Le Roman de femme en Angleterre – Miss Mulock

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LE
ROMAN DE FEMME
EN ANGLETERRE

MISS MULOCK.
I. John Halifax, gentleman. — II. The Head of the Family. — III. Romantic Tales. — IV. A Life for a Life, etc.[1].

Elles sont nombreuses, les spinsters lettrées du royaume-uni. Sans même parler de la génération passée, est-il besoin de nommer miss Brontë, miss Craik, miss Yonge, miss Sewell, miss Kavanagh, miss Evans[2], miss Ogle[3], enfin miss Mulock, l’auteur de John Halifax, l’une des dernières venues et l’une des plus remarquables? Avant de nous occuper exclusivement de miss Mulock, il est bien permis, ce nous semble, de réfléchir sur cette espèce de phénomène social. Que signifient ce goût si marqué, cette aptitude si particulière des misses anglaises pour l’étude et la peinture des passions qu’elles devraient, ce semble, ne connaître que par ouï-dire? Que signifie aussi cette tendance, si nettement accusée dans leurs écrits, vers l’analyse des problèmes les plus sérieux, les plus ardus, et jusqu’à ces derniers temps les plus inaccessibles pour une femme, même mariée? Nous admettons bien, pour répondre à cette dernière question, que les romanciers ont montré le chemin à leurs innocentes émules; toujours est-il à remarquer que celles-ci deviennent de plus en plus graves, religieuses, moralisantes et prédicatrices, tandis que les modèles dont elles semblent s’être inspirées reviennent de plus en plus au cadre du roman pur et simple, du conte d’autrefois, écrit « pour narrer, non pour prouver, ». pour amuser plus que pour instruire. Encore quelques pas des uns et des autres dans cette double voie, et l’on pourrait assister à un curieux échange de rôles : les hommes brodant au tambour et faisant de la tapisserie, tandis que ces viriles jeunes personnes (toutes ne sont pas si jeunes, il faut le croire) les rappelleront au culte des mâles vertus, leur prêcheront les grands sacrifices, les austères dévouemens, et tantôt armées de la Bible, tantôt de quelque traité d’économie politique, leur diront en quel sens et par quels moyens les grandes réformes sociales peuvent s’accomplir.

Pour le moment, il suffit de constater ce qui se passe. Les hommes, mêlés de bonne heure et pour toujours à la vie de plus en plus active, de plus en plus absorbante, que nous font les mœurs actuelles, se trouvent par là même privés des loisirs impérieusement exigés pour la composition de ces œuvres longues et patientes que le mot de « roman » qualifie si mal. Ils agissent trop pour rêver assez; ils se dispersent trop pour arriver au degré voulu de concentration et d’attention. La foule humaine passe trop rapide et trop mobile sous leurs yeux pour qu’ils puissent en détacher des types choisis avec réflexion, étudiés avec amour. Les affaires sont là d’ailleurs qui dominent leur pensée et réclament leurs soins assidus : parmi les affaires, les distractions impérieuses, elles aussi, qui s’imposent et ne laissent pas son cours à l’élaboration continue d’une pensée unique. Un dîner de club prépare mal à une scène pathétique. Supposons Jean-Jacques allant retrouver son Héloïse à l’issue d’un meeting philanthropique. Bernardin de Saint-Pierre pensant à Virginie au sortir d’une exhibition industrielle, et nous aurons une idée assez nette de la situation difficile où se trouve le romancier anglais de nos jours. Faites-vous au contraire l’idée d’un de ces intérieurs paisibles, bien ordonnés, doucement comfortables, tant de fois décrits par miss Mulock et ces autres misses dont nous venons de parler : cottage propret, où le bois de chêne brille à l’égal du cuivre, tant le cuivre et le bois sont minutieusement soignés ; partout des tapis qui éteignent le bruit des pas, partout des rideaux qui éteignent l’éclat du jour. La houille flambe dans la grille d’acier poli, la bouilloire chante près de l’âtre incandescent. La religion du bien-être a là ses commandemens très absolus, très obéis. La femme et les filles, — quatre ou cinq belles jeunes personnes, — en sont les prêtresses assidues et laborieuses. Le joug leur pèse à peine et leur laisse une belle close d’indépendance. La «librairie circulante » pourvoit à l’emploi des heures de loisir; deux fois par mois, plus souvent même, elle envoie sur ce guéridon encombré de fleurs une vingtaine de ces beaux volumes gaufrés et dorés qui font honte à la parcimonie des éditeurs du continent. Entre le chapitre de la Bible qu’on a lu le matin et le sermon qu’on lira le soir, Charles Dickens, Thackeray, E. Bulwer, Samuel Warren, Anthony Trollope, Charles Kingsley, ont leur place, et ils se la font plus considérable que ne la voudraient les grands parens, toujours un peu inquiets de ces intrus, plus ou moins périlleux. Placez dans de telles conditions une conception vive, une intelligence active et curieuse, une jeune âme vibrant aux moindres souffles venus du beau pays des rêves : il est aisé de prévoir ce qui arrivera. Ce nid charmant est très exactement clos, songez-y. Nous sommes en province. Les garçons de la famille sont dispersés au loin et n’amènent pas d’amis. Un jeune homme étranger, et qu’on pourrait supposer dangereux, pénétrerait aussi bien derrière les estacades du Pei-ho que derrière les haies épineuses qui servent de remparts à cet enclos verdoyant et fleuri. D’ailleurs les don Juan sont rares chez nos voisins, et Chérubin, en Angleterre, a juré les trente-neuf articles de la liturgie avant d’être reçu à Oxford ou à Cambridge. Que vont devenir les songes de la jolie recluse? à quoi se prendra sa fantaisie ailée, qui, comme l’alouette en cage, dévore l’espace étroit? Cette question n’a pas besoin de réponse pour qui sait combien de papier azuré, combien d’ultra fine steel pens, combien de faveurs blanches ou roses se consomment dans un intérieur comme celui que nous venons de décrire.

Du petit bureau où se dissimulent timidement les premières compositions d’une jeune fille, — Dieu sait avec quelle émotion, quel tremblement et dans quel profond secret elles furent commises! — par quel miracle arrivent-elles au grand jour? Ceci est le secret ou d’un père orgueilleux, ou d’une mère économe, ou d’un vieil ami bien avisé qui « a des relations à Londres, » et qui sait qu’une cinquantaine de guinées ne seront point mal venues, — tout au contraire, — dans le trésor sagement administré, mais parfois insuffisant, où ce petit monde puise sa vie de chaque jour. De manière ou d’autre, un premier oiseau prend son vol, un premier manuscrit est livré aux aventures de la publicité. Si cette redoutable épreuve est subie sans trop d’insuccès, quelle joie, quel enivrement, quelle ambition! A côté de l’inspiration littéraire, à côté du démon poétique, le génie industriel, — un génie anglo-saxon, — vient alors essayer ses ailes; c’est, après tout, le génie protecteur du foyer domestique, le génie allemand qui habite la mine d’or, un Ariel qui bat monnaie, un aimable lutin qui, par des procédés magiques, transforme en un paquet de bank-notes quelques ramettes de cream-laid barbouillées de menus caractères, et dont l’épicier du coin ne donnerait pas six pence, — après les avoir pesées, bien entendu. La jeune miss se sent doublement rehaussée à ses propres yeux, et par la conscience de son talent, et par le rôle nouveau qu’il lui assigne. Elle était moins qu’une simple femme, elle est un vaillant et productif ouvrier. Elle a une profession lucrative; elle représente un capital considérable. Elle vaut, comme disent les Anglais, elle vaut (she is worth) tant de livres sterling par an. Étonnez-vous de sa joie, étonnez-vous de son triomphe, étonnez-vous que d’autres aspirent à un triomphe pareil !

Nous n’avons pas prétendu, — on le croira sans peine, — raconter ainsi sous forme purement hypothétique la biographie de miss Mulock; mais ce que nous voulions expliquer dès le début de cette étude, c’est le nombre toujours croissant, chez nos voisins, des jeunes filles qui se pressent sur les traces de miss Edgeworth et de miss Burney : deux grands noms d’autrefois, dont le second résiste moins que le premier à la dure épreuve du temps. Et maintenant nous allons avoir à rechercher, — ce qui ne sera peut-être ni sans intérêt ni sans profit, — quel caractère particulier revêt cette littérature spéciale, — la littérature du home, du coin du feu, de la table à thé, — quel est son idéal, quels sont ses héros, ses tendances et sa portée.


I.

Il nous semble, sans avoir vérifié le fait, que miss Mulock a dû préluder à ses romans par les deux séries de contes romantiques et d’histoires domestiques qu’on réédite en ce moment. Ses Romantic Tales sont des compositions de courte haleine, mais fort étudiées, où se révèle un goût marqué pour les poésies légendaires du nord et du midi de l’Europe. Ce serait chez nous chose assez extraordinaire qu’une jeune fille arrangeant en prose poétique une visa danoise, et nous initiant aux mythes de la théogonie norse. Ces excursions dans le passé le plus lointain et dans les régions les moins connues sont familières à miss Mulock. Elle nous dira, si nous voulons ce qu’est l’hyldemoer ou le kong-tolv[4]. Son esprit voyageur aime aussi la Grèce fabuleuse et les rites les plus antiques du culte hellénique. Tel de ses récits (Erotion) nous fait assister aux fêtes mystérieuses, de Diane Triformis, telles qu’on les célébrait dans ce temple de Tauride où Iphigénie, fille d’Agamemnon, remplissait les fonctions de grande-prêtresse. Un instant après, nous sommes à Rome, sous Dioclétien, et parmi les martyrs de la foi chrétienne. Cleomenes the Greck est comme une variante de la Fabiola du cardinal Wiseman. L’auteur de cette pâle réminiscence des Martyrs est plus savant peut-être, mais miss Mulock est plus pathétique. The Rosicrucian nous transporte en pleine Allemagne du moyen âge, à Cologne, dans ces sombres laboratoires où, après la mort de Christian Rosencreutz, ses disciples enfermèrent les secrets de leur secte, révélés en fin de compte, cent vingt ans plus tard, par l’alchimiste Michel Meyer[5]. Ces brusques transitions d’un temps à un autre temps, ces voyages d’une mythologie à une autre mythologie, ne laissent pas, comme on pense, d’engendrer quelque fatigue, et l’esprit se lasse promptement de ces caprices d’une imagination fervente que trop d’études diverses semblent surexciter. On s’en aperçoit au plaisir singulier qu’on éprouve lorsque, tout au bout de ce volume, où beaucoup de talent, de style et de consciencieux travail a été assez inutilement prodigué, on rencontre une simple fantaisie dans le genre des Chrismas-Tales de Dickens. Il semble que l’auteur, au contact du sol natal et par cela seul qu’il traite un sujet contemporain, retrouve tout à coup sa force, comme le lutteur antique. Par l’effet de sa juxtaposition peut-être autant que par son mérite, A Life Episode brille d’un éclat singulier dans ce recueil, où il semble avoir été admis à regret.

En homme, le premier venu, — donnons-lui, pour qu’il en ait un, le nom de Tristan, — s’achemine un beau soir de juin à travers les rues de Londres, du côté de la Serpentine, cette petite rivière en miniature si connue des promeneurs de Hyde-Park. Le soleil vient (le disparaître à l’horizon. Quelques pêcheurs obstinés continuent à laisser tomber leurs lignes. Du haut de l’unique pont jeté sur ce petit affluent de la Tamise, Tristan, qui affecte les allures de la flânerie désintéressée, les contemple avec une singulière attention. Son regard ne quitte pas la surface moirée et miroitante des flots que plisse la brise; mais sa pensée accompagne et suit la ligne jusqu’au fond de l’eau. — Qu’y a-t-il là? se demande-t-elle. — Du repos, se répond l’homme las de vivre et de lutter. — Sans creuser plus avant cette pensée de mort, il attend. L’heure passe. Les pêcheurs, un à un, quittent le bord. Le crépuscule pâlit. Quelques rires d’enfant, un rouge-gorge qui chante sous les feuilles, on n’entend plus que cela; bientôt on n’entend plus rien. Tristan s’est assis sur le parapet du pont. Un passant le regarde, comme étonné de le voir là. Par contenance plutôt que par appétit, Tristan tire un morceau de pain de sa poche. L’instant d’après survient une pauvre femme portant un enfant dans ses bras. L’enfant affamé regarde le pain de Tristan, qui le lui donne sans regret, que dis-je? avec une sorte d’orgueil farouche. — « Je viens de donner au monde, pense-t-il, ce que le monde ne me rendrait peut-être pas, le mauvais débiteur qu’il est! » Puis l’attente désespérée recommence. La nuit se fait, le froid vient. Une sorte de torpeur enveloppe Tristan, qui n’entrevoit plus qu’à travers un vague brouillard l’onde privée de reflets, la noire silhouette des arbres et quelques étoiles perdues dans l’immensité du ciel. Le parapet auquel le malheureux s’appuie semble tout à coup céder sous son poids; l’abîme l’appelle, il s’y laisse aller; l’eau l’enveloppe de sa caresse glacée, la mort l’enserre de sa froide étreinte... Mais au lieu de l’anéantissement qu’il cherchait, une volonté suprême, un effort désespéré le ramènent à la surface. Une fois là, son âme ailée, dégagée des liens du corps, prend son essor et plane, invisible, sur le monde vivant. Le corps lui-même, qu’elle contemple en frissonnant, — car elle se sent coupable de meurtre, et ce corps est sa victime, — flotte au gré de l’eau paisible qui le berce d’une rive à l’autre et lui donne, par ses ondulations indécises, une bizarre apparence de vie. Cependant, contre le remords qui l’oppresse, cette âme criminelle veut réagir. — « Après tout, se dit-elle, ce monde m’a été amer et dur. J’y ai cherché le bien, et ne l’y ai point trouvé. Mes prétendus amis m’ont leurré d’espérance, et ont laissé la faim me creuser les entrailles. Jusqu’aux miens, même chair et même sang que moi, qui m’ont impitoyablement tourné le dos! J’ai eu à me méfier de l’amour lui-même, et mes méfiances n’étaient-elles pas fondées? Maintenant encore est-il un seul être qui s’occupe de ce malheureux que la mort a saisi?... Voilà ce que je voudrais savoir... »

