitaine d’une compagnie, Dolfo, s’avança, éleva au-dessus de sa tête la croix rouge et s’écria solennellement :

— Au nom de Jésus, roi de Florence, et de la Vierge Marie, notre reine, nous t’ordonnons d’enlever ces coupables ornements, ces frivolités et ces anathèmes. Si tu ne le fais, tu seras punie de maladie !

Le chien s’éveilla, aboya ; la guenon grogna et le perroquet battit des ailes en criant le vers que lui avait appris sa maîtresse :

Amor, c’ha nullo amato amar perdona !

Lena s’apprêtait à faire signe aux gardes du corps pour disperser cette foule, lorsqu’elle aperçut l’enfant. Elle l’appela de la main.

Le gamin approcha, les yeux baissés.

— Enlevez les vêtements ! criaient les enfants.

— Comme tu es joli ! dit doucement Lena, sans prêter attention aux cris. Écoutez, mon petit Adonis. Je vous donnerais avec joie tous ces chiffons, pour vous faire plaisir, mais le malheur est qu’ils ne sont pas à moi.

Dolfo leva les yeux sur elle. Monna Lena, avec un léger sourire, inclina la tête, comme pour confirmer sa pensée secrète, et dit d’une tout autre voix, avec l’accent tendre et chantant des Vénitiennes :

— Impasse Botcharo, près de Santa Trinità. Demande la courtisane Lena de Venise. Je t’attendrai…

Dolfo se retourna et vit que ses camarades, occupés à lancer des pierres à une bande ennemie de Savonarole, nommée les enragés (arrabiati), ne prêtaient plus aucune attention à la courtisane. Il voulut les appeler, mais subitement se troubla et rougit.

Lena rit en montrant entre ses lèvres rouges ses dents blanches et aiguës. À travers Cléopâtre et la reine de Saba apparut la mammola vénitienne, fillette gamine et aguicheuse.

Les nègres soulevèrent le palanquin et la courtisane continua tranquillement sa promenade. Le chien s’endormit de nouveau sur ses genoux, le perroquet dressa sa huppe, et seule la guenon turbulente, en faisant mille grimaces, essayait de s’emparer du style avec lequel la noble courtisane traçait le premier vers de sa réponse au sonnet épiscopal :

Mon amour est pur, tel un soupir de séraphin.

Dolfo, sans aucune ardeur maintenant, montait en tête de sa compagnie les marches du palais Médicis.


VI[modifier]

Dans les appartements sombres et muets, où tout respirait la grandeur passée, les enfants se sentirent intimidés.

Mais lorsqu’on eut ouvert les volets, les trompes sonnèrent, les tambours battirent au champ. Et avec des cris de joie, des rires, des chants sacrés, les petits inquisiteurs envahirent les salles, rendant le jugement de Dieu sur les tentations de l’art et de la science, cherchant et se saisissant des « frivolités et anathèmes » d’après les inspirations de l’Esprit saint.

Giovanni les observait.

Ridant le front, les mains croisées derrière le dos, avec une gravité lente de juges, les enfants circulaient entre les statues des grands philosophes et des héros de l’Antiquité païenne.

— Pythagore, Anaximène, Héraclite, Platon. Marc-Aurèle, Épictète, épelait un des gamins, déchiffrant les inscriptions latines des piédestaux.

— Épictète ! s’exclama Federicci, en fronçant les sourcils. C’est cet hérétique qui assurait que tous les plaisirs étaient permis et que Dieu n’existait pas. Dommage qu’il soit en marbre, il faudrait le brûler…

— Cela ne fait rien, repartit le pétulant Pippo, il aura sa part de festin.

— Vous vous trompez ! intervint Giovanni. Vous prenez Épictète pour Épicure…

Il était trop tard. Pippo, d’un coup de marteau, venait de briser le nez du philosophe, si adroitement que tous les enfants se prirent à rire.

Devant un tableau de Botticelli, une discussion s’éleva.

Dolfo assurait que l’œuvre était tentatrice, puisqu’elle représentait Bacchus percé par les flèches de l’Amour. Mais Federicci, rivalisant avec Dolfo dans l’art de distinguer les « vanités et anathèmes », s’approcha, regarda et déclara que ce n’était point Bacchus.

En entendant les cris joyeux de leurs camarades, ils revinrent dans la grande salle.

