Le Roman de Léonard de Vinci/XVII

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Chapitre XVII - La mortLe précurseur ailé
1516-1519
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« Pareil aux anges, tu as des ailes. »
Inscription sur l’Icône de saint Jean-Baptiste

« Les ailes seront. »br> LEONARD DE VINCI


I[modifier]

AU cœur même de la France, dominant la Loire, se trouvait le château royal d’Amboise. Le soir, au crépuscule, se reflétant dans le fleuve désert, blanc crème et vert pâle, il paraissait léger comme une apparition, vaporeux comme un nuage. De la tour, la vue s’étendait sur un bois de chênes, sur des prés, sur les rives de la Loire, transformées au printemps en de vastes champs de pavots rouges et de lin bleu. Cette vallée embrumée rappelait la Lombardie, comme l’eau verte de la Loire rappelait l’Adda, avec cette différence que l’une était impétueuse et jeune, et l’autre, calme, lente, fatiguée et vieille.

Au pied du château se pressaient les chaumières d’Amboise, toits pointus couverts d’ardoise noire, scintillante au soleil, et parmi eux des hautes cheminées de briques.

Dans les rues tortueuses tout respirait l’Antiquité.

Au-dessous des corniches et des linteaux, dans les encoignures des croisées, se voyaient, taillés dans la pierre blanche, de gros moines réjouis ramassés sur leurs jambes, de jeunes clercs, de graves docteurs à épaulières à l’expression préoccupée et concentrée. Les mêmes visages se rencontraient dans les rues de la ville : tout respirait le bourgeois cossu, soigneux, parcimonieux, froid et dévot.

Lorsque le roi arrivait à Amboise pour chasser, la ville s’animait : les rues s’emplissaient d’aboiements, de sons de cors ; les vêtements des seigneurs de la cour y mettaient un scintillement inaccoutumé ; la nuit, du château parvenaient des airs de danses et les murs se pourpraient à la lueur des torches.

Mais le roi parti de nouveau, la petite ville se replongeait dans son silence ; durant la semaine elle semblait morte, et ne s’éveillait que le dimanche à l’heure de la grand’messe ou les soirs d’été durant lesquels les enfants organisaient des rondes. Et lorsque la chanson se taisait, régnait un silence profond, troublé seulement par le son métallique de l’horloge sonnant les heures, au-dessus de la tour de l’Horloge, et les cris des cygnes sauvages sur les bancs de sable de la Loire qui reflétait, unie tel un miroir, le ciel d’un bleu vert.

À dix minutes du château, sur le chemin du moulin Saint-Thomas, se trouvait un tout petit castel, le Cloux, ayant appartenu jadis à l’armurier du roi Louis XII.

Une haute haie l’entourait d’un côté, de l’autre une petite rivière. Droit devant la maison s’étendait une pelouse ; un pigeonnier émergeait entre les ifs et les noisetiers, dont l’ombre faisait paraître l’eau immobile comme l’eau d’un étang. Le sombre feuillage des marronniers et des ormes formait un fond propice au château de brique rose et de pierre blanche encadrant les croisées et les portes ogivales. Ce petit bâtiment à toit pointu et à tour octogonale tenait de la villa campagnarde et de la maison de ville. Reconstruit quarante ans auparavant, il semblait encore neuf, gai et hospitalier.

Tel était ce petit castel dans lequel François Ier installa Léonard de Vinci.

II[modifier]

Le roi reçut affablement l’artiste, causa longuement avec lui de ses travaux passés et de ses projets futurs, l’appelant respectueusement « Mon père » et « Maître ».

Léonard proposa de reconstruire le château d’Amboise et d’établir un énorme canal qui devait transformer les marais de Sologne en un florissant jardin, réunir la Loire à la Saône près de Mâcon et, traversant Lyon – le cœur de la France –, rattacher la Touraine à l’Italie, ouvrant ainsi une nouvelle voie de l’Europe septentrionale à la mer Méditerranée.

Le roi approuva fort le projet de ce canal, et dès son arrivée à Amboise l’artiste explora le pays.

Tandis que François Ier chassait, Léonard étudiait le terrain de la Sologne près de Romorantin, le courant des affluents de la Loire et du Cher, calculait le niveau des eaux, composait des dessins et des cartes.

Errant dans la région, il s’arrêta un jour à Loches. Là se trouvait un vieux château dans le donjon duquel pendant huit ans avait été incarcéré l’infortuné duc de Lombardie, Ludovic le More.

Le vieux geôlier raconta à Léonard comment, caché dans une charrette sous un tas de paille, Ludovic avait tenté de fuir ; mais, ignorant les chemins, il s’était égaré dans le bois et, le lendemain matin, rejoint par les traqueurs, il avait été découvert par les chiens de chasse dans un buisson.

Le duc de Milan avait passé ses dernières années en des réflexions morales, alternées de prières et de lectures, particulièrement de la Divine Comédie du Dante. À cinquante ans, il paraissait déjà un vieillard. Seulement, lorsque parvenaient jusqu’à lui les nouvelles des changements politiques, dans ses yeux s’allumait l’ancienne flamme.

Le 17 mai 1508, après une courte maladie, il s’était doucement éteint.