A peine ce vœu posthume est-il formé que, sur les noires ailes de la mort, l’âme se sent emportée vers la grande ville endormie. Elle arrive devant une porte à laquelle Tristan, quelques heures auparavant, était venu frapper; cette porte ne s’était ouverte un instant que pour se refermer ensuite sur lui comme sur un solliciteur importun et pour jamais consigné. Là réside un de ces hommes d’affaires enrichis par le travail, endurcis par le choc continuel des intérêts hostiles, pour qui les minutes valent des heures, dont le parler est bref, le front sévère, l’abord presque terrifiant. Tristan est venu à lui déjà ulcéré par mille espoirs déçus, mille promesses hypocrites, mille insolens refus. Entre le riche qu’on obsède et le pauvre qui s’humilie en frémissant, l’harmonie ne s’établit pas d’elle-même. Le mépris chez le premier, chez le second la haine envieuse existent à l’état latent avant le premier mot échangé. Il suffit du moindre heurt pour que de ces deux âmes diversement électrisées jaillissent l’éclair et la foudre, et c’est ce qui est arrivé ce jour-là; mais depuis le temps a marché. Cet homme d’argent si préoccupé, si soucieux, si raide à ses heures de travail et devant son bureau, le voilà auprès de sa femme qui l’entoure de mille soins, calmé, humanisé par la présence de ses enfans qui jouent autour de lui, sous la bénigne influence du foyer qui rayonne et de la lampe qui jette ses plus douces clartés. Le banquier s’efface, le père de famille a reparu. Le nom de Tristan, comme par hasard, est tombé des lèvres de sa femme, ingénieusement protectrice. « Pauvre diable! ne pourrait-on rien pour lui? » La première réponse se devine assez : « un impertinent,... un sot,... esprit mal fait, susceptibilité ridicule!...» Mais la femme insiste, adroitement, légèrement, tournant l’obstacle sans le heurter, et déjà l’impitoyable Crésus reprend sa vraie nature, plus serviable et meilleure qu’on ne veut la croire. « Après tout, dit le banquier, j’aurais voulu lui être utile,... ne fût-ce que par égard pour la mémoire de son père,... un bien digne homme, et que j’appréciais à sa valeur... — Vous trouverez bien quelque chose pour son fils? — Eh! sans doute... J’y songe déjà depuis quelques jours... Je crois que j’ai son affaire... Nous verrons cela dès demain... Pauvre Tristan! »

L’âme, étonnée et confuse, n’en veut pas entendre davantage. Elle reprend son vol, et la voici qui, sur sa route, retrouve la triste mendiante dont l’enfant a reçu le dernier morceau de pain de Tristan. Cette femme est tombée de lassitude au coin d’une porte où vient la relancer un watchman d’apparence rébarbative. En somme, et après s’être fait rendre compte de sa pénible situation, le watchman s’émeut, lui aussi, comme le banquier de tout à l’heure, et partage son frugal souper avec la pauvre mère affamée. « Eh bien! dit celle-ci, le monde est meilleur qu’on ne le fait... Mange, mon petit Johnny, mange et prends patience!... Demain ne sera pas long à venir. »

Ces derniers mots renferment une leçon sévère pour l’âme qui n’a pas voulu attendre ce même lendemain, et qui commence à s’en repentir. Elle s’en repentira mieux encore quand elle verra le frère de Tristan, poursuivi dans ses rêves par le regret des différends survenus entre eux, se lever inquiet pour aller s’assurer de son retour au logis commun. Enfin, et c’est la punition suprême, par-dessus l’épaule de la jeune governess que Tristan aimait et dont il a cru pouvoir soupçonner la tendresse, son âme lit une lettre où sont exprimés avec une éloquence simple et vraie les sentimens les plus purs, les plus dévoués. «Pourquoi donc m’avoir ainsi quittée? Pourquoi dire que je ne vous ai jamais aimé, vous, Tristan, ma seule joie, ma consolation ici-bas?... Depuis mon enfance, je n’ai vécu que pour me rendre digne de vous. C’est la pensée d’être votre femme un jour qui a fait ma force et ma pureté. Et parce. que je ne réponds pas à l’appel de votre désespoir, parce que je ne vous écoute point quand vous me dites : « Défions le sort, sois à moi; demain nous mourrons ensemble! » vous dites que je ne vous aime pas… Vous dites aussi que je méprise votre pauvreté!... Je vous pardonne jusqu’à cette pensée outrageante... Et maintenant écoutez-moi. Fallût-il, pauvres tous deux, attendre le moment de nous unir jusqu’au jour où l’âge aura blanchi nos têtes, je vous attendrai, mon ami... Mais ne craignez pas ceci,... prenez courage... Vous monterez pas à pas au rang qui vous est dû... Mon amour vous sera un stimulant salutaire, une force, une énergie toujours nouvelles. Vous ne savez pas quels obstacles un tel amour peut dompter... » Ainsi écrit Maud, la vaillante et dévouée créature, et l’âme errante, l’âme du mort, devant ce témoignage irrécusable de l’amour qu’il a si misérablement méconnu, est saisie d’un désespoir inexprimable. C’est alors, c’est au plus fort de cette angoisse amère que le malheureux Tristan se réveille, sous le parapet du pont de la Serpentine, à la clarté sereine d’une pleine lune d’été. Un songe salutaire lui a montré la réalité, qu’un désespoir prestigieux dérobait à ses yeux troublés.

Ce récit de quelques pages, égaré parmi des conceptions beaucoup plus ambitieuses, nous semble, — et ceci est une simple conjecture, — avoir dû être un des pas décisifs que l’auteur a faits vers sa véritable voie, celle où son talent s’est pleinement développé. Comme beaucoup d’imaginations jeunes et ferventes, miss Mulock, imbue, on le voit, de poésie et de littérature savante, risquait d’étouffer, par excès de culture, les dons naturels qui constituent sa valeur individuelle, son originalité, sa puissance. Certaines plantes dépaysées meurent ainsi, victimes de trop de soins, dans le sol trop riche où l’on enfouit leurs vigoureuses racines. Si elle a échappé à ce danger, nous sommes tenté d’affirmer qu’elle l’a dû à l’influence, très notable sur bien d’autres talens, du chef-d’œuvre de miss Brontë. Jane Eyre date de 1847. Deux ans après parut le maiden-novel de miss Mulock, the Ogilvies, début remarquable et remarqué, où la critique nota des pages que les maîtres du genre eussent signées[6]. Olive, the Head of the Family, Alice Learmont, Agatha’s Hushand, se succédèrent ensuite d’année en année jusqu’en 1856, où parut le roman qu’on estimait encore tout récemment le meilleur titre littéraire de miss Mulock, puisque, obstinée à cacher son nom, elle s’intitule elle-même l’auteur de John Halifax.

La donnée de ce livre est aussi anglaise que possible. C’est la biographie d’un homme parti du dernier degré de la misère, et qui s’élève aux premiers rangs de l’ordre social, sans jamais déroger à cette noblesse de sentimens, à cette délicatesse particulière dont le génie britannique veut faire l’apanage exclusif d’une caste, le don héréditaire d’une race d’élite. John Halifax, ce pauvre petit garçon affamé qu’on nous montre, au début du livre, tout heureux de gagner quelques pence en s’attelant au fauteuil roulant d’un jeune invalide, John Halifax est en effet un gentleman. Sous ses guenilles, il porte, richesse unique, la petite bible de famille, — une bible grecque-anglaise, soit dit en passant, — qui atteste ce fait important et décisif. Lisez en effet ces mots, inscrits au revers de la couverture : Ceci est le livre de Guy Halifax. — Guy Halifax, gentleman, a épousé Muriel Joyce en l’an du Seigneur 1779 et le 17 mai. — John Halifax est né le 18 juin 1780. — Guy Halifax est mort le 4 janvier 1781. Le livre n’ajoute pas que Muriel Joyce a suivi son mari dans la tombe; mais comment en douter, puisque leur enfant erre maintenant abandonné à la grâce de Dieu, couchant l’hiver dans les granges, l’été à la belle étoile, et gagnant comme il peut, mais sans le mendier jamais, ce pain quotidien que Dieu ne lui donne pas tous les jours?

À ce dur régime, son corps s’est endurci, son âme s’est fortifiée. Il a compris que, pour un duel comme celui qui est engagé entre lui et la misère, il faut une indomptable énergie. « Comme vous êtes grand et fort pour votre âge! lui dit, non sans un soupir d’envie, le pauvre adolescent infirme qu’on a placé pour quelques minutes sous sa protection. — Vous trouvez?... répond John. Tant mieux! j’aurai besoin de ma force. — Et pourquoi? — Pour gagner ma vie. — Quel a été votre métier jusqu’ici? — J’ai fait tous ceux qui se sont offerts... Je n’ai appris aucun état. — Voudriez-vous en avoir un?... » À cette question bienveillante, John Halifax ne répond pas tout aussitôt. Il hésite, car il veut être franc, et craint que sa franchise ne soit déplacée. « J’ai quelquefois songé, dit-il enfin, que j’aimerais à être comme mon père. — Et qu’était-il, votre père? — Un scholar et un gentleman. »

Le scholar ne sait pas encore lire, et le gentleman est fort heureux de trouver chez le riche tanneur Abel Fletcher, — le père du jeune malade, — un humble emploi de charretier. Figurez-vous l’enfant de bonne race chargé d’aller recueillir de ferme en ferme les peaux encore saignantes des animaux abattus, et de ramener à l’usine ces hideuses dépouilles! N’importe : c’est une industrie régulière, honnête. Elle nourrit son homme; John n’en demande pas davantage pour le moment. L’avenir amènera d’autres chances, et il s’en fie à lui-même pour ne les point laisser perdre. D’ailleurs un sentiment élevé le retiendrait, à défaut de toute autre considération, chez Abel Fletcher : c’est l’amitié qu’il a conçue pour le pauvre enfant, déshérité de la nature, dont la Providence a fait l’instrument presque passif de ce changement survenu dans sa destinée. John éprouve pour Phinéas Fletcher un attachement tout à la fois paternel et fraternel; il le protège de sa force, il s’inquiète de le voir si maladif et si frêle. D’un autre côté, il sent son infériorité d’éducation : il s’étaie des lumières que son ami a puisées dans le commerce des livres. Ils se comprennent, ils se complètent; chacun d’eux se sent amoindri par l’absence de l’autre. L’inégalité de leurs conditions respectives n’existe pas pour eux : Phinéas croit fermement à l’avenir de John, et à son propre avenir tout lui défend de croire. Du reste, si l’un des deux mêle quelque raisonnement subtil à ces effusions sympathiques qui les poussent l’un vers l’autre, ce n’est certainement pas John Halifax. Un jour qu’il s’apitoyait sur l’état maladif de Phinéas : — Ne me plaignez pas, lui répond celui-ci pour le consoler; je suis au fond très heureux : j’ai un bon père, une existence paisible, et je crois que j’ai fini par trouver ce qui me manquait, — un ami.