Là, Federicci avait découvert un placard à nombreux tiroirs pleins de telles « frivolités » qu’aucun des enfants expérimentés n’en avait encore vu. C’étaient des masques et des costumes pour les cortèges carnavalesques qu’aimait à organiser Laurent de Médicis le Magnifique. Les enfants se massèrent devant la porte. À la lueur d’une chandelle apparaissaient devant eux les figures monstrueuses, des femmes en carton, les grappes de raisin en verre des Bacchantes, le carquois et les ailes de l’Amour, le caducée de Mercure, le trident de Neptune, et enfin, recouverts de toiles d’araignée, les foudres de Jupiter et un piteux aigle olympien, rongé des vers, déplumé, le ventre crevé qui laissait passer le crin.

Tout à coup, d’une perruque blonde qui avait dû appartenir à une Vénus quelconque, une souris sauta. Les filles poussèrent des cris. Les plus petites grimpèrent sur des sièges, soulevant leurs robes plus haut que les genoux. Une atmosphère de terreur et de dégoût plana. Les ombres des chauves-souris, effrayées par la lumière et le bruit, qui se butaient contre le plafond, semblaient des esprits impurs.

Mais Dolfo accourut et déclara qu’en haut il y avait encore une chambre fermée ; un petit vieux, méchant et chauve, en défendait l’entrée.

Tous s’y rendirent. Dans le vieillard qui gardait la porte, Giovanni reconnut son ami, messer Giorgio Merula, le bibliomane.

Dolfo donna le signal. Messer Giorgio se plaça devant la porte, la défendant de sa poitrine. Les enfants se précipitèrent sur lui, le renversèrent, le meurtrirent de leurs croix, fouillèrent ses poches, trouvèrent la clef et ouvrirent la chambre. C’était un petit cabinet de travail bibliothèque.

— Ici, ici, dans ce coin, indiquait Merula, vous trouverez ce que vous cherchez. Ne grimpez pas sur les rayons, il n’y a rien là-bas…

Les inquisiteurs ne l’écoutaient pas. Tout ce qui tombaient sous leurs mains – particulièrement les livres à riches reliures – était jeté dans le même tas, puis, la croisée ouverte, précipité dans la rue où se tenait une charrette chargée de « frivolités ». Tibulle, Horace, Ovide, Apulée, Aristophane, les manuscrits rares, les éditions uniques, volaient sous les yeux de Merula.

Giovanni remarqua que le vieillard avait pu soustraire un tout petit livre de Marcellin, l’histoire de l’empereur Julien l’Apostat.

Voyant par terre une transcription des tragédies de Sophocle, sur parchemin pâte lisse, avec de délicates enluminures, Merula se précipita avidement, s’en saisit et supplia :

— Mes enfants ! mes mignons ! ayez pitié de Sophocle ! C’est le plus innocent des poètes ! N’y touchez pas !…

Il serrait avec désespoir le livre contre sa poitrine, mais sentant les feuillets se déchirer, il se prit à pleurer, lâcha l’in-folio et hurla de douleur impuissante.

Les enfants sortirent du palais et, passant devant Santa Maria del Fiore, se dirigèrent vers la place de la Seigneurie.


VII[modifier]

Devant la sombre tour du Palazzo Vecchio, à côté de la loggia Orcagni, le bûcher était prêt, haut de trente coudées, large de cent vingt, et représentait une pyramide octogonale, clouée en planches et munie de quinze marches.

Sur la première marche du bas étaient réunis les masques, les costumes, les perruques et autres accessoires de carnaval. Sur les trois suivantes, les livres de libre-pensée depuis Anacréon et Ovide jusqu’au Décaméron de Boccace et au Morgante Maggiore de Pulci. Au-dessus des livres, les parures de femmes, les pâtes, les parfums, les miroirs, les limes à ongles et les pinces à épiler. Encore au-dessus, la musique, les mandolines, les cartes à jouer, les jeux d’échecs, tous les jeux qui satisfont le démon. Puis, les tableaux excitants, les dessins, les portraits de jolies femmes. Enfin, les bustes des dieux païens, des héros, des philosophes, sculptés dans le bois et modelés en cire. Tout en haut de l’édifice se dressait un énorme pantin qui figurait le diable, le créateur des « frivolités et anathèmes », rempli de soufre et de poudre, épouvantablement barbouillé de peinture, couvert de poils, les pieds fourchus, rappelant l’ancien dieu Pan.

Le crépuscule tombait. L’air était froid, sonore et pur. Les premières étoiles brillaient au ciel. La foule bruissait sur la place et se mouvait avec des murmures respectueux comme dans une église. Des hymnes religieux s’élevaient chantés par les élèves de Savonarole.

