Le Roman de la Jeune Captive

La bibliothèque libre.
Le Roman de la Jeune Captive
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 847-863).
LE
ROMAN DE LA JEUNE CAPTIVE

Habent sua fata… Si jamais le vieil adage a mérité d’être cité, c’est bien ici, au seuil de cette étude sur l’unique et mystérieux roman d’Aimée de Coigny, duchesse de Fleury, celle qui fut la Jeune captive d’André Chénier, la « grande amoureuse » dont M. Etienne Lamy a retrouvé les curieux Mémoires et si finement conté la vie orageuse[1]. Quand elle mourut, en 1820, Népomucène Lemercier, qui fut — au moins — son ami, écrivait dans un article du Moniteur universel : « On a lu d’elle un roman anonyme qui, sans remporter un succès d’ostentation, attacha parce qu’elle l’écrivit d’une plume sincère et passionnée. » Mais aucun autre lecteur ne se présentait, et, en 1840, ici même, dans un article consacré à Népomucène Lemercier, sur la foi de je ne sais quel témoignage, Charles Labitte croyait pouvoir écrire : « Par malheur, le roman dont parle M. Lemercier, et dans lequel les admirateurs du poète (André Chénier) eussent cherché quelques accens de la Jeune captive, n’a pas été imprimé ; et remis, ainsi que des Mémoires fort curieux sur la Révolution, entre les mains de M. de Talleyrand, il paraît avoir été détruit. » Cependant, un peu plus tard, Barbier, mieux informé sans doute, dans son Dictionnaire des ouvrages anonymes, donnait, en l’estropiant un peu, le titre du roman, Alvar ; il indiquait le nom de l’imprimeur, Didot, le format, in-douze, et la date de publication, 1818 ; mais il se trompait en déclarant que l’ouvrage formait deux volumes. Enfin, il ajoutait qu’Aimée de Coigny n’avait fait tirer son roman qu’à vingt-cinq exemplaires. Mais le livre n’en demeurait pas moins introuvable, et M. Lamy lui-même ne parvenait pas à le découvrir. « Puisqu’il n’y avait plus de roman dans sa vie, disait-il de son héroïne, elle en tira un de son imagination, et écrivit Alvar. Je n’ai pu retrouver le livre. Elle ne l’avait édité qu’à vingt-cinq exemplaires. Si son pied fin laissa voir vin bout de bas bleu, on ne pouvait mettre dans le geste plus de réserve. »

Les choses en étaient là quand, le 24 septembre dernier, fut mis en vente, aux enchères publiques, tout ce qui restait du mobilier et de la bibliothèque du château de Coigny, en Normandie. D’heureux chercheurs, qui sont en même temps d’érudits libraires, MM. Duchemin frères, y découvrirent et purent acquérir cinq exemplaires brochés du précieux roman, évidemment tout ce qui restait du tirage limité du livre. C’est l’un de ces exemplaires que j’ai entre les mains. Feuilletons-le donc, et tâchons d’en indiquer l’intérêt. L’ombre légère, — oh ! bien légère ! — de la Jeune Captive ne saurait s’en plaindre.


Alvare est anonyme. Le livre, de cinq cents et quelques pages, porte pour épigraphe cette pensée de La Rochefoucauld : « Toutes nos qualités sont incertaines et douteuses en bien comme en mal, et elles sont presque toutes à la merci des occasions. » L’ « épitre dédicatoire » est courte, et amusante : « Ne rejetez point Alvare !… » — on dit aujourd’hui : Lisez-moi ! — Si le roman eût été réellement publié en son temps, je ne sais si on l’eût « rejeté, » ou s’il aurait eu au contraire un véritable succès de librairie, — il nous est si difficile de nous représenter exactement les goûts du public d’autrefois ! Tel qu’il est, regardons-le avec des yeux d’aujourd’hui.

Disons-le sans réticence. Ce n’est pas un chef-d’œuvre qu’Alvare. Cela ne vaut, — pour prendre des œuvres de la même époque, — ni Atala, ni René, ni même le Dernier Abencerage, ni Adolphe, ni Oberman, ni Delphine ou Corinne, ni même Ourika ou Edouard, les deux romans trop peu connus, à mon gré, de Mme de Duras. Le livre est trop long ; de nombreuses négligences de composition nous avertissent que nous avons affaire à un écrivain quelque peu novice, et qui ne sait pas encore très bien son métier ; les personnages ne vivent guère et sont souvent un peu conventionnels. Surtout, l’ouvrage est conçu dans un esprit si romanesque, si irréel, si peu conforme peut-être au tempérament vrai de l’auteur, que l’illusion du lecteur ne trouve guère où se prendre. Et enfin, maintes pages sont gâtées par l’odieuse phraséologie du temps, cette phraséologie très spéciale qui vient pour une large part de Rousseau, et où la déclamation, la fausse sentimentalité, toutes les figures de la plus détestable rhétorique semblent s’être donné le plus ridicule des rendez-vous : « En se retournant, elle aperçut un arbre : Ah ! dit-elle, cet arbre, témoin du serment que je viens de vous faire, porte déjà le témoignage de nos sentimens : lisez ! c’est vous qui l’avez gravé ! Alvare lut : « L. T. A. Salut, lieu chéri ! tu nous as vus heureux ! nos cœurs sont unis par des sentimens innocens ! » C’était un des arbres sur lesquels le marquis avait écrit cette inscription la veille de son départ pour Londres ; il poussa un soupir et sans rien dire il prit la main de Louise et sortit avec elle du bosquet. » — « Premiers jours du printemps de Louise, je vous salue : hélas ! que vous fûtes rapides !… » — « Ne me reprochez plus de détourner mes regards du plus beau spectacle que puisse offrir la société, une femme sensible, une mère vertueuse. » — « Alvare, en prononçant ces mots, avait la voix concentrée, coupée par des sanglots ; il serrait étroitement sa femme contre son cœur et regardait le ciel avec une expression à la fois sombre et passionnée. Louise, attendrie, versa un torrent de larmes sur le sein de son Alvare. Il y mêla les siennes, et ce couple heureux goûta dans l’abandon d’une sensibilité exaltée un charme inconnu aux âmes ordinaires. » Je ne sais si j’ai jamais lu un livre où il y ait tant de larmes versées, tant d’embrassades, tant de génuflexions, et où l’auteur ait tant consommé de points d’exclamation.