« À ce mot, continue Phinéas, il sourit, mais parce que j’avais souri moi-même. Je vis qu’il ne me comprenait pas. Chez lui, comme chez presque toutes les natures fortes et contenues, était une certaine lenteur à recevoir les impressions du dehors. A la vérité, une fois reçues, elles y sont indélébiles. Moi qui différais de lui à tant d’égards, et entr’autres par la promptitude, la vivacité de mes perceptions, j’aimais plutôt en lui cette résistance, cette lenteur, qui auraient dû me choquer. Je ne fus ni blessé ni même contrarié qu’il ne parût pas apprécier, comme je venais de le lui rendre, tout ce qu’il était devenu, tout ce qu’il pouvait devenir pour moi. Chaque intonation de sa voix, chaque éclair de ses yeux, où l’honnêteté rayonnait, me révélaient un de ces caractères chez lesquels, pour un seul sentiment qui se manifeste, mille autres se dissimulent et restent muets: caractères solides dont la clé de voûte peut servir de base à toutes les affections, et dans la solidité desquels toute confiance peut être placée. Il demandait peut-être une longue étude pour être compris; mais une fois compris, on comptait sur lui, et qui une fois s’y était fié s’y fiait à jamais. »


C’est là, remarquons-le, le trait distinctif du gentleman, une loyauté inaltérable, une droiture que rien ne fausse. John Halifax est appelé à déployer ces éminentes qualités, lorsque, quelques années après son entrée dans l’usine, où peu à peu il s’est élevé au grade de commis, éclate une de ces révoltes que la famine ramenait jadis périodiquement dans les districts manufacturiers de la Grande-Bretagne. La première année de ce siècle, ou si l’on veut la dernière du siècle passé, fut pour ce pays prédestiné à tant de crises, et qui les traverse si bien, une ère de graves désordres. La force publique ne protégea pas toujours ceux qu’on accusait d’être riches contre ceux qui les rendaient responsables de la misère générale. Abel Fletcher, en sa qualité de quaker, ne pouvait d’ailleurs solliciter l’assistance des gens de guerre. De là une situation spécialement dangereuse. John Halifax, l’unique défenseur de l’usine attaquée, le seul intermédiaire entre le manufacturier tenace et les insurgés exaspérés par sa résistance, devient l’arbitre de cette lutte impie, arbitre impartial s’il en fut jamais, car sa reconnaissance pour son patron ne l’abuse pas sur le caractère trop rigide, trop absolu, des refus qu’il oppose aux exigences de la multitude affamée, et d’un autre côté les sympathies naturelles que John éprouve pour des souffrances dont il a connu jadis l’insupportable aiguillon ne lui font pas oublier un instant que ces souffrances ne doivent et ne peuvent jamais trouver leur remède dans l’émeute et ses dévastations aveugles. Il intercède vainement auprès d’Abel Fletcher, qui, plutôt que de livrer aux rioters affamés la farine amoncelée dans ses greniers, aime mieux la jeter sac après sac, de ses propres mains, dans la rivière qui fait mouvoir les roues de sa meunerie; mais enfin les forces épuisées du vieillard trahissent sa volonté de ne rien concéder à l’impérieuse nécessité du moment. John demeure livré à ses propres inspirations, et dans la fermeté de ses actes, tempérée par la modération de son langage, le gentleman se retrouve tout entier. Il est d’ailleurs mieux placé que son patron pour se faire écouter de la foule irritée : il a vécu dans ses rangs, il ne lui est ni suspect ni antipathique, et quand un des insurgés qui viennent incendier l’usine lui demande s’il a jamais su ce que c’est que souffrir la faim, John peut répondre en toute conscience qu’il l’a soufferte mainte et mainte fois, argument d’un grand poids en pareille circonstance.

L’usine sauvée, John a cessé d’être l’obligé d’Abel Fletcher. C’est bien ainsi que l’entend le vieux quaker, toujours austère et rude, mais aussi toujours équitable. Et d’ailleurs, cette raison manquât-elle, l’infirmité de Phinéas, son fils et son unique héritier, lui rendrait toujours à peu près indispensable le concours de cet actif et précieux auxiliaire. On sent s’établir et prendre pied dans le monde ce jeune homme sérieux, ferme, inaccessible aux faiblesses vulgaires, et qui, par l’énergie propre de sa nature, l’élévation de ses instincts, remonte aux régions sociales d’où le sort l’avait rudement précipité. C’est alors que pour la première fois une passion jusque-là inutile, et par conséquent dédaignée, se fait jour dans cette existence scrupuleusement appliquée à son but.

Dans une ferme où Phinéas et John sont allés ensemble passer quelques journées de printemps, se meurt un homme que les désordres et les chagrins ont usé plus que les années. Auprès de lui veille son unique enfant, jeune fille au front sévère, au maintien triste et digne, réservée en sa douleur, et comme absorbée par son œuvre de dévouement filial. Phinéas s’occupe d’elle plus qu’elle ne semble le désirer. John Halifax, moins attentif et toujours un peu lent en ses impressions, semble ne pas savoir qu’elle existe. Dans les relations qui s’établissent, après quelques jours, entre les quatre locataires d’Enderley, il ne joue qu’un rôle tout secondaire. Il n’est admis aux thés de M. March, — homme du monde et gentleman, — que comme le compagnon de Phinéas Fletcher, fils du riche négociant; mais il est de ceux à qui tout commencement importe peu. Son silence expressif, les ménagemens de son assiduité, toujours opportune, ont déjà favorablement prédisposé miss March, et lorsque la pauvre jeune fille voit rapidement dépérir le malade qu’elle entoure de soins, lorsque la mort vient frapper entre ses bras l’être à qui, depuis des années, elle se consacrait tout entière, ce n’est pas Phinéas dont elle accepte l’aide bienveillante, mais inefficace : c’est John Halifax qui a le bonheur de voir agréer ses services, offerts d’ailleurs avec une délicatesse chevaleresque.

A la pensée que miss March, séparée de toute sa famille par les fautes et les désordres de son père, n’a plus de parens ni d’amis sur lesquels elle puisse compter, l’âme généreuse de John Halifax s’est émue. Le sentiment qui l’attirait vers elle double de puissance. La pauvreté qu’elle croit et déclare être son partage lui semble, à lui, — vaillamment supportée comme elle l’est, — la plus belle et la moins périssable des dots. — « Pauvre miss March! » s’est écrié Phinéas. « Pourquoi l’appelez-vous pauvre? reprend John avec un peu de hauteur. Elle n’est pas femme dont il faille prendre pitié. C’est du respect qu’on lui doit. Vous le penseriez si vous l’aviez vue ce matin, si douce, si sage, si courageuse. Phinéas! — et ses lèvres tremblaient, — c’est à une femme de cette sorte que songeait Salomon quand il disait : « Son prix est par-delà celui des pierres précieuses.»

Mais ce joyau qu’il évalue si haut, osera-t-il en ambitionner la possession? Il n’a que vingt et un ans. Sa carrière commence à peine. Il n’est encore que l’employé d’un maître tanneur. Miss March est du monde, elle. Pour aspirer à sa main, le titre de gentleman semble absolument requis. John Halifax sent et comprend que son dévouement n’a pas été méconnu, que ses qualités sont appréciées, que son affection est prisée ce qu’elle vaut, enfin, pour tout dire en un mot, qu’il est aimé. Tout cela suffit-il? Le doute en Angleterre est permis, témoin certaines scènes vraiment caractéristiques. — Miss March va quitter Enderley, quelques jours après les funérailles de son père, pour aller résider à Nortonbury, — la ville même habitée par les Fletcher et par John Halifax, — chez des parens riches et nobles qui, dans sa détresse, l’appellent auprès d’eux. Quand elle annonce sa détermination aux deux jeunes gens, c’est d’un air presque joyeux et sans se douter de la portée qu’a pour eux ce parti décisif :


« — Je resterai, dit-elle, quelques semaines chez mes parens. Combien de temps passerez-vous encore à Enderley?

« Je ne savais au juste[7].

« — Mais, reprit-elle, vous résidez ordinairement à Nortonbury... J’espère bien,... je compte que vous permettrez à mon cousin, M. Brithwood, de vous offrir chez lui ses remerciemens et les miens pour les bontés dont je vous suis redevable en ces tristes circonstances.

« Nous ne répondîmes ni l’un ni l’autre. Miss March parut étonnée, — blessée, — non, je dis trop, mécontente; mais son regard, venant à tomber sur John, perdit son expression hautaine. Il redevint humble et doux.

« — Monsieur Halifax, reprit-elle, je ne sais rien de mon cousin, et vous, je vous connais. Me direz-vous en toute franchise, — vous ne parlez jamais autrement, — s’il y a quelque chose chez M. Brithwood qui vous rende désagréable d’entrer en relations avec lui?

« — C’est lui qui me regarderait comme indigne de cet honneur. — Telle fut la réponse de John, nettement et fermement articulée.

« Miss March l’accueillit par un sourire d’incrédulité. — Quoi ! dit-elle, parce que vous n’êtes pas des plus riches... Qu’est-ce que cela peut faire?... C’est assez pour moi que mes amis soient des gentlemen.

« — M. Brithwood et beaucoup d’autres me contesteraient mes droits à ce titre.

« Surprise, — et cette fois un peu plus que surprise, — la jeune gentlewoman fit un mouvement en arrière. — Je ne vous comprends pas tout à fait, dit-elle.

« — Permettez donc que je m’explique. — Et, le geste involontaire qu’elle venait de laisser échapper réveillant en lui le sentiment de sa dignité, il lui fit face avec un mâle orgueil. — Il est à propos, miss March, que vous n’ignoriez pas plus longtemps qui je suis et ce que je suis, puisque vous daignez m’honorer de quelque bienveillance. Peut-être eût-il mieux valu me faire connaître plus tôt; mais ici, à Enderley, nous vivions sur un pied d’égalité, de bonne affection... « — En effet, je n’en jugeais pas autrement.

« — Vous me pardonnerez donc de ne pas vous avoir dit,… — vous ne m’interrogiez point et je n’étais que trop disposé à l’oublier, — que nous ne sommes point du même rang, — du moins la société ne nous envisage-t-elle pas comme égaux, — et je puis douter que vous-même vouliez nous accepter désormais à titre d’amis.

« — Pourquoi non ?

« — Parce que vous êtes une gentlewoman et que je suis, moi, un tradesman[8].

« Cet aveu fut évidemment pour elle un grave désappointement. Il n’en pouvait être qu’ainsi, avec l’éducation qu’elle avait reçue. Elle s’assit, ses longs cils s’abaissant sur ses joues, colorées tout à coup d’un plus vif incarnat, — et garda un silence absolu.

« La voix de John se raffermit, son accent devint plus fier. Il ne cherchait plus ses mots maintenant.

« — Mon métier, on ne manquera pas de vous l’apprendre à Nortonbury, est celui de tanneur. Je suis commis-apprenti chez Abel Fletcher, le père de Phinéas.

« — Monsieur Fletcher!... — Elle leva les yeux sur moi. Son regard exprimait une sorte de regret triste et bienveillant.

« — Précisément... Phinéas est un peu moins que moi au-dessous de votre intérêt. Il est riche, lui; il a été bien élevé... J’ai eu à me former moi-même... Il y a six ans, et pas davantage, que je débarquais à Nortonbury comme un petit mendiant... Non, cependant, pas ainsi... Ou je travaillais, ou je me passais de manger.

« L’accent passionné de ses paroles força pour ainsi dire miss March à lever les yeux, mais elle les baissa presque aussitôt.

« — Oui;... Phinéas me trouva dans une ruelle, — mourant de faim... Nous étions à la pluie, en face de la maison du maire... Une petite fille, — vous la connaissez, miss March, — vint sur le seuil de la porte et me jeta un morceau de son pain.

« Pour le coup elle tressaillit : — Quoi! s’écria-t-elle, c’était vous?

« — C’était moi.

« John se tut ensuite un instant. Quand il reprit la parole, ce fut du ton le plus doux et le plus pénétré. — Je n’ai jamais oublié cette enfant. Bien des fois, à l’heure où le mal me tentait, son souvenir m’a remis dans la bonne voie,... Le souvenir de sa douce figure et de sa compatissante bonté!»


Cette bonté qui a laissé un si durable souvenir à John Halifax avait failli coûter cher à miss March. En lui arrachant brusquement le couteau dont elle s’était servie pour partager son pain avec le petit malheureux qui passait devant elle, une domestique maladroite lui a fait une profonde entaille au poignet. La jeune fille porte encore la cicatrice de cette blessure. John, avant de la quitter, — et pour jamais, à ce qu’il croit, — lui demande pour faveur unique de contempler un moment cette marque qui est pour lui comme un stigmate sacré. Il saisit la main blessée qu’elle lui laisse prendre dans un moment d’inexprimable émotion, et ses lèvres se posent un instant sur la trace ineffaçable de leur première rencontre.

