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Le Roman de Miraut/Partie 2/Chapitre 9

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8 Le Roman de Miraut III-1





CHAPITRE IX

Quatre automnes passèrent qui tirent de Miraut un maître. La chasse n’avait plus pour lui de secrets : il n’était pas dans tout le territoire de la commune un canton de lièvre qu’il ne connût, un gîte possible qu’il ne soupçonnât, un terrier dont il ne pût designer le propriétaire. Il savait qu’à toutes les saisons un nouveau lièvre revenait s’installer dans telle haie, dans tel gros buisson, un jeune levraut s’établir dans telle combe ou dans tel murger ; il distinguait les jours où ces locataires maniaques préféraient les logis de plein air des luzernes et des trèfles à l’abri touffu des grands bois ; il connaissait les haies giboyeuses et n’ignorait pas qu’au moment de la chute des feuilles et les jours de grand vent, les sillons des grands labours bruns recèlent plus d’un capucin.

Quant aux ruses déployées par les adversaires, il les connaissait, les devinait, les pressentait. Dès qu’il lui arrivait de lever un lièvre, il devait se dire pour des tas de raisons qui eussent échappé même à Lisée : toi, mon gaillard, tu es jeune, lu feras une pointe en dehors du bois et tu reviendras soit à droite, soit à gauche, j’aurai l’œil, ou encore : oh, oh ! voici une vieille connaissance ; où va-t-il faire ses doublés et crocher aujourd’hui, le citoyen ? Selon la direction prise, il savait où lu piste s’embrouillerait et de quel côté il faudrait opérer les recherches pour démêler la nouvelle.

Il connaissait la voix de tous les chiens des environs ; quand on était du côté de Velrans, il de Ravageot et du côté de Rocfontaine aux abois de la vieille Fanfare.

Il avait un accent particulier, un timbre différent de jappement, un mouvement de chanson de gueule spécial pour chaque gibier et dès son premier mol, dès sa quête même, Lisée pouvait déduire : c’est un lièvre, ou un renard, ou un blaireau, ou un écureuil, ou encore il est sur un piétement de perdrix ou de cailles.

De même, si le matin était bon, cela se voyait immédiatement à son allure, à son entrain, à sa joie, à sa façon de renifler et de chercher ; si cela ne marchait pas, il montrait moins de goût, regardait souvent Lisée et l’on sentait une légère humeur dans sa dégaine, une certaine amertume dans son coup de gueule.

Il connaissait aussi bien et même mieux que son maître les passages favoris des oreillards, et quand il chassait avec Bellone, ils opéraient maintenant régulièrement à la façon des renards, elle faisant le chien et lui le chasseur.

Longeverne était son domaine, il y régnait en souverain. Depuis le jour où, à la ferme de François, il ruina la suprématie amoureuse de Turc, les femelles se soumirent passivement à son joug et les autres chiens reconnurent sa puissance. Ils ne lui gardaient point trop rancune d’être le préféré, d’ailleurs ils n’y perdaient rien puisqu’avant lui, c’était Turc ; avant Turc, c’était Samsoti, Miraut se montrait moins jaloux et moins féroce que les deux premiers, témoignant souvent après la chevauchée victorieuse et jusqu’à ce que le talonnât de nouveau le désir, d’un certain abandon philosophique dont profitaient sans vergogne les rivaux.

Ils lui cédaient leur tour de corne devant la forge de Martin, lui abandonnaient le fumier qu’ils mettaient en coupe et ne lui cherchaient jamais de querelles.

Quand ils se rencontraient par les rues, ils dressaient le nez, battaient du fouet, s’approchaient sans défiance, se flairaient réciproquement le museau et le reste et, selon que cela leur disait, jouaient quelques minutes à se mordiller, à se rouler, ou à d’autres jeux encore d’une naïve obscénité.

Si d’aventure, dans les jeux de gueule, il arrivait à l’un d’eux de serrer un peu trop fort et qu’un léger nuage s’ensuivit, le jeu cessait purement et simplement et l’on partait chacun de son côté.