Ne nous arrêtons pas à ces ridicules extérieurs. Chaque époque littéraire, après tout, a sa phraséologie particulière qui s’impose même aux écrivains de génie, et peut-être, dans un demi-siècle d’ici, nos petits-neveux auront-ils le droit de traiter sans indulgence notre manière d’écrire. Il va d’ailleurs sans dire que je n’écrirais pas un article sur Alvare, s’il n’y avait que des pages comme celles que je viens de citer. Il en est d’autres, heureusement, qui tranchent singulièrement sur celles-là : « Le courage et la vertu consistent moins à faire toujours bien, qu’à cesser de mal faire, lorsqu’on s’aperçoit qu’on est dans l’erreur. » — « Triste et vaine folie, amour de la douleur, c’est vous qui possédez ceux qui aiment trop la vie. Hélas ! regarder les années écoulées, n’est-ce pas repaître ses yeux des maux qu’on a éprouvés ; s’occuper de l’avenir, n’est-ce pas chercher à deviner les malheurs qui nous menacent ! » — « Hélas ! dans le cours orageux de notre triste vie, courbés comme nous le sommes sous le fardeau des peines qu’amène chaque jour, où trouver la force de le supporter si le bonheur des personnes qu’on aime ne venait nous distraire de nous-mêmes ! » — « Qui n’a pas connu le tourment d’habiter pendant l’absence de ce qu’on aime la maison où l’on fut longtemps heureux ? Chaque mouvement vous retrace un souvenir ; il semble qu’on foule aux pieds, qu’on écrase le bonheur dont naguère on jouissait à cette même place. » Ce dernier trait me parait tout simplement admirable : nous en rencontrerons quelques autres encore.

Voici d’ailleurs, réduite à sa plus simple expression, la donnée étrangement romanesque du roman.

Le marquis Alvare della Guida, descendant d’une des plus nobles familles d’Espagne, philosophe, humanitaire, épris du bien public, — une sorte de Pombal, — fait un voyage d’études et d’affaires diplomatiques en Angleterre. Il devient l’hôte d’une famille où vit une charmante orpheline, Louise Trevor. Les deux jeunes gens s’éprennent passionnément l’un de l’autre, et l’on s’étonne autour d’eux qu’Alvare ne demande pas Louise en mariage, quand, enfin, poussé dans ses derniers retranchemens, il avoue qu’il est marié[2]. Stupéfaction et indignation générales. Louise pardonne cependant, et si bien, que, lorsque Alvare la quitte, ils se jurent l’un à l’autre une amitié éternelle. Quelques années après, Alvare reparaît : sa femme est morte ; il peut donc épouser Louise sans scrupule, et il l’emmène à Madrid où les services éminens qu’il a rendus achèvent de lui concilier la haute faveur du Roi, qui le nomme son premier ministre. Mais le grand bonheur dont jouit Alvare est visiblement troublé par un secret qui lui pèse. Un jour enfin, il prend le parti de délivrer son âme. En présence du Roi et des députés des provinces, il déclare qu’il n’est pas marquis della Cuida ; il n’est qu’un enfant trouvé que son père supposé, désireux à tout prix d’un héritier mâle, a substitué jadis, au moment de sa naissance, à une fille unique qu’il a envoyée en Calabre. Le Roi, loin de lui en vouloir de cet aveu, pour le récompenser de ses services et de sa franchise, le nomme grand d’Espagne, lui conserve son titre de marquis, mais l’autorise à se retirer dans l’une de ses terres. Là il semblerait qu’Alvare, entre sa femme et son fils, dût couler désormais des jours pleins d’une joie sans mélange. Mais son inquiétude le poursuit encore. Un jour, il disparait, laissant tous les siens dans une angoisse mortelle. On apprend enfin que, pris de remords, il est allé rejoindre en Italie où il l’avait fait transporter et garder secrètement, pour pouvoir épouser Louise, sa première femme qui n’est pas morte. Et il meurt de douleur, de repentir et d’amour, en prononçant le nom de Louise, la seule femme qu’il ait jamais aimée. Louise meurt à son tour de désespoir, après avoir lu le Journal qu’il lui a laissé, incapable de survivre à l’homme qu’elle a uniquement et si passionnément aimé, et qu’elle brûle d’aller rejoindre.


