Le Roman de la vie domestique en Allemagne

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LE ROMAN


DE LA VIE DOMESTIQUE


EN ALLEMAGNE




MM. GUSTAVE FREYTAG ET OTTO LUDWIG


I. Soll und Haben (Doit et Avoir), par M. Gustave Freytag ; 3 vol., 6e édit. Leipzig 1856.

II. Zwischen Himmel und Erde {Entre Ciel et Terre), par M. Otto Ludwig ; 1 vol. Francfort 1856.





En Allemagne comme en France, le roman, depuis un demi-siècle, a traversé bien des vicissitudes. Goethe, signalant un des premiers l’importance de ce genre si bien approprié à la peinture des choses modernes, ne craignait pas de l’appeler une épopée domestique. C’était proclamer d’un mot l’idéal qu’on devait poursuivre ; il y a toute une poétique dans cette définition. Écrire une épopée domestique, c’est dégager de la vie réelle tout ce qui est digne de la poésie, c’est tracer le tableau des joies et des douleurs, des luttes et des victoires qui peuvent agiter l’existence la plus humble. Malheureusement le nombre n’est pas grand des écrivains qui se rappelèrent la définition du maître, et le maître lui-même ne s’en souvint pas toujours. Cette forme du récit se prêtait trop complaisamment à toutes les fantaisies des conteurs ; le but sérieux fut vite oublié, et soit qu’on mît en scène l’histoire ou la philosophie, soit qu’on fît du roman une prédication altière ou un passe-temps frivole, on cherchait plutôt à étonner les esprits, à exciter les sens, qu’à extraire de la réalité familière les poétiques élémens qu’elle renferme. Est-il besoin de raconter ici les phases de cette histoire ? Je signalerai seulement un contraste qui donne à réfléchir. Il y a vingt ans, le roman était ambitieux ; il prêchait, il s’asseyait sur un trépied et ne redoutait pas l’emphase. Démasquer les mensonges du monde, régénérer les sociétés humaines, c’était la plus modeste partie de son programme. Aujourd’hui le roman n’est pas fier ; il ne veut que distraire une société matérialiste, et c’est pourquoi il la conduit dans le monde des courtisanes. Comment sommes-nous tombés des héroïnes d’il y a vingt ans aux créatures du roman de nos jours ? comment sommes-nous passés de la prédication orgueilleuse à la corruption vulgaire ? Sans répondre à cette question, car ce serait retracer l’histoire morale de toute une période, il suffira peut-être de rappeler aux esprits la définition du roman que je citais tout à l’heure : jamais le moment ne fut plus propice, jamais il ne fut plus facile de voir combien nous sommes loin de l’idéal indiqué par Goethe. Sous le prestige des romanciers qui prétendaient régénérer le monde, on n’eût pas écouté peut-être l’avertissement du maître ; cette éruption de matérialisme, qui est un des signes de la littérature courante, fera éclater à tous les yeux le danger des déviations de l’art. Disons donc avec Goethe aux écrivains de ces deux écoles : Ni si haut, ni si bas. Le roman ne peut être une prédication abstraite, encore moins une peinture grossière. Ne peignez ni les créations arbitraires de votre cerveau, ni les personnages d’un monde où la vie morale est impossible. Peignez l’homme, l’homme véritable, l’homme qui agit, qui souffre, qui combat, qui succombe ou qui triomphe ; tâchez enfin, s’il se peut, d’écrire quelques fragmens de l’épopée domestique des modernes. Voilà le roman, ou le roman n’est rien.

Ce qui vaudrait mieux encore que l’exhortation, ce serait l’exemple. Supposez un observateur qui serait en même temps un artiste, un poète que soutiendraient la psychologie et la morale : comme il remplacerait bien vite les chroniqueurs attitrés d’un monde suspect ! L’auteur, de la Mare au Diable, dans ses meilleurs jours, a été souvent ce peintre ému que nous appelons ; pourquoi ne l’a-t-il été que d’une manière inégale ? pourquoi tant de caprices et d’égaremens ont-ils amoindri l’influence de ses succès ? Un conteur chez qui la sève abonde peut se croire autorisé à tenter beaucoup de choses ; après s’être perdu, puis retrouvé, puis perdu encore, il peut s’imaginer que la valeur définitive de son œuvre n’en est pas très gravement compromise ; ce qu’il a sacrifié en harmonie, ne l’a-t-il pas regagné en audace ? Il y aurait beaucoup à dire sur ce singulier optimisme ; en tout cas, il est trop certain, et nous en voyons la preuve aujourd’hui même, qu’avec un système comme celui-là l’autorité de l’écrivain est impossible. Le romancier qui épouse l’un après l’autre tous les systèmes de son temps pour y renouveler son invention a reçu en vain le don de sentir et d’exprimer ; le bien et le mal, la vérité et le sophisme, tout est confondu dans son œuvre. Alors même qu’il obéit à des pensées généreuses, quelle action pourrait-il exercer ? On n’ignore pas qu’il a subi une influence fugitive, et que la leçon de demain effacera la leçon d’hier. La première condition dans la vie littéraire comme dans la vie morale, c’est d’être une personne, de se posséder soi-même ; celui qui se possède peut seul avoir foi dans ses idées, et cette foi, il ne la manifeste pas par des phrases sur la mission de l’artiste, il la prouve par l’application et la pratique. Étrange contradiction, les écrivains qui ont célébré avec le plus de fracas la mission régénératrice du romancier ou du poète sont précisément ceux qui ont montré le moins de suite, d’harmonie, c’est-à-dire de personnalité dans l’expression de leurs sentimens. On dirait qu’ils s’appliquent naïvement la poignante ironie de Pascal : « Je ferais trop d’honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre. » Est-ce là le moyen d’exercer une influence durable et de fonder une école ? À qui veut jouer un rôle efficace dans la littérature de son pays, les éclairs de l’inspiration ne suffisent pas ; il faut un principe, la foi dans son œuvre, l’amour réfléchi et constant des devoirs de l’art.

Cette école qui pouvait se développer en France, qui y aurait épuré le goût public, qui du moins n’eût pas laissé le champ libre à des succès fondés sur le scandale, cette école poétique et psychologique dont nous regrettons l’absence, je crois qu’en ce moment même elle s’organise au-delà du Rhin. Il y a une douzaine d’années environ, un romancier qui est en même temps un penseur fit presque une révolution dans les lettres allemandes. Deux camps bien tranchés se disputaient alors la littérature d’imagination ; ici, c’étaient les écrivains de la Jeune-Allemagne, esprits ardens et puérils, conteurs prétentieux et vains, qui, sous l’influence du saint-simonisme, introduisaient dans la patrie de Schiller et de Goethe les innovations les plus contraires, à son génie ; là, c’étaient des dileltanti de salon, des gentlemen de high life, ou soi-disant tels, qui avaient fait du roman l’interminable chronique des boudoirs. Les uns et les autres, c’était une certaine littérature parisienne qu’ils voulaient naturaliser au-delà du Rhin. Les écrivains de la Jeune-Allemagne y déployaient plus d’ardeur, plus de sève, et la plupart d’entre eux l’ont prouvé depuis en se transformant ; les conteurs aristocratiques n’avaient rien qui rachetât leur insupportable fatuité. Ces coquetteries, ces mièvreries, tout ce marivaudage mêlé de prétentions philosophiques était particulièrement odieux dans un pays ou les mœurs privées conservent encore, malgré des altérations trop sensibles, de si précieux trésors de grâce et de naturel. Il y eut alors un homme qui rompit brusquement en visière à la fausse littérature du jour ; il résolut d’étudier l’Allemagne, les mœurs vraiment allemandes, et pour en finir une bonne fois avec les salons du baron de Sternberg il alla interroger les paysans de la Forêt-Noire. Les Histoires de village de M. Auerbach furent un événement ; un souffle pur rafraîchit l’atmosphère ; les parfums du printemps, les saines odeurs des sillons fraîchement remués, l’image du travail, l’étude des passions vraies, tout cela attira peu à peu l’imagination allemande loin des domaines artificiels où s’étiolait la poésie. Or, en découvrant cette veine, M. Berthold Auerbach n’avait pas cédé à une inspiration de hasard ; c’est un esprit réfléchi, une nature positive et critique, et toutes ses œuvres, même les moins réussies, attestent une méditation forte. Depuis ses Histoires de Village, le romancier de la Forêt-Noire a publié des livres que j’ai cru devoir blâmer ; il est incontestable cependant qu’il est devenu un chef d’école, et qu’il possède plusieurs des qualités nécessaires à cette tâche. Il a des principes auxquels il demeure fidèle alors même qu’il les applique d’une façon moins heureuse ; il a un ensemble de doctrines tout à fait dignes de l’Allemagne, dignes du XIXe siècle, et qui devaient rallier autour de lui des talens généreux. Le respect de l’humanité, un amour passionné du vrai, une aversion décidée pour ce faux idéalisme qui défigure l’homme en croyant l’embellir, voilà l’inspiration constante de M. Berthold Auerbach. Il y a douze ans, il triomphait du dilettantisme banal de son pays ; aujourd’hui il redouble de zèle pour combattre l’influence de ces romans et de ces drames empruntés au demi-monde par la demi-littérature.

Nous ne savons pas assez en France que nos œuvres sont examinées sévèrement en Europe ; ignorans comme nous le sommes des littératures de nos voisins, nous nous imaginons que les succès de Paris se continuent au-delà de nos frontières, et que les éloges des coteries sont répétés là-bas comme paroles d’Evangile. On nous traduit, on nous lit, mais on nous juge. Ce jugement même acquiert en ce moment une valeur originale. Dans un temps où la complaisance ne réussit que trop bien à énerver la critique, où le mensonge a droit de cité dans les lettres, il reste encore des coins de terre où l’indépendance de la critique n’est pas en péril, où l’on n’a pas à craindre qu’une parole sincère soit taxée de diffamation. En Allemagne surtout, les lecteurs compétens sont plus nombreux qu’ailleurs. Les vieilles plaisanteries sur les méprises littéraires de nos voisins ne sont plus de mise à l’heure qu’il est. S’il est vrai qu’un conteur de la rue ait été associé jadis dans l’admiration des Allemands au chansonnier du Roi d’Yvetot et au poète des Méditations, ce serait là en tout cas une bévue populaire dont la critique est parfaitement innocente, et qu’elle a été la première à bafouer. L’Allemagne est savante ; elle n’absout ni ne condamne au hasard, et comme elle possède, grâce à Lessing et à Goethe, les principes d’une esthétique intelligente, ses appréciations contiennent pour nous des avertissemens dont nous ferions bien de profiter.

Peut-être signalerai-je un jour, à propos de M. Julien Schmidt par exemple, les jugemens portés par les critiques les plus autorisés de l’Allemagne sur les poètes et les romanciers de la France au XIXe siècle, et l’on y trouvera matière à réfléchir. Je ne veux aujourd’hui qu’indiquer ce fait : M. Berthold Auerbach a produit toute une école hostile à notre littérature romanesque. Je n’emploierai pas ici ce mot de réaction, qui indiquerait une erreur passionnée, en sens contraire ; il ne s’agit pas d’une réaction, mais d’une condamnation calme et résolue. Les gros mélodrames qui avaient cours il y a vingt ans, les priapées des Crébillon et des Laclos de ce temps-ci peuvent trouver encore des traducteurs au-delà du Rhin parmi les literats de bas étage ; ces fleurs du mal se flétriront vite dans une atmosphère purifiée. Purifions l’air, a dit M. Auerbach, et il a prêché d’exemple ; défrichons le sol de l’Allemagne, a dit M. Julien Schmidt, et le critique, venant en aide au romancier, a indiqué aux inventeurs de riches veines de poésie. Ce qu’ils recommandent l’un et l’autre, c’est l’étude de la réalité. L’exemple de M. Auerbach, comme les exhortations de M. Julien Schmidt, arrivaient très à propos après toutes les écoles désordonnées qui s’étaient succédé depuis la mort de Goethe. Sous prétexte de renouveler la littérature nationale, on l’avait appauvrie ; l’esprit public était las de ces tentatives stériles, la gravité des événemens faisait sentir plus vivement la vanité des œuvres littéraires, et le patriotique historien de la poésie germanique, M. Cervinus, avait terminé son histoire par ce cri extraordinaire : « Plus de poésie, plus de rêves ! Il s’agit de vivre. Relevons l’Allemagne qui s’affaisse ; nous chanterons, si nous sommes vainqueurs. » MM. Julien Schmidt et Berthold Auerbach ont proposé un amendement à la loi de M. Cervinus ; ils ont demandé tout simplement que la poésie revînt à la réalité, et que l’imagination, au lieu d’inspirer le dégoût de la vie active, en inspirât l’amour. M. Auerbach et M. Schmidt ont-ils condamné l’idéal ? Des voix intéressées leur ont adressé ce reproche ; je ne puis me ranger à cet avis. L’idéal est dans la réalité même, et celui-là seul est le vrai. L’œuvre de la poésie est de savoir le trouver, le dégager et le mettre en pleine lumière.