Quelques mois avant sa mort, Ludovic s’était découvert une distraction : il avait sollicité des couleurs et des pinceaux et entrepris de peindre les murs et les plafonds de sa prison.

Sur les murs écaillés par l’humidité, Léonard retrouva quelques traces de ces peintures : des ornements compliqués, des étoiles, des rosaces, et une tête de guerrier romain avec cette inscription en langue française estropiée : Je porte en prison pour ma devise que je m’arme de pacience par force de peines que l’on me fait porter.

Une autre inscription en lettres de trois coudées s’étalait sur le plafond, plus incorrecte encore : Celui quinet pas contan.

En lisant ces pitoyables inscriptions, en examinant ces dessins maladroits, l’artiste se souvenait de Ludovic le More admirant avec un bon sourire les cygnes qui voguaient dans les fossés du palais de Milan.

« Qui sait ? songea Léonard, cet homme portait peut-être en soi l’amour de la beauté qui l’excusera au jugement suprême ? »

Méditant sur le sort malheureux du duc, il se souvint des récits rapportés par un voyageur espagnol au sujet de la mort de son autre protecteur, César Borgia. Le successeur d’Alexandre VI, Jules II, avait traîtreusement livré César à ses ennemis. Emmené en Castille et incarcéré dans la tour Medina del Campo, César s’était enfui avec une adresse et un courage incroyables, descendant à l’aide d’une corde d’une hauteur vertigineuse. Les geôliers eurent le temps de couper la corde. Il tomba, se blessa sérieusement, mais conserva assez de présence d’esprit pour, revenu à lui, ramper jusqu’aux chevaux préparés par ses complices et s’enfuir au galop. Puis, ayant gagné Pampelune, il s’était présenté à la cour de son beau-frère, le roi de Navarre, et avait pris du service comme condottiere.

À la nouvelle de la fuite de César, la terreur se répandit en Italie. Le pape tremblait. On mit la tête du duc au prix de dix mille ducats.

Durant l’hiver 1507, dans une rencontre avec les mercenaires du comte de Beaumont, après avoir pénétré dans les rangs de l’ennemi, César, abandonné de ses hommes, fut traqué comme un fauve dans un ravin, et là, se défendant avec une vaillance désespérée, il était tombé, frappé de plus de vingt coups. Les mercenaires, tentés par ses armes et ses vêtements, après l’en avoir dépouillé, le laissèrent entièrement nu et expirant. La nuit, sortant du fort, les Navarrais l’avaient trouvé, mais sans pouvoir vraiment le reconnaître. Enfin, le petit page Juanito, retrouvant son seigneur, se jeta sur son cadavre, l’embrassant et sanglotant – il aimait César.

Le visage du mort, tourné vers le ciel, était superbe : il semblait qu’il avait dû expirer comme il avait vécu – sans peur et sans remords.

La duchesse de Ferrare, madonna Lucrezia, pleura jusqu’à la fin de ses jours son frère bien-aimé.

Les sujets du duc de Romagne, les bergers à demi sauvages et les agriculteurs des Apennins conservèrent également de lui un tendre souvenir. Longtemps, ils se refusèrent à croire qu’il était mort et l’attendaient comme un libérateur, un dieu, espérant que tôt ou tard ils le reverraient, renversant les tyrans et défendant le peuple.

Comparant la vie de ces deux hommes, Ludovic et César, à la sienne propre. Léonard la trouvait plus salutaire et ne maudissait pas sa destinée.


III[modifier]

Comme presque tous les projets de Léonard, le projet de la reconstruction du château d’Amboise et celui du canal de Sologne n’aboutirent pas.

Convaincu par des conseillers raisonnables de l’irréalisation des projets trop hardis de Léonard, le roi peu à peu s’en désintéressa et bientôt les oublia. L’artiste comprit qu’en dépit de toute son affabilité il ne devait attendre de François Ier rien de plus que de Ludovic, de César, de Soderini, de Léon X et de Médicis. Son dernier espoir d’être compris, de donner aux gens une petite partie de sa science, de ce qu’il avait amassé durant sa vie, ce dernier espoir le trahissait. Il décida de se renfermer en lui-même et de renoncer à toute action.

Au début du printemps 1517, Léonard revint au château de Cloux, malade, miné par la fièvre des marais. En été un mieux sensible se produisit, mais c’en était fait de sa santé.

L’artiste commença un étrange tableau.

À l’ombre de hauts rochers, parmi des plantes fleuries, un dieu couronné de raisin, les cheveux longs, efféminé, le visage pâle et langoureux, drapé dans une peau de daim, tenant un thyrse dans ses mains, les jambes croisées, écoutait, la tête inclinée, un sourire énigmatique sur les lèvres.

Dans la cassette de Beltraffio, Léonard avait trouvé une améthyste sculptée – probablement un cadeau de monna Cassandra – représentant Dionysos. À cette pierre étaient joints les vers d’Euripide : Les Bacchantes, traduits du grec et copiés par Giovanni. À plusieurs reprises Léonard relut ces fragments.