Les moines remuaient comme des ombres, occupés aux derniers préparatifs. Un homme, qui marchait à l’aide de béquilles, encore jeune, mais probablement paralysé, les mains et les jambes tremblantes, les paupières immobiles, s’approcha du frère Domenico Buonviccini, le principal ordonnateur, et tendit un rouleau au moine.

— Qu’est-ce ? demanda Domenico. Encore des dessins ?

— Des académies. Je n’y songeais plus. Mais hier une voix me dit : « Tu as, Sandro, dans ton grenier, encore quelques frivolités. » Je me suis levé et j’ai trouvé ces croquis de corps nus.

Le moine prit le rouleau et dit avec un joyeux sourire :

— Nous allons en allumer un bon feu, messer Filipepi !

Celui-ci contempla la pyramide.

— Ô Seigneur, aie pitié de nous ! soupira-t-il. Sans le frère Savonarole, nous serions tous morts sans repentir. Et encore maintenant, qui sait ? Aurons-nous le temps de racheter nos fautes ?

Il se signa, murmura une prière en égrenant son chapelet.

— Qui est-ce ? demanda Giovanni à un moine.

— Sandro Botticelli, le fils de Mariano Filipepi, répondit l’autre.

Giovanni écoutait tout, et la douleur s’empara de son âme à la vue de ces scènes de vandalisme, et il s’éloigna.

La nuit venue, un mouvement courut dans la foule :

— On vient, on vient.

Silencieux, environnés de ténèbres, sans hymnes, sans torches, vêtus de longues robes blanches, les enfants inquisiteurs s’avançaient, portant la statue de Jésus enfant, qui d’une main désignait sa couronne d’épines, de l’autre bénissait le peuple. Derrière marchaient les moines, les chantres, les gonfaloniers, les membres du Conseil des Quatre-Vingts, les chanoines, les docteurs et les maîtres ès théologie, les chevaliers, les gardes du Bargello, les sonneurs de trompe et les massiers.

Le silence régna sur la place comme à une mise à mort. Savonarole monta sur la chaussée devant le vieux palais, leva au-dessus de sa tête le crucifix et dit à haute et solennelle voix :

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, allumez le bûcher !

Quatre moines porteurs de torches résineuses s’approchèrent de la pyramide et l’allumèrent aux quatre coins. La flamme crépita. Tout d’abord ce fut une fumée grise, puis ensuite une fumée noire. Les trompes sonnèrent. Les moines entonnèrent le Te Deum laudamus. Les enfants répétèrent :

Lumen ad revelationem gentium et gloriam plebis Israel.

La cloche de la tour du Palazzo Vecchio sonna, les cloches de toutes les églises de Florence lui répondirent.

La flamme s’avivait, montait. Les feuilles tendres des antiques manuscrits se tordaient comme si elles fussent vivantes. De la dernière marche sur laquelle étaient étalés les accessoires carnavalesques, une perruque en feu s’envola. La foule eut un murmure joyeux.

Les uns priaient, les autres pleuraient. Quelques-uns riaient, sautaient, agitant leurs mains et leurs chaperons. D’autres prophétisaient.

— Chantez un nouvel hymne au Seigneur ! criait un bancal. Tout s’effondrera, brûlera, comme ces vanités, dans le feu purificateur, tout, tout, tout – l’église, les lois, les gouvernements, les arts, les sciences ; il ne restera pas pierre sur pierre, et ce sera un ciel nouveau, une terre nouvelle ! Et Dieu essuiera nos larmes, et il n’y aura plus ni mort, ni pleurs, ni tristesse, ni maladie ! Viens, viens, Seigneur Jésus !…

Une jeune femme enceinte, le visage amaigri par la misère, tomba à genoux et, tendant ses bras vers le bûcher comme si elle y voyait le Christ, hurla de toutes ses forces :

— Viens, Seigneur Jésus ! Amen ! amen ! Viens !…


VIII[modifier]

Giovanni regardait un tableau éclairé par le feu, mais non léché encore par la flamme. C’était une œuvre de Léonard de Vinci. Léda, debout devant un lac, se mirait dans ses eaux. Un gigantesque cygne l’enlaçait de son aile, en tendant son cou, et emplissait l’air et les cieux de son cri d’amour triomphal. Aux pieds de Léda, parmi les plantes aquatiques, les insectes et les batraciens, les graines transies, les larves et les germes, dans les ténèbres chaudes, dans l’humidité asphyxiante, grouillaient les jumeaux nouveau-nés, demi-dieux, demi-fauves, Castor et Pollux, à peine éclos d’un énorme œuf. Et Léda admirait ses enfants en embrassant pudiquement le cygne.