Il y a quelques années, un des souverains de l’Allemagne se promenait familièrement avec un poète dans le parc de sa résidence. Le poète, jeune encore, était déjà célèbre par des comédies et des drames où brillait, à travers maintes prétentions aristocratiques, une âme généreuse et sincère. Le souverain était renommé pour son patriotisme et son amour des arts. La conversation était cordiale autant que sérieuse ; du haut des terrasses d’où l’œil embrasse les montagnes et les plaines, le noble promeneur montrait à son hôte le mouvement de la ville, l’activité des champs, partout l’image du travail et les fruits de l’honnêteté. « Voilà l’Allemagne, » disait-il ; puis, pensant aux bouleversemens du passé, aux inquiétudes et aux défaillances du présent : « Si du moins, ajoutait-il, ce peuple se connaissait lui-même ! Si les poètes lui rendaient l’énergie et la foi en lui montrant ce qu’il est ! » Il continuait ainsi, traçant le rôle d’un poète avec un cœur de roi. À ces paroles, qui retentissaient dans son âme et y réveillaient maintes pensées assoupies, l’écrivain se reprochait sans doute d’avoir été trop souvent le peintre des existences blasées ; il formait le projet de peindre la véritable Allemagne, l’Allemagne honnête, dévouée, qui accroît dans l’ombre le trésor des vieilles mœurs. N’était-ce pas là ce qu’avait fait M. Auerbach dans ses Histoires de village ? N’était-ce pas aussi le conseil de M. Julien Schmidt ? Par cette belle soirée de mai, au milieu des enchantemens de la nature, les principes littéraires de ses amis, commentés par une bouche souveraine ; prenaient une valeur inattendue. Cette union des artistes et du prince dans une même pensée patriotique avait je ne sais quelle grâce patriarcale bien faite pour charmer une imagination germaniques le poète emporta de cette soirée un souvenir qui ne s’effaça pas. Deux années s’écoulèrent ; la guerre d’Orient venait d’éclater, l’Allemagne était neutre dans ce grand conflit, et à ce moment où bien des cœurs généreux souffraient, le poète avait terminé son roman du travail ; il le dédiait respectueusement à celui qui l’avait inspiré au prince qui dès le premier jour avait pris parti pour la société occidentale. Le poète, c’est M. Gustave Freytag, l’auteur de Valentine et du Comte Waldemar’ le prince est le grand-duc régnant de Saxe-Cobourg-Gotha.

Le roman de M. Freytag est certainement une peinture bien allemande. Ce qui me frappe tout d’abord, c’est que l’Allemagne d’aujourd’hui y est franchement décrite, avec ses qualités et ses défauts. L’écueil de l’écrivain était la reproduction pédantesque des vieilles mœurs, un tableau artificiel et sentimental inspiré de la Louise de Voss par exemple, ou des drames bourgeois d’Iffland. La tradition de l’honnêteté et du travail s’est conservée dans les villes germaniques, mais chaque temps a son caractère. M. Freytag est bien de son époque. Rien de fané dans son œuvre, rien qui sente un archaïsme de convention. Ses personnages sont nouveaux et vrais, et, une fois qu’on a ouvert le livrer le récit vous entraîne. On ne ressent pas cette curiosité hâtive et fiévreuse qu’inspirent certaines œuvres de nos jours ; c’est une curiosité saine, si je puis ainsi parler, qui n’empêche pas de goûter à loisir la poésie des détails. L’auteur ne s’est pas borné à une peinture idyllique, il a de l’invention et de la verve. C’est bien la vie moderne qui s’agite sous nos regards avec ses singuliers contrastes. Le comptoir du négociant, l’hôtel du gentilhomme, l’antre hideux de l’usure et du crime, chaque chose est à sa place. La guerre même éclate tout à coup dans cette paisible histoire et lui donne par instans des proportions épiques. Sans doute, à côté d’excellentes figures, il y a aussi des personnages suspects, après des épisodes d’une vérité saisissante on rencontre des situations forcées ; mais l’aisance de l’écrivain ne l’abandonne jamais, l’intérêt ne languit pas, et la pensée ; philosophique de l’œuvre, trop voilée par momens, finit cependant par se dégager à travers les sinuosités du récit.

Deux voyageurs cheminent à pied sur la grand’route ; tous deux, ils viennent de leur village et vont chercher fortune à la ville. Celui-ci, un orphelin, un naïf et loyal jeune homme, n’a pour tout bien que les souvenirs de sa famille, des traditions de vertu et de probité, la bénédiction du vieux père qu’il vient de perdre, et une lettre de recommandation à l’adresse d’un riche négociant chez qui il est sûr de trouver bon accueil. L’autre, est un aventurier de bas étage, armé de ses mauvais instincts comme un bandit de son poignard, et qui déjà considère le monde comme une proie. Quel étrange, hasard les rapproche un instant ? Ils s’étaient rencontrés naguère à l’école du village, mais une antipathie instinctive les avait bientôt séparés. Au moment où ils se retrouvent sur le grand chemin, tous les contrastes de leurs destinées futures sont dessinés d’avance en quelques traits. Antoine Wohlfart s’en allait joyeux, dispos, avec l’heureuse confiance de la jeunesse ; ce chemin qu’il suivait, c’était le chemin du devoir ; au bout du voyage, il allait trouver la maison du patron, le comptoir laborieux, les journées régulières, un guide et des compagnons qui, deviendraient pour lui une famille. Comme la route était belle ! Toute la nature avait un air de fête, et les oiseaux qui chantaient dans les arbres semblaient lui adresser des paroles de bienvenue. Chemin faisant, il arrive près d’un beau domaine seigneurial ; les pelouses, les eaux courantes, les beaux cygnes naviguant sur l’étang, les ombrages séculaires du parc, tout le ravit. Une grille ouverte l’invite à entrer, il entre ; n’est-il pas permis au voyageur de se reposer un instant sous l’ombre hospitalière ? Tout à coup, au détour d’une allée, une jeune fille est devant lui : c’est la fille d’un gentilhomme, d’un riche baron, Lénore de Rothsattel, qui a grandi là au soleil, au grand air, gracieuse comme ces faons qui courent dans les taillis, libre comme ces buissons d’aubépine que jamais n’a touchés la serpe. Elle va droit à lui, l’interroge, le guide à travers le parc, lui chante aussi sa bienvenue comme faisaient tout à l’heure les oiseaux du chemin, et quand le jeune voyageur, quelques instans après, reprend son bâton et son sac, il emporte le souvenir d’une apparition merveilleuse. C’est à ce moment que Veitel Itzig rencontre son ancien camarade. Itzig a admiré aussi le beau parc, mais il ne l’a pas vu avec les yeux de la jeunesse et de la poésie ; toutes sortes de convoitises ténébreuses sont nées dans son cerveau. Il sait, l’apprenti usurier, il sait déjà par cœur la chronique du pays ; il sait que le baron de Rothsattel est un administrateur imprudent, un homme qu’on peut duper, qu’on peut pousser à mal : supputant les profits du métier qu’il va faire, ne parle-t-il pas de dépouiller le baron ? Le beau parc où a rêvé Antoine, Itzig veut s’en emparer par l’usure. Le cynisme précoce de Veitel Itzig, la loyale candeur d’Antoine Wohlfart, sont indiqués d’une main discrète et fine. Quelques traits rapides suffisent à l’auteur, et il continue son récit. Antoine est arrivé à la ville ; il va frapper à la porte de la maison Schroeter et Cie, et le voilà installé chez l’ami de son père. Veitel Itzig vient d’offrir ses services à un usurier, et l’usurier a compris à demi-mot quel auxiliaire il aurait là.

Ainsi commence le récit de M. Freytag. L’introduction est vive, pleine de contrastes, et les principaux personnages du roman y sont déjà rassemblés. Antoine Wohlfart, c’est le héros dont on va suivre l’éducation morale. La maison Schroeter et Cie, c’est l’école sévère et douce où lui sera révélée non-seulement la vertu, mais la poésie du devoir. Les Rothsattel, c’est l’éclat, la séduction brillante, le mirage trompeur. Veitel Itzig et tous les personnages que l’auteur groupera autour de lui, c’est l’image des pratiques ténébreuses en lutte avec le travail honnête.

Quelle est l’idée mère du roman ? Une idée heureuse et neuve. Un conteur banal aurait imaginé une lutte entre l’usure et le travail ; on aurait vu Wohlfart tenté par le démon de l’or, attiré par les promesses du mal, et peu à peu l’idéal d’une vie régulière, en redressant sa conscience, l’eût ramené dans le bon chemin. Non, ce danger n’est rien pour Wohlfart ; les intrigues de Veitel Itzig n’excitent chez lui que le dégoût. La lutte n’existe même pas entre le vain éclat et le travail. Il y a un personnage du roman qui veut initier Antoine aux délices de l’oisiveté mondaine, et c’est Antoine au contraire qui moralise ce frivole mentor. Le vrai danger pour Wohlfart, c’est le dévouement sentimental et irréfléchi. Si Wohlfart n’est dupe ni des tentations du mal, ni des leurres de la vanité, il pourra bien être dupe de son cœur. Cette facilité débonnaire, pour laquelle la langue allemande a tant d’expressions et de nuances, l’engagera dans de graves méprises. Un devoir d’exception, si je puis ainsi parler, lui fera oublier le véritable devoir, son devoir de tous les jours. Il faut qu’Antoine Wohlfart apprenne par expérience combien il y a loin de la gloriole du dévouement mal compris à la pratique d’un devoir obscur virilement accepté. Tel est le sujet de M. Gustave Freytag ; n’y reconnaissez-vous pas cette Allemagne chez qui une sensibilité rêveuse affaiblit souvent la vertu ?

La peinture de la maison Schroeter et Cie est un tableau vrai et charmant. Voilà bien le travail, la probité, la discipline, et surtout l’amour de son état, le sentiment du bien qu’on y fait, de la mission qu’on y remplit, tout ce que les Allemands expriment par ce mot si difficile à traduire en français, Tücktigkeit M. Schroeter est un de ces grands négocians qui sont en rapport avec les lointaines contrées du globe ; ses magasins sont un vaste entrepôt d’où les denrées coloniales, les produits d’outre-mer, maintes choses de nécessité ou de luxe, se répandent en Allemagne et deviennent accessibles à tous. Ce n’est pas seulement à l’Allemagne que son commerce est utile ; établi sur les frontières de la Silésie, il a des relations continuelles avec les pays slaves, et il y porte la civilisation, comme les factoreries de la hanse, au XIIe siècle, civilisaient les provinces baltiques. « Quel état, mon fils, que celui d’un homme qui d’un trait de plume se fait obéir d’un bout de l’univers à l’autre ! Son nom, son seing n’a pas besoin, comme la monnaie d’un souverain, que la valeur du métal serve de caution à l’empreinte ; sa personne a tout fait ; il a signé, cela suffit. Ce n’est pas un peuple, ce n’est pas une seule nation qu’il sert ; il les sert toutes et en est servi : c’est l’homme de l’univers. Ainsi parle le héros de Sedaine, le philosophe sans le savoir, et ce langage enthousiasmait Diderot. M. Schroeter, comme le Vanderk de Sedaine, sait aussi quel est son rôle dans le monde, mais il n’en parle pas. Ce sentiment qu’il a de lui-même se manifeste simplement dans sa vie ; il aime son œuvre et la fait respecter. Ses commis ne sont pas des employés ordinaires, ce sont des collaborateurs. Ils sont associés à la pensée du patron, du principal, comme on dit en Allemagne ; ils s’intéressent au succès et à l’honneur de la maison comme à une chose personnelle. À les voir si actifs, si dévoués, on comprend que le drapeau n’est pas un symbole réservé par privilège à l’armée ; il y a un drapeau partout où un chef habile a fait de ses subordonnés une famille. Les commis de la maison Schroeter sont un régiment d’élite.