Miraut avait appris à connaître toutes les maisons du village et les ressources particulières qu’elles offraient selon les heures et selon les jours. Sans doute il était nourri chez Lisée et n’avait pas grand faim, mais toute trouvaille est une joie que décuplent encore le plaisir de la recherche et la fièvre de la découverte. Combien lui paraissaient supérieures à la pâtée domestique, et hautes en goût et pimentées selon la norme canine, les ventrailles faisandées et puantes découvertes en un coin de haie où les délivrances de vaches arrachées de vive lutte au fumier puissant dans lequel elles avaient croupi et fermenté !

Il savait que telle cuisine est toujours ouverte et que l’on y peut impunément boire, dans le seau des cochons, une eau savoureuse, épaissie de son et de pommes de terres cuites délayées ; que dans certain coin ou au pied du pilier, l’assiette du chat recèle toujours une lappée de lait ou un relief de fricot qu’on peut s’adjuger sans inconvénients. Il n’ignorait pas que, parmi les balayures de la grosse maison du bout du village et derrière l’auberge de Fricot, près du jeu de quilles, on trouve régulièrement des os à ronger, des bouts de peaux appétissants, des couennes de lard et des tendons doublement savoureux. Il avait repéré avec soin les baraques hostiles et dont les gens n’aiment pas les bêtes. Il savait que le fromager du pays était enclin à l’indulgence et lui voulait du bien et que sa femme — décidément, une sale race que les porte-jupons — était loin de professer à son égard les mêmes sentiments, qu’il fallait, avant d’aller saluer le mari, s’assurer au préalable qu’il se trouvait seul, si l’on ne voulait point obtenir un bon coup de balai au lieu d’une belle rondure de gruyère ou d’un appétissant morceau de « serret ».

Il connaissait de même toutes les personnes du pays, distinguait dans la rue les amis qu’il saluait d’un sourire, d’un tortillement du derrière, d’un battage de queue ou d’un lessivage de mains ; il avait déterminé, à une bouchée près, le degré de générosité des gosses à qui il ne faisait jamais de mal et qu’il caressait au passage. Tous d’ailleurs l’aimaient et il en était peu, parmi eux, qui, à l’heure du goûter, ne prélevassent sur leur chanteau de pain un morceau de croûte ou de mie, pour le jeter au chien et s’émerveiller de ce qu’il l’attrapût toujours si facilement, au vol. Il se prêtait assez volontiers à leurs fantaisies, se laissait coiffer d’une casquette ou d’un béret, couvrir d’un tricot et serrer la patte pour la poignée de main amicale de la séparation.

Il témoignait d’une indifférence polie, d’une réserve digne et légèrement dédaigneuse envers les étrangers qu’il ne connaissait point, à condition qu’il fussent à peu près vêtus selon la norme paysanne. Il professait pour les messieurs à pardessus et à chapeau melon un mépris non dissimulé et pour toute la gent mai vêtue et déguenillée une haine violente qui pouvait aller quelquefois jusqu’au coup de dent. Le gibus lui faisait horreur non moins que la besace ; toutefois sur ce dernier point, Lisée, brave homme, arriva, à force de leçons et de discours, à lui faire admettre un distinguo. Respect aux vieillards, lui enseigna’-t-il, et s’il ne put parvenir à extraire du cœur de son chien tout sentiment d’antipathie envers les vieux mendigots, du moins obtint-il qu’il les laissât pénétrer dans la maison et réciter leur « Notre Père » sans trop montrer les crocs. Mais pour ceux qui étaient jeunes et solides, les rouleurs, les trimardeurs, commerçants d’occasion, industriels à la manque, marchands de peaux de lapins ou de mine de plomb, il resta impitoyable et féroce et faillit même faire arriver à son maître une sale histoire pour avoir déchiré, en même temps que les bandes molletières, un peu de la viande d’un gentilhomme cornemuseux qui mettait vraiment une insistance trop grande à vouloir, malgré les portes closes, souhaiter le bonjour à Lisée ou à la Guélotte.