« Ô étranger, disait ironiquement Penthée au dieu méconnu, tu es superbe et possèdes tout ce qu’il faut pour fasciner les femmes : tes cheveux longs encadrent ton visage langoureux ; tu te caches du soleil comme une vierge et gardes dans l’ombre la fraîcheur de ta peau, afin de séduire Aphrodite. »

Le chœur des Bacchantes, en opposition au roi irrespectueux, louait Bacchus « le plus terrible et le plus miséricordieux entre les dieux, donnant aux mortels l’ivresse de la joie parfaite ».

Sur les mêmes feuillets, à côté des vers d’Euripide, Giovanni avait inscrit des passages du Cantique des Cantiques : « Buvez et enivrons-nous, bien-aimés. »

Laissant Bacchus inachevé, Léonard commença un tableau plus étrange encore : saint Jean-Baptiste. Il y travaillait avec un tel acharnement et une telle rapidité qu’on aurait pu croire que ses jours étaient comptés, que chaque jour diminuait ses forces et qu’il avait hâte de dévoiler son plus secret mystère, celui que, durant toute sa vie, non seulement il n’avait confié à personne, mais qu’il n’avait même pas osé s’avouer.

En quelques mois le travail était assez avancé pour permettre de deviner la pensée de l’artiste. Le tableau représentait cette grotte obscure excitant la peur et la curiosité, et dont il avait souvent entretenu monna Lisa. Mais cette obscurité qui, tout d’abord, paraissait impénétrable, au fur et à mesure qu’on la contemplait devenait plus transparente, et les ombres les plus noires conservant leur mystère se fondaient avec le jour le plus clair, glissaient et s’anéantissaient en lui, comme une fumée, ou bien comme le son d’une lointaine musique. Et semblable au miracle, mais plus réel que tout ce qui puisse en approcher, plus vivant que la vie même, ressortaient de cette obscurité le visage et le corps d’un adolescent nu, féminin, étrangement et séduisamment beau, rappelant les paroles de Penthée :

« Tes longs cheveux encadrent ton visage plein de langueur : tu te caches du soleil comme une vierge et tu conserves dans l’ombre ta pâleur pour séduire Aphrodite. »


IV[modifier]

Un jour d’ennui, François Ier se souvint de son désir de visiter l’atelier de Léonard et, en compagnie de quelques intimes, il se rendit au château de Cloux.

Sans se soucier ni de sa faiblesse ni de sa fatigue, l’artiste travaillait avec acharnement à son Saint Jean-Baptiste.

Les rayons du soleil entraient de biais par les croisées de l’atelier, grande pièce froide à parquet carrelé et à plafond à poutrelles. Profitant de la dernière lumière, Léonard se hâtait d’achever la main droite du Précurseur désignant la croix.

Sous les fenêtres retentirent des pas et des voix.

— Personne, cria le maître à Melzi, entends-tu, je ne reçois personne. Dis que je suis malade ou sorti.

L’élève alla dans le vestibule pour congédier les importuns, mais reconnaissant le roi, il s’inclina respectueusement et ouvrit la porte.

Léonard eut à peine le temps d’abaisser la draperie sur le portrait de la Joconde – ce qu’il faisait toujours, n’aimant pas la laisser voir.

Le roi entra dans l’atelier.

Il était vêtu luxueusement, mais avec un goût plutôt criard, une trop grande profusion d’or, de broderies et de pierres précieuses. Il se parfumait à l’excès.

Il avait vingt-quatre ans. Ses courtisans assuraient que François Ier portait dans son physique une majesté telle qu’il suffisait de le regarder pour deviner le roi.

Léonard, selon la coutume, voulut plier le genou devant lui, mais François le retint et, s’inclinant lui-même, l’embrassa respectueusement.

— Il y a longtemps que je ne t’ai vu, maître Léonard, dit-il aimablement. Comment vas-tu ? Que fais-tu ? As-tu de nouveaux tableaux ?

— Je suis continuellement malade, Sire, répondit l’artiste en éloignant le portrait de la Joconde.

— Qu’est-ce ? demanda le roi.

— Un vieux portrait, Sire. Votre Majesté l’a déjà vu.

— Qu’importe ! montre. Tes tableaux sont tels que plus on les regarde et plus ils plaisent.

Voyant l’hésitation de l’artiste, un des seigneurs s’approcha du portrait et souleva la draperie.

Léonard fronça les sourcils. Le roi s’assit dans un fauteuil et longtemps regarda, silencieux.

— C’est étonnant, murmura-t-il enfin comme sortant d’un rêve. Voilà la plus ravissante femme que j’aie jamais vue ! Qui est-ce ?

— Madonna Lisa, la femme du citoyen florentin Giocondo, répondit Léonard.

— Quand l’as-tu peint ?

— Il y a dix ans.

— Elle est toujours aussi jolie ?

— Elle est morte, Sire.

— Maître Léonard de Vinci, dit le poète Saint-Gelais, a travaillé cinq ans à ce portrait et ne l’a pas achevé – du moins, il l’affirme.

— Pas achevé ? s’étonna le roi. Que faut-il de plus ? Elle est vivante, il ne lui manque que la parole… J’avoue, s’adressa-t-il à l’artiste, que l’on peut t’envier, maître Léonard. Cinq ans avec une pareille femme ! Tu ne peux te plaindre de ta destinée : tu as été heureux, vieillard. Et que faisait donc le mari ? Il vous contemplait ! Si elle n’était pas morte, ma foi, je parie que tu la peindrais encore !

