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Le Roman de la Rose/1537/Les Feuillets

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Le Rommant de la rose
Texte établi par Clément Marot (p. Fe1-45).

Cy est le Rommant de la Rose

Ou tout l’art d’amour est enclose

(image)


Maintes gens vont disant que songes
Ne sont que fables et mensonges
Mais on peult tel songe songer
Qui pourtant n’est pas mensonger

Macrobe sur le songe de Scipion

Ains est apres bien apparent
Si en puis trouver pour garant
Macrobe ung acteur treaffable
Qui ne tient pas songes a fable
Aincoys escript la vision
Laquelle advint a Scipion
Quiconques cuyde ne qui die
Que ce soit une musardie

De croire qu’aucun songe advienne
Qui vouldra pour fol si m’en tienne
Car quant a moy j’ay confiance
Que songe soit signifiance
Des biens aux gens et des ennuytz
La raison : on songe par nuytz
Moult de choses couvertement
Qu’on voit apres appertement.

Sur le vingtiesme an de mon eage
Au point qu’amours prent le peage
Des jeunes gens : coucher m’alloye
Une nuyt comme je souloye
Et de fait dormir me convint
En dormant ung songe m’advint
Qui fort beau fut a adviser
Comme vous orrez deviser
Car en advisant moult me pleut
Et oncques riens au songe n’eut
Qui du tout advenu ne soit
Comme le songe recensoit.
Lequel vueil en rime deduire
Pour plus a plaisir vous induire
Amours m’en prie & le commande
Et si d’adventure on demande
Comment je vueil que ce rommant
Soit appelle sache l’amant
Que c’est le rommant de la rose
Ou l’art d’amour est toute enclose
La matiere est belle & louable

Dieu doint qu’elle soit aggreable
A celle pour qui j’ay empris
C’est une dame de hault pris
Qui tant est digne d’estre aymée
Qu’elle doit rose estre clamée.

Advis m’estoit a celle foys
Bien y a cinq ans & six moys
Que je songeoye au moys de may
Au temps amoureux sans esmoy
Au temps que tout rit et s’esgaye
Qu’on ne voit ny buysson ne haye
Qui en may parer ne se vueille
Et couvrir de nouvelle fueille
Les boys recouvrent leur verdure
Qui sont secz tant que l’yver dure
Terre mesme fiere se sent
Pour la rosée qui descend
Et oublie la povreté
Ou elle a tout l’yver este.

Description du temps deste

En effect si gaye se treuve
Qu’elle veult avoir robe neufve
Et scait si conjoincte robe faire
Que de couleurs a mainte paire
D’herbes et fleurs rouges et perses
Et de maintes couleurs diverses
Est la robe que je devise
Parquoy la terre mieulx se prise.
Les oyseletz qui se sont teuz
Durant que les grans froitz ont euz

Pour le fort temps d’ivers nuysible
Sont si ayses au temps paisible
De may qu’ilz monstrent en chantant
Qu’en leurs cueurs a de joye tant
Qu’il leur convient chanter par force.

Nota du rossignol

Le rossignol adonc s’efforce
De chanter menant doulce noyse
Lors s’esvertue et se degoyse
Le papegault et la calendre
Si convient jeunes gens entendre
A estre gays et amoureux
Pour le beau printemps vigoureux.
Dur est qui n’ayme d’amour franche
Quant il oyt chanter sur la branche
Aux oyseaulx les chans gracieulx
En celluy temps delicieux
Ou toute rien d’aymer s’esjoye.
Par une nuyt que je songeoye
Me sembla dormant fermement
Qu’il estoit matin proprement
De mon lict tantost me levay
Me vesty et mes mains lavay
Tiray une esguille d’argent
D’ung aiguillier mignon et gent
Et voullant l’esguille enfiller
Hors de ville euz désir d’aller
Pour ouyr des oyseaulx les sons
Qui or chantoyent par les buyssons.
En ycelle saison nouvelle
Cousant mes manches a videlle

M'en allay tout seul esbatant
Et les oysillons escoutant
Qui de bien chanter s'efforcoient
Par les jardins qui fleurissoient
Joly et gay plain de lyesse.
Vers une riviere m'adresse
Que j'ouy pres d'illecques bruyre
Car plus beau lieu pour me déduyre
Ne vy que sur ceste riviere.
D'ung petit mont d'illec derriere
Descendoit l'eau courant et royde
Fresche bruyant et aussi froide
Comme puys ou comme fontaine
Si creuse n'estoit pas que Seine
Mais elle estoit plus espandue
Jamais veue ny entendue
Je n'avoye ceste eau qui couloit
Parquoy mon oeil ne se sauloit
De regarder le lieu plaisant
De ceste eau claire et reluysant.
J'eu lors mon visaige lave
Si vy bien couvert et pave
Tout le fons de l'eau de gravelle
Et la prairie grande et belle
Au pied de cestuy mont batoit
Claire, serie et belle estoit
La matinee, et temperee
Lors m'en allay parmy la pree
Tout contre val esbanoyant
Ce beau rivaige costoyant