On le voit, c’est un long roman d’amour et de passion qu’Alvare, et un roman bien romantique. C’est bien le roman d’une femme qui n’a vécu que pour l’amour, et qui, trop aisément, croit et voudrait faire croire qu’il n’y a que cela au monde, et que sans l’amour la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. « Ah ! ma Louise, notre Dieu est celui de l’univers ; c’est à lui qu’est soumise la nature entière ! Entends-tu sa voix ! !… aimer ! aimer ! tel est son ordre suprême ! ce mot sacré est répété par toute la création ! » Et n’est-ce pas déjà, en plate prose, mais avec de curieuses rencontres d’expression, le thème que développera plus tard Musset, dans des vers célèbres :


J’aime : voilà le mot que la nature entière…


Ailleurs, à propos des couvens de femmes, ne croirait-on pas lire une première ébauche de la fameuse tirade de Perdican dans On ne badine pas avec l’amour : « Ah ! convenez-en, Théodora, reprit avec feu le marquis, l’amour, son ivresse, les fautes, les crimes mêmes auxquels il peut pousser, ses larmes, ses tortures, valent mieux que la triste sérénité des âmes calmes et impassibles ! Elles ne craignent pas la mort ! je le crois ; elles ne connaissent pas la vie, ces créatures isolées, froides, qui voient d’un œil égal tout ce qui se meut dans la nature ! Elles regardent passer au travers d’une glace les événemens humains, les humains mêmes, et cette glace est sur leur cœur ! Mais, pour être éloignées de ce qui existe ici-bas, ne les croyez pas plus rapprochées de ce beau idéal que nous nous figurons dans une sphère plus élevée ! Non, non, leur imagination froide et muette ne voit rien ici, et ne désire rien ailleurs. Sans joie, sans douleur, sans espérance, elles tombent silencieusement dans le sépulcre, sans trouver ni mériter plus de souvenir que les pelletées de terre qui les couvrent ! Végétation humaine, essai manqué de créatures auxquelles le Tout-Puissant n’a daigné communiquer ni mouvement, ni âme, ni véritable vie !… Elles n’ont point aimé !… elles n’ont point vécu !… elles n’ont pas souffert !… elles n’ont point combattu, elles n’ont point triomphé, elles n’ont point succombé, elles ne connaissent ni le désir, ni l’ivresse des passions, ni le repentir ! elles n’ont point vécu, vous dis-je ! » Les héros d’Aimée de Coigny connaissent, eux, le désir, et « l’ivresse des passions ; » et cette ivresse, ils l’expriment souvent par des traits un peu vifs dont l’ardeur sensuelle éclate sous l’apprêt conventionnel du langage. Les tendresses les plus légitimes ont sur leurs lèvres l’accent de celles qui ne le sont pas. « L’époux aimé, l’amant de Louise, » voilà, par exemple, une formule qui revient plus d’une fois sous la plume de l’écrivain et qui ne traduit que trop bien les sentimens qu’il prête à ses personnages. A vrai dire, elle ne conçoit l’amour que sous la forme d’une passion déréglée, et presque d’une frénésie.

De tous ses personnages, celui qui réalise le plus complètement sa conception de l’amour, c’est Alvare. Celui-là est le héros romantique par excellence, le propre frère de René et d’Hernani. « Je vais bientôt partir, monsieur, dit Alvare, et j’emporte le regret d’avoir jeté le trouble dans votre âme. Une force aveugle, inexorable, s’est emparée de moi à ma naissance ; elle m’emporte, me trace irrévocablement le chemin que je dois suivre et m’oblige de lui obéir, malgré mes cris, mes plaintes, mes regrets ! Joignez-vous avec moi pour la détester, monsieur ; c’est elle qui me porte à blesser tous ceux que j’aime. Ah ! que mon désespoir vous désarme ; oncle de Louise, pardonnez-moi d’être malheureux… » « Être incompréhensible et fatal ! dit Théodora ; toi qui as mis le trouble parmi nous, qui peut-être y porteras la mort, je ne puis te haïr, et mon cœur te suit et te plaint, n’importe où tu ailles, n’importe le motif qui te conduit !… » Sur combien de tréteaux et dans combien de romans ne l’avons-nous pas revu depuis, ce héros sombre, étrange, génial et fatidique, victime désolée de ses propres passions, qui sème partout où il passe la douleur, le désespoir et la mort, et que, malgré tout, on ne peut s’empêcher de plaindre et d’adorer ! Mais déjà nous l’avions vu figurer dans René, dans les Natchez ; et, à voir toutes les curieuses analogies qui existent entre le Journal laissé par Alvare à sa veuve et la trop fameuse Lettre de René à Céluta, dans les Natchez, on pourrait se demander si Aimée de Coigny n’aurait pas eu connaissance de son illustre modèle. Qu’on en juge par les quelques lignes que voici :