Il rit, plissant les yeux ; la pensée que monna Lisa avait pu rester une épouse fidèle ne pouvait même pas effleurer son cerveau.

— Mon ami, continua François en souriant, tu es grand connaisseur en femmes. Quelles épaules, quelle poitrine ! Et ce qu’on ne voit pas doit être encore plus beau…

Il posait sur la Joconde un regard scrutateur, un de ces regards qui déshabillent et possèdent, comme une impudique caresse.

Léonard se taisait, pâle, les yeux baissés.

— Pour peindre un tel portrait, continua le roi, il ne suffit pas d’être artiste, il faut avoir pénétré tous les mystères du cœur féminin – labyrinthe de Dédale, pelote de fil que le diable lui-même ne démêlerait pas ! On la croirait sage, humble, timide, avec ses mains croisées – mais va voir au fond de son âme !

Souvent femme varie.

Bien fol est qui s’y fie !


Léonard s’éloigna dans un coin de l’atelier, feignant d’approcher un tableau vers le jour.

— Je ne sais, Sire, murmura Saint-Gelais de façon à n’être entendu que du roi, mais on m’a assuré que non seulement il n’a pas aimé la Joconde, mais encore aucune femme… qu’il est presque vierge…

Et encore plus bas, avec un sourire équivoque, il ajouta quelque chose de très indécent concernant l’amour socratique et l’extraordinaire beauté des élèves de Léonard.

François Ier s’étonna, puis haussa les épaules avec le sourire indulgent d’un homme du monde privé de préjugés, qui sait vivre et n’empêche pas les autres d’agir comme bon leur semble, comprenant que dans ce genre d’affaires on ne doit discuter ni des goûts ni des couleurs.

Le tableau inachevé attira son attention.

— Et cela, qu’est-ce ?

— D’après la couronne de raisin et le thyrse, ce doit être Bacchus.

— Et cela ? demanda le roi en désignant le tableau voisin.

— Un autre Bacchus ? dit Saint-Gelais en hésitant.

— C’est étrange. Il a les cheveux, la poitrine et le visage d’une femme. Il ressemble à la Joconde. Il a le même sourire.

— Peut-être un androgyne ? observa le poète, en expliquant la fable de Platon.

— Aplanis nos doutes, Maître, dit François Ier en s’adressant à Léonard. Est-ce Bacchus ou un androgyne ?

— Ni l’un ni l’autre, Sire, murmura Léonard en rougissant comme un coupable, c’est saint Jean-Baptiste.

— Saint Jean ? Ce n’est pas possible. Que dis-tu !

Mais en regardant attentivement, le roi remarqua, dans le fond de la toile, la fine croix de roseau. Il secoua la tête. Ce mélange de sacré et de profane lui semblait une profanation et lui plaisait en même temps. Il décida de n’y pas attacher d’importance.

— Maître Léonard, je t’achète les deux tableaux. Combien m’en demandes-tu ?

— Votre Majesté, commença timidement l’artiste, ces tableaux ne sont pas terminés. Je songeais…

— Des bêtises, interrompit le roi. Tu peux achever le Saint Jean, j’attendrai. Mais ne touche pas à la Joconde. Tu ne peux faire mieux. Je veux l’avoir de suite chez moi, entends-tu ? Dis-moi ton prix, ne crains rien, je ne marchanderai pas.

Léonard sentait qu’il fallait trouver une excuse, un prétexte de refus. Mais que pouvait-il dire à un homme qui transformait tout en plaisanterie ou en indécence ? Comment lui expliquer ce qu’était pour lui le portrait de la Joconde et pourquoi il ne consentirait à s’en séparer à aucun prix ?

Le roi pensait que Léonard se taisait par peur de céder la toile à trop bon compte.

— Allons, soit, je fixerai le prix moi-même.

Il contempla le portrait et dit :

— Trois mille écus. Trop peu ? Trois mille cinq cents.

— Sire, commença l’artiste d’une voix tremblante, je puis assurer à Votre Majesté…

Il s’arrêta et pâlit.

— Alors, quatre mille, maître Léonard. Je pense que c’est suffisant.

Un murmure d’étonnement s’éleva parmi les courtisans.

Léonard leva les yeux sur François Ier avec une expression d’une émotion infinie. Il était prêt à tomber à ses pieds, à le supplier, comme lorsqu’on demande grâce, afin qu’il ne lui enlevât pas la Joconde. François Ier prit cet émoi pour un élan de reconnaissance, se leva et, en adieu, embrassa le vieillard.

— C’est entendu ? Quatre mille. Tu peux toucher la somme quand tu voudras. Demain j’enverrai prendre la Joconde. Sois tranquille, je lui choisirai une place digne d’elle. Je sais sa valeur et je saurai la conserver à la postérité.

Lorsque le roi fut sorti, Léonard s’affala dans un fauteuil. Il considérait la Joconde avec des yeux affolés. Des plans enfantins germaient dans son cerveau : il voulait cacher le portrait de façon que le roi ne pût le trouver, et ne le livrer même sous peine de mort ; ou bien encore l’envoyer en Italie avec Francesco Melzi et fuir lui-même pour la suivre.