Il ne faut pas croire que ce soit là un baiser de fiançailles. Les romans de miss Mulock ne vont pas si vite en besogne. John Halifax sait que miss March le préférerait à bien d’autres, si elle pouvait le regarder comme du même monde qu’elle; mais il sait aussi que les barrières qui s’élèvent entre elle et lui sont à peu près infranchissables. Il le sait, cherche sincèrement à l’oublier, se plonge dans le travail comme dans les eaux du Léthé, chasse, repousse de bonne foi l’image importune et chérie, mais tout cela vainement, jusqu’au jour où il se trouve tout à coup rapproché de miss March, qui chez ses riches parens mène une existence contraire à ses goûts, parmi des êtres qu’elle ne saurait estimer. Son cousin Brithwood est un de ces hommes que la fortune a gâtés de bonne heure, et dont l’importance provinciale a développé l’orgueil aristocratique. Sa cousine, lady Caroline Ravenel, jeune, vive, aimable et bonne, élevée à la cour de Naples par la célèbre lady Hamilton, est d’une légèreté de principes qui doit tôt ou tard la compromettre et peut-être la perdre. Les mœurs grossières de son mari la révoltent, et c’est à peine si elle cache le mépris qu’elle ressent pour ce grand homme de petite ville.

C’est un caprice de cette jeune coquette qui appelle John Halifax dans les salons ouverts par M. Brithwood à l’aristocratie du comté. Elle l’invite à titre de lion, car le rôle qu’il a joué dans les émeutes de Nortonbury l’a rendu populaire; appelé à Londres par M. Pitt, qui a ouvert une espèce d’enquête sur ces troubles passagers, sa déposition claire, ferme, impartiale, a été remarquée du ministre et citée dans les journaux. John est donc une sorte de personnage. Seulement, s’il était tenté de se prendre trop au sérieux, il doit s’attendre à voir se dresser devant lui le mépris mal déguisé, l’hostilité à peine contenue des patriciens auxquels il va se trouver mêlé. C’est ce qui ne manque pas d’arriver. M. Brithwood éprouve un secret dépit à voir entrer chez lui, sous le patronage de la moqueuse étourdie qu’il a pour femme, un héros de tannerie. Ses hôtes partagent sa surprise et son mécontentement. Le vide se fait autour de Phinéas et de John, venus, — on devine bien pourquoi, — dans ce monde où ils sont regardés à peu près comme des parias. Lady Caroline seule, après un moment d’hésitation, a pris son parti. L’homme du peuple, — c’est ainsi qu’elle envisage et nomme John Halifax, — s’est présenté à elle avec plus d’aisance et de grâce qu’elle ne lui en aurait supposé. Elle se plaît bientôt à sa causerie simple et sérieuse. Le difficile est de présenter officiellement cet « homme de rien » à son vaniteux époux. En effet, dès que John Halifax lui est nommé, le brutal squire, qui jusqu’alors avait fermé les yeux sur la présence des deux intrus, se croit tenu de faire « une exécution. » Les termes peu ménagés dont il se sert provoquent de la part de John, insulté sous les yeux de miss March, des réponses irritées qui peu à peu font dégénérer en une véritable scène cette simple altercation. Un moment vient où les lèvres de Brithwood laissent échapper une insulte qui froisse du même coup deux cœurs généreux :


« Ursula March traversa le salon et saisit le bras de Brithwood : — Mon cousin, lui dit-elle, ce gentleman ne doit pas être traité devant moi autrement qu’en gentleman. Mon père lui a dû plus d’un service.

« — Au diable votre père!

« La main droite de John sortit à l’instant même du gilet où il l’avait jusque-là tenue emprisonnée. Elle s’abattit sur l’épaule du riche et noble manant.

« — Taisez-vous! lui dit-il... Vous éviterez un malheur.

« Brithwood se dégagea de l’étreinte, se retourna vivement, et frappa John : fatale insulte, la plus grave de toutes celles qu’un homme peut infliger à un autre homme, et qui, à cette époque surtout, ne se lavait qu’avec du sang!

« John chancela. Pendant un moment, je crus qu’il allait se jeter sur son adversaire et l’étendre d’une seule atteinte à ses pieds; mais il ne le fit point, il ne rendit pas coup pour coup.

« Quelqu’un se prit à dire : — Il ne se bat point, c’est un quaker.

« — Non, répondit-il, toujours immobile et debout. Seulement son visage était d’une pâleur de spectre, et sa voix rauque avait d’étranges intonations. Non!... je suis un chrétien.

«C’était là une doctrine nouvelle; familière peut-être aux oreilles des chrétiens de Nortonbury, elle n’avait guère été pratiquée par aucun d’eux. Personne n’imagina de lui répondre. Ils ouvraient tous de grands yeux et le contemplaient en silence. Deux ou trois s’écartèrent avec des sourires méprisans et en levant les épaules. Ursula March lui tendit une main amie. John la prit, et le calme se fit en lui à l’instant même.

« Alors on entendit murmurer ces mots : — M. Brithwood quitte la maison.

« — Qu’il s’en aille ! s’écria miss March, dont la colère éclatait encore dans ses regards.

« — Pas ainsi,... cela ne doit pas être... Il faut que je lui parle... Permettez...

« Et John, se dégageant doucement de la main qui le retenait encore, alla droit à son brutal antagoniste : — Monsieur, lui dit-il,... je vous supplie de rester chez vous... Je me retire à la minute même... Et pour autant que cela peut dépendre de moi, nous ne nous retrouverons plus en face l’un de l’autre. »


John Halifax sort effectivement, laissant son adversaire fort ébahi, tout de monde fort interdit, et les femmes dans une véritable admiration. Il faut croire que, dès cette époque un peu reculée, les chrétiennes de Nortonbury avaient devancé « leurs frères » de l’autre sexe, et pressenti les progrès moraux qui font de nos jours regarder le duel comme une absurdité criminelle. Nous ne prêcherions pas volontiers la thèse contraire, et cependant nous aurions eu quelque peine à oser, comme miss Mulock, faire briller, étrange auréole, sur le front d’un parfait gentleman, ce soufflet impuni qui étonne notre logique, prise à court.

Qu’après un épisode aussi dramatique, la main d’Ursula March, — cette main tendue si à propos, — soit tombée définitivement dans celle de John Halifax, il n’y a pas là de quoi surprendre. En se mariant, nos deux amoureux foulent également aux pieds les inspirations de leur orgueil, car si miss March déchoit du rang social qu’elle occupait jusqu’alors, John, de son côté, s’expose à voir mal interpréter l’amour qu’il a professé pour une jeune fille beaucoup plus riche que lui. Miss March était, en vertu d’une substitution qu’elle ignorait, ce qu’on appelle « une héritière. » Heureusement le ciel vient en aide à notre gentleman. La fortune d’Ursula est déposée chez son cousin, qui est aussi quelque peu son tuteur. Désapprouvant la mésalliance de sa pupille, M. Brithwood saisit ce prétexte de ne point lui payer sa dot : un procès l’y contraindrait : mais, dans des circonstances pareilles, un procès serait indigne d’un homme bien né. John Halifax ne songe même pas à l’intenter. Il est trop heureux de prouver à sa femme d’abord, puis aux méchans esprits de Nortonbury, qu’aucune vue d’intérêt n’a souillé ses rêves d’amour, trop heureux d’associer complètement à sa destinée celle qu’il a choisie pour compagne, trop heureux qu’elle vive uniquement de son travail et lui doive tout le bien-être dont il s’efforce de l’entourer. Dans leur humble cottage, au prix de cette dot sacrifiée, aucun de ces riches parens ne viendra troubler leur union bénie. La belle lady Caroline elle-même voudrait vainement y frapper. Si reconnaissant qu’il soit des bontés qu’elle a eues pour lui, John sait fort bien lui interdire tout commerce d’amitié avec sa femme, et bien lui en prend, car, égarée par sa vanité, trompée par un séducteur de profession, Caroline perd peu à peu tous ses droits à la considération publique. La main de John Halifax l’a retenue un instant au bord de l’abîme où elle va tomber. Cette main charitable la relève plus tard, lorsque, pauvre, vieille, à peu près idiote, il peut sans inconvénient l’abriter sous son toit hospitalier.

À ce moment, John Halifax a parcouru presque toute la carrière dont nous venons de voir les débuts. Armé de cette ténacité virile qui, renouvelant les miracles de l’ancienne foi, « transporte les montagnes et des collines fait des vallées, » il a lutté, heureusement lutté contre les crises industrielles qui menacent périodiquement les intrépides manufacturiers de la Grande-Bretagne. Il a vu tour à tour des jours de succès suivis de lendemains désastreux. Il a joué son va-tout sur l’avènement de cette force nouvelle que la vapeur promettait, et qu’elle a donnée, non sans ruines. Abel Fletcher est mort, lui léguant Phinéas, qui vieilli tau foyer de son ami comme le lierre vieillit enroulé au tronc du chêne robuste. Nous voyons naître et mourir quelques-uns des enfans qu’Ursula March donne à John Halifax. Nous voyons l’industriel influent courtisé, aux jours de luttes électorales, par ces mêmes lords, ces mêmes baronets, qui jadis le regardaient de si haut. Nous le voyons. pratiquer en vrai gentleman les devoirs civiques, et, à force d’énergie, arracher à un rotten-borough une élection libre. Finalement, après bien des traverses et quelques triomphes, bien des fatigues et quelques joies, John Halifax, gentleman bien avéré, tenu pour tel par les plus anciennes et les plus altières familles du comté, avec lesquelles ses enfans se sont unis par des alliances inespérées, rend paisiblement son âme à Dieu, certain soir d’été, en face du soleil couchant, sans autre symptôme de maladie que la fatigue extrême sous laquelle succombent fréquemment, arrivés au bout du sillon, ces taureaux laborieux qui ont donné à la race anglo-saxonne son nom familier. Ursula, sa compagne dévouée, lui survit à peine quelques heures. Phinéas Fletcher demeure après eux pour graver leur épitaphe et raconter leur vie exemplaire.

Il ne faut pas être bien expert en matière de romans pour deviner le défaut essentiel de celui-ci, défaut qu’il partage avec la plupart de ceux qu’on pourrait appeler « biographiques. » L’unité d’action, la concentration d’intérêt leur faisant défaut, ils vivent surtout par le détail. Le détail, sans cesse appliqué à des événemens du même ordre, épisodes d’enfance, passions du jeune âge, catastrophes d’usine ou d’atelier, noces, baptêmes, enterremens, entraîne à d’inévitables redites, à une sorte de bavardage minutieux dont tout l’art imaginable ne saurait toujours déguiser l’inanité. Les personnages épisodiques font foule dans les ouvrages ainsi conçus ; ils distraient, éparpillent, épuisent parfois l’attention. Les situations s’esquissent trop vite ou se prolongent au-delà de toute équité proportionnelle. Dans le premier cas, le lecteur est déçu; dans le second, il ressent une sorte de lassitude et d’alanguissement qui ressemblent fort à de l’ennui. Tels sont les périls du roman-biographie. Miss Mulock ne les a pas tous évités dans John Halifax, et néanmoins elle y déploie des ressources très variées. Les épisodes successifs sont adroitement enchaînés, les caractères soutenus, et la personnalité mélancolique de Phinéas Fletcher explique l’espèce de clair-obscur qui atténue dans ce long récit, dont il est le narrateur fictif, l’ensemble des couleurs et des effets. John Halifax n’est, — pour parler le langage des ateliers, — qu’une répétition, très heureusement réussie, d’un des romans antérieurs de miss Mulock. Dans ce dernier, The Head of the Family, l’intérêt s’attache à un personnage presque du même ordre que l’ouvrier tanneur devenu gentleman. Au début du récit, le professeur Grœme vient de mourir. Il a péri sur une terre lointaine, victime d’une de ces expéditions scientifiques qui ont honoré les premières années du siècle. Ninian Grœme, son fils aîné, reste le seul chef, le protecteur unique d’une famille nombreuse. C’est une scène assez frappante que celle où, assis en face de l’aînée de ses sœurs, la seule dont il puisse espérer quelque assistance, il cherche avec elle à sonder l’avenir, et se demande comment s’élèveront tous ces enfans, jusqu’alors soutenus par les ressources que la mort du savant professeur vient de tarir tout à coup. Ces soucis paternels soudainement dévolus à un jeune homme, la dure nécessité où il est de sacrifier tous ses goûts, toutes ses espérances, et d’accepter, quelque odieux qu’il lui soit, un métier immédiatement lucratif, nous remettent en mémoire les ambitions secrètes de John Halifax et le dégoût que lui inspire sa vulgaire industrie. Ninian se résigne comme John à une lutte inévitable. Une voiture s’arrête à la porte. Six enfans en descendent : Esther et Ruth, Edmund et Christina, Reuben et Charles. Tous se rangent en cercle autour du foyer. Un grand fauteuil en occupe le coin. C’est là que s’asseyait le père; ce fauteuil reste vide. A Ninian maintenant d’y prendre place. Quel trône hérissé d’épines!