« Ces beaux yeux auxquels j’ai déjà fait verser tant de larmes ! qu’ils vont en verser encore !… Quel malheur ! Courbe, courbe ta tête charmante, tendre fleur qu’un souffle brûlant a desséchée !… Je t’ai perdue, Louise, j’ai détruit la félicité, ta paix ; car loin de moi, loin de ton Alvare, plus de bien, plus de jouissance pour toi, n’est-ce pas, mon amour ?… Ton cœur est déchiré, tu souffres aussi, tu souffriras comme moi !… Ah ! cette idée, tout affreuse qu’elle soit, m’est nécessaire ! !… Toute joie est détruite, le bonheur n’existe plus pour toi ; ton fils, mon fils, cache-le, il est la preuve de ta honte ! Destinée implacable… oui, malgré vous, j’ai connu le bonheur… ma Louise !… oh ! rappelle-toi toujours ces momens ! regrette mon souvenir ! aime-le surtout !… mêle la reconnaissance à ta douleur !… Nous avons bu, desséché ensemble la coupe du bonheur !… Qu’importe maintenant si celle de la vie est renversée ! ! ! (sic)[3]… Louise !… Louise !… tu pleures !… tu gémis !… Ah ! ne maudis pas le moment, tout fatal qu’il ait été pour toi, où nous nous sommes liés ! Que la terre s’entr’ouvre ! Volcan, recevez-moi dans vos gouffres de feu ! douleurs, torturez-moi ! je vous brave !… J’ai vécu, je suis l’époux de Louise, je la rejoindrai, je reprendrai ailleurs le cours de notre bonheur… J’étais seul, la tempête s’était élevée… Les flots de la mer venaient jusqu’à moi ; ils essayaient de m’entrainer ;… les éclairs qui fendaient de noirs nuages semblaient m’ouvrir un asile et me montrer la demeure que je cherche loin des injustes mortels… Élémens auxquels je participe, ai-je dit à la tempête, eau, terre, vents, feu, que voulez-vous de moi ?… Venez-vous reprendre la portion que vous m’avez prêtée ? Ah ! j’attends avec impatience, arrivez !… arrivez !… Qu’il me charge, qu’il me gêne ce don fatal que vous m’avez fait ! Combien est lourd le fardeau dont vous m’avez donné le poids !… Arrivez !… arrivez !… Reprenez vos dépouilles ! Mer, ouvre-moi tes abîmes ; tu ne peux éteindre en moi la flamme éternelle qui anime ma vie ; tu ne peux rien sur mon amour !… Un Dieu, un Dieu seul a allumé son flambeau sacré ; ce Dieu est le tien : tu es sa créature comme moi ; je ne te crains pas ! mène-moi à lui !… »

On voit toutes les analogies de mouvemens, d’images et d’inspiration. Et pourtant, je ne crois pas qu’Aimée de Coigny ait connu les Natchez, que Chateaubriand n’avait peut-être pas encore retrouvés, quand elle composait son roman, et qui, en tout cas, n’ont paru en librairie que longtemps après, en 1827. La rencontre est d’autant plus curieuse, et prouve simplement que ces idées, ces sentimens exaltés, ces déclamations étaient dans l’air de l’époque. Mais l’auteur d’Alvare, si elle a ignoré les Natchez a certainement lu René, et l’on a reconnu au passage une évidente réminiscence de l’apostrophe célèbre : « Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! » De même, il me semble bien que tel joli paysage lunaire est inspiré de très près d’une célèbre « nuit » de Chateaubriand, celle qu’il a transportée, en la retouchant à plusieurs reprises, de l’Essai sur les Révolutions dans le Génie du Christianisme : « La lune, à moitié cachée par des nuages argentés, jetait une clarté douteuse sur tous les objets. L’ombre des arbres prolongés offrait mille formes bizarres et effrayantes ; le calme, le silence de la nature n’étaient interrompus que par le bruit léger des feuilles qu’un vent doux en s’élevant par intervalle faisait mouvoir ; tout portait à la mélancolie et à une secrète terreur. » Nous pouvons l’affirmer avec certitude : si Chateaubriand n’avait pas écrit, le roman de la Jeune Captive ne serait pas, littérairement, tout ce qu’il est.


Quand on se trouve en présence d’un roman, d’un roman de femme surtout, il y a une question, d’ordre non plus littéraire, mais psychologique, qu’il est bien difficile d’éluder : Qu’est-ce que l’auteur a, plus ou moins volontairement ou consciemment, laissé passer dans son œuvre de son expérience personnelle ? Nous ne connaissons pas assez à fond Aimée de Coigny pour pouvoir répondre, avec toute la précision désirable, en ce qui la concerne, à une question de ce genre ; nous pouvons cependant entrevoir, sous la fiction, plus d’un trait dont l’origine semble bien devoir être rapportée à la vie réelle. J’ai déjà noté la correspondance générale qui existe entre la « vie d’amour » d’Aimée de Coigny et la donnée même du roman d’Alvare. Jusqu’à quel point a-t-elle voulu se peindre elle-même sous les traits de son héroïne, Louise Trevor ? c’est ce qu’il est malaisé de dire. Mais la situation d’Alvare qui, marié à une femme qu’il n’aime pas, s’éprend follement de Louise, ne serait-elle pas — un peu — celle de l’un de ses amans, M. de Boisgelin, par rapport à elle-même ? Lu tout cas, il me semble bien qu’il y a, dans la page que voici, quelque chose de plus qu’une observation générale :