C’est au milieu de ces compagnons, sous cette discipline bienveillante, qu’Antoine Wohlfart va commencer l’apprentissage de la vie. Parmi les employés de la maison Schroeter, il y a un personnage assez singulier, à demi gentilhomme, à demi commerçant, et qui ne semble guère à sa place dans cette compagnie bourgeoise. Riche et libre, M. de Fink, issu d’une famille noble, a voulu occuper ses loisirs ; le commerce l’a tenté, et il est entré chez M. Schroeter, comme un autre serait entré au régiment. Avais-je tort de parler de l’honneur du drapeau pour caractériser le zèle des employés de la maison ? Au reste, le jeune gentilhomme n’a pas enchaîné complètement sa liberté ; il ne prend de la tâche commune que ce qui lui convient ; dans le style commercial des Allemands, cela s’appelle un volontaire. Le volontaire est bon camarade, il a de l’esprit, de la verve ; il égaie les réunions, mais il a conservé d’étranges allures aristocratiques. Dès les premiers jours, Antoine Wohlfart, traité par lui d’une façon impertinente, se croit obligé de le provoquer en duel. Fink a du cœur ; il est touché de la dignité candide de ce jeune homme ; le novice dont il croyait faire son jouet lui inspire tout à coup une sympathie ardente. C’est lui qui se charge de l’éducation de Wohlfart, il veut en faire un parfait gentleman, il l’introduit dans le monde, et les distractions élégantes, les aventures de salon succèdent chaque soir au travail régulier de la journée : Voilà bien des pièges pour Wohlfart. Rassurez-vous : au moment où Fink se félicite de l’avoir façonné aux grâces mondaines, c’est lui-même qui a été transformé par la naïve droiture de son ami. Wohlfart, sans y prendre garde, a donné à Fink des leçons que celui-ci n’oubliera pas. Cette éducation réciproque s’accomplit au milieu d’incidens qui ne révèlent pas tous une invention très heureuse ; on cherche d’abord où l’auteur veut en venir, on se demande pourquoi ces scènes de bal, ces soirées aristocratiques et toutes ces puériles intrigues où il s’oublie ; le but qu’il se propose se démasque bientôt, et cette chronique, en apparence frivole, s’éclaire d’un rayon de beauté morale. L’honnêteté bourgeoise, sans même avoir besoin de lutter, a triomphé naïvement, instinctivement des séductions du gentilhomme.

C’est donc un roman bourgeois que M. Freytag a voulu écrire ; les victoires de ses héros sont les victoires du sentiment bourgeois, leurs vertus des vertus bourgeoises. La bourgeoisie a été raillée, et trop souvent elle a mérité de l’être ; M. Freytag laisse à d’autres le soin de célébrer sa gloire, il préfère lui donner des leçons. Il désire surtout la mettre en garde contre la fausse poésie, et il semble qu’il dise à tous les membres du tiers-état : « Sachez qui vous êtes, n’échangez pas votre or contre de la fausse monnaie. » On se tromperait cependant, si l’on croyait que M. Freytag sacrifie les personnages aristocratiques de son tableau : le baron de Rothsattel est une nature chevaleresque, sa fille Lénore est une des plus suaves créations de la littérature allemande de nos jours ; seulement ces brillantes figures s’altèrent, s’effacent peu à peu, tandis que la simple et loyale physionomie d’Antoine Wohlfart va toujours grandissant de scène en scène. L’oisiveté a compromis le blason des Rothsattel, comme le travail a donné une noblesse à Wohlfart. Le jour où le baron de Rothsattel veut travailler aussi et relever sa fortune, ignorant les conditions du bien, il est dupe des intrigans les plus vils, il confond la spéculation avec le labeur honnête : gagner vite, gagner comme un joueur, voilà toute l’ambition de ce gentilhomme. C’est un triste spectacle. Antoine Wohlfart est initié au travail par un guide éprouvé, et sous cette direction virile l’enfant devient un homme, Le baron de Rothsattel est initié à la spéculation par des juifs qui se partagent déjà sa fortune, et le fier descendant des chevaliers teutoniques va se montrer crédule comme un enfant. On le voit descendre pas à pas dans l’abîme. De hideuses figures l’environnent. C’est le juif Ehrenthal, c’est son agent Veitel Itzig, et là-bas, dans cet antre, dans ce bouge infect, l’homme d’affaires Hippus, un artiste en fait d’intrigues et de machinations ténébreuses, qui, surveillé de près par la police et ne pouvant plus faire le mal pour son propre compte, donne des leçons de vol à tant le cachet. Veitel est son élève, un digne élève qui appliquera immédiatement à son maître les leçons qu’il a reçues de lui. Cette foule d’êtres déclassés que produit la fièvre industrielle de notre âge est représentée ici avec une singulière vigueur ; ils entourent, ils pressent de toutes parts la société qui travaille, et quiconque ne suit pas les chemins réguliers est contraint de frayer avec eux. Le noble qui ne veut pas se soumettre comme le bourgeois à la condition laborieuse du monde moderne sera nécessairement l’associé d’un Ehrenthal, la victime d’un Veitel Itzig et d’un Hippus. Pauvre baron de Rothsattel, si noble encore malgré ses fautes, qui le sauvera ? qui travaillera pour lui ? Ce n’est pas en vain que l’auteur a mis la brillante Lénore sur le chemin d’Antoine Wohlfart le jour où Antoine, le bâton à la main et le sac sur l’épaule, s’en allait à la ville. Antoine se dévouera pour le père de Lénore ; le tiers-état va sauver la noblesse.

Voici la belle partie du récit, la plus neuve, la plus originale. Antoine Wohlfart est auprès des Rothsattel. Comment n’eût-il pas répondu au cri de détresse de Lénore ? Le baron, menacé du déshonneur, avait voulu se brûler la cervelle ; mais le coup, détourné subitement par une main amie, n’avait atteint que les yeux. Le baron de Rothsattel est aveugle, et la ruine est là ; les créanciers frappent à la porte, il faut débrouiller au plus vite les affaires du baron. Wohlfart accourt, il se met à l’œuvre, règle les comptes, vend ce qui peut se vendre, oblige la baronne et sa fille à se défaire de leurs bijoux ; puis, essayant de sauver les dernières ressources de la famille, il conseille au baron de faire valoir lui-même un domaine à peu près abandonné qu’il possède en Pologne. Ce domaine, on le vendrait mal ; que la famille Rothsattel ait le courage de le défricher, d’y recommencer une nouvelle vie. Vaincu par la nécessité, le baron ne cède encore qu’à demi ; quand on a vécu dans l’oisiveté ou dans les spéculations fiévreuses, on n’est guère propre à devenir un fermier laborieux : c’est Wohlfart qui rendra ce service au gentilhomme, il sait ce que c’est que l’ordre, l’économie, la discipline ; il donnera l’exemple au baron. Hier il était commerçant, aujourd’hui le voilà agriculteur, et il déploiera dans sa carrière nouvelle les vertus qu’il a apprises dans le comptoir de M. Schroeter. C’est un soldat qui passe d’un poste à un autre, mais qui combat toujours sous le même drapeau.

Est-ce bien vraiment le même drapeau ? Certes le rôle de Wohlfart est noble ; il l’est d’autant plus que le gentilhomme ne se résigne pas à accepter comme un acte de dévouement les services du jeune commis, et qu’il affecte de le traiter hautement, rudement, comme s’il s’agissait d’un métayer à ses gages. Mais est-ce seulement le désir de faire le bien qui a poussé Wohlfart ? C’est ici que la morale de l’œuvre se révèle avec une sévérité impitoyable. Wohlfart n’a-t-il pas cédé à une tentation de la vanité ? N’a-t-il pas méconnu son véritable devoir, le devoir simple, sévère, pour un devoir plus séduisant, ou du moins pour l’orgueil de protéger une grande famille ? Enfin n’y a-t-il pas là quelque trace de cette fausse poésie que l’auteur est résolu à démasquer ? Oui, Wohlfart a été fort contre les séductions du mal et de la vanité puérile, il ne l’a pas été contre ces tentations plus hautes qui, sous prétexte de dévouement, l’ont détourné de sa voie. Il se devait aussi à son patron, à son bienfaiteur, à l’excellent Schroeter ; il avait là une vie tracée, une tâche obscure et sérieuse : il a préféré les occasions éclatantes, il a voulu jouer un rôle et se mettre en scène. Dans cette maison qu’il abandonne, il y a une jeune fille, la sœur de M. Schroeter, l’humble et gracieuse Sabine, qui aime Wohlfart, qui semble faite pour lui, qui appartient au même monde, qui est nourrie des mêmes principes. Epouser un jour Sabine, ce devrait être la récompense de sa vie. En se dévouant aux Rothsattel, il a eu la pensée de conquérir cette brillante Lénore qu’il a rencontrée naguère sous les ombrages du parc. Son dévouement n’est pas pur ; qu’il s’interroge avec franchise, il sera obligé de s’avouer qu’il a commis une sorte de trahison. La vanité aristocratique a séduit le vaillant bourgeois, il est infidèle à sa cause. Déjà au moment des adieux M. Schroeter lui a révélé sa faute en quelques paroles amères ; mais Antoine n’a vu dans l’attitude de son patron qu’égoïsme et dureté de cœur : il va être forcé bientôt de regretter sa méprise.

La vie d’Antoine Wohlfart dans la ferme du baron de Rothsattel est un tableau tracé de main de maître. Quelle activité il déploie ! quels trésors d’intelligence ! Au bout de quelques mois, le domaine n’est plus reconnaissable ; l’ordre est rétabli partout. J’ai dit que nous étions en Pologne : au milieu de ces populations slaves si peu façonnées au travail (je reviendrai, tout à l’heure sur ce point), les serviteurs du baron avaient laissé dépérir les terres ; avec Antoine Wohlfart, l’activité, la patience, toutes les mâles vertus germaniques ont reparu. On dirait un chef de colons dans un pays sauvage ; il communique à sa petite troupe l’ardeur qui l’anime. Ce sentiment de son œuvre, la joie des premiers succès, l’empêchent de remarquer d’abord tout ce que sa position a de pénible ; mais il faut bien à la longue que les illusions s’évanouissent. Le baron est aigri, la baronne est hautaine ; la reconnaissance qu’ils doivent à Wohlfart est trop lourde à leurs cœurs ulcérés. Lénore a beau redoubler d’attentions pour Antoine, elle a beau s’appliquer sans cesse à lui faire oublier les humiliations auxquelles il est en butte : Lénore elle-même n’est plus ce qu’elle était autrefois. Cette amitié qui semblait les unir depuis le jour de leur première rencontre, ils commencent à sentir l’un et l’autre qu’elle leur est à charge à tous deux. Leurs chemins ne sont pas les mêmes. Rassemblés un instant par le hasard, il faut qu’ils se séparent, qu’ils se disent adieu pour toujours, et ce désenchantement mêlé de larmes est rendu avec une délicatesse extrême. M. de Fink est venu retrouver Antoine dans le domaine des Rothsattel ; avec son esprit blasé et sa gracieuse impertinence, le jeune gentilhomme semble antipathique à Lénore, et déjà Wohlfart devine que Lénore et Fink vont s’aimer.