Et ce n’est pas tout. Parmi ces têtes blondes et brunes se glisse une charmante petite pensionnaire anglaise, orpheline de mère, et dont le père, absorbé par de lointaines spéculations, ne prend aucun soin. Hope Ansted, — c’est son nom, — petite quakeresse aux yeux baissés, aux pas furtifs, au doux parler, devient bientôt, entre tous ces enfans, la préférée du jeune chef de famille. Il a trente et un ans; elle en a dix-huit. Cette différence d’âge, — énorme en Angleterre, à ce qu’il paraît, — lui cache à lui-même la nature de cette affection qu’il ne sait pas se définir, mais qui peu à peu l’envahit et le domine. Hope devient par degrés, — et ces degrés sont marqués avec une délicatesse infinie, — l’astre voilé de l’existence aride et monotone à laquelle Ninian est condamné. Il croit l’aimer comme un père, comme un frère aîné; il n’ose de longtemps s’avouer qu’elle est pour lui mieux qu’une sœur, mieux qu’une fille. Plus franc avec lui-même, moins défiant, moins timide, il aurait toute chance d’être aimé comme il aime. Le cœur naïf de la belle enfant, déjà vivement ému de reconnaissance, s’ouvrirait sans peine à un sentiment plus tendre; mais Ninian Grœme a devant lui une vie si chargée de devoirs, si pleine de soucis divers, si absorbée en de fatales abnégations, qu’il n’oserait peut-être, alors même qu’il aurait l’espoir d’être accepté par Hope, l’associer au partage de tant de dévouement.

Le grand intérêt du livre est justement dans le développement mystérieux de cette passion, sans cesse contrariée, et dont celle qui en est l’objet n’aura que bien plus tard la révélation inattendue. Hope Ansted, secrètement aimée de son tuteur, inspire aussi une vive passion à un jeune noble irlandais de mœurs très légères, qui sous divers noms, promène de ville en ville son élégance séductrice, sa vivacité spirituelle, ses enthousiasmes faciles et passagers. Il a déjà sur la conscience la perte d’une pauvre fille des Highlands, Rachel Armstrong, dont il a fasciné l’esprit crédule et trompé la loyauté par un mariage à la validité duquel elle a tout lieu de croire, mais dont les preuves lui ont été adroitement soustraites. Hope Ansted, enlevée par son père à la surveillance de Ninian Grœme, est exposée, presque sans défense, aux entreprises de cet habile et opulent libertin. Nul doute que, moins protégée par sa pureté native, elle ne succombât à son tour. Ne pouvant triompher de ses résistances à moindre prix, Ulverston finit pourtant par l’épouser, elle aussi. Cette fois il se prend à son propre piège. Il se croyait libre, et devient, aux yeux de la loi, passible des peines sévères que provoque la bigamie. Hope Ansted, qu’il regardait comme sa femme, et qui du reste ne l’a épousé que par dévouement filial, se trouve un beau jour sans état légal, mère d’un enfant illégitime. La vraie mistress Ulverston est cette Rachel Armstrong, que le désespoir avait d’abord rendue folle, et qui depuis, revenue à la raison, a cherché l’oubli de ses longs chagrins dans le culte des arts. Sous un nom d’emprunt, elle est devenue une des célébrités dramatiques de l’Angleterre... Après cette fatale découverte, Hope se réfugie, colombe effarouchée, dans le sein de la famille où s’écoulait naguère son heureuse enfance. Les bras de « son frère » Ninian lui sont ouverts.. Elle s’y précipite comme dans le plus sûr abri qu’elle ait au monde. Une nouvelle ère de souffrance, — alors qu’il croyait épuisée la longue série de ses sacrifices, — va recommencer pour le généreux Grœme. Cet amour, violemment refoulé jadis et sur les flammes duquel plusieurs années de séparation avaient amoncelé leurs froides cendres, cet amour renaîtra sans doute. Il faudra combattre, lutter encore, alors que le chef de famille a pu espérer, ses sœurs établies, ses frères devenus hommes, que le temps du repos était enfin, arrivé pour lui.

Appréhensions heureusement vaines : Ulverston, menacé par Rachel d’un procès scandaleux, veut s’y soustraire en quittant l’Angleterre. Au moment de s’embarquer, il tombe dans la mer du haut d’une jetée en construction, et meurt à la suite de cette noyade incomplète dans les bras de Rachel Armstrong, jusqu’alors implacable, mais qui redevient folle de douleur devant le cadavre du perfide à qui elle venait de pardonner. Cette mort et celle de l’enfant de Hope Ansted préparent un dénoûment qu’on devine. Hope, consolée peu à peu et plus que jamais liée à « son frère » par les soins qu’il prend d’elle, les bienfaits dont il la comble, finira par comprendre de quel ordre est l’affection qu’il lui a vouée dès sa première jeunesse. Et le jour où Ninian, resté seul avec sa sœur aînée dans la maison d’où leurs « enfans » se sont envolés l’un après l’autre, se verra sur le point d’être abandonné par ce dernier membre de la famille dont il était le chef, ce jour-là, que fera la douce et reconnaissante Hope Ansted?

Un enfant est né à la plus jeune des filles qu’a successivement mariées le sage et laborieux Ninian; on le baptise, et, pour cette journée heureuse, Hope vient enfin de quitter, après des années, ses vêtemens de deuil. Le soir est consacré à des joies si vives, si turbulentes, qu’elles effarouchent le « chef de la famille, » ce vieillard précoce dont le front s’est, avant l’âge, couronné de cheveux gris. Il est réfugié dans son cabinet, un livre à la main, quand un léger coup frappé à la porte le fait subitement tressaillir, comme jadis. C’est que Hope s’annonçait ainsi autrefois, quand elle venait, en toute innocence, offrir son front candide aux baisers fraternels de son tuteur, et c’est elle en effet qui apparaît sur le seuil. Elle veut proposer à Ninian de partager sa solitude après le départ de Lindsay, la sœur aînée. Ninian d’abord ne répond rien. Ses yeux plongent dans ceux de Hope, et n’y trouvent que l’expression naïve d’une bonne et douce pensée; rien de moins, rien de plus. Aussi n’accepte-t-il pas le plan de vie qu’elle lui déroule.


« — Non, Hope,... répondit-il enfin; vous ne savez pas ce que vous me demandez... Ceci ne saurait être...

« Son accent grave et froid effraya presque la douce femme qui venait lui apporter cette cordiale requête. — Pourquoi non? ajouta-t-elle cependant d’un air intimidé.

« — Se peut-il vraiment que vous ne le sachiez pas ?

« En ce moment sans doute, elle entrevit comme un rayon avant-coureur de la vérité, car une teinte rosée vint animer ses joues. Ninian continua, poussé par une sorte de désespoir aventureux : — Ne voyez-vous pas que le monde a des idées différentes des vôtres, et que, si Lindsay s’en va, vous ne sauriez demeurer ici seule avec moi,... vous qui n’êtes pas ma sœur?

« La rougeur de Hope, désormais plus marquée, s’étendit de ses joues à son front et à son cou, qui se teignirent du pourpre le plus vif. S’il l’avait vue ainsi! mais il avait posé sa main sur ses yeux. Ceux de Hope, au bout d’un instant, se levèrent vers lui. Une expression nouvelle les animait : réserve mêlée de quelque souffrance et aussi de quelque sentiment plus intime, enfoui plus avant que les deux autres. — Il me faudra donc partir? dit-elle, — Ninian ne répondit pas. Dans le son de cette voix chérie et surtout dans l’espèce d’agonie où il sentait son cœur se débattre, quelque chose l’avertissait que sa destinée touchait à une crise décisive. A partir du moment qui allait suivre, c’en serait fait des rapports purement fraternels qui jusque-là les avaient unis. Hope ajouta, sur un ton encore moins assuré : — Peut-être en effet vaut-il mieux que je m’en aille... J’ai été pour vous un pesant fardeau,... un pénible souci,... et, bien que vous ne soyez pas mon frère, mon vrai frère,... vous vous êtes montré pour moi tout aussi dévoué,... peut-être plus,... qu’un frère n’eût pu l’être... Dieu vous accorde ses bénédictions!

« Sa voix tremblait; elle semblait lutter contre les larmes qui montaient à ses yeux. Cependant il se taisait encore, et le silence où il s’obstinait la refoula dans une tranquillité apparente. Elle sembla vouloir se lever pour quitter le cabinet. — Je ne vous occuperai pas plus longtemps, lui dit-elle; seulement, dès que vous aurez un peu de loisir, je réclamerai vos bons avis, vos conseils fraternels, sur ce qu’il me reste à faire. Vous me direz comment je dois arranger ma vie, s’il faut me vouer à l’éducation, m’offrir comme dame de compagnie,... bref la ligne de conduite que j’ai à tenir.

« — Ah! taisez-vous,... taisez-vous!... s’écria-t-il avec un gémissement sourd et la main tendue vers elle, bien qu’en même temps il détournât la tête.

« Hope, à ce moment, perdit courage. — Ah! le méchant monde, frère, que celui où nous vivons! Moi qui comptais demeurer à jamais sous votre garde,... moi qui étais si heureuse sous votre toit!...

« Ninian serra étroitement la main qu’il tenait déjà. Il la regarda bien en face et dit : — Si vous le voulez, Hope, il n’est qu’un moyen...

« Elle devinait bien, — quelle femme s’y fût trompée? — ce qu’il voulait dire; mais, si les mots étaient clairs pour elle, la pensée qui les avait dictés restait enveloppée de doute. Elle pâlit, et laissa retomber la main qu’il lui avait tendue.

« — Je comprends,... dit Ninian avec lenteur; vous sentez, et je m’en doutais, que cela est impossible... Pardonnez-moi donc...

« Il y eut là un long silence; Hope le rompit à la fin. — J’ignore ce que j’aurais à vous pardonner, lui dit-elle; c’est moi qui, à plus juste titre, aurais pu vous adresser cette prière... Je sais ce qu’il y a de noble et de généreux dans ces mots que vous venez de prononcer... Après tant de sacrifices que je vous ai déjà coûtés, vous m’offrez encore ce dernier... Vous vous sacrifieriez vous-même à mon bien-être et à mon repos...

« Ninian tressaillit comme hors de lui.

« — Ah! continua-t-elle, ne me dites rien... Je sais qu’il en est ainsi; mais dois-je accepter une telle abnégation?... Non, un honnête homme ne voudra jamais se dégrader en donnant son nom à une femme comme moi… — Et sa voix devenait plus tremblante. — Vous moins que tout autre, vous, le meilleur de tous ceux que j’ai connus! Votre choix doit s’arrêter sur un être plus heureux, plus honoré,... sur un être que vous puissiez aimer.

« — Que je puisse aimer!... répéta-t-il d’une voix brisée. Il la voyait, comme dans le brouillard d’un rêve, debout à côté de son fauteuil et versant des larmes abondantes, bien que ses paroles fussent si calmes, si modérées! De nouveau, poussé par un irrésistible élan, il saisit sa main. — Un mot encore, et n’ayez aucune crainte, ma sœur ! — Elle reprit la place qu’elle avait quittée. — Je voudrais vous parler, continua-t-il, de,… d’une personne que j’ai bien aimée… Ceci remonte haut, à une époque dont vous n’avez certainement pas gardé souvenir… J’étais un homme fait,… presque vieux, soyons plus franc… Elle était à peine une jeune fille. Je ne pouvais pas me marier… L’eussé-je pu, elle n’avait pour moi que de l’indifférence… Je ne lui parlai donc pas de mon amour,… pas une seule fois… Je la soulevais dans mes bras, je la caressais, je l’appelais mon enfant, ma petite chérie ;… mais elle ignora tout, et toujours.

« Il sentit ici trembler la main de Hope, mais la garda fortement étreinte dans la sienne.