Mordu et saignant, il criait qu’il irait trouver le maire si on ne lui payait pas des dommages-intérêts, une indemnité, la forte somme, quoi ! Philomen, qu’il ne connaissait point et interrogeait à ce sujet, lui apprit justement que les gendarmes arrivaient à l’entrée du village et qu’il pourrait bientôt, en toute justice, leur exposer ses griefs. La chose d’ailleurs était absolument fausse, mais l’autre, dont la conscience n’était probablement pas très nette, profita du conseil pour s’éclipser rapidement. Au reste, si Miraut n’avait aucun des instincts ni des habitudes du chien de berger et s’il ne s’approchait jamais des vaches, il n’en constituait pas moins un fameux et très sûr chien de garde. Son nez subtil, sa fine oreille l’avertissaient avant tout le monde de ce qui se passait aux alentours de la maison. Lui, qui avait tant massacré de poules au temps de sa jeunesse folle, protégeait maintenant ces bestioles domestiques, la nuit et en hiver, du putois et de la fouine ; le jour, des attaques de la buse et de l’épervier. Les lapins ne l’intéressaient plus ; il dédaignait profondément, et pour cause, leur insignifiant fumet, et même libérés de leur cage, il les regardait tourner autour de lui sans envie d’y loucher.

Durant le jour, quand il n’était pas occupé à sa tournée au village, il se tenait, soit auprès de Lisée, soit couché sur la paille de la levée de grange ou sous l’auvent de la porte de l’étable. Il signalait régulièrement par un aboi la présence d’un arrivant ou d’un passant, son oreille ne le trompant jamais.

Les soirs d’hiver, couché derrière le poêle avec les chats, on le voyait de temps à autre lever le mufle, pousser un grognement d’amitié, d’indifférence ou de colère et de surprise selon que c’était un ami proche, un parent, un voisin quelconque ou un étranger qui approchait. On pouvait même savoir quand c’était Philomen qui venait en traversant l’enclos. Miraut alors poussait la politesse jusqu’à se lever pour aller le recevoir à la porte ; si c’était un mendiant en qui il soupçonnait le rapineur, on avait grand*peine à le tenir ; il aurait dévoré l’intrus si on l’eût laissé faire. Quant à la Phémie, il ne la gobait toujours pas ; sa patronne lui avait interdit de japper quand elle venait ; cela ne l’empêchait point de grommeler quand il entendait sa sabotée particulière et de lui montrer les dents dès que le regard du maître ne l’obligeait plus à dissimuler ses véritables sentiments.

Tant de qualités professionnelles et domestiques avaient fait de Lisée et de lui deux amis fraternels qui se pardonnaient mutuellement leurs fautes : lièvres bouffés par le chien sans autorisation préalable ni partage équitable avec le maître, stations trop prolongées du patron chez les bistros quand on allait en voyage. La Guélotte, elle-même, à la longue, nul accident fâcheux n’ayant endeuillé sa basse-cour et amoindri son porte-monnaie, avait fini par l’admettre et par lui témoigner, dans ses rares bons moments, quelque affection.

La réputation de Miraut avait franchi les frontières naturelles de sa région. Non seulement par le canton où son premier maître, le gros, et Pépé, son parrain en somme, avaient exalté ses vertus et proclamé sa gloire, mais ailleurs, dans les pays voisins, au chef-lieu d’arrondissement, à Besançon même, les professionnels de la chasse n’ignoraient pas qu’il se trouvait quelque part, dans une commune appelée Longeverne, un chien courant vraiment extraordinaire, épatant, mon cher, et qui faisait l’admiration de tous ceux qui avaient pu le voir à l’œuvre.

Et l’on venait le voir. Les gros bonnets du canton, le notaire, le juge, le receveur d’enregistrement, le percepteur, lorsqu’ils avaient besoin d’un lièvre, ne dédaignaient pas de pousser, comme par hasard, jusqu’à Longeverne et de venir proposer, au débotté, une partie à Lisée pour le lendemain.

Roublard et finaud, le chasseur, quand il avait le temps, acceptait pour ne point se faire mal voir de ces vindicatifs et jaloux personnages, mais il n’ignorait pas que ces flagorneries intéressées s’adressaient beaucoup plus au patron de Miraut qu’à Lisée lui-même, et l’orgueil qu’il jurait pu ressentir en était de beaucoup mitigé, car tous ces beaux phraseurs ne l’eussent pas seulement regardé s’il n’eût eu qu’une carne incapable de lancer, au lieu du maître chien qu’il avait la joie et l’honneur de posséder.

D’ailleurs, des que Lisée, contraint par la besogne, avait quitté la chasse commencée, le chien, s’en apercevant, ne moisissait pas en la compagnie des gens à chapeaux et rentrait aussitôt dans ses foyers.