Au milieu de ces tristesses si bien décrites, d’étranges événemens se produisent. Les Polonais, chez lesquels s’est établie la colonie allemande, veulent piller le château du baron de Rothsattel. La présence de ces Allemands est comme un reproche à leur fainéantise ; ils sentent confusément que c’est là une invasion d’un nouveau genre, et ils n’ont pas de peine à ameuter toute sorte de passions sauvages contre le baron et sa famille. Gentilshommes et paysans sont accourus au cri de mort, les uns avec des pistolets et des fusils, les autres armés de faux, de pioches, de haches. Ils sont les maîtres des villages, ils pillent la campagne ; ils arrivent, les voici devant le château. Que faire contre ces bandits ? Demander des secours à la frontière, appeler de la Prusse polonaise quelques compagnies de chasseurs à cheval qui disperseront les agresseurs ? Impossible, tous les chemins sont occupés. Il n’y a qu’un parti à prendre, et il est déjà pris : Antoine et Fink ont rassemblé leurs hommes, fermiers, palefreniers, valets de charrue ; ils leur ont distribué des cartouches, ils ont barricadé les portes et fait du château une forteresse. L’ennemi peut Venir maintenant ; les rôles sont assignés, chacun est à son poste. Le siège commence, et les tragiques incidens n’y manquent pas. Malgré la joyeuse et vaillante humeur de M. de Fink, qui a pris le commandement en chef, malgré l’ardeur résolue d’Antoine Wohlfart et le dévouement de leur petite troupe, il y a pour les assiégés des heures terribles, de longues heures pleines d’angoisses. Le combat a duré tout le jour et recommencera le lendemain, pendant qu’une partie de la troupe passe la nuit à surveiller les mouvemens de l’ennemi, les autres essaient de dormir ou prennent soin des blessés. Les femmes, qui ne sont pas soutenues par l’excitation de la poudre, se lamentent dans l’ombre. Lénore, aussi vaillante que M. de Fink, a beau porter partout des consolations et des secours : cette nuit entre deux batailles a quelque chose de lugubre.

C’est au milieu de cette nuit que Wohlfart achève de voir clair dans son âme ; placé en sentinelle, le fusil à la main, sur la tour du château, il pense au rôle étrange qu’un dévouement irréfléchi lui a donné. Il se demande si, en croyant ne se dévouer qu’aux intérêts de Lénore, il n’a pas pensé trop souvent à son intérêt propre, et si, toute rude qu’elle est, la peine qu’il subit n’est pas juste. Ces souffrances toutes morales d’Antoine à travers les périls d’une lutte à mort ont un intérêt poignant. Ce combat invisible au milieu d’un combat à coups de fusil est empreint d’une certaine grandeur. On voit que ces tableaux de bataille ne sont pas un caprice de l’imagination ; l’auteur suit sa pensée ; et la déroule avec une sûreté impitoyable. Remarquez aussi que la lutte des Polonais et des Allemands a un sens manifeste dans l’économie de son livre. de même qu’Antoine Wohlfart et son patron Schroëter représentent l’activité honnête en face de l’oisiveté pernicieuse ou des spéculations insensées de la noblesse, les Polonais en face des colons d’Allemagne, c’est un peuple sans bourgeoisie, sans tiers-état, par conséquent sans moralité et sans force en présence d’une nation complète. La peinture est transportée de la vie intime sur le théâtre de l’histoire. Le baron de Rothsattel, après avoir dédaigné le travail, est amené à faire cause commune avec des coquins ; les gentilshommes polonais dédaignent aussi le travail régulier, et les voilà associés à des bandits. Le tableau est dramatique, original, parfaitement d’accord avec l’inspiration du récit ; est-il juste et vrai au point de vue de l’histoire ? Là-dessus j’ai bien des doutes. Cette peinture, on devait s’y attendre, a produit une vive émotion en Pologne. Tous les journaux de Cracovie ont protesté avec un mélange d’indignation et de douleur contre les accusations du romancier. Or le ton seul de cette protestation, à parties faits allégués, est un argument que j’opposerai à M. Freytag : un peuple qui se redresse ainsi sous l’injure ne mérite pas la condamnation morale dont vous le frappez. Ils méprisent, dites-vous, le travail et les vertus obscures ; ils n’ont que des prétentions de gentilshommes et des instincts démagogiques ; le tiers-état, c’est-à-dire le cœur de toute nation libre, n’existe pas chez eux. — Je ne réponds qu’un mot : s’ils méritaient ce reproche, ils l’accepteraient insolemment. Non, je le comprends au cri de douleur que leur a arraché ce tableau, tout est bien changé depuis 1772 ; la Pologne n’a pas subi en vain ses cruelles épreuves. Partagés comme, un troupeau, courbés sous des maîtres étrangers, les Polonais ont cherché des consolations et des forces dans le travail ; sans cela, croyez-vous qu’ils eussent pu conserver si fidèlement l’invincible souvenir de leur pays ? L’épisode de M. Freytag ne prouve qu’une chose, la haine vivace, implacable, qui séparé à jamais les Slaves de Pologne et les Allemands de la frontière. M. Freytag est né en Silésie, il a grandi au milieu de cette lutte qui dure depuis des siècles ; tout libéral qu’il est, il eût applaudi en 1772 au partage de la Pologne, et il irait volontiers, comme ses héros, faire le coup de feu chez les Slaves de la Vistule au nom de la civilisation occidentale. De leur côté, les Slaves de la Pologne, aux prises avec les Allemands depuis les premiers temps du moyen âge sont devenus des ennemis bien autrement avides de représailles, maintenant qu’aux haines de race s’ajoutent les rancunes des vaincus. Malgré la haine qu’ils portent au gouvernement des tsars, sachez qu’entre la Russie et l’Allemagne les Slaves de Pologne n’hésiteraient pas. Ces choses sont si peu connues, que bien des lecteurs, au midi de l’Allemagne ou sur les bords du Rhin, ont été tout ébahis de cette belliqueuse ardeur de M. Freytag. Ce n’est donc pas un tableau équitable que M. Freytag a pu tracer, c’est une œuvre de parti. Prenez cet épisode comme un renseignement politique, vous y verrez à nu les rapports des Allemands et des Slaves sur les frontières de la Silésie.

M. Freytag est un artiste plus encore qu’un homme de parti ; une fois cet épisode accepté, il faut reconnaître qu’il en a fait l’usage le plus habile. L’histoire morale s’achève ; Fink prend la place d’Antoine dans le domaine du baron de Rothsattel, et c’est lui qui épousera Lénore. Antoine rentre dans le droit chemin qu’il n’eût pas dû quitter. Éclairé désormais par une expérience amère, il sait que le dévouement est surtout dans l’accomplissement du devoir et n’a pas besoin d’un théâtre éclatant pour se produire ; il sait qu’on n’a pas le droit de s’imposer une tâche exceptionnelle quand on n’a pas rempli sa tâche de tous les jours. Prétendre faire le plus quand on n’a pas fait le moins, c’est à la fois vanité et sottise. Antoine ne sera plus dupe ni de sa vanité ni de son cœur. Que l’Allemagne agisse de même ! Telle est la secrète pensée du romancier et la moralité de son œuvre. Cet Antoine Vohlfart que sa générosité même a détourné de sa voie, n’est-ce pas la ressemblante image de l’esprit germanique ? L’auteur lui crie d’une voix sévère : Défie-toi de l’enthousiasme ! Tu as des prétentions cosmopolites, et tu t’oublies toi-même. D’orgueilleuses chimères te séduisent, tu vis au sein de l’idéal, mais tu ne remplis pas tes devoirs plus humbles, et tu n’as pas encore su te faire ta place dans ce monde.

J’ai voulu indiquer l’idée fondamentale du roman de M. Freytag, et pour la dégager avec netteté, j’ai dû laisser de côté bien des scènes et bien des personnages. Que de poétiques détails ! que de personnages épisodiques ! Le jeune romancier possède une imagination riche, et il s’y livre à l’aventure. C’est même là le grand défaut de son œuvre. M. Freytag ne s’inquiète pas de distribuer l’ombre et la lumière ; on dirait que toutes les figures sont placées au même plan. Au milieu de ces épisodes qui sollicitent également son attention, le lecteur oublie souvent la pensée du récit, et il faut une véritable étude pour la retrouver. J’ai vu dans plus d’une ville d’Allemagne (car ce roman a été un événement littéraire, aujourd’hui encore on le commente, on le discute, on prend parti pour Antoine ou pour Lénore), j’ai vu, dis-je, des admirateurs de M. Freytag qui n’avaient pas compris la leçon du romancier. Pourquoi Lénore, s’écriait-on, n’épouse-t-elle pas Antoine Wohlfart ? Antoine est si doux, si noble, si dévoué, il a si bien mérité sa récompense ! Ces naïfs reproches sont la condamnation, de l’écrivain ; les leçons comme celle que M. Freytag a voulu donner à son pays ont besoin d’être exprimées avec netteté. Si M. Freytag veut remplir efficacement son rôle de romancier philosophe, il se défiera de l’exubérance de son imagination ; il ne se contentera pas de dessiner des figures vivantes, de dérouler une série de scènes pleines d’énergie et de grâce ; il se préoccupera surtout de l’ensemble. Il a prouvé quel était l’éclat de son style, la richesse de sa fantaisie ; qu’il s’attache désormais à la précision de la pensée. Il y a des figures principales qu’il faut accentuer avec force, il en est d’autres qui doivent être reléguées dans l’ombre. C’est un grand art pour le peintre de savoir sacrifier à propos les brillantes parties d’une ébauche ; les succès durables sont à ce prix.

Quoi qu’il en soit, ce roman a charmé l’Allemagne. Depuis les Histoires de Village de M. Berthold Auerbach, il n’y a pas eu de succès plus complet dans la littérature d’imagination[1]. C’est surtout cette peinture de la maison Schroeter, ce tableau d’une grande existence commerciale, qui a plu par la nouveauté et la franchise ; l’auteur n’ayant pas nommé la ville où il place son récit, toutes les grandes cités de l’Allemagne ont prétendu s’y reconnaître. Je me promenais à Augsbourg il y a quelques mois avec un spirituel rédacteur de la Gazette universelle ; après m’avoir montré le quartier de la Fuggerei, où sont conservés d’une manière si touchante les souvenirs de Fugger, l’illustre marchand du XVIe siècle, mon hôte me faisait parcourir les grandes fabriques, les riches maisons industrielles de la vieille cité. « Voici la maison Schroeter, me disait-il, c’est là que Gustave Freytag a choisi ses modèles. » On dit la même chose à Hambourg, à Lubeck, à Berlin, à Breslau, à Leipzig, à Vienne, à Trieste ; l’Allemagne entière veut retrouver son image dans les tableaux du romancier. La critique a confirmé par des éloges réfléchis ces hommages populaires. Dans un pays où le culte de Goethe fait partie de la religion nationale, des juges sévères n’ont pas craint d’instituer une sorte de parallèle entre Doit et Avoir et Wilhelm Meister ; bien plus, ce n’est pas toujours en faveur du poète de Weimar qu’ils ont conclu. Un tel succès, qui prouve surtout les aspirations généreuses du pays, est un engagement pour l’écrivain. L’Allemagne appelle un poète qui ait foi dans ses destinées et qui lui parle un langage viril. M. Freytag justifiera le triomphe de son roman par des œuvres plus sobres, plus vigoureuses ; il précisera mieux sa pensée, il dégagera plus nettement les leçons que sa patrie est digne d’entendre, et ce livre inaugurera pour l’auteur une carrière nouvelle où les grands sujets ne lui manqueront pas.