« — J’aime mieux qu’il en ait été ainsi, reprit-il, et qu’elle n’ait rien deviné, rien su. Peut-être en aurait-elle conçu plus tard,… trop tard,… quelque chagrin… Plus tard encore, elle ne serait pas venue aussi volontiers, dans les crises de sa vie, chercher auprès de moi la sécurité, le bien-être, la tendresse qui lui manquaient ailleurs. Elle a trouvé tout simple, tout naturel de les recevoir d’une affection fraternelle… Et moi cependant… Oh ! Dieu qui m’entends, tu sais tout !… »


Hope sait tout, elle aussi, et, pénétrée d’une sorte de remords, elle s’agenouille involontairement aux pieds de son généreux protecteur… — Instruite plus tôt, m’auriez-vous aimé ? lui demande-t-il avec angoisse. — Qui sait ? répond-elle en sanglotant, et pourquoi n’avez-vous point essayé ?… Maintenant suis-je digne d’un cœur comme le vôtre ? — Et tandis qu’elle parle ainsi, ses lèvres effleurent la main de Ninian, cette main qui l’a soutenue, guidée, défendue. Il prononce alors, non sans trembler, le mot décisif… Il lui demande si elle pourra jamais se faire à l’idée de l’avoir pour mari… La joue brûlante qui reposait sur sa main ne s’en éloigne pas… Pressée de répondre, Hope contemple un moment avec une profonde émotion cet homme qu’elle a toujours entouré d’un respect si mérité, d’une confiance si absolue… Et quand Ninian lui ouvre ses bras une dernière fois, elle s’y laisse aller, lentement et doucement elle se glisse jusqu’à son cœur. « Et là elle resta, pleurant encore, mais calme désormais, et certaine de son bonheur à venir. »

Nous parlions naguère de cette solennité un peu monotone, de ces tons gris et brumeux qui éteignent dans John Halifax la vivacité du récit. Il y a plus de jeunesse, de vie, de lumière et de gaieté dans le Chef de la Famille, ouvrage antérieur de cinq ans à l’histoire du gentleman. Fille d’une mère écossaise et d’un père irlandais, miss Mulock y a peint avec talent divers types appartenant aux deux races dont elle est issue. M. Ansted (le père de Hope) et M. Ulverston, le viveur téméraire, d’une légèreté si cruelle, d’une insouciance si gracieuse et si étourdie, appartiennent bien à « la verte Érin, » Les membres de la famille Grœme, la grave Lindsay, Edmund le poète bohème, le prosaïque et tenace Reuben, résument en revanche, sous presque tous ses aspects, le caractère écossais. A part quelques exagérations, la figure de Rachel Armstrong est traitée d’une façon remarquable, et les élémens divers de sa nature passionnée sont tour à tour mis en jeu avec un tact, une logique qui méritent d’être signalés. Sa loyauté, sa confiance dévouée, indignement trahies, ont allumé chez cette enfant des montagnes une âpre soif de vengeance. La haine toujours ravivée qui fermente en elle y stimule le développement des instincts poétiques. L’actrice sublime jaillit pour ainsi dire de l’amante abusée. Elle trompe et satisfait à la fois, par l’essor qu’elle leur donne sur la scène, ces fureurs qui ont ébranlé sa raison, et qui, dans des circonstances données, la conduiraient au crime. Calmée, rassérénée par là, mais toujours implacable, elle est en même temps, sans qu’on s’étonne de tels contrastes, amie reconnaissante et dévouée pour ceux qui lui ont tendu la main dans sa chute, altière, impassible, dure comme le marbre, dans ses rapports avec le commun des hommes, et enfin, envers l’ingrat qu’elle ne peut arracher de son cœur, malgré lui fidèle, une vraie Némésis, inexorable et frémissante. Ce type, à lui seul, ferait la fortune d’un drame.


II.

Le dernier ouvrage de miss Mulock, A Life for a Life, en progrès marqué sur ceux qui l’ont précédé, atteste qu’elle est encore loin d’avoir dit son dernier mot. Elle semble avoir compris que le roman ne peut que par exception, et au risque de graves inconvéniens, reproduire une vie tout entière, prise au berceau, menée à la tombe. Ces inconvéniens, — nous les avons fait ressortir, nous n’y reviendrons pas, — l’auteur de John Halifax les a heureusement éludés, en resserrant l’action de son dernier récit dans des limites de temps relativement étroites, puisqu’elle commence quelques mois à peine après le retour des troupes anglaises envoyées en Crimée.

A l’état-major d’un de ces régimens décimés que la prise de Sébastopol a renvoyés dans leurs foyers est attaché, en qualité de chirurgien-major, le docteur Urquhart, un homme remarquable à bien des égards, et par la rigidité de ses mœurs, et par une abnégation poussée au-delà des limites du devoir, et aussi par un fonds de tristesse que ne dissipent jamais ni les sanglantes distractions de la guerre, ni la gaieté des fêtes où le docteur est entraîné parfois malgré lui, ni même la jouissance si légitime et si vive que devraient lui procurer le bien qu’il fait, l’estime dont il est entouré, la reconnaissance qu’il inspire. Pour que tant de sombre amertume soit au fond d’une existence si pure, si régulière, si utile, quelle flèche venimeuse le docteur traîne-t-il donc après lui? Le journal intime du chirurgien ne nous livre pas son secret. Ce journal, commencé dans une heure d’insupportable ennui, débute par d’insignifians memoranda : tel soldat guéri, tel autre mort à l’hôpital ; réflexions sur les blessures d’armes à feu, études sur certains cas de démence. Tout à coup cependant s’y détache un incident bien rare dans la vie du docteur : il est allé au bal. Une jeune fille s’y est rencontrée, avec laquelle le hasard lui a fait échanger quelques paroles. Parmi ces paroles, — simples propos en l’air, — il en est une qui a retenti comme un glas funèbre à l’oreille de Max Urquhart. Après avoir exprimé l’aversion instinctive qu’elle éprouve pour les « soldats, » cette enfant s’est aperçue qu’une opinion pareille pouvait blesser un homme appartenant à l’armée. — Vous, c’est différent ! lui a-t-elle dit, vous êtes médecin. Un médecin n’est pas un soldat. Son métier est de sauver la vie, non de la détruire… Vous n’avez certainement tué personne ?… — Le docteur n’a rien répondu. L’entretien, jusque-là confiant et gai, a langui tout à coup, et peut-être le mélancolique Urquhart n’en aurait-il gardé aucun souvenir, si, demandant à l’un de ses camarades le nom de sa jeune interlocutrice, il n’avait appris avec une sorte de stupeur qu’elle s’appelait miss Johnston. Ce nom, d’ailleurs si répandu, si vulgaire, se marie étrangement, dans la conscience du docteur, au lieu-commun si insignifiant par lequel miss Dora[9] Johnston a essayé de réparer une maladresse. Grâce à cette bizarre coïncidence, ce double incident, si futile au premier abord, prend une signification menaçante. Dora lui doit d’avoir fixé particulièrement, — sans qu’elle s’en puisse douter, — l’attention de son grave interlocuteur, et si elle le savait, peut-être n’en serait-elle point mécontente, car la singularité des incidens qui les ont, inconnus l’un à l’autre, mis en rapport, ce premier entretien, où elle s’est laissé engager sans savoir comment, où elle a paru blessante sans savoir pourquoi, lui ont laissé des souvenirs assez marqués. Nous l’apprenons aussi par son journal, car miss Dora, comme le docteur, tient à jour très scrupuleusement la chronique quotidienne de sa paisible existence.

Chacun des deux personnages, dans des chapitres régulièrement alternés, nous fait ainsi part de ses impressions les plus fugitives et les plus secrètes. On voit naître, on verra plus tard prendre corps et croître graduellement un amour improbable, un amour fatal. Le docteur Urquhart, chargé par un de ses plus jeunes et de ses plus brillans camarades d’aller demander la main de miss Lizabel Johnston, se trouve introduit ainsi dans une demeure dont le seuil eût dû lui être interdit à jamais. Le révérend ministre dont il sollicite le consentement paternel lèverait pour le maudire, — s’il le connaissait mieux, — cette main qu’il lui tend si cordialement. M. Johnston a trois filles, Pénélope, Dora, Lizabel : nous les nommons par rang d’âge. Les soins et l’affection dont elles l’entourent ne lui font pas oublier l’unique fils qu’il a perdu, depuis bien des années déjà, et dont la mort, évidemment le résultat d’un crime, est restée sans vengeance, l’assassin demeurant inconnu. L’assassin, on l’a déjà pressenti, n’est autre que Max Urquhart. De là cet écho intérieur réveillé par les inoffensives paroles de Dora, de là cette vague terreur qu’il éprouve en face de quiconque porte un nom plus ou moins semblable à celui de sa victime.

Le hasard a tout fait, ou plutôt cette fièvre passagère qu’un buveur novice sent passer dans ses veines lorsqu’il se laisse aller aux premières tentations de l’ivresse. Max Urquhart, provoqué, raillé, en cet état, par un homme plus âgé que lui, et qui s’était complu à le faire boire outre mesure, s’est jeté sur cet homme, et cette rixe de nuit a fini d’une manière tragique. Précipité violemment sur un monceau de pierres, son antagoniste ne s’est plus relevé. Il expira sans même reprendre connaissance. Trop jeune pour apprécier la valeur légale du meurtre accidentel qu’il venait de commettre, Max quitta sans réflexion le théâtre de la lutte. Il prit la fuite au lieu d’aller au-devant de la justice, qui avait à lui demander compte de la vie d’Henry Johnston, et qui, vu les circonstances du crime, l’eût à peu près excusé. En se dérobant aux peines légères qui l’attendaient, il s’est condamné à un supplice odieux, à une dissimulation que sa conscience réprouve, et dont il porte, vingt ans de suite, le lourd fardeau. Aux yeux de cet homme scrupuleusement honnête, cette expiation est loin de suffire. Aussi se croit-il tenu de donner une vie tout entière, — sa propre vie, si longue qu’elle puisse être, — en échange de celle dont il a tranché le cours : a life for a life.

On comprend assez ce que, savamment ménagée, peut fournir de péripéties la situation que nous venons d’indiquer. On devine aussi combien la forme donnée au récit, — c’est presque celle de l’églogue antique, — prête de ressources à l’écrivain. De chapitre en chapitre, la scène change : d’abord le riant presbytère, les trois jeunes filles devisant sous la lampe, tandis que leur père s’absorbe en ses pieuses lectures; Lizabel, fiancée heureuse, frivole, insouciante et gaie; Pénélope, victime patiente d’un amour menteur, bercée dans la vaine espérance d’un hymen qu’un juste sentiment d’orgueil lui fera refuser quand elle sera désabusée sur le compte du misérable égoïste à qui elle a voulu croire obstinément; Dora enfin, la tranquille et vaillante Dora, en qui se retrouve encore ce mélange de modestie et de fermeté, de raison et de tendresse, de docilité dévouée et d’indépendance presque virile, qui, depuis le succès immense des Mémoires d’une Gouvernante, constitue, chez nos voisins, le type idéal des héroïnes de roman. Dora Johnston ressemble à Charlotte Brontë plus encore qu’à Jane Eyre. On la dirait peinte d’après la biographie que mistress Gaskell nous a donnée de cette jeune fille si richement dotée par le malheur, et qui a joui si peu du rayonnement subit de sa vie obscure et triste.

A deux ou trois milles du presbytère, dans les landes désertes, les troupes campent. Là, sous une tente dénuée de tout comfort, presque toujours seul pendant les quelques heures de nuit qu’il y passe, le docteur Urquhart est absorbé en lui-même. Vingt ans d’expiation ont calmé ses remords, ses travaux acharnés l’en distrairaient d’ailleurs au besoin; mais il souffre de son isolement, et de la certitude que cet isolement ne saurait finir. Il a mis un masque sur son visage, et ce masque ne tombera jamais. Un secret dort au fond de son cœur, ce cœur restera éternellement fermé. Autant vaut dire qu’il ne connaîtra jamais ni l’amitié, ni l’amour, ni le bonheur. Le bonheur, il l’entrevoit dans ce calme et riant intérieur des Johnston où il n’est jamais entré sans émotion, où le rappelle sans cesse maint souvenir familier, et surtout l’attrait de ce vif regard qui s’est quelquefois baissé sous le sien, de cette gaieté fine et mordante qui s’adoucit et jette en sa présence un éclat plus doux.

Max a pour Dora l’attrait d’une énigme vivante. Plus il se défend des occasions de la voir, — alors qu’elle est déjà certaine du penchant secret qu’il ressent pour elle, — plus elle s’étonne, s’inquiète, et plus il tient de place dans sa pensée. Elle le compare aux jeunes gens frivoles qui se disputent la beauté de Lizabel, au froid calculateur qui se joue de sa sœur aînée, et tous ces parallèles le relèvent à ses yeux. C’est bien là l’homme qu’elle a rêvé, le maître dont elle acceptera volontiers l’empire, l’être fort, sérieux, religieux, l’homme du devoir et du sacrifice, dont une simple parole vaut un serment, dont un serment équivaut à l’arrêt d’une destinée. S’il aime une fois, il aimera jusqu’à la mort. Si on l’aime, il ne faudra pas l’aimer moins. A la vérité, Max ne veut pas aimer; sa réserve le prouve. Serait-il possible qu’un tel homme se manquât à lui-même de parole?

L’homme propose et Dieu dispose : Max s’était juré de ne plus franchir le seuil du presbytère; mais le révérend Johnston, victime d’un accident, a besoin de soins immédiats, et nul médecin n’est aussi près que celui du camp. Le malade, en proie à de violentes crises nerveuses, veut être suivi de près. Une intimité forcée s’établit entre ceux qui le soignent, et c’est justement Dora qui est pour Max le meilleur, le plus utile auxiliaire : situation périlleuse pour tous deux. Dans les intervalles de loisir que leur laissent les péripéties de la convalescence, ils traduisent ensemble le Wallenstein de Schiller, et le personnage de Max Piccolomini n’est pas étranger au goût particulier de miss Johnston pour ce chef-d’œuvre. Le sort de Thekla ne lui parait pas non plus à dédaigner. Elle ose le dire ; ses sœurs l’en plaisantent, et la discussion qui s’engage la conduit à exposer une de ses théories qui lui gagne évidemment le cœur de Max, déjà un peu ébranlé. Il venait de risquer une remarque en faveur des amoureux de Schiller, mis, selon lui avec plus de patriotisme que de raison, au-dessous des amans de Vérone. Lizabel, la jolie et frivole Lizabel, l’interrompt par un éclat de rire : — C’est vous. Dora, qui rendez le docteur si expert en poésie… — Et comme Max, un peu embarrassé, ne trouve pas immédiatement à riposter, une voix secourable, — celle de miss Théodora, — s’élève à l’autre bout de la table à thé :


« — Vous parlez, Lizabel, de ce que vous ne sauriez comprendre. Mon Max et ma Thekla vous ont toujours été, vous seront toujours lettres closes. Francis[10], lui non plus, n’a pas la clé de ces deux caractères, bien qu’il les trouvât merveilleux quand, il y a quelques années, il enseignait Tallemand à Pénélope.