— Vous ne le vendriez pas, votre chien ? demanda un jour au chasseur maître Gouffé, le notaire, Méridional hâbleur, menteur, traître comme l’onde elle-même, qui eût vendu son père pour traiter une affaire avantageuse et dont les paysans appréciaient beaucoup les qualités administratives.

Lisée éclata de rira à cette proposition. J’aimerais mieux vendre ma femme, ricana-t-il, et même la donner pour rien.

— J’ai pourtant un de mes amis à Besançon, un juge qui désirerait un bon courant, je lui ai parlé de Mirant. Il est millionnaire, vous savez, et en offrirait un très bon prix. Il viendra en auto un de ces jours, vous pourrez vous arranger.

— Jamais de la vie, protesta Lisée.

— Allons, mon cher, concilia maître Gouffé, il ne faut jamais dire : fontaine, je ne boirai pas de ton eau. Il viendra dimanche, vous verrez, je crois qu’il monterait bien jusqu’à cinq cents francs ; cinq cents balles, c’est une somme, réfléchissez !

— C’est tout réfléchi, trancha Lisée ; dites à votre juge qu’il continue à condamner les pauvres bougres au profit de quelques drôlesses pour faire plaisir au sénateur cocu de sa région et qu’il me foute la paix avec Miraut.

— Voyons, ne vous montez pas ; c’est un charmant garçon, vous vous entendrez très bien, vous verrez.

La Guélotte, qui était présente à cet entretien, avait ouvert des yeux énormes à la proposition d’achat et sa gorge, d’émotion, en était devenue sèche. Tant que le notaire resta là, elle se contint, mais quand il fut partit, elle entreprit son homme aussitôt

— Y as-tu pensé ? Cinq cents francs ! Ou aurait presque deux autres vaches avec cette somme-là. Songe au lait que nous pourrions porter à la fromagerie, aux sous qu’on toucherait tous les trois mois. Tu ne vas pas t’entêter ; un chien ce n’est qu’une bête après, tout et, puisque tu tiens absolument à en avoir un, tu en trouveras facilement un autre…

— Tais-toi, tonna Lisée : Miraut n’est pas un chien comme les autres, c’est un ami et un enfant ; je suis habitué à lui et lui à moi, je ne veux pas que tu me parles de cette affaire et si l’autre, malgré sa galette, a le toupet de venir dimanche, je me charge, tout en étant poli, de lui montrer qu’un paysan qui n’est pas un vendu vaut bien un juge.

— Tu n’as jamais été qu’un âne et une brute, ragea-t-elle. On n’a pas idée, quand on peut faire un si beau marché…

— Assez, nom de Dieu ! coupa Lisée.

Le dimanche, en effet, en compagnie de maître Gouffé, l’amateur s’amena de bon matin et s’invita à chasser avec Miraut et Lisée. Au premier coup d’œil, le chien lui plut et, fort complaisamment, Lisée lui permit d’admirer, au cours des chasses que l’on fit, les qualités de son compagnon et ami.

Le richard invita Lisée à déjeuner chez Fricot où le notaire avait fait composer un menu soigné, agrémenté de vins capiteux. Déliant, Lisée déclina l’offre ; mais Gouffé avec sa faconde habituelle intervint :

— Voyons, cher ami, vous avez été si aimable de nous accompagner, vous ne pouvez pas refuser… et le chasseur dut se mettre à table où il mangea et but consciencieusement.

On parla chasse ainsi qu’il convenait, mais, dès que les autres voulurent aborder la fameuse affaire, Lisée fut intraitable.

Après avoir, fort poliment d’ailleurs, répondu en invoquant des questions sentimentales auxquelles l’autre ne sembla rien comprendre et comme il insistait trop, jonglant avec les billets de cent, Lisée tout d’un coup très pâle, s’écria :

— Tenez, monsieur, vous êtes bien honnête de m’avoir invité et je vous remercie de votre repas, mais aussi vrai que vous êtes millionnaire et que je ne suis, moi, qu’un pauvre bougre de paysan, vous n’aurez jamais mon chien. S’il vaut cinq cents francs pour vous, pour moi il n’a pas de prix : on ne m’achète pas un ami tel que lui comme on achète une conscience de député, et je vous jure sur ma tête qu’il ne crèvera que dans ma maison.

Là-dessus, il se leva, salua la compagnie et partit à Velrans voir Pépé.