« Qu’il est doux le serment d’aimer toujours ce qu’on aime ! Avec quelle foi vive et tendre ou se prosterne devant le Dieu qui reçoit ce serment ! et la solennité attachée à ce vœu si ardent porte seule, hélas ! quelquefois, un sceau ineffaçable ! Que de personnes, jetées par la suite des événemens dans des positions diverses, étourdies par le mouvement qui les entraine, sont rappelées à leurs propres souvenirs à la vue inopinée d’une célébration de mariage ! La pompe modeste de cette cérémonie, ces fleurs, doux emblèmes de la jeunesse et de l’espérance, ont remis en mémoire à plus d’une femme qu’une fois aussi, entourée de fleurs, éclairée par des flambeaux portés par de jeunes enfans, là, sur ces marches, prosternée au pied de ce même autel, au milieu d’une famille maintenant dispersée, on a juré amour, constance à celui qui devait embellir votre existence ; qu’est-il devenu ? Où sont les témoins de ces vœux ? Que sont devenus ces vœux mêmes ? Hélas ! souvent anéantis et dissipés comme la fumée de l’encens qu’on brûle pour les célébrer !… Qu’y a-t-il de vrai ? Tout est-il donc si passager dans ce monde que l’impression, le sentiment d’aujourd’hui n’est plus demain qu’un songe, et le jour d’ensuite est effacé sans aucune trace ? Il faut la pompe matérielle d’une cérémonie pour rappeler ce qui a fait souvent battre le cœur ; que dis-je ? ce qui a souvent décidé de la vie entière, et sans les signes extérieurs qui rappellent les temps, les sentimens qui paraissent les plus profonds glisseraient sans souvenirs ! ! ! »

Remords ? Aveu furtif ? Impression fugitive peut-être, mais réelle et sincère, à n’en pas douter ; et l’écrivain a beau ajouter : « Mais où m’entraine cette réflexion sur l’instabilité de la vie ! Bénissons le ciel de cette heureuse facilité à oublier ;… » elle s’est trahie, dans l’un de ses meilleurs momens.

Elle en a de moins bons. Déjà, dans les Mémoires découverts et publiés par M. Lamy, on avait noté plusieurs portraits vivement enlevés, en quelques mots, d’une plume mordante et spirituelle. Ce talent, ici, ne l’a pas quittée. Elle dira d’un savant un peu racorni : « Sa tête était aussi pleine et aussi sèche qu’une table de matières. » Ailleurs, d’un personnage épisodique : « Mme Schipper (c’était son nom) commune, futile, et surtout très bavarde, détestait la campagne, et ne comprenait pas, répétait-elle, à chaque instant, ce qu’on pouvait dire aux arbres, aux champs, ou même aux rustres qu’on y rencontre ; car, selon elle, il fallait bien, pour vivre, dire quelque chose à quelqu’un. » Et que dites-vous encore de ces quelques lignes : « Théodora riait des jalousies de quelques vieilles ladies qui jetaient les hauts cris de la solitude dans laquelle on reléguait leurs seigneuries et leurs rhumatismes, et de l’humeur de mesdemoiselles Picquet, vierges surannées qui, depuis quatre ans, venaient régulièrement essayer de devenir de jeunes épouses et ne trouvaient pas seulement un jour d’illusion depuis l’arrivée de Mme Brithenmore ? » Évidemment, celle qui écrit ainsi, qui sait trouver d’aussi piquantes et cinglantes formules, a pu être, comme elle s’en vante, « une âme passionnée : » elle devait avoir en partage plus d’esprit que de charité, plus de malice, et même de méchanceté, que de bonté, plus de passion que de tendresse. « Sa conversation, écrivait d’elle Lemercier, éclatait en traits piquans, imprévus et originaux. Elle résumait toute l’éloquence de Mme de Staël en quelques mots perçans. » Nous l’en croyons sans peine. Et si l’on retrouve un jour cette « collection de portraits sur nos contemporains les plus distingués par leur rang et par leurs lumières » dont nous parle encore Lemercier, et dont elle serait l’auteur, il y a tout lieu de penser que sa « sincérité » et sa « vivacité » ont dû y faire merveille.

Ce n’est pas seulement une femme d’un esprit vif et mordant que nous révèle, — ou nous confirme, — le roman d’Alvare, c’est une mondaine très experte, et qui, — elle partage ce mérite avec l’auteur de Delphine, — sait nous donner de la vie de société des descriptions très justes et très vivantes. Voici, par exemple, une page dont la finesse enjouée a vraiment bien de la grâce et de l’agrément : « La vie des eaux a été décrite si souvent qu’on ne peut que répéter et après mille autres que la société a moins de gêne, d’exigence et d’inconvénient dans un lieu où chacun se trouve, parce que c’est sa volonté, le besoin de sa santé ou son plaisir qui l’appelle, puisque l’on se sépare quand l’une de ces causes cesse et que l’on peut fuir ainsi la chose ou la personne qui déplaît. Cette certitude donne une gaieté, une indépendance qu’on ne peut connaître ailleurs. Quand rien n’est indifférent, chaque chose a un poids convenu et bientôt incommode, alors l’habitude fait la loi, et cette loi se glisse jusque dans les plus petits détails qui, prenant le nom et l’importance de devoirs, finissent par accabler sous leur nombre et leur insignifiance. Dans les villes on se voit trop, trop souvent, trop longtemps ; l’ennui que fait naître un tel commerce donne naissance à mille tracasseries, mille riens perfides qui, tourmentant les heureux du monde dans tous les sens de leur irritabilité et de leurs prétentions, leur donnent des dégoûts qu’ils prennent pour des malheurs auxquels ils échapperaient s’ils savaient à propos demander des chevaux de poste. Sans contredit l’avantage des eaux est dans la variété des objets, leur peu de durée qui occupe, amuse, attache le souvenir et ne fatigue jamais. »