Giovanni suivait les progrès de la flamme qui s’approchait toujours et frôlait maintenant le tableau – et son cœur se glaçait d’effroi. À ce moment, les moines élevèrent une croix noire au milieu de la place et, se tenant par la main, formèrent une triple ronde à la gloire de la Trinité, exprimant ainsi la joie des fidèles à la destruction des « frivolités ». Ils commencèrent une danse lente d’abord, puis de plus en plus vive, enfin tourbillonnante, en chantant :


Ognum gridi, com’io grido !
Sempre pazzo, pazzo, pazzo !
Il faut devant le Seigneur
Tous nous réconcilier,
Et danser sans aucune crainte,
Comme devant l’Arche sainte
Le saint Roi David dansait.
Relevons tous nos soutanes
Et que dans notre folle ronde
Personne ne reste en panne.
Ivres d’amour du Seigneur,
Et du sang de ses blessures,
Gais, heureux et tapageurs,
Nous sommes ivres de l’amour.
De l’amour de Notre Seigneur.


Les spectateurs de cette scène sentaient le vertige les saisir, leur tête tourner, leurs jambes frémir, et tout à coup, n’y tenant plus, vieillards, femmes et enfants, tous se mêlèrent à la ronde infernale. Un gros moine, ayant fait un saut maladroit, glissa, roula par terre et se fendit le front. À peine put-on le sauver du piétinement des furibonds. Le reflet pourpre illuminait les visages grimaçants. Le crucifix projetait une énorme ombre sur les danseurs.


Nous agitons nos croix
Et nous dansons, dansons, dansons,
Comme dansait David, le Roi.


La flamme atteignait maintenant la Léda, léchait de sa langue rouge son corps très blanc, rosé subitement et, par cela même, devenu presque vivant, encore plus mystérieux et plus superbe.

Giovanni la contemplait, tremblant et pâle. Léda eut un dernier sourire, s’enflamma, fondit dans le feu et disparut pour l’éternité.

Le grand pantin à son tour s’alluma. Son ventre bourré de poudre éclata avec fracas. Les flammes montèrent alors jusqu’au ciel. Le monstre lentement oscilla, se flétrit et s’effondra parmi les charbons rougis.

De nouveau les trompes et les timbales retentirent. Toutes les cloches s’ébranlèrent à la fois. Et la foule hurla, triomphante, comme si elle avait vaincu le diable lui-même, le mensonge, la souffrance, tous les maux de l’univers. Giovanni prit sa tête dans ses mains et voulut fuir, mais une main s’abaissa sur son épaule ; il se retourna, et aperçut le visage calme du Maître.

Léonard le prit par la main et l’emmena hors de la foule.


IX[modifier]

Lorsqu’ils eurent quitté la place emplie de fumée nauséabonde, ils suivirent une sombre impasse et se trouvèrent sur les bords de l’Arno.

Tout était, ici, calme et désert. Seules les vagues clapotaient. Le croissant de la lune éclairait les cimes majestueuses argentées par le givre. Les étoiles brillaient, tantôt sévères et tantôt tendres.

— Pourquoi t’es-tu enfui, Giovanni ? demanda Léonard de Vinci.

L’élève leva vers lui les yeux, voulut parler, mais sa voix se brisa, ses lèvres tremblèrent et il pleura.

— Pardonnez, maître…

— Tu n’es point fautif devant moi, répondit l’artiste.

— Je ne savais ce que je faisais, continua Beltraffio. Comment, mon Dieu ! comment ai-je pu vous quitter ?

Il voulait raconter sa folie au maître, ses tourments, ses terribles idées de la coupe du Seigneur et de celle du diable, ses visions doubles du Christ et de l’Antéchrist, mais il sentit de nouveau, comme devant la statue de Sforza, que Léonard ne le comprendrait pas, et il se contenta de fixer un regard suppliant dans ses yeux purs, calmes et étranges ainsi que des étoiles.

Le maître ne lui demanda rien, comme s’il eut tout deviné, et avec un sourire d’infinie pitié, posant sa main sur la tête de Giovanni, lui dit :

— Que le Seigneur te vienne en aide, mon pauvre enfant ! Tu sais que je t’ai toujours aimé comme un fils. Si tu veux de nouveau redevenir mon élève, je te reprendrai avec joie.

Et comme s’il se parlait à lui-même, avec ce laconisme mystérieux par lequel il exprimait ses pensées intimes, il ajouta tout bas :

— Plus la sensibilité est grande, plus forte est la douleur. Grand martyr !

Le son des cloches, les chants des moines, les cris de la foule affolée s’entendaient au loin, mais ne troublaient plus le calme qui enveloppait le maître et l’élève.