Cette force, cette sobriété, cette précision magistrale, qui font encore défaut à M. Gustave Freytag, je les trouve dans un autre tableau de la vie domestique, accueilli aussi avec un sympathique empressement. L’auteur de Doit et Avoir aime les idées générales, les peintures qui représentent toute une société ; il a le tort, seulement de s’oublier dans les développemens de sa fable et d’amoindrir ainsi l’effet qu’il veut produire. L’écrivain dont je vais parler ne semble pas se préoccuper des intérêts et des devoirs de l’Allemagne, mais quelle netteté dans ses inventions ! Point de détails inutiles, point d’épisodes parasites ; sa route est tracée d’une main sûre, et il y va jusqu’au bout sans dévier. Ce n’est pas le seul contraste que nous présentent ces deux hommes ; on ne saurait imaginer deux natures plus dissemblables. M, Freytag est expansif, M. Otto Ludwig est concentré en lui-même. M. Freytag est gai, alerte ; M. Ludwig est sombre et terrible. Celui-ci peint le mouvement des grandes cités, celui-là s’attache aux existences les plus obscures. L’un multiplie les figures sur sa toile ; ses héros, alors même que ce sont les commis d’une maison de commerce, ont une vie agitée, romanesque, aventureuse ; l’autre prend deux ou trois personnages dans la classe des artisans, et de ces destinées en apparence si simples il fera sortir le plus naturellement du monde des tragédies pleines d’épouvante. Si l’on pouvait fondre ensemble ces deux talens, si les idées de M. Freytag étaient mises en œuvre avec la force et la précision de M. Otto Ludwig, quel romancier on aurait là !

Nous sommes dans une petite ville d’Allemagne, et le héros de l’histoire est un couvreur. Regardez bien ce jardin, regardez surtout cet homme qui s’y promène. Tout est grave, sévère, presque solennel dans le tableau que vous avez sous les yeux. La maison, malgré ses volets verts, a une physionomie rigide ; le jardin est tenu avec une propreté minutieuse. Est-ce un artisan, ce promeneur solitaire dont la physionomie commande le respect ? On dirait un disciple de Kant, un stoïcien qui médite sur la destinée humaine ; c’est un stoïcien, mais qui n’a pas eu d’autre maître que l’expérience de la vie. Quand M. Nettenmair s’en va par la rue avec sa canne à pommeau d’argent et ses habits passés de mode, chacun lui témoigne une déférence à la fois sympathique et craintive. Malgré la douce expression de son visage, qui oserait être familier avec un tel homme ? Une dignité naturelle lui donne un rang à part : c’est la dignité de la souffrance, c’est surtout la dignité d’une âme esclave du devoir et à qui sa conscience a imposé de terribles épreuves. Il y a environ une trentaine d’années, le frère de M. Nettenmair, couvreur aussi comme son père et son aïeul, est tombé du haut du clocher de l’église et s’est tué sur le coup ; il laissait une jeune femme et deux enfans. Depuis ce jour, M. Nettenmair est le chef de la famille ; il a recueilli sa belle-sœur sous son toit et s’est chargé de l’éducation des enfans. La veuve, qui n’est plus jeune, est toujours belle et gracieuse ; la tendresse qu’elle a vouée à son beau-frère est mêlée de vénération, et il faut voir avec quelle courtoisie chevaleresque l’austère personnage traite la mère de ses neveux. Pourquoi ne l’a-t-il pas épousée ? C’est la question que les gens de la ville se sont adressée plusieurs fois. Ils ne savent pas le secret de ces deux âmes, ils ne savent pas de quel drame la tranquille maison a été le théâtre. En ce moment même, après tant d’années, lorsque le grave artisan se promène à pas lents dans ce petit jardin si bien tenu, image de la régularité de sa vie, d’effrayans souvenirs assiègent sa pensée. Il regarde la tour de l’église, la tour Saint-George ; il se rappelle qu’il y a trente ans, à pareil jour, il revenait dans sa ville natale pour travailler avec son père et son frère ; il voyait de loin ce même clocher, et son cœur battait de joie. Quel changement aujourd’hui ! quels souvenirs attachés à cette tour Saint-George ! quelle effroyable histoire ! « Mais j’oublie, dit M. Ludwig, que le lecteur ne sait pas de quoi je lui parle ; c’est précisément cette histoire d’il y a trente ans que je veux lui raconter. »

Si je voulais la raconter à mon tour d’après M. Otto Ludwig, j’écrirais tout un livre. Le tissu de son œuvre est si serré, la narration si logique, si pressante, qu’il n’est guère possible de la résumer en quelques pages. Ne croyez pas pour cela que les événemens soient nombreux et compliqués ; deux ou trois scènes terribles, peut-être exagérées, composent la partie extérieure du récit : le reste du drame se déroule dans l’âme des acteurs : Il semble par instans que la situation première n’ait pas changé ; l’action marche pourtant, et l’émotion devient poignante.

Voici ce qui se passait il y a trente ans : le personnage que nous avons vu contempler si mélancoliquement le clocher de l’église est un vaillant ouvrier dans la fabrique de son père. Le maître couvreur, le père Nettenmair, conduit la maison avec une probité sévère et presque sauvage ; on dirait le pater-familias des vieux Romains s’attribuant droit de vie et de mort sur ses enfans. Il a deux fils, Apollonius et Fritz. Jamais deux caractères ne furent plus opposés. Apollonius (c’est notre héros) est une conscience droite, un cœur ferme et stoïque ; la probité farouche du père a reparu chez le fils sous des formes plus douces. Fritz est un joyeux compagnon que n’ont jamais troublé les scrupules de la conscience. Or Apollonius aime une jeune fille, la belle Christiane, qui l’aime aussi. Ils pourraient se marier, ils sont dignes l’un de l’autre, et ce mariage serait la joie du vieux père, le bonheur de la maison ; pourquoi leur destinée ne s’accomplit-elle pas ? Également timides tous les deux, ils n’osent s’avouer qu’ils s’aiment. Fritz est plus hardi, il fréquente les cabarets et les bals, il a la parole preste : c’est Fritz qui se charge de transmettre à Christiane les confidences d’Apollonius ; mais Christiane est bien jolie : s’il la prenait pour lui-même ! Cette pensée lui vient subitement, et il ne la repousse pas. Fritz n’aime pas Christiane ; il la trouve belle, il la désire, rien de plus, et confiant dans sa supériorité,’plein de dédain pour la gaucherie de son frère, il va enlever Christiane à Apollonius et briser ces deux cœurs. Figurez-vous à l’œuvre un Iago de bas étage : Fritz n’a pas de peine à éloigner l’un de l’autre Apollonius et Christiane. Intrigues et calomnies, tout lui est bon. Apollonius est persuadé que Christiane a repoussé son offre avec moquerie ; Christiane apprend, la mort dans l’âme, qu’Apollonius ne mérite pas son amour. On devine ce qui va suivre : Christiane, poussée par le dépit, consent à épouser Fritz, et le pauvre Apollonius ; pour cacher sa douleur, se hâte de quitter le pays.

Quelques années se passent. Apollonius est à Cologne, chez un maître couvreur, et là il acquiert maintes connaissances ; il devient par le zèle et la moralité un ouvrier d’élite, tandis que Fritz, héros des cabarets et grand-maître des parties joyeuses, compromet de jour en jour l’honneur et le crédit de son père. Le vieillard soupçonne bien le désordre de ses affaires, mais il a perdu la vue ; il a beau s’attribuer obstinément la direction du travail, le malheur qui l’a frappé le rend incapable de surveillance. Rien de plus dramatique dans le récit de M. Ludwig que les angoisses de ce rigide personnage, cachant sa cécité avec un entêtement tour à tour douloureux et comique, défendant comme un trésor son impuissante autorité et se réfugiant dans un silence farouche. Un jour vient cependant où il faut un remède au mal. La commune va faire réparer la toiture de l’église ; c’est un travail considérable, et malgré la vieille réputation de M, Nettenmair, on hésite à lui confier l’entreprise, tant ce malheureux Fritz a déjà décrédité la maison ! Le maître couvreur est forcé de rappeler auprès de lui son fils Apollonius. Il lui en coûte de prendre ce parti ; n’est-ce pas confesser sa propre insuffisance ? n’est-ce pas aussi exposer la famille à un danger nouveau, à une lutte entre les deux frères ? Fritz sera furieux ; n’importe, il le faut. Apollonius est rappelé ; c’est lui qui présidera aux travaux de l’église.

Apollonius est bientôt à l’œuvre ; il aime toujours sa belle-sœur, et, scrupuleux comme il est, vous comprenez qu’il évite de la voir. Quand il ne surveille pas les ouvriers, il est enfermé dans sa chambre, et là, mettant les comptes en ordre, il s’efforce de réparer les fautes de Fritz. Le travail, le dévouement aux intérêts de la famille, aux intérêts de Christiane et de ses enfans, voilà la consolation d’Apollonius. Christiane, trompée par cette sauvagerie, croit décidément que son beau-frère n’a pour elle que de la haine, et c’est une douleur de plus dans cette vie déjà si éprouvée. Abandonnée par son mari qui passe sa vie au cabaret, mal à l’aise avec son beau-frère qui ne daigne pas lui adresser la parole, seule en face d’un vieillard aveugle et sombre, elle n’a d’autre société et d’autre joie que ses enfans. Et pourtant malheur à Christiane, à Apollonius, malheur à tous les hôtes de la maison aux volets verts, si Christiane apprend qu’Apollonius l’a toujours aimée, si Apollonius apprend la trahison de son frère ! Quand le fatal secret sera découvert, et il faudra bien qu’il le soit, Christiane aura beau imiter la résignation stoïque d’Apollonius ; elle ne pourra dissimuler à Fritz le mépris que sa bassesse lui inspire, Cet homme à qui elle a enchaîné sa vie lui a volé son bonheur ; en voyant tout ce que vaut son beau-frère, elle voit mieux encore l’avilissement de son mari. Fritz comprend tout cela ; il se sent méprisé, il a honte de lui-même, et de là un redoublement de mauvaises passions dans cette âme pervertie. Tantôt il cherche des distractions à ses remords dans les orgies brutales, tantôt il se livre contre sa femme et ses enfans à tous les emportemens de la fureur.

La peinture de ces trois âmes est faite avec autant de vigueur que de délicatesse ; voilà bien la poésie de la réalité. Qui les rend si dramatiques et si grands, les ouvriers de M. Ludwig ? Les luttes et les souffrances de l’âme. Quand les passions sont vraies, quand les douleurs sont profondes et profondément observées, l’âme du plus humble des hommes, sous la main d’un artiste, vaut l’âme de César ou de Brutus. À propos de la Colomba de M. Mérimée, on a pu rappeler ici même l’Électre de Sophocle ; certaines pages du roman de M. Ludwig font penser à la tragédie antique. Et notez qu’il n’y a pas de prétentions, pas de déclamations ; ces analyses du cœur sont bien modernes. L’exécution répond à la force de la pensée, le style est original comme la conception première. L’auteur souffre autant que ses personnages, il s’associe aux destinées de la maison aux volets verts, et sa souffrance éclate çà et là avec un lyrisme d’un caractère singulier ; on dirait un sanglot ou bien un rire amer. Remarquez surtout cette espèce de refrain qui revient par intervalles : Il faisait de plus en plus sombre dans la maison aux volets verts, et lorsque Fritz arrive au cabaret, tout plein de ses remords et cherchant à s’étourdir, ce cri qui s’échappe de vingt bouches avinées : Le voilà ! le voilà ! on va s’amuser, on va rire ! — Da kommt er ja ! Nun wird’s famos !