Cette mondaine, on le voit, a peu d’illusions sur la vie du monde. A vrai dire, elle en goûte moins le charme qu’elle n’en sent les inconvéniens. De deux femmes qu’elle met en scène elle dira, avec cette finesse d’observation et cette justesse concentrée de formule dont elle ne se départ guère : « Leurs âmes s’étaient refroidies dans une habitude de légèreté méthodique qu’on substitue souvent dans la société aux vrais devoirs. On ôte l’importance aux grandes choses, c’est une gêne trop incommode pour des esprits légers, mais on reporte cette importance sur les conventions établies par une coterie, conventions qui, sous le nom d’usage du monde, renferment les seules lois auxquelles une grande partie des hommes attache du prix. C’est ainsi qu’il n’est pas rare de rencontrer des partisans de ces lois futiles dont l’esprit se choque et s’irrite aux moindres contraventions des usages, et dont l’âme reste froide et muette à la vue des actions qui blessent la justice et l’humanité. »

Si ce n’était là qu’une observation jetée en passant, il n’y aurait pas à y attacher d’importance ; Mais l’auteur d’Alvare revient souvent sur cette idée que le monde est peu favorable à l’éclosion et au développement des sentimens naturels et généreux, et même équitables. « Leurs idées et leurs sentimens, écrira-t-elle ailleurs, étaient renfermés dans la sphère étroite d’une coterie qu’elles décoraient du titre exclusif de monde. Tout ce qui n’entrait pas dans ce cadre était pour elles des objets de mépris… La vanité ferme le cœur aux sentimens vrais, et le véritable honneur, la vertu, sont de bien peu de poids pour des esprits qui ne se soumettent qu’aux convenances du monde. » Elle dira encore d’une cantatrice italienne : « Cette femme avait le bon ton et l’habitude de la bonne compagnie ; car les personnes qui vivent d’un art soumis au public, ne sont pas en Italie, comme dans d’autres contrées de l’Europe, frappées du fâcheux préjugé qui les relègue loin des sociétés distinguées, parmi les gens dont l’abaissement influe tôt ou tard sur leurs mœurs, leurs sentimens et leurs manières. » Et elle va enfin jusqu’à prêter à son héros ce mot de l’Emile de Jean-Jacques, quand il quitte Paris : « Adieu, ville de fumée, ville de boue, nous baissons ton fracas, tes plaisirs factices, tes fausses joies : nous allons loin de toi goûter l’innocence et la paix ! ! ! »

Qu’est-ce à dire ? Et faut-il voir là tout simplement, comme ce dernier trait nous y invite, un nouvel exemple et une lointaine conséquence de l’influence persistante de Rousseau ? Oui, sans doute ; mais j’y verrais, pour ma part, quelque chose de plus. Ses liaisons successives avaient fini par faire d’Aimée de Coigny une déclassée dans son propre monde ; qu’elle l’ait senti, et qu’elle en ait souffert, plus qu’elle ne l’a voulu dire, c’est ce qui est non seulement vraisemblable, mais certain ; et qu’elle ait conçu quelque rancune contre ces « préjugés » dont elle se voyait la victime, contre ces conventions sociales qu’elle avait voulu braver, c’est ce qui est trop humain. Si déguisée, si spécieuse même qu’en soit l’expression, je crois voir dans son ironie toujours prête à l’adresse des préjugés et des étroitesses du monde l’écho discret et l’aveu de son amertume.


Parmi les « préjugés » dont elle a secoué le joug importun, il en est un qu’elle a mis une sorte de point d’honneur à ne pas respecter : c’est celui du mariage. De toutes ces femmes de la fin du XVIIIe siècle qui ont mis délibérément en pratique les principes les plus « avancés » de nos modernes féministes, aucune n’a revendiqué plus insolemment le droit de « vivre sa vie, » — sa vie d’indépendance égoïste et d’expériences voluptueuses. Elle a usé de son « droit au bonheur » avec une continuité, une persévérance que les déceptions les plus profondes n’ont jamais découragées. Et à cet égard, elle est bien la femme de son roman. Toutes les fois qu’elle en trouve l’occasion, elle fait, — par la bouche de l’un de ses héros, — le procès du mariage et l’apologie de l’union libre : « Ah ! dit Alvare, les catholiques n’ont pas réussi à rendre le mariage plus heureux en rendant sa chaîne indissoluble ; triste idée de faire un devoir indispensable hérissé des plus horribles punitions, si on le transgresse, du sentiment le plus libre de la nature, la préférence ! Le penchant qui attire deux êtres l’un vers l’autre a besoin de toute sa liberté pour naître et ne peut durer que par une suite de chances heureuses, de convenances continuelles, impossibles à rencontrer dans les chocs d’humeur inévitables au sein des unions où il entre des arrangemens de famille. La douce intimité, cet attrait irrésistible de deux âmes qui se cherchent, se confondent et ne font qu’une existence, peuvent-ils se rencontrer où le mépris des hommes vous menace ? si vous manquez aux lois qui vous sont imposées, ils vous poursuivent jusque dans votre intérieur. Le mariage, comme les convenances d’une certaine société font arrangé, ne peut se rencontrer avec le bonheur ; il choque trop la fierté et toutes les qualités élevées de la nature humaine. » Des déclarations de ce genre ne sont pas isolées dans Alvare : le mariage et le bonheur sont déclarés incompatibles ; et qui oserait mettre en doute qu’on doive rechercher uniquement le « bonheur ? »