La nuit tomba. À plusieurs reprises Francesco avait entrouvert la porte de l’atelier, sans oser parler. Léonard restait toujours assis devant le portrait ; son visage, dans l’obscurité, paraissait pâle et immobile comme celui d’un mort.

La nuit, il entra dans la chambre de Francesco.

— Lève-toi, lui dit-il. Allons au palais. Je dois voir le roi.

— Il est tard, maître. Vous êtes fatigué. Vous tomberez malade. Vraiment, remettez à demain.

— Non, de suite. Allume la lanterne et conduis-moi. Si tu ne veux pas, j’irai tout seul.

Sans répliquer, Francesco se leva, se vêtit à la hâte, et tous deux s’acheminèrent vers le palais.


V[modifier]

Le château se trouvait à dix minutes de marche ; mais la route était mauvaise et pénible. Léonard marchait lentement en s’appuyant sur le bras de Francesco.

Entre les branches secouées par la bourrasque, se voyaient les croisées illuminées du palais.

Le roi soupait en petit comité, s’amusant d’un passe-temps qui lui plaisait particulièrement. On forçait des jeunes filles à boire dans une coupe en argent sur laquelle se trouvaient gravés des sujets obscènes. Les unes riaient, les autres rougissaient et pleuraient de honte, ou se fâchaient, ou fermaient les yeux, ou encore feignaient de voir et de ne pas comprendre.

Parmi les dames se trouvait la sœur du roi, la princesse Marguerite, « la perle des perles ». Elle avait une réputation de beauté et d’érudition. L’art de plaire était pour elle plus important que « le pain quotidien ». Mais charmant tout le monde, tout le monde lui était indifférent ; elle n’aimait que son frère, d’un amour excessif, considérait ses défauts comme des qualités, ses vices comme des bravoures et son visage de faune comme celui d’Apollon. Elle était prête non seulement à lui sacrifier sa vie, mais encore son âme. On murmurait qu’elle l’aimait d’un amour plus que fraternel. Dans tous les cas François abusait de cet amour, profitant de ses services autant dans les affaires difficiles que dans les maladies, les dangers et les aventures amoureuses.

Ce soir-là, le roi était fort gai. Lorsqu’on annonça Léonard, François ordonna de le recevoir et, avec Marguerite, s’avança au-devant de lui.

Quand l’artiste intimidé traversa, la tête baissée, les salles brillamment éclairées, des regards étonnés et ironiques l’accompagnèrent : ce grand vieillard à longs cheveux blancs, aux yeux presque sauvages, produisait une impression réfrigérante, même sur les plus insouciants.

— Ah ! maître Léonard ! l’accueillit le roi. Quel hôte rare ! Que puis-je t’offrir ? Tu ne manges pas de viande. Veux-tu des légumes ou des fruits ?

— Mille grâces, Majesté… excusez-moi… je voulais vous dire deux mots…

Le roi fixa sur lui un regard inquiet.

— Qu’as-tu, mon ami ? Serais-tu malade ?

Il l’emmena dans un coin écarté et lui demanda en désignant sa sœur :

— Elle ne nous gênera pas ?

— Oh ! non ! répliqua l’artiste en s’inclinant. J’ose même espérer que Son Altesse voudra bien me protéger.

— Parle. Tu sais que je serai toujours heureux de te faire plaisir.

— Sire, c’est toujours au sujet du tableau que vous avez désiré m’acheter.

— Comment ? Encore ? Pourquoi ne me l’as-tu pas dit de suite ? Je pensais que nous étions d’accord.

— Ce n’est pas pour l’argent. Majesté.

— Alors ?

Et Léonard sentit de nouveau qu’il lui serait impossible de parler de monna Lisa.

— Seigneur, prononça-t-il avec effort, soyez miséricordieux, ne m’enlevez pas ce portrait ! Il est vôtre et je ne veux pas de votre argent. Mais laissez-le-moi – jusqu’à ma mort…

Il n’acheva pas et adressa à Marguerite un regard suppliant.

Le roi, haussant les épaules, fronça les sourcils.

— Sire, intervint la princesse, exaucez la prière de maître Léonard. Il le mérite… Soyez bon.

— Vous prenez son parti, madame Marguerite ? Mais c’est un complot !

La princesse posa une main sur l’épaule de son frère et lui murmura à l’oreille :

— Comment ne le voyez-vous pas ? Il l’aime encore maintenant.

— Mais elle est morte !

— Qu’importe ! N’aime-t-on pas les morts ? Vous avez dit vous-même qu’elle était vivante sur ce portrait. Soyez bon, frérot, laissez-lui ce souvenir, ne peinez pas ce vieillard !

Quelque chose d’à demi oublié s’éveilla dans le cerveau de François Ier. Il voulut être magnanime.

— Allons, soit ! maître Léonard, dit-il avec un sourire. Je vois que je ne te dominerai pas. Tu as su choisir ta défenderesse. Sois tranquille, j’accomplirai ton désir. Seulement, souviens-toi, le tableau m’appartient et tu peux en toucher l’argent immédiatement.

Quelque chose brilla dans les yeux de Léonard, de si enfantin et de si malheureux que le roi sourit avec plus de bienveillance encore et lui frappa amicalement l’épaule.