Quant fuz ung peu avant alle
Je vy ung verger long et le
Enclos d’ung hault mur richement
Dehors entaillé vivement
A mainctes riches empoinctures
Les ymaiges et les painctures
Du mur partout je remiray
Parquoy voulentiers vous diray
D’icelle la forme et semblance
Ainsi que j’en ay remembrance.

Ȼ hayne

Au millieu haine se remyre
Qui par faulx rapportz et par yre

Description de hayne.

Sembloit bien estre mouveresse
De noyses aussi tanceresse
Et bien ressembloit ceste ymaige
Femme de tresmauvais couraige
D’habitz n’estoit pas bien aornée
Ne d’acoustremens ordonnée
Le visaige avoit tout froncé
Le nez large, et l’œil enfoncé
Flestrye estoit et enroillée
Et par la teste entortillée
Hydeusement d’une touaille
De tres orde et villaine taille

Ȼ felonnie

(image)

Description de felonnie.

Une autre ymage mal rassise
Et fiere a veoir, y eut assise
Pres de Haine à senestre d'elle
Sur la teste son nom rebelle
Vy escript c'estoit Félonnie
Et d'icelles pas je ne nye
Que bien ne fust a sa droicture
Pourtraicte selon sa nature
Car félonnement estoit faicte
Et sembloit collere et deffaicte.

Ȼ felonnie

L'autre ymaige apres Félonnie

Description de villenie.

Estoit nommée Villenie
Seant pres de Haine sur destre
Et estoit presque de tel estre
Que les deux et de tel facture

Bien sembla faulce créature
Mesdisante et trop courageuse
Ainsi que une femme oultrageuse
Brief bien scavoit paindre et pourtraire
Cil qui tel ymage sceut faire
Car bien sembloit chose vilaine
De despit et d'ordure plaine
Et femme qui bien peut scavoit
Honnorer ce qu'elle devoit.

Ȼ Couvoytise

Description de couvoytise.

Apres fut paincte Couvoytise
C'est celle qui les gens attise
De prendre et de riens ne donner
Et les grans trésors amener.
C'est celle qui fait a usure
Prester pour la tresgrant ardure
D'avoir, conquerre et assembler
C'est celle qui semont d'embler
Les larrons plains de meschant vueil
C'est grant péché, mais c'est grant dueil
A la fin quant il les fault pandre.
C'est celle qui fait l'autruy prendre
J'entens prendre sans achepter
Qui fait tricher et crocheter.
C'est celle qui les desvoyeurs
Fait tous et les faulx plaidoyeurs
Qui maintes fois par leurs cautelles
Ostent aux varletz et pucelles

Leurs droitz et leurs rentes escheuz
Courbes, courtes et moult crocheuz
Avoit les mains icelle ymage,

Les mains de couvoitise a croc.

Bien est painct ; car tousjours enrage
Couvoytise de l’autruy prendre
Couvoytise ne scait entendre
Fors de l’autruy tout acrocher
Couvoytise à l’autruy trop cher.

Ȼ Avarice

(image)

Description d’avarice.

Une autre ymage y eut assise
Coste à coste de Couvoytise
Avarice estoit appellée
Orde, salle, laide et pellée
De toutes pars maigre et chétive
Et aussi verte comme cyve.
Tant paressoit alangourée

Qu’à la veoir si descoulourée
Sembloit chose morte de fain
Qui ne vesquist fors que de pain
Paistry en lessive et vinaigre
Et avec ce qu’elle estoit maigre
Elle estoit povrement vestue.
Cotte avoit vieille et desrompue
Comme si chiens plus de treize
L’eussent tinse et si estoit raise
Et plaine de vieil maint lambeau.
Pres d’elle pendoit ung manteau
A une perche moult greslette
Et une robbe de brunette.
Au manteau esté ou yver
N’avoit penne de menu ver
Mais d’aigneaulx veluz et pesans
Et la robbe avoit bien seize ans
Laquelle encore sans mentir
Avarice n’osoit vestir
Car sachez que moult luy pesoit
Quant ceste vieille robbe usoit
S’elle fust usée et mauvaise
Elle en eust eu trop grant malayse
Et de robbe eust eu grant affaire
Quant une neufve elle eust fait faire,
Avarice en sa main tenoit
Une bource qu’elle espergnoit
Et la nouoit si fermement
Qu’elle eust demouré longuement
Avant que d’y mettre le poing

Aussi de ce n’avoit besoing
Car d’y rien prendre n’eust envye
Et fust ce pour sauver sa vie.