Qui oserait en douter ? Les chrétiens d’abord. Aussi Aimée de Coigny a-t-elle pour le christianisme une antipathie instinctive qui se traduit si souvent dans son œuvre, — M. Lamy avait déjà noté ce trait à propos des Mémoires, — que ce roman d’amour est, à la lettre, un roman anticlérical. Mais il faut s’empresser d’ajouter que cet anticléricalisme admet des distinctions et des nuances. On peut faire grâce au protestantisme, puisqu’il autorise le divorce : « Que seriez-vous devenue, Théodora, dans un pays où le divorce eût été impossible, où il eût blessé les mœurs et la religion ? Ici, par exemple, le cœur enflammé pour un autre que celui auquel on est lié par l’hymen, il faut mourir de douleur, ou former des vœux homicides contre son époux !… » Cette Théodora avait épousé un peu étourdiment un ami de son père ; mais son cœur ayant parlé pour un autre, son mari, trop généreux pour vouloir contrarier une passion aussi violente, lui avait rendu sa liberté en faisant prononcer le divorce contre lui-même. A la bonne heure ! voilà un mari accommodant, et « sensible, » et qui s’entend à développer chez sa femme « toutes les qualités élevées de la nature humaine, » — celles sans doute qu’Aimée de Coigny a déployées dans ses lettres « lascives » à Mailla Garat ! Voilà « un vrai Anglais ! » Quel agréable pays ! et quelle aimable religion que celle qui favorise d’aussi « honorables actions ! » Mais avec le catholicisme, il en va tout autrement. Cette sombre religion n’entend rien à la « nature ; » elle n’accepte pas plus le divorce que l’union libre ; elle « afflige le sentiment le plus doux ; » enfin, elle a, sinon inventé, tout au moins approuvé et recommandé cet état évidemment contre nature, le célibat ecclésiastique, et surtout la vie monastique. Il y a, dans le roman d’Alvare, deux moines dont les propos et l’attitude sont parfaitement désobligeans : l’odieux le dispute au ridicule dans leur rôle ; et l’auteur n’a pas à chercher bien loin l’explication de leur duplicité : « Le manteau de fourberie dont s’enveloppe ce jeune moine tient à l’état contre nature dans lequel il est enchaîné, disait Alvare. » Toutes les difficultés que rencontre Alvare dans sa vie politique lui sont suscitées par des moines ou des prêtres dont « l’astuce » ne connaît guère de bornes. A Santo-Domingo, il ne vient à bout d’une vieille querelle, aussi grave dans ses conséquences que futile dans ses origines, entre hiéronimites et barnabites, qu’en envoyant les barnabites défricher une partie sauvage de la Floride : « Je me rappelai, déclare-t-il, à cette occasion, la différence de conduite des jésuites en Europe et au Paraguay ; l’astuce, la fraude déshonoraient les moyens auxquels leur ambition avait recours en Europe, tandis qu’au Paraguay, où leur puissance n’était point contestée, leurs talens se déployaient pour l’affermir et avaient procuré au pays une véritable prospérité. »

Cette philosophie religieuse est un peu rudimentaire, et elle n’est pas très originale. Elle a d’ailleurs ses timidités, à côté de ses hardiesses ; si elle honnit les moines, les autodafés, l’Inquisition, elle prétend vénérer la « religion, » qu’elle entend bien distinguer de la « superstition. » « Peut-on avilir ainsi une religion si belle et si grande, qui sait consoler des peines présentes par l’espérance d’un noble avenir et qui élève tellement l’humanité qu’elle lui fait dédaigner la douleur comme ne pouvant atteindre que la grossière enveloppe qu’on doit bientôt dépouiller, disait-elle… Le marquis lui expliquait à quel point l’ambition humaine avait défiguré le dogme sacré, la divine morale, et comment elle avait accueilli la superstition et s’en était servie adroitement pour la substituer à la religion… » Et elle lui prête ce propos symbolique : « Je hais la superstition par l’amour que je porte à la religion et à mon pays, et je la poursuivrai de tout mon courage et de ma puissance ! » Les personnages d’Alvare croient à « l’Etre suprême, » à l’immortalité de l’âme, et sans doute à l’efficacité de la prière, puisqu’ils prient, au moins dans les grandes circonstances de la vie, et même dans quelques autres : « Les deux époux revenus au Prado, écoutaient le bruit d’une musique lointaine, quand le bruit d’une cloche se lit entendre ; c’était celle d’un couvent voisin qui sonnait l’Angélus. — Cet appel des fidèles a quelque chose d’auguste et d’attendrissant, dit Louise ; il éveille les heureux pour leur faire bénir l’auteur de leur bonheur ; l’infortuné redouble, en l’entendant, la ferveur de ses prières et se livre à l’espérance de les voir exaucées ; enfin il jette ensemble aux pieds du Créateur tous ceux qu’il a formés, et les confond ainsi en une seule famille ! O mon Alvare, remercions ce Dieu paternel de la bénédiction qu’il répand sur ses deux enfans bien-aimés !… Ils s’agenouillèrent ensemble, et restèrent un moment absorbés dans un profond recueillement ; s’étant relevés, ils marchèrent lentement appuyés l’un sur l’autre dans un silence plein de charme. » Les deux époux ont surtout bien lu le Génie du Christianisme, et dans le credo qu’ils ont emprunté à Voltaire et aux Encyclopédistes, ils ont introduit quelques articles de Jean-Jacques, et quelques autres de Chateaubriand.