— Ne crains rien, mon ami : je te donne ma parole, personne ne te séparera d’avec ta Joconde.

Une larme perla sur les cils de Marguerite ; elle tendit la main à l’artiste, qui la baisa silencieusement.

La musique retentit, le bal commença. Et personne ne songea plus à l’étrange vieillard qui avait passé, telle une ombre, et disparaissait de nouveau dans la nuit profonde.


VI[modifier]

Dès le départ du roi, le calme se rétablit à Amboise. Léonard continuait travailler à son Saint Jean, toujours plus difficilement et plus lentement. Parfois il semblait à Francesco que le maître désirait l’impossible. Souvent, au crépuscule, relevant la draperie du portrait de la Joconde, il la contemplait longuement, la comparait avec le Précurseur. Et alors il semblait à son élève Melzi, peut-être à cause du jeu incertain du jour et de l’ombre, que l’expression des deux visages se transformait, qu’ils ressortaient de la toile comme des apparitions sous le regard fixe de l’artiste, s’animant d’une vie surnaturelle, et maître Jean ressemblait à monna Lisa et à Léonard comme un fils au père et à la mère.

La santé du maître faiblissait. En vain Melzi le suppliait d’interrompre son travail, de se reposer ; Léonard ne voulait rien entendre et s’obstinait davantage. Un jour cependant il quitta son travail de meilleure heure et pria Francesco de le conduire à sa chambre située à l’étage supérieur : l’escalier tournant était raide et, par suite de fréquents étourdissements, il n’osait s’y risquer seul. Soutenu par Francesco, Léonard montait péniblement, s’arrêtant à toutes les marches. Tout à coup il chancela, s’effondrant de tout son poids sur son élève. Celui-ci, comprenant qu’il s’évanouissait et craignant de ne pouvoir le soutenir, appela à l’aide son vieux serviteur Baptiste Villanis.

Refusant comme d’habitude toute espèce de soins, Léonard garda le lit deux semaines. Tout le côté droit était paralysé, la main droite refusait tout service. Au début de l’hiver, il se sentit mieux, cependant, bien qu’il se rétablit difficilement.

Durant toute sa vie, Léonard s’était servi indifféremment des deux mains et toutes deux lui étaient nécessaires pour travailler : de la gauche, il dessinait ; de la droite, il peignait ; ce que faisait l’une, l’autre n’aurait pu le faire ; il affirmait que dans l’opposition de ces deux forces résidait sa supériorité sur les autres artistes. Mais maintenant que les doigts de la main droite étaient morts, Léonard craignait que la peinture lui fût désormais impossible. Dans les premiers jours de décembre, il se leva, commença à marcher, puis à descendre à l’atelier, mais sans oser toucher à son tableau.

Un après-midi pourtant, tandis que tout le monde dans la maison s’adonnait à la sieste, Francesco désirant demander quelque chose au maître et ne le trouvant pas dans sa chambre descendit à l’atelier dont il entrouvrit doucement la porte. Les derniers temps, Léonard, plus morne et plus sauvage que jamais, aimait à rester seul durant de longues heures et ne permettait pas qu’on entrât chez lui sans le demander, comme s’il craignait qu’on le surveillât.

Par la porte entrebâillée, Francesco vit qu’il se tenait devant le Saint Jean, essayant de peindre avec la main malade : son visage était convulsé par l’effort désespéré ; les coins des lèvres fortement serrées tombaient ; les sourcils étaient sévèrement froncés ; quelques mèches de cheveux blancs étaient collées au front par la sueur. Les doigts engourdis n’obéissaient pas : le pinceau tremblait dans la main du maître. Terrifié, Francesco regardait cette lutte dernière de l’âme vivante contre la matière morte.


VII[modifier]

Cette année-là, l’hiver fut dur ; le passage des glaçons avait brisé les ponts de la Loire ; des gens mouraient gelés sur les routes ; les loups venaient rôder jusque sous les fenêtres du château du Cloux : on ne pouvait sortir le soir sans armes ; les oiseaux tombaient engourdis par le froid.

Un matin, Francesco trouva sur le perron, dans la neige, une hirondelle à demi gelée ; il l’apporta au maître, qui la ranima de son souffle et lui installa un nid derrière la haute cheminée, pour lui rendre la liberté au printemps.

Il n’essayait plus de travailler et avait caché dans un coin de l’atelier le Saint Jean inachevé, les dessins, les pinceaux et les couleurs. Les journées s’écoulaient vides. Parfois, le notaire, maître Guillaume, venait rendre visite à Léonard, parlait des récoltes, de la cherté du sel, ou expliquait à la cuisinière Mathurine à quoi on distinguait un lapereau d’un vieux lapin. De même venait souvent un moine franciscain, le frère Guillielmo, originaire d’Italie, mais depuis de longues années établi à Amboise – vieillard simple, gai et aimable ; il avait le don de conter admirablement les nouvelles florentines les plus lestes. Léonard riait à ces récits d’aussi bon cœur que le narrateur.

Durant les interminables soirées d’hiver, ils jouaient aux échecs, aux cartes et aux jonchets.