« — Dora, vous passez les bornes imposées à une femme.

« — Peu importe, répliqua-t-elle, se retournant vers sa sœur aînée, et ses yeux lançaient des éclairs… Demeurer paisible quand on entend professer certaines doctrines est bien pire que de manquer aux convenances de son sexe… C’est manquer à son sexe lui-même… Libre à vous de penser comme bon vous semble sur ce sujet… Mais je sais ce que j’ai toujours cru,… ce que je crois encore.

« — Eh bien ! s’écria M. Charteris, faites-nous part de votre croyance.

« — Elle hésita. Ses joues étaient en feu. Pourtant elle ne céda pas et reprit courageusement : — Je crois, en dépit de tout ce que vous pourriez dire, que non-seulement dans les livres, mais dans le monde, il existe un genre d’amour parfaitement pur d’égoïsme, d’une sincérité, d’une fidélité absolue, comme celui de ma Thekla et de mon Max. Je crois que cet amour, — fondé sur ce qu’il y a de plus droit en nous, — forme ses adeptes à considérer d’abord ce qui est droit, et à ne songer à eux-mêmes qu’en seconde ligne. S’il le faut, ils sauront donc subir une séparation de plusieurs années, et s’il le fallait même, une séparation éternelle.

« — Merci du ciel ! je ne donnerais pas un farthing d’un homme qui ne ferait pas pour moi tout au monde, fût-ce le mal.

« — Et moi, Lizabel, j’estimerais cet homme un lâche égoïste, que je pourrais prendre en pitié, mais qu’il me serait impossible d’aimer encore après que, pour moi, il aurait commis, de propos délibéré, une action mauvaise.

« Du coin où je m’étais retiré (c’est le docteur qui parle, ne l’oublions pas), je voyais ce jeune visage comme lumineux et transformé par une expression qui m’était nouvelle. Tout ce qu’il y a de puissance dans la femme, d’enivrement qui rend fou et qui rend heureux, on sentait au plus profond de son cœur que cette enfant l’avait en elle. Les autres continuaient à bavarder. Je l’entendis bientôt reprendre la parole :

« — Oui, disait-elle, oui, vous avez raison, Lizabel. Je n’attache pas une très grande importance à savoir si, oui ou non, deux êtres étroitement attachés l’un à l’autre vivront assez pour être mariés l’un à l’autre. En un sens, ils sont déjà mariés, et, aussi longtemps qu’ils continueront à s’aimer, rien ne pourra les désunir. Cela me semble suffire.

« La «plaisanterie» parut « bonne » à Lizabel et à son mari. M. Charteris hasarda plus sérieusement une remarque ou deux auxquelles miss Théodora refusa de répondre.

« — Non,.., vous m’avez poussée à bout... J’ai parlé malgré moi;... mais j’ai fini... Je ne discuterai pas plus longtemps ce sujet.

« Sa voix frémissait encore, et ses petites mains nerveuses pliaient, froissaient la nappe étalée devant elle; du reste, elle était parfaitement immobile. Ses traits, ses yeux mêmes restaient en place. Peu à peu la flamme de ses joues s’éteignit, et elle devint extrêmement pâle; mais personne ne parut y prendre garde. Ils étaient trop pleins d’eux-mêmes! »


Une scène remarquable et bien étrangère à nos mœurs suit de près celle-ci. A propos d’un sermon prêché devant la famille du ministre par le curate qui provisoirement le remplace, Dora et le docleur sont amenés à traiter ensemble une question singulièrement intéressante pour ce dernier : il s’agit de savoir au juste quel sens a la doctrine biblique touchant la punition réservée au meurtrier. C’est Dora qui la première a provoqué les explications du docteur, et il a un peu rudement écarté ce sujet de conversation ; mais il y revient de lui-même :


« — Croyez-vous, lui demande-t-il, croyez-vous comme elles, — c’est vos sœurs dont je parle, — que la loi mosaïque est encore notre loi : œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie, et ainsi de suite?

« Je répondis (c’est Dora qui parle à son tour) que je ne comprenais pas bien.

« — C’était pourtant là le sujet du sermon : savoir si celui qui prend la vie d’un autre perd le droit de vivre. La loi de Moïse était formelle sur ce point. Le meurtrier, même par accident, l’homme coupable de meurtre simple (manslaughter), comme on dirait maintenant, n’était point en sûreté Jiors des trois cités de refuge. Le vengeur du sang, venant à le trouver ailleurs, pouvait l’immoler.

« Je lui demandai ce qu’il pensait qu’on devait entendre par ces mots : le vengeur du sang. Était-ce la rétribution divine ou humaine?

« — Je ne puis dire... Comment le saurais-je?... Pourquoi m’adressez-vous cette question?

« J’aurais pu répondre : — Parce que j’aime à vous entendre parler, parce que personne aussi bien "que vous ne résout mes doutes et ne porte la lumière dans mon esprit. — Je balbutiai même quelques mots en ce sens; mais il ne semblait pas m’écouter, ni même m’entendre. — Pensez-vous, reprit-il, avec le ministre de ce matin, que, sauf des cas très rares, nous, chrétiens, nous n’avons pas le droit d’exiger une vie en paiement d’une autre, ou croyez-vous, vous fondant sur le dogme aussi bien que sur des instincts de votre raison, que tout meurtrier doit être pendu? « J’ai souvent médité cette question, que le docteur Urquhart paraît prendre si à cœur. En lisant dans les journaux le récit des exécutions capitales, il m’est souvent arrivé de me sentir prise d’un immense dégoût. Il m’est arrivé de me réveiller, le jour où la sentence devait avoir son effet, dès la pointe du jour, et de compter, minute à minute, ces derniers instans de la vie du malheureux condamné, — jusqu’à ce que mon imagination excitée me représentât la scène du supplice avec ses détails presque aussi odieux, presque aussi révoltans que ceux du crime lui-même. Pourtant affirmer que la peine de mort devrait être rayée du code!... je n’osai aller jusque-là. Je me bornai donc à lui répéter doucement des paroles qui justement me revinrent en ce moment à l’esprit : car nous savons bien que le meurtrier n’a pas en lui la vie éternelle...

« — Mais enfin, disait-il, si le meurtre n’a pas été prémédité, pas même voulu;... si la vie a été ôtée par quelqu’un, — cela peut se supposer, — que la colère domine, ou dans des circonstances qui font que l’homme n’est plus lui-même;... s’il s’est repenti de son crime;... s’il l’a expié autant que cela était en lui;... si en échange de l’existence anéantie il a donné la sienne, non pas en mourant à son tour, mais en subissant le long tourment de vivre?...

« — Oui,... Lui dis-je, il m’est facile de concevoir l’existence d’un condamné,... ne le fût-il que par sa conscience,... un duelliste par exemple,... comme bien plus horrible que sa mort sur un échafaud.

« — Vous avez raison... J’ai vu des exemples qui le prouvent.

« Comme les souvenirs auxquels ces mots faisaient allusion paraissaient l’affecter péniblement, j’insinuai que ce sujet, qui n’avait rien de particulièrement agréable, ne devait pas nous occuper plus longtemps. — A quoi bon?... commençai-je.

« — Peut-être à quelque chose, interrompit-il. D’ailleurs faut-il reculer devant la recherche d’une vérité parce qu’elle n’a rien d’agréable? Ceci ne vous ressemble guère.

« — J’espère que vous me jugez mieux.

« Après quelques momens de silence, il continua : — Cette question est une de celles qui m’ont suggéré le plus de réflexions. J’ai là-dessus mon opinion bien arrêtée. Je sais ce que la plupart des hommes pensent à ce sujet. J’aimerais à savoir comment l’envisage une femme,... une chrétienne. Dites-moi donc si vous croyez que le vengeur du sang parcourt le royaume du Christ comme jadis la terre d’Israël, levant l’impôt de la rétribution; que, pour le sang versé comme pour tout autre crime, il y a dans ce monde, — quoi qu’il en soit de l’autre, — expiation, mais non pardon. Pensez-y bien... Répondez à loisir... Ceci est une question immense.

« — Je le sais... C’est la grande question de notre époque.

« Le docteur Urquhart avait baissé la tête sans ajouter un mot; à peine s’il aurait pu parler. Je ne l’avais jamais vu sous le coup d’une émotion pareille. Son agitation m’arracha tout à coup à cette timidité qui m’empêche d’ordinaire d’élever la voix quand on traite certains sujets sur lesquels chacun peut réfléchir, mais dont un bien petit nombre a le droit de parler.

« — Je crois, dis-je, qu’en développant par degrés l’instruction départie à ses créatures, un être plus divin que Moïse nous a conduits à une loi plus haute, d’après laquelle la seule expiation demandée est le repentir, le repentir et la soumission. — Repentez-vous... Allez, et ne péchez plus !... Il me semble, pour autant que j’en peux juger et comprendre ce que je lis ici, — je tenais encore ma bible en mes mains, — que dans tout le Nouveau-Testament et dans plusieurs portions de l’Ancien, une doctrine se fait jour, qu’on ne saurait méconnaître : savoir qu’un péché, si grand qu’il soit, suivi de repentir et de rémission, est aux yeux de Dieu, — et devrait être aux yeux des hommes, — pardonné, aboli, effacé à tout jamais.

« — Que Dieu vous entende et vous bénisse ! dit le docteur, et il me quitta brusquement... C’était la seconde fois qu’il appelait sur ma tête les bénédictions du ciel. »


La même question, soulevée en présence du père de Dora, provoque une déclaration de principes beaucoup plus sévère. Le digne ministre n’est pas de ceux qui pactisent avec les doctrines nouvelles, et le souvenir de la mort de son fils ajoute à l’inflexibilité de son orthodoxie ; mais tandis que, sans le savoir, il élève entre lui et cet homme qu’il a pris en gré, qui l’a secouru à l’heure du péril, qui peut-être lui a sauvé la vie, des barrières presque infranchissables, le sort semble prendre à tâche de rapprocher Max et Dora, qui, dévorée de fièvre, dépérit lentement, tristement, sous les yeux du docteur épouvanté. Elle est découragée, dégoûtée de la vie, sans oser se dire à elle-même que son mal est de ceux que l’amour cause et que l’amour guérit. Elle le comprend enfin le jour où Max laisse échapper avec une sorte de colère sourde, — la colère de l’homme de cœur qui manque aux engagemens pris vis-à-vis de lui-même, — le secret de l’attachement profond qu’elle lui a inspiré : curieuse conversation en vérité que cette gronderie austère à la suite de laquelle le médecin prend tout à coup dans sa main celle de sa malade. — Jamais, dit-il, je n’ai vu main si frêle et si mince... Nous disons bien,... si nous ne nous revoyions plus,... il est convenu que vous vous souviendrez de ce qui a été dit. Vous ferez votre possible pour vous rétablir complètement,... de manière à être heureuse,... à être utile aux autres. Vous ne ferez plus fi de votre vie;... il y en a beaucoup de plus dures à supporter... Vous aurez patience, vous aurez foi, vous aurez bon espoir, comme il convient à une jeune personne si aimée de... tous. C’est entendu, c’est promis, n’est-ce pas? — C’est promis. — Adieu donc! — Adieu.


« S’il prit mes mains ou si je les lui donnai, je n’en sais vraiment rien, mais je les sentis tout à coup pressées contre sa poitrine. Et il me regardait comme s’il ne pouvait se résoudre à me quitter, ou comme s’il lui restait quelque chose à me dire auparavant; mais au moment où je levai les yeux sur lui, tout parut s’éclaircir entre nous sans qu’un seul mot eût été prononcé. Il n’articula que ces quatre mots : — Est-ce là ma femme? — Oui, répondis-je. — Alors... il m’embrassa. »


Accepté si simplement par Dora, le docteur ne trouve pas plus de résistance chez le père de sa bien-aimée; mais un doute, un scrupule de conscience, amènent la découverte du fatal secret suspendu sur la tête des deux amans. Le spectre sanglant d’Henry Johnston se dresse entre eux. — Mon frère tué par mon mari ! s’écrie, dans le récit des émotions qu’elle ressentit alors, la fidèle, l’intrépide Dora. Elle n’hésite pas, on le voit, à pratiquer ses doctrines. Dussent-ils ne jamais être unis, le meurtrier d’Henry n’en est pas moins celui qu’elle aime, et par conséquent son époux. Ils pourraient, complices d’une fraude concertée entre eux, artisans du même mensonge, taire la vérité qui les sépare. Ni Max ni elle n’y songent un moment, car leur amour périrait étouffé dans l’asile mystérieux et souillé qu’ils lui feraient ainsi. Le crime sera révélé. Le prêtre inflexible, le père implacable tiendra dans ses mains le sort de Max. S’il n’use pas de tous ses droits, s’il ne demande pas vengeance aux lois de son pays, Max se réserve de se dénoncer lui-même, et Dora, sur le point de l’en détourner, se rappelle à temps l’abnégation sublime qu’elle admirait dans la Thekla de Schiller.