Ȼ Envie.

Envie aussi je vy adoncques
Qui en sa vie ne rit oncques
Et qui n’a de joye une goute
Si elle ne voit ou escoute
Sur quelqu’un dommaige advenir
Rien ne la scavoit mieulx tenir
En plaisir que mal adventure.
Quant elle voit desconfiture
Sur quelque bon preud’homme avoir
Cela luy est plaisant à veoir,
Et s’esjouyt en son courage
Quant elle voit aucun lignage
Trébucher et aller à honte,
Et quant aucun a honneur monte
Par son sens et par sa noblesse
C’est la chose qui plus la blesse
Car sachez que moult luy convient
Avoir du dueil, quant bien advient,
Envie est de tel cruaulté
Qu’elle ne porte loyaulté
A compaignon n’amy expres
Et n’a parent tant luy soit pres
A qui ne soit toute ennemye.
Certes elle ne vouldroit mye

Qu’a son propre pere vint bien,
Mais sachez qu’elle achapte bien
Sa grant malice cherement
Car elle est en si grant tourment
Quant gens de bien bonne œuvre font
Qu’a peu qu’en désespoir ne fond
Et souhaite en son cueur immunde
Se venger de Dieu et du monde.
Jamais ne cesse Envie infame
De mettre sus quelque diffame
Et croy que s’elle congnoissoit
Le plus homme de bien qui soit
Ne de ca mer, ne de la mer
Si le vouldroit elle blasmer
Et s’il estoit si bien apris
Qu’elle ne peust son loz et pris
Du tout abatre et despriser
Si vouldroit elle amenuyser
Pour le moins son bruyt et honneur
Par son parler faulx blasonneur.
A la paincture prins esgard
Qu’Envye avoit mauvais regard
Car jamais n’alloit riens voyant
Fors de travers en bourgnoyant.
Elle avoit ce mauvais usage
Qu’elle ne povoit au visage
Personne regarder a plain
Mais clouoit ung œil par desdain
Et toute de despit ardoit
Quant aucuns qu’elle regardoit

Estoient moult beaulx ou preux ou gentz
Ou prisez et aymez des gens.


 Ȼ Tristesse

Pres d’Envye estoit paincte aussi
Tristesse plaine de soucy
Qui bien monstroit par sa couleur
Qu’elle avoit au cueur grant douleur
Et sembloit avoir la jaunice
Bien estoit pres d’elle avarice
Quant à palleur et maigreté
Car le dueil en elle arresté
Et la pesanteur des ennuys
Qu’elle portoit et jour et nuytz
L’avoient faicte ainsi fort jaunir
Et palle et maigre devenir
Oncques vivans en tel martire
Ne fut, ne porta si grant yre
Comme il apparoissoit qu’elle eust.
Je croy qu’onq homme ne luy pleust
Ne fist chose qui luy peust plaire
Et si ne se vouloit retraire
Ny a personne conforter
Du dueil que luy failloit porter.
Trop avoit son cueur courroucé
Et son dueil profond commencé
Dont bien sembloit estre dolente
Car elle n’avoit esté lente
D’esgratigner sa face toute.

Sa robe aussi ne prisa goute
En maintz lieux l’avoir dessirée
Comme femme d’angoisse yrée.
Ses cheveulx tous destrecez furent
Et sur son doz ca et la cheurent
Car tous desrompus les avoit
Du courroux qu’elle concevoit
Et si sachez certainement
Qu’elle plouroit moult tendrement.
Homme tant soit dur ne la veist
A qui grande pitié ne feist
Elle se rompoit et batoit
Et ses poingz ensemble hurtoit.
Brief la dolente et la chétive
Moult fut a dueil faire ententive
Et ne cherchoit a s’esjouyr
A dancer ou chansons ouyr
Car qui le cueur a bien dolent
N’a pour vray désir ne talent
De rire dancer ou baiser
Et ne scauroit tant s’appaiser
Qu’avecques dueil sceust joye faire
Car dueil est a joye contraire.