— Lorsque les hôtes avaient regagné leur logis, Léonard pendant des heures marchait de long en large, jetant de temps à autre un regard sur le mécanicien Zoroastro da Peretola. Maintenant, plus que jamais, cet infirme représentait pour lui le remords vivant, l’ironie de l’effort de toute sa vie : les ailes humaines. Assis dans un coin, les jambes repliées, il rabotait des planchettes ou taillait des toupies ; ou encore, les yeux mi-clos, avec un sourire béat, agitait ses bras comme des ailes et marmonnait sa triste chanson.

Enfin, la nuit tombait tout à fait. Un grand silence régnait dans la maison ; la tempête hurlait dehors, les hurlements des loups y répondaient. Francesco allumait un grand feu et Léonard s’asseyait devant.

Melzi jouait fort bien du luth et possédait une jolie voix. Pour dissiper les idées sombres du maître, il faisait parfois de la musique. Un jour il chanta la vieille romance de Laurent de Médicis, infiniment heureuse et triste mélodie que Léonard aimait parce qu’elle lui rappelait sa jeunesse :


Quant’è bella giovanezza !
Ma si fugge tuttavia.
Chi vuol esser lieto, sia :
Di doman non c’è certezza.


Le maître écoutait, la tête inclinée : il se souvenait de la nuit d’été, des ombres noires, du clair de lune dans la rue déserte, du son des mandolines devant la loggia de marbre, qui accompagnaient cette même romance – et ses méditations au sujet de la Joconde.

Le dernier son se mourait tremblant. Francesco, assis aux pieds du maître, leva sur lui les yeux et vit que des larmes roulaient le long des joues ridées de Léonard. Souvent, en relisant son journal, Léonard y notait ses nouvelles pensées sur le sujet qui l’intéressait – la mort.

« Maintenant, tu vois que tes espoirs et tes désirs vont retourner à leur patrie ; l’homme attend toujours un nouveau printemps, un nouvel été, croyant que ce qu’il désire arrivera. Mais ce désir n’est autre chose qu’une manifestation de la nature ; l’âme des éléments, prisonnière dans l’âme humaine, n’aspire qu’à s’échapper du corps pour retourner à Celui qui l’y a enfermée.

« Dans la nature il n’y a rien d’autre que la force et le mouvement ; la force est la volonté du bonheur.

« Une partie souhaite toujours s’unir à l’entier pour échapper à l’imperfection ; l’âme désire toujours être dans un corps, parce que sans les organes elle ne peut agir, ni sentir.

« Comme une journée bien employée procure un bon sommeil, une vie bien vécue donne une douce mort.

« Quand je croyais que j’apprenais à vivre, j’apprenais seulement à mourir. »


VIII[modifier]

Au début de février, la température s’adoucit, la neige commença à fondre sur les toits, les bourgeons éclatèrent. Le matin, lorsque le soleil glissait ses rayons dans l’atelier, Francesco installait dans un fauteuil son vieux maître, et celui-ci se chauffait immobile, la tête inclinée, les mains posées sur les genoux ; dans ces mains et sur ce visage se lisait une expression de fatigue infinie.

L’hirondelle qui avait hiverné derrière la cheminée et que Léonard avait apprivoisée tournoyait dans la pièce, se posait sur l’épaule de l’artiste ou sur ses mains, puis s’enlevait d’un coup d’aile comme impatiente du printemps qui s’annonçait. D’un regard attentif, Léonard suivait tous les mouvements de l’oiseau et la pensée des ailes humaines de nouveau fermentait en son cerveau.

Les dernières années, il ne s’en était guère occupé, tout en y songeant toujours. Observant le vol de l’hirondelle et sentant définitivement un nouveau projet mûr dans son cerveau, il résolut d’entreprendre un dernier essai avec le dernier espoir que la création de ces ailes justifierait tout l’effort de sa vie.

Il entreprit ce nouveau travail avec la même obstination, avec la même hâte fiévreuse que celles qu’il avait mises à peindre Jean le Précurseur. Ne songeant pas à la mort, vainquant sa faiblesse et la maladie, oubliant le sommeil et la nourriture, il restait penché des journées entières au-dessus de ses dessins et de ses calculs. Par moments, il semblait à Francesco que ce travail était le délire d’un fou. Une semaine s’écoula ainsi, Melzi ne quittait pas le maître, passait des nuits à veiller près de lui. Cependant la fatigue l’emporta, et le troisième jour Francesco s’assoupit dans le fauteuil auprès du feu éteint.

L’aube blanchissait les vitres. L’hirondelle éveillée piaillait. Léonard, assis devant un petit bureau, la plume dans la main, la tête inclinée sur le papier, alignait des chiffres.

Subitement, il eut un balancement étrange et très doux ; la plume tomba de ses doigts ; la tête s’inclina sur la poitrine. Il fit un effort pour se lever, appeler Francesco ; mais un faible cri s’échappa de ses lèvres et, s’effondrant de tout son corps sur la table, il la renversa.

Melzi, réveillé par ce bruit, sursauta. Dans la lumière douteuse de l’aube, il aperçut la table renversée, la chandelle éteinte, les feuillets épars, et Léonard étendu sans connaissance sur le parquet. L’hirondelle effrayée battait le plafond de ses ailes. Francesco comprit que c’était une seconde attaque. Plusieurs jours le malade resta sans recouvrer sa connaissance, continuant les calculs dans son délire. Revenu à lui, il exigea de suite les croquis de la machine volante.