J’essaierais en vain de reproduire l’étrange effet de ces tableaux ; il faut lire les pages de M. Ludwig. Son œuvre ainsi préparée, l’auteur va enfin amener les catastrophes. Fritz ne recule plus devant la pensée du crime ; il est décidé à se débarrasser de ce frère dont la présence lui rappelle son infamie. Il croit qu’en tuant son frère, il tuera son remords. Apollonius est mandé au village voisin pour réparer la toiture d’un bâtiment ; il mettra lui-même la main à l’œuvre, il montera sur le toit, et déjà ses instrumens, ses cordes, ses échafaudages, tout est prêt. Fritz, d’un coup de couteau, fait une entaille profonde et invisible dans la corde qui doit le soutenir ; il a disposé les choses de telle façon qu’Apollonius doit tomber mort sur le pavé. Or un des ouvriers a vu l’assassin se glisser la nuit dans le hangar et préparer son crime ; il n’ose parler d’abord, mais bientôt, après qu’Apollonius est parti, il communique ses soupçons à Christiane. Que faire ? comment empêcher le malheur ? Christiane n’avait jamais fait ses confidences au vieillard ; elle va le trouver, elle lui dit tout : elle lui raconte la trahison de son mari, ses fureurs croissantes, ses remords devenus une haine implacable contre Apollonius. Le vieillard a compris dès le premier mot : un fratricide va être commis, et peut-être est-il trop tard pour le prévenir. Il envoie en toute hâte un avis à Apollonius, mais surtout il veut empêcher que la honte du crime ne retombe sur sa famille, sur les enfans de Christiane.

Fritz travaillait ce jour-là sur le toit de l’église Saint-George, affectant une parfaite tranquillité d’esprit ; le vieillard s’y fait conduire, puis il renvoie son guide. Le voilà seul avec ce fils maudit, avec cet homme qui déshonore la famille et qui veut tuer son frère, le voilà seul avec lui sur l’étroit échafaudage au bout duquel est l’abîme : « Tu as voulu tuer ton frère, Fritz ; en ce moment-ci, ton frère tombe par ta faute et se brise la tête sur le pavé ; dans une heure, le secret sera révélé, l’assassin sera connu, notre maison est souillée, les pauvres enfans sont perdus. Ta mort peut seule nous sauver et réparer ton infamie. Un couvreur qui tombe du haut d’un toit et qui se tue est aussi sacré aux yeux de la foule que le soldat qui tombe sur le champ de bataille. On ne songera pas seulement à te soupçonner. Cette mort honnête, infâme que tu es, tu ne la mérites pas. Tu devrais périr sous la main du bourreau, toi qui as tué ton frère, qui as voulu empoisonner l’avenir de tes enfans et flétrir le passé sans tache de ton père ; mais je ne veux pas qu’on dise de moi : « Son fils est mort sur l’échafaud ; » je ne veux pas qu’on dise de mes petits-enfans : « Ce sont les enfans de l’assassin. » Écoute ! Quand j’aurai compté douze, tu te jetteras du haut en bas ; sinon, je te prends entre mes bras, je me précipite avec toi, et tu auras ma mort sur la conscience. » Épouvanté, Fritz essaie de nier tout : « Je ne sais ce que vous voulez dire, mon père ; je suis innocent… » Mais le père avait déjà commencé de compter de sa voix ferme et lente : « un deux… — Mon père, écoutez-moi ! Les juges écoutent les accusés. Je me tuerai, puisque vous le voulez ; mais écoutez-moi !… » Le père comptait toujours… Affreuse angoisse ! l’inflexible vieillard exécutera l’arrêt qu’il a rendu ; si son fils refuse de se donner la mort à lui-même, il se lancera avec lui dans l’abîme.

Ce sont là de ces scènes excessives, impossibles, qui semblent naturelles dans les compositions de M. Ludwig, tant elles sont amenées et préparées à l’aide des développemens de l’analyse. Heureusement pour le stoïque vieillard, heureusement aussi pour le roman, qui déjà tourne au mélodrame, on ne verra pas ce père condamner son fils au suicide. Un incident très naturel prévient la catastrophe. Le commis envoyé au village voisin rapporte de bonnes nouvelles ; Apollonius revient sain et sauf ; Fritz ne se tuera pas, il partira pour l’Amérique. Tant que Fritz est chez lui, le vieillard a raison de trembler ; le crime qui n’a pas réussi aujourd’hui peut réussir demain ; Fritz partira, il va partir. Mais quoi ! s’en aller ainsi, condamné par son père, méprisé de sa femme, repoussé même de ses enfans, qui comprennent vaguement cette tragédie affreuse ! laisser ensemble Apollonius et Christiane ! À cette idée, toutes les flammes de l’enfer brûlent dans son cœur. Le jour même où Fritz doit se mettre en route, Apollonius, toujours calme et doux, achève sur le toit de l’église le grand travail qui l’occupe depuis plusieurs mois. Il examine une dernière fois si rien n’y manque, il sait qu’un oubli peut avoir les conséquences les plus funestes. Voyez-le à l’œuvre, le scrupuleux ouvrier :


« Le travail était fini. Les plaques de fer-blanc neuf étincelaient au soleil autour de la surface sombre du toit d’ardoise. Les crochets, la poulie, le siège flottant où le couvreur est assis, les échelles, enfin tout l’appareil du travail avait été enlevé. Les ouvriers qui tiennent l’échelle pendant que le maître descend venaient de quitter la place. Apollonius était seul sur l’étroite planche qui formait un pont entre l’échafaudage de poutres et la porte de service. Une préoccupation le retenait encore, il lui semblait qu’il avait oublié de planter des clous quelque part. Pour mieux se rendre compte de ce qu’il a fait, il interroge du regard une boîte de clous et d’ardoises placée près de lui sur une poutre. À ce moment, un pas sourd et rapide résonne au-dessous de lui dans l’escalier de la tour. Il ne le remarque même pas, car il vient d’apercevoir une feuille de fer-blanc dans sa boîte. Il n’en avait apporté que le nombre exact dont il avait besoin ; il en avait donc oublié une, il avait oublié, dans les distractions de sa douleur, de consolider un des points de son travail. Placé au seuil de la porte, il examine du haut en bas toute cette partie supérieure de la tour. Si l’erreur est de ce côté, il pourra la réparer sans le secours de la poulie et de l’appareil volant. Son échelle lui suffira pour atteindre l’endroit où est la faute. C’était bien de ce côté-là. À six pieds environ au-dessus de sa tête, auprès du crochet qui avait soutenu l’échafaudage, il avait enlevé une feuille d’ardoise et avait oublié de la remplacer par une feuille de fer-blanc bien et solidement clouée. Cependant les pas sourds, furtifs, précipités, se rapprochaient de plus en plus ; l’homme qui produisait ce bruit avait atteint l’extrémité des marches de pierre, et gravissait l’échelle qui conduit aux charpentes de la toiture. L’horloge se mit à sonner au-dessous de lui : c’étaient les trois quarts avant deux heures. Apollonius n’avait pas encore pris son repas de midi ; mais quand il découvrait une erreur dans son travail, il ne s’accordait pas de repos qu’il ne l’eût réparée. Il était revenu sur ses pas, de la porte de service au pont de planches, afin de prendre son échelle. Elle était sur une poutre. Au moment où il se penche de ce côté, il se sent saisi tout à coup et entraîné avec violence vers la porte de la tour. Instinctivement il s’accroche de la main droite à l’angle inférieur d’une des poutres, tandis que sa main gauche cherche vainement un point d’appui. Ce mouvement, qui le fait tourner à demi, le met en face de son agresseur. Épouvanté, il aperçoit un visage hideux, le visage pâle et sauvage de son frère. Il n’a pas le temps de se demander ce qui amène cette scène en un tel lieu. « Que veux-tu ? » lui crie-t-il. Il a beau connaître Fritz, il n’ose en croire ses yeux. Un éclat de rire, pareil au rire d’un fou, lui répond : « Tu auras Christiane à toi tout seul, ou tu vas te jeter en bas avec moi. — Va-t-en ! » s’écrie Apollonius, et la douleur irritée qui se peint sur ses traits exprime tous les reproches que comprimait depuis longtemps ce noble cœur. De sa main restée libre, il repousse avec force ce furieux qui veut se cramponner à lui. « Ah ! s’écrie celui-ci, chez qui la haine se change en rage, tu te montres donc enfin sous ton visage véritable ? Tu m’as chassé de toutes les places que j’occupais ; à mon tour maintenant ! Jette-moi dans l’abîme, ou je t’y entraîne avec moi. » Apollonius comprend que tout est perdu. La main par laquelle il se retient à l’angle aigu de la poutre commence à s’engourdir. Il faut que de sa main gauche il saisisse son frère par le bras et qu’il le lance dans l’espace, sinon Fritz va s’y précipiter avec lui. « Non ! non ! s’écrie Apollonius, ce ne sera pas moi ! — Fort bien ! dit Fritz, tu veux encore faire retomber cela sur moi ; mais c’est le dernier terme de tes hypocrisies. » Apollonius chercherait bien un autre point d’appui, mais il sait que son frère profitera de l’instant où sa main gauche aura quitté la poutre. Déjà voici Fritz qui va prendre son élan ; la main d’Apollonius glisse sur le bois où elle s’attachait ; s’il ne trouve pas un nouveau point d’appui, il est perdu. Peut-être d’un bond rapide pourrait-il embrasser la poutre avec ses deux mains, mais ce mouvement causera la chute de Fritz. C’est là pour Apollonius le seul moyen de salut. Que faire ? Alors il revoit en esprit son vieux père, si probe, si fier, et celle qu’il n’ose nommer, et les pauvres enfans. Il se rappelle le serment qu’il s’est fait à lui-même : il est désormais le seul appui des siens, il faut qu’il vive !… Il prend son élan et embrasse la poutre ; au même moment, son frère, qui n’a plus de point de résistance, chancelle et tombe. Là-bas, là-bas, au fond, au-dessous de lui, Apollonius entend les rouages de la grande horloge qui s’agitent ; deux heures sonnent. « Les oiseaux, les choucas, troublés dans leur repos par cette lutte, s’élancent comme des flèches du haut de la tour jusqu’aux échafaudages, puis tournoient dans les airs avec de petits sifflemens aigus. Tout en bas, on entend la chute d’un corps lourd sur le pavé. Un cri d’horreur retentit de toutes parts. Maintes gens accourent, frappant leurs mains l’une dans l’autre ; de pâles visages de vivans regardent le visage plus pâle encore du trépassé, étendu sanglant sur le sol. Et ce tumulte, ces cris, ces gens qui accourent, ces mains frappées l’une dans l’autre, tout cela se répète depuis la place de l’église jusqu’aux quartiers les plus éloignés de la ville. Là-haut cependant les nuages dans le ciel n’y font pas attention ; ils passent, ils poursuivent paisiblement leur grand voyage. Ils voient chaque jour au-dessous d’eux tant de misères, tant de catastrophes produites par ceux-là même qui en sont victimes ; un cas particulier ne saurait les émouvoir. »


Cette scène terrible amène une situation où se déploie de nouveau la forte inspiration morale de M. Ludwig. Nul ne soupçonne le drame de la tour Saint-George, toute la ville ignore ce qui s’est passé dans la maison aux volets verts ; on sait seulement qu’il y a là un vieillard aveugle, une jeune femme avec de pauvres enfans, et l’on pense volontiers que le brave Apollonius devrait épouser sa belle-sœur. C’est le désir du père, c’est la secrète espérance de Christiane. Seul, Apollonius s’enferme de plus en plus dans une réserve silencieuse et sombre. Il évite sa belle-sœur, il s’accuse de l’avoir aimée, d’avoir excité les jalouses fureurs de Fritz, d’avoir été la cause de ce drame sanglant. Fritz, qui a voulu l’assassiner, justifiait son fratricide par d’effrontés sophismes ; lui, au contraire, il intervertit les rôles, il se demande en tremblant s’il n’est pas le meurtrier de son frère. Cette conscience si scrupuleuse est impitoyable pour elle-même. Un de nos poètes s’est écrié dans un beau vers :

Est-ce que l’innocent connaît seul le remords ?

