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Le Roman de Tristan et Iseut/15

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H. Piazza (p. 207-221).


XV

ISEUT AUX BLANCHES MAINS


Ire de femme est a duter ;
Mol s’en deit bien chascuns garder.
Cum de leger vient leur amur,
De leger revient lur haür.

(Thomas.)


Les amants ne pouvaient vivre ni mourir l’un sans l’autre. Séparés, ce n’était pas la vie, ni la mort, mais la vie et la mort à la fois.

Par les mers, les îles et les pays, Tristan voulut fuir sa misère. Il revit son pays de Loonnois, où Rohalt le Foi-Tenant reçut son fils avec des larmes de tendresse ; mais ne pouvant supporter de vivre dans le repos de sa terre, Tristan s’en fut par les duchés et les royaumes, cherchant les aventures. Du Loonnois en Frise, de Frise en Gavoie, d’Allemagne en Espagne, il servit maints seigneurs, acheva maintes emprises. Mais, pendant deux années, nulle nouvelle ne lui vint de la Cornouailles, nul ami, nul message.

Alors il crut qu’Iseut s’était déprisé de lui et qu’elle l’oubliait.

Or, il advint qu’un jour, chevauchant avec le seul Gorvenal, il entra sur la terre de Bretagne. Ils traversèrent une plaine dévastée : partout des murs ruinés, des villages sans habitants, des champs essartés par le feu, et leurs chevaux foulaient des cendres et des charbons. Sur la lande déserte, Tristan songea :

« Je suis las et recru. De quoi me servent ces aventures ? Ma dame est au loin, jamais je ne la reverrai. Depuis deux années, que ne m’a-t-elle fait quérir par les pays ? Pas un message d’elle. À Tintagel, le roi l’honore et la sert ; elle vit en joie. Certes le grelot du chien enchanté accomplit bien son œuvre ! Elle m’oublie, et peu lui chaut des deuils et des joies d’antan, peu lui chaut du chétif qui erre par ce pays désolé. À mon tour, n’oublierai-je jamais celle qui m’oublie ? jamais ne trouverai-je qui guérisse ma misère ? »

Pendant deux jours, Tristan et Gorvenal passèrent les champs et les bourgs sans voir un homme, un coq, un chien. Au troisième jour, à l’heure de none, ils approchèrent d’une colline où se dressait une vieille chapelle, et, tout près, l’habitacle d’un ermite. L’ermite ne portait point de vêtements tissés, mais une peau de chèvre, avec des haillons de laine sur l’échine. Prosterné sur le sol, les genoux et les coudes nus, il priait Marie-Madeleine de lui inspirer des prières salutaires. Il souhaita la bienvenue aux arrivants, et tandis que Gorvenal établait les chevaux, il désarma Tristan, puis disposa le manger. Il ne leur donna point de mets délicats ; mais du pain d’orge pétri avec de la cendre et de l’eau de source. Après le repas, comme la nuit était tombée, et qu’ils étaient assis autour du feu, Tristan demanda quelle était cette terre ruinée :

« Beau seigneur, dit l’ermite, c’est la terre de Bretagne, que tient le duc Hoël. C’était naguère un beau pays, riche en prairies et en terres de labour : ici des moulins, là des pommiers, là des métairies. Mais le comte Riol de Nantes y a fait le dégât ; ses fourrageurs ont partout bouté le feu, et de partout enlevé les proies. Ses hommes en sont riches pour longtemps : ainsi va la guerre.

— Frère, dit Tristan, pourquoi le comte Riol a-t-il ainsi honni votre seigneur Hoël ?

— Je vous dirai donc, seigneur, l’occasion de la guerre. Sachez que Riol était le vassal du duc Hoël. Or, le duc a une fille, belle entre toutes les filles de rois, et le comte Riol voulait la prendre à femme. Mais son père refusa de la donner à un vassal, et le comte Riol a tenté de l’enlever par la force. Bien des hommes sont morts pour cette querelle. »

Tristan demanda :

« Le duc Hoël peut-il encore soutenir sa guerre ?

— À grand’peine, seigneur. Pourtant, son dernier château, Carhaix, résiste encore, car les murailles en sont fortes, et fort est le cœur du fils du duc Hoël, Kaherdin, le bon chevalier. Mais l’ennemi les presse et les affame : pourront-ils tenir longtemps ? »

Tristan demanda à quelle distance était le château de Carhaix.

« Sire, à deux milles seulement. »

Ils se séparèrent et dormirent. Au matin, après que l’ermite eut chanté et qu’ils eurent partagé le pain d’orge et de cendre, Tristan prit congé du prud’homme, et chevaucha vers Carhaix.

Quand il s’arrêta au pied des murailles closes, il vit une troupe d’hommes debout sur le chemin de ronde, et demanda le duc. Hoël se trouvait parmi ces hommes avec son fils Kaherdin. Il se fit connaître, et Tristan lui dit :

« Je suis Tristan, roi de Loonnois, et Marc, le roi de Cornouailles, est mon oncle. J’ai su, seigneur, que vos vassaux vous faisaient tort et je suis venu pour vous offrir mon service.