Vieillesse

Apres fut Vieillesse pourtraicte
Qui estoit bien ung pied retraicte
De la forme dont souloit estre
A grant peine se povoit paistre

Tant estoit vieille et radotée
Sa beaulté fut toute gastée
Et si vieille estoit devenue
Qu’elle avoit la teste chenue
Toute blanche et toute florie,
Pas n’eust esté grande mourie
Si morte fust ne grant péché
Car tout son corps estoit séché
Pour longueur de temps et vieil eage.
Tout flaistry estoit son visaige
Jadis plain et tenu tant cher
Et aux mains n’avoit point de chair.
Les oreilles avoit moussues
Aussi les dentz toutes perdues
Parquoy n’eust sceu mascher qu’à peine.
De vieillesse estoit si fort pleine
Que cheminé n’eust la montance
De quatre toyses sans potance

Le temps qui s’en va nuyt et jour
Sans repos prendre et sans séjour
Et qui de nous se part et emble
Si secrettement qu’il nous semble
Que maintenant soit en ung poinct
Et il ne s’i arreste point
Ains ne fine d’oultre passer
Si tost que ne scauriez penser
Quel temps il est présentement
Car avant que le pensement
Fut finy, si bien y pensez

Troys temps seroient desja passez
Le temps qui ne peult séjourner
Ains va tousjours sans retourner
Comme l’eau qui s’avalle toute
Et contremont n’en revient goute
Le temps contre qui rien ne dure
Ne fer ne chose tant soit dure
Car le temps tout gaste et tout mange
Le temps qui toutes choses change
Qui tout fait croistre et tout mourir
Et tout user et tout pourrir.
Le temps qui envieillist noz peres
Qui vieillist povres et prosperes
Et par lequel tous vieillirons
Ou par mort jeunes périrons
Le temps par qui sera faillye
Mer, terre, et gens avoir vieillie
Celle que je dy de tel sorte
Que moins sembloit vive que morte
De s’ayder n’avoit plus puissance
Mais retournoit en enfance
Car foyble avoit corps et cerveau
Comme ung enfant né de nouveau.
Toutesfoys ainsi que je sens
Elle fust saige et de grant sens
Quant elle estoit en son droit aage
Mais elle n’estoit plus si saige
Ains rassotoit, et enserrée
Estoit d’une chappe fourrée
Dont elle avoit, j’en suis recors

Affublé et vestu son corps
Affin d’estre plus chauldement
Morte de froit fust autrement
Car tousjours subjectz a froidure
Sont vieilles gens c’est leur nature.

Papelardie

(image)

Une autre apres estoit escripte
Qui bien sembloit estre ypocrite
Papelardie est appellée
C’est celle qui en recelée
Quant on ne s’en peult prendre garde
D’aucun mal faire ne se tarde
Et fait dehors la marmyteuse
Ayant face palle et piteuse

Comme une simple créature
Mais il n’y a mal adventure
Qu’elle ne pense en son couraige
Moult bien luy ressembloit l’ymaige
Paincte et pourtraicte a sa semblance
Qui fut de simple contenance
Elle fust chaussée et vestue
Tout ainsi que femme rendue
En sa main ung psaultier tenoit
Et saichez que moult se penoit
De faire a Dieu prieres sainctes
Et d’appeler et sainctz et sainctes
Gaye n’estoit, mais bien chétive
Et par semblant fort ententive
Du tout a bonnes œuvres faire
Aussi avoit vestu la haire
De peur qu’elle ne devint grasse
Et de jeusner estoit si lasse
Qu’elle avoit coulleur palle et morte
A elle et aux siens est la porte
Du ciel fermée sans mercy
Car telles gens se font ainsi
Amaigrir se dit l’Evangille
Pour avoir loz parmy la ville
Et pour ung peu de gloire vaine
Qui hors d’avecques Dieu les maine.

Povreté

Pourtraicte fut tout au dernier
Povreté qui ung seul denier
N’eust pas si elle se deust pendre
Tant sceust elle sa robe vendre
Nue estoit quasi comme ung ver
Et s’il eust fait ung peu d’iver
Je croy qu’el fust morte de froit.
Elle avoit vieil sac estroict
Tout plain de pieces et de crotes
Et pour toutes robes et cottes
N’eust autre chose a affubler
Si eust bon loysir de trembler
Car des gens fut ung peu loignet
Et comme un chien a ung coignet
Se cachoyt et accropissoyt
Aussi Povreté ou que soit
Tousjours est honteuse et despite
Or puisse estre l’heure mauldicte
Qu’oncques povre homme fut conceu
Entre gens ne sera receu
Ne bien vestu, ne bien chaussé
Aymé, chéry, ny exaulcé.