C’est là le supplice d’Apollonius ; il a des remords, des visions, des vertiges. L’affreuse scène du clocher est toujours devant ses yeux. Le romancier ne peut cependant laisser ce malheureux en proie à ces tortures iniques. Pour le délivrer du démon qui le possède, il faut qu’Apollonius fasse l’épreuve de ses forces. Ce sera le devoir qui le sauvera, qui lui rendra enfin sa liberté morale. Un orage éclate sur la ville. La foudre est tombée sur la tour Saint-George, l’ardoise fond, les poutres brûlent ; si le clocher s’écroule au milieu des flammes, l’incendie, propagé par l’ouragan, va dévorer une moitié de la ville. Un cri immense : Au feu ! au feu ! au clocher de Saint-George ! retentit de toutes parts, et dans ce désarroi, dans cette confusion produite par la détresse publique, il semble qu’un seul homme puisse combattre efficacement le fléau. « M. Nettenmair ! où est M. Nettenmair ? » crient des milliers de voix. L’épreuve est décisive pour le héros de M. Ludwig ; c’est dans le récit du romancier qu’il faut lire cette émouvante peinture :


« La foudre est tombée, cria une voix. Apollonius pensait tout bas : Si la foudre tombait sur la tour Saint-George, à l’endroit où manque cette plaque de fer-blanc (il avait essayé en vain de remonter sur la tour, d’achever son travail incomplet, et cette pensée ne le quittait pas), si j’étais obligé de monter là-haut, si deux heures venaient à sonner… Tout à coup un cri de détresse retentit à travers le tonnerre et l’ouragan. « La foudre a éclaté ! le tonnerre est tombé sur la tour Saint-George ! au secours ! au secours ! à Saint-George ! vite ! au feu ! au feu ! au clocher de Saint-George ! » Les cornes des veilleurs de nuit jetaient leurs lugubres appels, les tambours battaient, et toujours l’orage, toujours les roulemens et les éclats du tonnerre. Puis des voix criaient : « Où est Nettenmair ? lui seul peut nous sauver. Nettenmair ! Nettenmair ! Au feu ! au feu ! Le feu est à Saint-George ! Nettenmair ! Où est-il ? Au feu ! à Saint-George ! »

« L’architecte vit pâlir Apollonius. On criait toujours : « Où est Nettenmair ? » Tout à coup une vive rougeur anime les joues pâles du jeune homme ; il se dresse, boutonne rapidement son habit, attache sous son menton les lanières de cuir de sa casquette. « Si j’y reste, dit-il à l’architecte en se préparant à sortir, ayez soin de mon père, de la femme de mon frère et des enfans. » L’architecte eut peur : ce si j’y reste du jeune homme avait retenti à ses oreilles comme s’il eût dit : « J’y resterai. » Il soupçonna que ce mot, cet accent, cette décision soudaine d’Apollonius devaient se rattacher à ses souffrances morales. Ces souffrances pourtant, la physionomie d’Apollonius n’en trahissait plus rien ; l’inquiétude qui assombrissait son visage avait subitement disparu. Au milieu des soucis et des terreurs d’un tel moment, l’excellent homme éprouvait une sorte d’espérance joyeuse. C’était bien l’Apollonius d’autrefois qui était là devant lui ; c’était bien cette attitude modeste, cette résolution tranquille, qui, dès leur première rencontre, lui avait inspiré pour le jeune artisan une si cordiale sympathie. « S’il allait y rester ! » pensait-il. Et, n’ayant pas le temps de lui répondre, il se contenta de lui serrer la main. Apollonius comprit tout ce que ce serrement de main voulait dire. Ses traits exprimèrent tout à coup une sorte de pitié tendre pour son vieil ami ; il semblait se reprocher le chagrin qu’il lui avait déjà fait et la douleur plus grande encore qu’il allait lui causer. « Je suis toujours prêt à ces accidens-là, lui dit-il avec son doux sourire ; mais le temps presse, à revoir ! » Ils partirent, et Apollonius, plus rapide ; eut bientôt échappé aux regards de l’architecte. Pendant tout le trajet qui le séparait de l’église, au milieu des clameurs, au milieu des clairons et des tambours, à travers le fracas de l’orage et du tonnerre, l’architecte se disait : « Ou je ne reverrai pas ce brave jeune homme, ou, si je le revois, il sera guéri… »

« La place Saint-George était pleine d’hommes, et tous les yeux étaient tournés avec angoisse vers la flèche de la tour. L’immense et antique édifice était debout comme un rocher au milieu de cette bataille où la nuit et les éclairs semblaient se le disputer comme une proie. Tantôt des bras de feu l’enveloppaient, l’enlaçaient avec une telle furie, qu’on eût pu le croire lui-même tout en feu ; tantôt la nuit reprenait l’avantage et l’engloutissait de nouveau sous ses vagues sombres. De même à ses pieds la foule apparaissait par instant avec des visages pâles serrés les uns contre les autres, et puis s’abîmait subitement dans les ténèbres. L’orage arrachait les manteaux, il secouait les hommes, il les fouettait au visage avec leurs cheveux, comme pour se venger d’avoir attaqué en vain le géant de pierre et de s’être blessé à ses arêtes, ou bien il les aveuglait avec sa poussière de neige, qui, à la lueur fulgurante des éclairs, ressemblait à une pluie de feu.

« Apollonius se fraie un passage à travers la foule et s’élance à grands pas dans l’escalier de la tour. Arrivé à la plate-forme, il demande en vain des renseignemens plus précis. Les gardiens, tout en pensant que le coup de foudre avait porté à froid, rassemblaient à la hâte maints objets de ménage et se préparaient à s’enfuir de la tour. Apollonius prend des lanternes, et se dirige vers les charpentes supérieures pour éclairer toute cette partie du bâtiment. À l’intérieur, aucun signera révèle le feu de la foudre et un commencement d’incendie ; point de fumée, point d’odeur de soufre. Apollonius entend ses compagnons dans l’escalier et leur crie qu’il est là. À ce moment, une lueur bleuâtre étincelle à toutes les ouvertures, et immédiatement après le tonnerre éclate sur la tour. Apollonius est comme étourdi du coup. S’il n’avait instinctivement étendu la main vers une poutre, il serait tombé de son échelle. Une épaisse vapeur de soufre le saisit à la gorge. Il s’élance vers l’une des ouvertures pour aspirer l’air pur. Les ouvriers, plus éloignés du lieu où est tombée la foudre, n’ont pas éprouvé le même choc, mais l’épouvante les cloue immobiles sur les dernières marches de l’escalier de pierre. « Montez ! leur crie Apollonius. Vite ! l’eau ! les pompes ! C’est de ce côté-ci que le coup doit avoir porté ; je le sens au manque d’air et à l’odeur de soufre. Vite ! l’eau et les pompes à la porte de service ! » Le charpentier, qui met déjà le pied sur l’échelle, répond en toussant : « Mais cette fumée nous étouffe. — Vite ! Réplique Apollonius la porte de service nous donnera plus d’air que nous n’en voudrons. » Le charpentier, le maçon, le fumiste, portant les tuyaux et la pompé, s’élancent sur l’échelle ; d’autres les suivent avec des baquets d’eau froide, et l’un des ouvriers couvreurs avec un vase d’eau chaude. En de tels momens, l’homme qui a du calme, l’homme qui sait agir en se possédant inspire confiance à tous ; il parle, on obéit. Le chemin de planches qui conduisait à la porte de service était assez étroit ; grâce aux intelligentes dispositions d’Apollonius, tout y trouva place en un instant ; Apollonius était le premier du côté de la porte ; après lui venait le charpentier, puis la pompe, puis le maçon. La pompe était placée de telle façon que les deux hommes pouvaient la faire manœuvrer. Derrière le maçon se tenait un des ouvriers couvreurs, tout prêt à verser de l’eau chaude sur les tuyaux pour empêcher la glace de prendre. D’autres faisaient fondre de la glace et de la neige ; d’autres, établis de distance en distance sur l’échelle, formaient la chaîne et communiquaient avec la chambre des gardiens de la tour, où se trouvait de l’eau en réserve. Tout en expliquant au maçon et au charpentier son plan de campagne, Apollonius avait pris de sa main droite l’échelle à crampons, et sa main gauche tournait déjà la clé dans la serrure de la porte, de service.

« Tous nos gens étaient pleins d’espoir ; mais quand l’orage s’élança par la porte ouverte ; sifflant avec fureur arrachant au charpentier sa casquette, couvrant toutes les charpentes d’une fine poussière de neige, hurlant, se démenant, faisant vacarme du haut en bas, les plus intrépides désespérèrent de l’entreprise et furent sur le point d’y renoncer. Apollonius avait été obligé de tourner le dos à la porte pour respirer un peu. Sans perdre de temps, il s’accroche des deux mains au rebord supérieur de la porte, et, tournant toujours le dos au vent et à l’orage ; il penche la tête en carrière afin de voir ce qui se passe sur le faîte de la tour. « Rien n’est perdu ! » s’écrie-t-il aussitôt de toute la force de ses poumons, car il veut que ses compagnons l’entendent malgré la tempête et les roulemens du tonnerre. Il saisit alors le bout d’un des tuyaux tandis que le charpentier visse l’autre bout à la pompe, et il se l’attache à la ceinture. Il indique le signal qu’il donnera quand le moment sera venu de faire jouer les eaux. La main droite toujours cramponnée à la muraille, il se penche à demi hors de la porte, tenant son échelle de la main gauche et cherchant à la fixer à l’un des crochets du toit. Tentative insensée ! pensaient tout bas ses compagnons. La tempête n’allait-elle pas emporter l’échelle et l’homme dans les airs ? Heureusement pour Apollonius, un coup de vent tint l’échelle appliquée contre le toit. Il y aurait vu assez, grâce aux éclairs, pour trouver le crochet sans cette poussière de neige qui roulait du haut du toit, et tourbillonnait, et venait lui frapper les yeux. Il sentit pourtant que l’échelle tenait bien. Il n’y avait pas de temps à perdre ; il s’élança sur les échelons. Il dut se confier à la force de ses bras et à l’adresse de ses mains plutôt qu’à l’agilité de ses pieds, car l’orage ballottait l’échelle de droite et de gauche, comme une cloche lancée à pleine volée. En haut, un peu au-dessus des premiers échelons, des flammes bleuâtres pétillaient sous cette ouverture qu’il avait négligé de fermer ; c’était là, à deux pieds au-dessous de l’ouverture, qu’avait frappé la foudre. Il y a une heure encore, il tremblait à la pensée que la foudre pouvait tomber à cet endroit et qu’il serait obligé d’y monter. Tout un noir cortège de visions meurtrières, enfantées par le délire, était attaché pour lui à cette pensée. Maintenant tout ce qui l’effrayait tant était arrivé ; mais cette ouverture fatale, dont le souvenir lui donnait la fièvre, ne l’inquiétait pas plus que tout autre endroit de la tour ; il était là sur son échelle, sans crainte, sans vertige, et il n’y avait place dans son âme que pour un sentiment de généreuse énergie : il voulait sauver l’église et la ville d’une catastrophe imminente. Bien plus, cette circonstance, dont son inquiétude et ses scrupules lui avaient exagéré le péril, se trouvait être une chose heureuse et bienfaisante. L’eau qui s’était accumulée là pendant des semaines avait fini par se geler, et c’était elle qui empêchait la flamme de gagner du terrain, L’incendie ne s’étendait encore que sur un étroit espace ; la glace repoussait obstinément les petites flammes qui pétillaient au-dessous d’elle, et s’opposait à ce qu’elles formassent un foyer d’où elles se seraient élancées pour exercer leurs ravages. Si ce foyer s’était formé, nul doute que l’incendie n’eût dévoré la tour, et alors c’en était fait de l’église, de la ville peut-être, attaquées à la fois par le feu et par l’ouragan. Ah ! il avait besoin de la force que lui donnait cette pensée. L’échelle n’était plus balancée de droite et de gauche ; elle pliait, elle s’affaissait. D’où venait cela ? En supposant même que le crampon eût été mal fixé, — et Apollonius savait qu’il n’en était rien, — ce mouvement était inexplicable. Il comprit tout bientôt : l’échelle n’était pas suspendue au crampon ; aveuglé par les tourbillons de neige, il l’avait accrochée, sans s’en douter, à l’un des ornemens de fer-blanc qui garnissaient les rebords du toit d’ardoise. Son poids et celui de l’échelle faisaient fléchir de plus en plus ce soutien, trop faible ; encore quelques pouces, le fer-blanc allait céder tout à fait, et l’échelle glissait avec lui dans l’effrayant abîme.