— Hélas ! sire Tristan, passez votre voie et que Dieu vous récompense ! Comment vous accueillir céans ? Nous n’avons plus de vivres ; point de blé, rien que des fèves et de l’orge pour subsister.

— Qu’importe ? dit Tristan. J’ai vécu dans une forêt, pendant deux ans, d’herbes, de racines et de venaison, et sachez que je trouvais bonne cette vie. Commandez qu’on m’ouvre cette porte. »

Kaherdin dit alors :

« Recevez-le, mon père, puisqu’il est de tel courage, afin qu’il prenne sa part de nos biens et de nos maux. »


Ils l’accueillirent avec honneur. Kaherdin fit visiter à son hôte les fortes murailles et la tour maîtresse, bien flanquée de bretèches palissadées où s’embusquaient les arbalétriers. Des créneaux, il lui fit voir dans la plaine, au loin, les tentes et les pavillons plantés par le duc Riol. Quand ils furent revenus au seuil du château, Kaherdin dit à Tristan :

« Or, bel ami, nous monterons à la salle où sont ma mère et ma sœur. »

Tous deux, se tenant par la main, entrèrent dans la chambre des femmes. La mère et la fille, assises sur une courtepointe, paraient d’orfroi un paile d’Angleterre et chantaient une chanson de toile : elles disaient comment Belle Doette, assise au vent sous l’épine blanche, attend et regrette Doon son ami, si lent à venir. Tristan les salua et elles le saluèrent, puis les deux chevaliers s’assirent auprès d’elles. Kaherdin, montrant l’étole que brodait sa mère :

« Voyez, dit-il, bel ami Tristan, quelle ouvrière est ma dame : comme elle sait à merveille orner les étoles et les chasubles, pour en faire aumône aux moutiers pauvres ! et comme les mains de ma sœur font courir les fils d’or sur ce samit blanc ! Par foi, belle sœur, c’est à droit que vous avez nom Iseut aux Blanches Mains ! »

Alors Tristan, connaissant qu’elle s’appelait Iseut, sourit et la regarda plus doucement.

Or, le comte Riol avait dressé son camp à trois milles de Carhaix, et, depuis bien des jours, les hommes du duc Hoël n’osaient plus, pour l’assaillir, franchir les barres. Mais, dès le lendemain, Tristan, Kaherdin et douze jeunes chevaliers sortirent de Carhaix, les hauberts endossés, les heaumes lacés, et chevauchèrent sous des bois de sapins jusqu’aux approches des tentes ennemies ; puis, s’élançant de l’aguet, ils enlevèrent par force un charroi du comte Riol. À partir de ce jour, variant maintes fois ruses et prouesses, ils culbutaient ses tentes mal gardées, attaquaient ses convois, navraient et tuaient ses hommes, et jamais ils ne rentraient dans Carhaix sans y ramener quelque proie. Par là, Tristan et Kaherdin commencèrent à se porter foi et tendresse, tant qu’ils se jurèrent amitié et compagnonnage. Jamais ils ne faussèrent cette parole, comme l’histoire vous l’apprendra.

Or, tandis qu’ils revenaient de ces chevauchées, parlant de chevalerie et de courtoisie, souvent Kaherdin louait à son cher compagnon sa sœur Iseut aux Blanches Mains, la simple, la belle.


Un matin, comme l’aube venait de poindre, un guetteur descendit en hâte de sa tour, et courut par les salles, en criant :

« Seigneurs, vous avez trop dormi ! Levez-vous, Riol vient faire l’assaillie ! »

Chevaliers et bourgeois s’armèrent et coururent aux murailles : ils virent dans la plaine briller les heaumes, flotter les pennons de cendal, et tout l’ost de Riol qui s’avançait en bel arroi. Le duc Hoël et Kaherdin déployèrent aussitôt devant les portes les premières batailles de chevaliers. Arrivés à la portée d’un arc, ils brochèrent les chevaux, lances baissées, et les flèches tombaient sur eux comme pluie d’avril.

Mais Tristan s’armait à son tour, avec ceux que le guetteur avait réveillés les derniers. Il lace ses chausses, passe le bliaut, les houseaux étroits et les éperons d’or ; il endosse le haubert, fixe le heaume sur la ventaille ; il monte, éperonne son cheval jusque dans la plaine et paraît, l’écu dressé contre sa poitrine, en criant : « Carhaix ! » Il était temps : déjà les hommes d’Hoël reculaient vers les bailes. Alors il fit beau voir la mêlée des chevaux abattus et des vassaux navrés, les coups portés par les jeunes chevaliers, et l’herbe qui, sous leurs pas, devenait sanglante. En avant de tous, Kaherdin s’était fièrement arrêté, en voyant poindre contre lui un hardi baron, le frère du comte Riol. Tous deux se heurtèrent des lances baissées. Le Nantais brisa la sienne sans ébranler Kaherdin, qui d’un coup plus sûr écartela l’écu de l’adversaire et lui planta son fer bruni dans le côté jusqu’au gonfanon. Soulevé de selle, le chevalier vide les arçons et tombe.