— Non, maître ! s’écria Francesco. Je mourrai plutôt que de vous permettre de reprendre le travail avant votre complet rétablissement.

— Où les as-tu mis ? demandait Léonard furieux.

— Ne craignez rien, ils sont en sûreté. Je vous les rendrai…

— Où les as-tu mis ?

— Au grenier que j’ai fermé à clef.

— Où est la clef ?

— Chez moi.

— Donne.

— Mais pourquoi, messer…

— Donne, de suite.

Francesco hésitait. Les yeux du malade brillèrent de colère. Afin de ne pas l’exaspérer, Melzi donna la clef. Léonard la cacha sous son oreiller et se calma.

Il se rétablit plus vite que ne l’eût pensé Francesco. Au commencement d’avril, après une journée calme, Melzi exténué s’endormit au pied du lit du maître. Un choc l’éveilla. Il prêta l’oreille. La veilleuse était éteinte. Il la ralluma et aperçut le lit vide. Alors, il parcourut les logements supérieurs, descendit à l’atelier sans trouver personne. Baptiste Villanis, réveillé, n’avait pas vu le maître. Et tout à coup, Francesco songea aux dessins cachés dans le grenier. Il y courut, ouvrit la porte et aperçut Léonard à demi vêtu, assis à terre devant une caisse qui lui servait de table. À la lueur d’une chandelle il écrivait, calculait en murmurant des mots inintelligibles. Puis il saisit un crayon, barra la page d’un trait, se retourna, vit son élève et se leva en chancelant. Francesco le soutint.

— Je te le disais, murmura Léonard avec un triste sourire – je te disais que je terminerai bientôt. Voilà, j’ai terminé. Maintenant, c’est fini. Assez. Je suis trop vieux, trop bête, plus bête qu’Astro. Je ne sais rien et j’ai oublié ce que je savais. Au diable, tout ; au diable !

Et s’emparant des feuilles, il les chiffonna et les déchira furieusement.

De ce jour, son état empira. Melzi avait le pressentiment qu’il ne se relèverait plus.

Francesco était dévot. Il croyait, avec une foi sincère et naïve, tout ce que l’Église enseignait. Seul il n’avait pas subi l’influence du « mauvais œil » de Léonard. Francesco devinait instinctivement que Léonard, bien que ne remplissant pas les devoirs du culte, n’était pas un impie. Cependant, à l’idée qu’il pouvait mourir sans confession, Francesco souffrait. Il aurait donné son âme pour sauver le maître, mais il était incapable d’aborder avec lui un pareil sujet.

Un soir, assis au pied du lit, il songeait à la terrible éventualité.

— À quoi penses-tu ? demanda Léonard.

— Fra Guillielmo est venu ce matin prendre de vos nouvelles. Il désirait vous voir. J’ai dit que c’était impossible.

Léonard le fixa attentivement.

— Tu ne pensais pas à cela, Francesco. Pourquoi ne veux-tu pas me le dire ?

L’élève se taisait. Et Léonard comprit tout. Il aurait voulu mourir comme il avait vécu, en pleine liberté. Mais il eut pitié de Melzi et, posant sa main sur celle du jeune homme, il murmura avec un doux sourire :

— Mon fils, envoie chercher fra Guillielmo et prie-le de venir demain. Je veux me confesser et communier. Demande aussi à maître Guillaume de venir ici.

Francesco ne répondit pas – il embrassa avec un respectueux amour la main de Léonard.

IX[modifier]

Le lendemain matin, 23 d’avril, Léonard exprima au notaire ses dernières volontés : il donnait quatre cents écus à ses frères en signe de pardon ; à son élève Melzi, tous ses livres, ses appareils scientifiques, ses machines, ses manuscrits, et le reste de son traitement ; à son serviteur Baptiste Villanis, les meubles et la moitié de son vignoble près de Milan à Porta Vercellina ; l’autre moitié à son élève Salaino ; à sa vieille servante Mathurine, une robe de drap, une coiffure et deux ducats.

Puis il se confessa au moine et reçut le saint sacrement avec une humilité toute chrétienne.

Le 24 avril, jour de Pâques, un mieux sensible se produisit. Enfin, le 2 mai, après plusieurs jours passés sans connaissance, Francesco et fra Guillielmo s’aperçurent que sa respiration faiblissait. Le moine lut la prière des agonisants.

Peu de temps après, l’élève ayant posé la main sur le cœur du maître, sentit qu’il ne battait plus.

Il ferma les yeux de Léonard.

Le visage du mort gardait l’expression d’une profonde et calme contemplation. Il fut enterré au monastère de Saint-Florentin, de façon que chacun fût convaincu qu’il avait expiré en fils fidèle de l’Église catholique.

Écrivant aux frères du maître, à Florence, Francesco disait :

« Je ne puis vous exprimer la douleur que m’a causée la mort de celui qui était pour moi plus qu’un père. Tant que je vivrai, je le pleurerai, parce qu’il m’a aimé de tendre et profond amour. Du reste, tout le monde, je pense, regrettera la perte d’un homme tel que lui, et que la Nature ne saura plus créer. Que le Dieu Tout-Puissant lui donne paix éternelle. »