Mais, au total, c’est bien l’esprit de Voltaire, — et de Raynal, — qui domine dans Alvare. Ou plutôt, c’est cet esprit qui dominerait, s’il n’y avait pas les dernières pages du livre. Car nous apprenons à la fin du volume, — et cette conclusion est peut-être inattendue, — qu’Alvare, le héros passionné et philosophe, meurt non seulement chrétiennement, mais pieusement. Sa douleur « a fini par le jeter au pied des autels où, depuis quelque temps, il implore l’Eternel avec ferveur. » Il a consenti à une confession publique, et la méditation des vérités religieuses « lui procure un soulagement, une paix inespérés. » « Qu’il sache bien, fait-il dire à son fils, que la force de caractère est inutile, et que toute qualité même est dangereuse pour qui ne les emploie pas contre ses passions. » — « Se soumettre, écrit-il enfin dans son Journal, telle est la condition humaine ; en suivant la route tracée par la religion et les lois, quelque bonheur encore peut se rencontrer ; c’est ainsi au moins qu’on évite les cuisans regrets, les remords ! ! ! Tout changement brusque, même pour faire le bien, attaque, je le vois maintenant, le respect que les hommes portent à leurs habitudes, à leurs institutions. Le bien, pour être utile, doit venir petit à petit et ressembler à la croissance, qui, bien qu’invisible, amène chaque chose créée à son degré de perfection. » Voilà une philosophie pleine de sagesse et de bon sens : le révolutionnaire d’autrefois est devenu un prudent évolutionniste ; on ne saurait plus nettement condamner cette fougue d’individualisme que le principal héros, et, ce semble, l’auteur du roman lui-même ont prêchée jusqu’alors avec tant d’insistance.

Qu’est-ce à dire ? Et que signifie exactement, en guise de conclusion, et de « moralité, » ce curieux revirement qu’on ne pouvait guère prévoir ? L’influence de Chateaubriand, que nous avons vue se mêler à quelques autres dans le cours du roman, aurait-elle fini, presque à l’insu de l’auteur, par l’emporter sur celle de Voltaire ? et comme dans Atala et René, et à l’imitation de ces deux « épisodes, » serions-nous ici en présence d’une fiction à tendances « anticléricales » et aboutissant à une conclusion chrétienne ? Ou bien, de propos très délibéré, Aimée de Coigny aurait-elle voulu faire en terminant quelques concessions au goût et aux tendances « conservatrices » du public, qu’elle craignait de désobliger par l’audace de sa pensée ? Ou bien enfin, tout simplement et très sincèrement, sa pensée se serait-elle assagie et purifiée au cours des années ? L’âge venant, et la maladie, et l’isolement, et les déceptions de toute sorte, aurait-elle vu enfin, et compris, et mesuré la foncière vanité de cette ardeur sensuelle, de cette joie de vivre qui l’avait si longtemps possédée, et qui, déjà, avait en elle si vivement frappé le poète, dans la prison de Saint-Lazare. Vous vous rappelez :


L’illusion féconde habite dans mon sein…
Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;
Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux
Ramène presque de la joie.
Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !…
Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson…
O Mort ! tu peux attendre : éloigne, éloigne-toi…
Je ne veux pas mourir encore.


Mais maintenant que la mort est toute proche, et que l’illusion s’est envolée, a-t-elle pris enfin de la vie une vue plus juste et plus haute, et donne-t-elle tout son vrai sens à cette parole qu’elle prête à son héros, que « se soumettre, telle est la condition humaine ? » Je ne sais ; entre ces différentes hypothèses je n’ose choisir ; je souhaiterais seulement, pour l’honneur de la Jeune Captive, que la dernière fût la véritable.


Il y a dans la Correspondance de Taine une admirable lettre de direction littéraire, évidemment destinée à une femme, qu’il voudrait voir remplir sa vie, utiliser ses rares facultés, en se faisant écrivain, et en composant des romans modernes. On aurait pu donner des conseils de ce genre à Aimée de Coigny. Elle avait, cela n’est pas douteux, des dons de premier ordre, qui, bien employés, auraient pu faire merveille. Mais il aurait fallu la dissuader d’écrire un roman romanesque : le roman romanesque est un genre légitime, mais qui devrait n’être traité que par des poètes. Or l’auteur d’Alvare n’est point poète ; elle a bien l’intelligence trop lucide, trop réaliste peut-être pour cela ; elle a fort peu d’imagination, et c’est pourquoi elle recourt si souvent à l’imagination comme au langage d’autrui. Le roman d’observation psychologique comme on l’entend aujourd’hui, voilà quelle eût été sa vraie voie. Si, elle avait voulu raconter une <c histoire vraie, » — la sienne peut-être, — au lieu d’une œuvre intéressante assurément, mais inégale, et avec bien des parties surannées et mortes, une œuvre de transition, pour tout dire, elle aurait fort bien pu écrire une de ces œuvres rares, humaines et vivantes qui eussent illustré le nom de la Jeune Captive, — presque autant que les vers du grand poète qui l’a chantée.


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez, dans la Revue des 1er et 15 avril 1902, Une Vie d’amour : Aimée de Coigny et ses Mémoires inédits, par M. Etienne Lamy. — Ces deux articles servent d’introduction aux Mémoires d’Aimée de Coigny, que M. Lamy a publiés, avec des notes, à la librairie Calmann Lévy.
  2. C’est la situation de Chateaubriand à Bungay, chez le révérend M. Ives. Aimée de Coigny aurait-elle eu connaissance de cet épisode de la vie de René, avant la publication des Mémoires d’Outre-Tombe ?
  3. Nous reproduisons religieusement tous les points d’exclamation qu’Aimée de Coigny a prodigalement semés dans Alvare.