Au cri que poussa son frère, le duc Riol s’élança contre Kaherdin, le frein abandonné. Mais Tristan lui barra le passage. Quand ils se heurtèrent, la lance de Tristan se rompit ans ses mains, et celle de Riol, rencontrant le poitrail du cheval ennemi, pénétra dans les chairs et l’étendit mort sur le pré. Tristan, aussitôt relevé, l’épée fourbie à la main :

« Couard, dit-il, la male mort à qui laisse le maître pour navrer le cheval ! Tu ne sortiras pas vivant de ce lieu !

— Je crois que vous mentez ! » répondit Riol en poussant sur lui son destrier.

Mais Tristan esquiva l’atteinte, et, levant le bras, fit lourdement tomber sa lame sur le heaume de Riol, dont il embarra le cercle et emporta le nasal. La lame glissa de l’épaule du chevalier au flanc du cheval, qui chancela et s’abattit à son tour. Riol parvint à s’en débarrasser et se redressa ; à pied tous deux, l’écu troué, fendu, le haubert démaillé, ils se requièrent et s’assaillent ; enfin Tristan frappe Riol sur l’escarboucle de son heaume. Le cercle cède, et le coup était si fortement asséné que le baron tombe sur les genoux et sur les mains.

« Relève-toi, si tu peux, vassal, lui cria Tristan ; à la male heure es-tu venu dans ce pré ; il te faut mourir ! »

Riol se remet en pieds, mais Tristan l’abat encore d’un coup qui fendit le heaume, trancha la coiffe et découvrit le crâne. Riol implora merci, demanda la vie sauve, et Tristan reçut son épée. Il la prit à temps, car de toutes parts les Nantais étaient venus à la rescousse de leur seigneur. Mais déjà leur seigneur était recréant.

Riol promit de se rendre en la prison du duc Hoël, de lui jurer de nouveau hommage et foi, de restaurer les bourgs et les villages brûlés. Par son ordre, la bataille s’apaisa, et son ost s’éloigna.

Quand les vainqueurs furent rentrés dans Carhaix, Kaherdin dit à son père :

« Sire, mandez Tristan, et retenez-le ; il n’est pas de meilleur chevalier et votre pays a besoin d’un baron de telle prouesse. »

Ayant pris le conseil de ses hommes, le duc Hoël appela Tristan :

« Ami, je ne saurais trop vous aimer, car vous m’avez conservé cette terre. Je veux donc m’acquitter envers vous. Ma fille, Iseut aux Blanches Mains, est née de ducs, de rois et de reines. Prenez-la, je vous la donne.

— Sire, je la prends », dit Tristan.

Ah ! seigneurs, pourquoi dit-il cette parole ? Mais, pour cette parole, il mourut.


Jour est pris, terme fixé. Le duc vient avec ses amis, Tristan avec les siens. Le chapelain chante la messe. Devant tous, à la porte du moutier selon la loi de sainte Église Tristan épouse Iseut aux Blanches Mains. Les noces furent grandes et riches.

Mais, la nuit venue, tandis que les hommes de Tristan le dépouillaient de ses vêtements, il advint que, en retirant la manche trop étroite de son bliau, ils enlevèrent et firent choir de son doigt son anneau de jaspe vert, l’anneau d’Iseut la Blonde. Il sonne clair sur les dalles. Tristan regarde et le voit. Alors son ancien amour se réveille, et Tristan connaît son forfait.

Il lui ressouvint du jour où Iseut la Blonde lui avait donné cet anneau : c’était dans la forêt où, pour lui, elle avait mené l’âpre vie. Et, couché auprès de l’autre Iseut, il revit la hutte du Morois. Par quelle forsennerie avait-il en son cœur accusé son amie de trahison ? Non, elle souffrait pour lui toute misère, et lui seul l’avait trahie. Mais il prenait aussi en compassion Iseut sa femme, la simple, la belle. Les deux Iseut l’avaient aimé à la male heure. À toutes les deux il avait menti sa foi.

Pourtant, Iseut aux Blanches Mains s’étonnait de l’entendre soupirer, étendu à ses côtés. Elle lui dit enfin, un peu honteuse :

« Cher seigneur, vous ai-je offensé en quelque chose ? Pourquoi ne me donnez-vous pas un seul baiser ? Dites-le moi, que je connaisse mon tort, et je vous en ferai belle amendise, si je puis.

— Amie, dit Tristan, ne vous courroucez pas, mais j’ai fait un vœu. Naguère, en un autre pays, j’ai combattu un dragon, et j’allais périr, quand je me suis souvenu de la Mère de Dieu : je lui ai promis que, délivré du monstre par sa courtoisie, si jamais je prenais femme, tout un an je m’abstiendrais de l’accoler et de l’embrasser…

— Or donc, dit Iseut aux Blanches Mains, je le souffrirai bonnement. »

Mais quand les servantes, au matin, lui ajustèrent la guimpe des femmes épousées, elle sourit tristement, et songea qu’elle n’avait guère droit à cette parure.