L’aveu du meurtre, courageusement fait par Max en personne ait père de sa victime, qui est en même temps le père de sa fiancée, était une des scènes les plus délicates du roman. L’auteur l’a traitée avec une rare hardiesse et un rare bonheur. Le vieillard, après une hésitation poignante, cède aux remontrances de sa fille aînée, qui lui fait entendre non la voix de la pitié, mais celle de la véritable justice et du véritable honneur. Il ne poursuivra donc pas le meurtrier de son fils, mais en même temps il exigera que Max s’interdise de se livrer lui-même à la justice des hommes. Ce secret que le docteur a gardé si longtemps pour son propre compte, il faudra qu’il le garde pour l’honneur des Johnston, compromis par quelques-unes des circonstances qui se rattachent à la mort du malheureux et coupable Henry. Max prête le serment qu’on exige de lui. En revanche, il a celui de Dora, qui lui tend, à la fin de cette pénible entrevue, sa main délicate : « Vous verrez, lui dit-elle, quelle force il y a là-dedans... » En effet, l’absence n’a pas d’action sur cette ferme volonté, sur cette constante et inaltérable affection. Heureuse ou malheureuse, de près comme de loin, sure de Max, Dora lui appartiendra toute et toujours. Elle ne vit plus que par et pour lui; nulle méfiance ne l’ébranle, nulle crainte ne l’arrête, nul chagrin désormais ne triomphera de ce cœur où il règne. Lui, de son côté, n’abdique aucun des droits qu’elle lui a donnés. C’est à sa femme, à la femme que l’avenir lui doit, qu’il écrit sans arrière-pensée ni réserve; c’est à elle qu’il raconte par quel redoublement de sacrifices il veut achever son œuvre expiatoire, à elle encore qu’il prescrit les bons labeurs par lesquels il l’y associe. Il commande, elle obéit, plus fière de sa docilité qu’aucune femme ne l’a jamais été de la plus large indépendance. Son père, qui ne reconnaît plus dans la femme aux pensers graves, à l’activité bienfaisante, la Dora d’autrefois, insouciante, indolente, souvent perdue en rêveries sans but et sans profit, s’étonne de la voir si changée. Il en cherche la cause, qu’elle ne lui laisse pas ignorer, heureuse de confesser hautement le nom de celui pour qui elle s’est ainsi transformée. « Je suis sûr, lui dit-il alors, que vous me quitterez quelque jour pour aller épouser votre Urquhart?... » Et comme, hésitant, elle ne répond que par le silence : « Attendez au moins jusqu’à ma mort! » reprend le vieillard attristé.

Renonçant à son emploi dans l’armée, — emploi qu’il trouve trop relevé, trop peu rude pour l’expiation à laquelle il s’est voué, — le docteur est maintenant le médecin d’une prison. Francis Charteris, l’ancien prétendu de Pénélope, continuant la vie de désordres qui l’a pour jamais séparé d’elle, devient pour un temps l’hôte forcé de cette maison pénitentiaire. Un mot imprudent qui lui échappe, — Pénélope jadis n’avait pas cru devoir lui taire le secret d’Urquhart, — éveille sur le compte du docteur des soupçons que la jalousie et la malveillance se chargent de grossir. La situation de Max est désormais intolérable. Il demande lui-même une enquête, ne soupçonnant pas d’où provient la vague rumeur qui de tous côtés l’assiège et le mine. Un conseil s’assemble. Quelques questions lui sont adressées. A l’une d’elles, il ne peut répondre sans se trahir. Il refuse donc toute explication. Une démission forcée, qui équivaut à une destitution déshonorante, est la conséquence de cet incident imprévu. Des amis dévoués, qui le croient encore, nonobstant son équivoque silence, incapable d’un de ces crimes sur lesquels il faut appeler le châtiment, lui offrent un asile en Amérique; mais cette fois son parti est pris. Il est las de cette impunité, pire pour lui que toutes les rigueurs légales. Il veut se livrer à la justice. Il redemande au père de Dora la promesse trop légèrement donnée qui le lie encore ; puis, sans même attendre qu’on l’ait relevé de ce serment, il provoque lui-même une instruction judiciaire dont il fournit tous les élémens, affirme sa culpabilité, que personne n’aurait pu établir, et se voit condamné par ses juges émus à la moindre des peines inscrites dans le code britannique pour le crime dont il doit compte à la société. Le père de Dora, cité comme témoin, est venu en toute équité proclamer la haute estime que lui inspirent le repentir, la sincérité, la droiture de l’homme qui a tué son fils, qui va lui enlever sa fille chérie, car, on le devine de reste, sa peine subie, Max quittera l’Angleterre, et Dora, devenue sa femme, ne le laissera point partir seul.

L’analyse de ces trois ouvrages suffit, ce nous semble, pour donner l’idée du talent de miss Mulock, et surtout des tendances de ce talent. Elles sont élevées, saines, franchement libérales, strictement religieuses. La foi, la ferveur même, s’allient fort bien, chez l’auteur de John Halifax, à une grande indépendance de jugement, de vues et de doctrines. Sa morale est sévère; ni la liberté, ni la charité n’en sont cependant exclues. Ces femmes anglaises qui, en si grand nombre maintenant, parlent de haut à la foule étonnée, semblent prendre à cœur de faire entrer dans des voies larges, plus conformes à l’esprit du temps, au génie du siècle, la croyance qu’elles professent, croyance qui a eu, elle aussi, son ère d’austérité bigote, ses préjugés étroits, ses rigueurs impitoyables. Soumises, mais intelligentes et courageuses; pures, mais bien informées de toute chose; simples de cœur, intrépides d’esprit, conservatrices et progressives, elles tentent, dans la sphère où leur action peut s’exercer, la conciliation du passé avec le présent. Dans la pratique de cet apostolat littéraire, qu’elles prennent fort au sérieux, et qu’elles ont raison, après tout, de regarder comme très utile, elles ne montrent aucune timidité, aucun embarras. Elles ne s’effarouchent d’aucune vérité, si étrange que, sous leur plume virginale, cette vérité puisse paraître. En songeant à leur dédain de certaines convenances raffinées, au pas léger dont elles franchissent, hermines immaculées, le bourbier des réalités humaines, on se rappelle involontairement ces filles de Lacédémone qui descendaient sur l’arène de la palestre, étalant aux regards, sans une pensée qui les fît rougir, leur héroïque nudité. En même temps, il est vrai, averties par le bon sens pratique et difficile à égarer qui est l’apanage de leur race, ces belles prédicatrices laissent bien rarement passer dans leurs écrits une de ces idées paradoxales et spécieuses qui, sous un faux dehors de philosophie conciliante, donnent cours à quelque immoralité hypocrite. Leur sincérité audacieuse n’a rien d’effronté; leur curiosité, qui perce bien des voiles et franchit bien des limites, n’a rien de commun avec cet immonde appétit que le scandale éveille. Pour nous servir d’une de ces comparaisons bibliques qui leur sont familières, elles se jettent bravement dans la fournaise ardente, et la flamme s’écarte d’elles, protégées qu’elles sont par le Dieu dont elles propagent la parole.

Miss Mulock, nous l’avons déjà dit, appartient à l’école dont miss Brontë peut être regardée comme le chef. Qu’on ne s’y méprenne pas cependant, elle a son originalité propre, son rôle à part. Moins indépendante, moins individuelle peut-être que l’auteur de Jane Eyre, elle possède plus à fond l’art du romancier, sait mieux borner ses développemens, tourner un écueil, se débarrasser d’un personnage parasite, accentuer une physionomie, préparer un effet dramatique. Comme son modèle, elle aime à étudier l’incessante action des faits extérieurs sur le caractère, l’âme, l’intelligence, qui en subissent le choc. Elle veut se rendre compte de la force qui résiste et de la faiblesse qui cède, du mensonge qui corrompt et de la vérité qui purifie; elle met tour à tour la main, avec une inquiétude passionnée, sur la plaie secrète qui s’envenime, sur le ressort qui plie, près de rompre. L’idéal qu’elle cherche, la vertu qu’elle prône, n’est ni l’idéal des rêveurs extatiques ni la vertu stérile des ascètes, mais bien l’indomptable et inusable ténacité de l’homme fort, de la femme forte selon la Bible. Persistance dans une volonté droite, fidélité dans une affection que la raison sanctionne, sacrifice de tout l’être au devoir humblement compris, aux inspirations lumineuses d’une conscience clairvoyante, voilà, en résumé, ce qu’elle veut enseigner, et ce qu’elle enseigne le plus souvent sans emphase pédante, sans maladroite insistance, avec une insinuante habileté, et plus de goût, de finesse, de mesure et d’aisance que bien d’autres. Elle est d’ailleurs remarquable par l’art avec lequel elle sait grouper, distribuer, soit les incidens, soit les caractères. Elle obtient ainsi des reliefs nettement accusés, mais sans exagération. Elle ne pousse à outrance ni la logique des événemens ni celle des passions, évitant ce qui le plus souvent empêche un roman de ressembler à la vie. Enfin une veine irlandaise d’esprit et d’humour, tempérant sa gravité calédonienne et puritaine, circule comme une bouffée d’air vivifiant dans ses fictions, où la vivacité de la forme fait heureusement oublier la sévérité du fond.

Nous nous demandions, au début de ces pages, quel résultat pourrait avoir l’espèce de croisade féminine dont nous venons de définir le caractère. Nous nous demandions aussi par quel phénomène bizarre la littérature légère devenait, chez nos voisins, plus frivole entre les mains des hommes, plus grave quand les femmes s’en mêlent. Ce sont là des questions plus faciles à poser qu’à résoudre, et qui nous entraîneraient à une trop longue série de développemens, si nous voulions les traiter ex professa. Contentons-nous dès lors d’une simple remarque consolante pour l’orgueil masculin : c’est que l’influence des idées modernes, celle par conséquent des philosophes contemporains, s’accuse très nettement dans ces œuvres féminines dont le caractère sérieux nous étonne. En y regardant de près, on voit que Thomas Carlyle, Arnold, Emerson, Channing, n’ont pas semé vainement leurs paroles inspirées. Sachons reconnaître aussi qu’il est impossible de lire des romans comme John Halifax sans envier sincèrement à nos voisins l’intervention salutaire du roman féminin dans l’éducation des jeunes filles appelées à former la génération qui nous suivra.


E.-D. FORGUES.

  1. Les autres ouvrages de miss Mulock sont : Olive, the Ogilvies, Domestic Stories, Nothing New, A Woman’s Thoughts about Women. Encore ne donnons-nous pas, il s’en faut, le catalogue complet. Nous omettons les livres destinés à l’enfance, les poésies, les essais dispersés dans les journaux, magazines, etc.
  2. Miss Evans est l’auteur pseudonyme des Scenes of Clerical Life et de Adam Bede, dont la Revue a rendu compte dans ses livraisons du 15 août 1856 et du 15 juin 1859.
  3. Sous le pseudonyme d’Ashford Owen, miss Ogle a fait paraître A lost Love, que la Revue a donné dans ses livraisons du 15 juillet et du 1er août 1859.
  4. L’hykdelier est un lutin danois qu’on suppose habiter l’intérieur du sureau. Le kong-tolv (roi-douze) est un des génies couronnes (elle-kings) qui se partagent le royaume des fées, connu sous le nom de Zealand.
  5. Dans le livre intitulé Themis Aurea, publié en 1615.
  6. Par exemple la mort de Leigh Pennythorne, qu’on a comparée à celle du petit Dombey (dans le Dombey and Son de Dickens), et qui n’a été trouvée ni moins vraie ni moins touchante.
  7. Le récit tout entier est dans la bouche de Phinéas Fletcher.
  8. Tradesman, mot à mot : homme de métier, un homme qui gagne sa vie à travailler. Le gentleman et la gentlewoman, par opposition, sont de condition oisive et subsistent d’un revenu indépendant; ils sont du monde et conventionnellement ont droit à certains égards; le tradesman n’en est pas, et il serait en bien des occasions aussi déplacé de lui accorder tel ou tel privilège de courtoisie que de le refuser aux gens de la classe réputée libre par exception.
  9. Dora, abréviation de Théodora.
  10. Francis Charteris est le prétendu de Pénélope Johnston.