« C’était le moment de déployer ces ressources de courage et de présence d’esprit qu’il avait si vaillamment retrouvées. Il n’hésita pas. Le crampon était à six pouces de la plaque de fer-blanc. En gravissant encore trois degrés de l’échelle, il pouvait saisir le crampon de sa main gauche, puis enlever l’échelle avec sa main droite et la fixer au crampon ! Aussitôt pensé, aussitôt fait. L’échelle est fixée. Sa main gauche quitte alors le crampon et va rejoindre la droite sur l’échelon ; les pieds s’y posent à leur tour ; il est sauvé ! À ce moment, les ardoises au-dessous de l’ouverture commencent à céder à l’action de la flamme ; elles brûlent, elles éclatent, et la matière incandescente, roulant, volant à droite et à gauche, va causer maints ravages ; mais Apollonius tire sa hache attachée à sa ceinture, et deux ou trois coups suffisent pour jeter en bas les ardoises, puis il donne le signal convenu ; la pompe se met à jouer. Il dirige d’abord le tuyau du côté de l’ouverture. Il augmente ainsi la résistance que le rebord du toit, avec ses morceaux de glace, opposait aux flammes pétillant par-dessous. L’expérience est bonne ; le jet de la pompe est vigoureux ; partout où il frappe l’ardoise, l’ardoise se brise en craquant. L’incendie siffle et rugit de colère sous les ruisseaux qui coulent du toit ; la pompe l’attaque à son tour, le frappe directement, et la violence des coups plutôt que la nature de l’eau finit par triompher. Apollonius a accompli sa tâche. La surface incendiée est devant lui toute noire, et aucun sifflement ne répond plus aux attaques de la pompe. Tout à coup là-bas, au fond, au-dessous de lui, s’agitent les rouages de l’horloge. Elle a sonné deux fois. Deux fois ! deux heures ! et il est encore là, sur l’échelle, au faîte de la tour, et il ne roule pas dans l’abîme ! Quelle différence entre la réalité et les visions de son délire ! Il avait rêvé souvent qu’il était là, que deux heures venaient sonner, que le vertige s’emparait de lui et le précipitait sur le pavé pour l’expiation de quelque crime ténébreux. Tels étaient ses rêves, et aujourd’hui, ce n’était pas un rêve, il était bien réellement là, et l’échelle était secouée par l’ouragan, et la neige tourbillonnait autour de lui, et les éclairs sillonnaient le ciel au-dessus de sa tête, et à la lueur de chaque éclair la nappe de neige qui couvrait les toits, les montagnes, la vallée, la contrée entière, ressemblait à un immense incendie, et deux heures sonnaient sous ses pieds, et les cloches hurlaient, fouettées et irritées par la tempête, — et il se tenait debout et ferme à son poste, il n’avait pas le vertige, il n’était pas précipité du haut de l’échelle !

« Il savait donc qu’aucune faute ne pesait sur lui. Il avait fait son devoir là où des milliers d’autres ne l’eussent pas fait ; il avait sauvé sa ville natale, il l’avait sauvée seul du plus effroyable péril. L’orgueil de cette pensée n’était chez lui qu’une prière d’actions de grâces. Il ne pensait pas aux éloges qu’il allait recevoir ; il pensait à ses concitoyens, qui allaient respirer enfin après des heures d’angoisses ; lui-même, après bien des mois, il sentait ce que veulent dire ces mots : respirer librement ! Cette nuit lui avait rendu la joie et le goût de la vie. Chez les hommes tels qu’Apollonius, la meilleure récompense d’une bonne action, c’est qu’ils se sentent plus forts pour en accomplir d’autres.

« Cependant la foule était toujours tumultueuse sur la place, quand le second coup de foudre éclata. Ce fut un moment de stupeur. Pendant l’intervalle des éclairs, on avait vu sur les ardoises de la toiture de petites flammes s’agiter, voltiger çà et là, courir les unes après les autres, et, quand elles se rencontraient, former une sorte de foyer ; parfois l’orage les éparpillait, souvent même elles semblaient éteintes, puis elles reparaissaient soudain plus vivaces et plus hautes. Un nouveau cri : Au feu ! avait retenti plus violemment par toute la ville. On criait aussi : « Nettenmair ? où est Nettenmair ? — Il est sur la tour ! » dit une voix. Chacun se sentit rassuré. La plupart ne connaissaient pas Apollonius, même parmi ceux qui l’appelaient, et ceux qui ne le connaissaient pas étaient précisément ceux qui criaient le plus fort. Aux heures de détresse publique, la foule s’attache ainsi à un nom d’homme, quelquefois à un simple mot. Pour les uns, c’est un moyen d’étouffer la voix de leur conscience qui leur dit de se montrer et d’agir, et ces hommes qui se sont dispensés du devoir, vous les verrez toujours, si le libérateur invoqué ne réussit pas, épiloguer sur sa conduite, discuter ceci et cela, ce qu’il a fait et ce qu’il n’a pas fait. Pour les autres, c’est seulement une manière de détourner un instant la pensée du péril, de se faire illusion à eux-mêmes. On savait bien, en réalité, que personne ne pouvait se risquer au sommet de la flèche au milieu de cette tempête… Aussi, quand on vit s’ouvrir la porte de service, quand on vit une échelle appliquée à la muraille, quand on comprit qu’un homme osait une pareille chose, la stupeur fut aussi grande qu’au moment où avait éclaté la foudre. Et voilà l’échelle accrochée, la voilà qui se balance avec l’homme, au milieu des éclairs et des tourbillons de neige ; on la voit d’en bas, cette échelle, on la voit toute petite, toute grêle, et elle est lancée comme une cloche à cette hauteur effroyable. Chacun retenait son haleine. Cent visages, tous différens, exprimaient une même émotion. Nul ne croyait à une telle audace, et chacun cependant voyait bien l’audacieux ; nul n’y croyait, et chacun des assistans était lui-même sur l’échelle (tant l’angoisse était vive !), chacun était balancé par l’orage sur ce frêle appui ; si l’homme fût tombé, chacun eût senti le coup… Enfin, quand l’homme fut descendu de l’échelle, quand l’échelle décrochée eut disparu par la porte de service, quand tous les témoins de la scène ne se sentirent plus suspendus au-dessus de l’abîme, l’admiration commença à lutter avec l’angoisse. Une voix tremblante, une voix de vieillard se mit à chanter le psaume : « Maintenant, vous tous, remerciez Dieu. » Et quand il fut arrivé à ce verset : « Dieu qui vous a sauvés ! » alors seulement ils comprirent tout ce qu’ils auraient pu perdre, tout ce que leur avait conservé le dévouement d’Apollonius. Des milliers de voix entonnèrent le psaume à l’unisson, et l’hymne de la reconnaissance parcourut bientôt toute la ville ; il s’étendait de rue en rue, de place en place, partout où il y avait des hommes ; il pénétrait dans les maisons, dans les chambres, il montait jusqu’aux toits ; le malade dans son lit, le vieillard sur son fauteuil, où l’avait retenu sa faiblesse, se mêlaient de loin à ce concert ; les enfans même, qui ne comprenaient ni les paroles du psaume ni le danger auquel on venait d’échapper, les enfans chantaient aussi. La ville était comme une immense cathédrale, et l’orage, avec les roulemens de tonnerre, semblait un orgue gigantesque. Et de nouveau ces cris retentissaient : Nettenmair ! où est Nettenmair ? où est notre sauveur, notre libérateur, le brave jeune homme ? » On ne pensait plus à l’orage ; la foule se pressait au pied de la tour, et envahissait l’escalier de pierre… »


Voilà une scène émouvante, même dans son exagération, voilà surtout une intention profondément morale : je voudrais que M. Ludwig sût en dégager une leçon pour lui-même. Ce n’est pas seulement le héros de ce récit qui a ses démons intérieurs à conjurer ; M. Ludwig est obsédé aussi de je ne sais quelles inquiétudes maladives. Ame candide, il voit le monde sous un jour sinistre. Avant d’écrire ce roman, M. Ludwig avait composé deux drames qui révélaient, avec des qualités du premier ordre, une inspiration peu maîtresse d’elle-même. Les plus fervens admirateurs de M. Ludwig étaient alarmés de certains symptômes étranges. Cette sombre vigueur ressemblait parfois à la vigueur du délire. Soit que dans les Macchabées il peignît les supplices de l’héroïsme, soit qu’il montrât dans le Forestier une humble famille de nos jours poursuivie par cette fatalité qui frappait les Atrides, son imagination effarouchée produisait des effets grandioses, mais douloureux. On eût dit qu’il souffrait de ses propres inventions, et qu’une force irrésistible dominait son talent. Ses premiers drames auraient pu être dédiés aux romantiques de la restauration, à Zacharias Werner et à Henri de Kleist. Zacharias Werner, qui a terminé sa vie dans les extravagances du mysticisme, n’obéissait pas à une inspiration plus lugubre quand il écrivait le 24 Février, et ce malheureux Henri de Kleist, qui a fini par demander au suicide, la guérison de ses tortures morales, était-il plus désolé, que M. Ludwig, lorsqu’il racontait l’effrayante histoire intitulée Michel Kohlhaas ? M. Ludwig est-il délivré enfin de sa misanthropie ? Nous aimons à le croire. Le roman, dont je viens de parler est dédié à M. Berthold Auerbach, à cet artiste franc et net qui connaît le prix de la vie, qui prêche sous maintes formes la sérénité de l’esprit, la joie de la vertu et la confiance dans les lois morales de l’univers. Cette dédicace est comme un gage d’affranchissement spirituel. Si M. Ludwig n’avait pas couronné son œuvre par la scène que je viens de traduire, il n’aurait pas eu l’idée d’en faire hommage à l’auteur des Histoires de Village et de l’Ecrin du Compère. Qu’il s’affermisse dans cette voie. Débarrassée des obsessions du doute, son imagination déploiera une vigueur nouvelle, une vigueur saine et féconde, et le talent qui lui servait jadis à désoler ses lecteurs guérira les blessures qu’il a faites.

La mission de l’art n’est pas d’effrayer et de désenchanter les âmes. Un poète allemand a dit : « La vie est triste, l’art est serein. » Disons mieux encore : La vie est bonne et belle pour qui l’interroge en chrétien, en philosophe et en poète. Il faut montrer que le mal, en fin de compte, ne triomphe jamais, que la douleur même est un bien et que la vertu en profite ; il faut montrer que le monde est beau malgré les méchans et les lâches. Pourquoi M. Ludwig ne s’est-il pas souvenu de ce rôle de la poésie en terminant son récit ? Apollonius, dans cette partie du roman, n’est pas suffisamment guéri de ses terreurs, il ne jouit pas assez des victoires de sa vertu, sa conscience le tourmente encore, et il n’ose épouser Christiane. Je regrette cette fin du récit, je regrette surtout la morale métaphysique et fort peu intelligible que l’auteur a tirée de son roman. M. Ludwig intitule ce livre Entre le Ciel et la Terre, parce que les principales scènes se passent sur le toit de l’église Saint-George, dans le domaine du couvreur, comme il dit ; — puis tout à coup, à la dernière page, faisant de ces mots un symbole philosophique, il recommande à l’homme de vivre aussi entre le ciel et la terre, c’est-à-dire de ne pas aspirer au ciel, car le ciel n’existe pas hors de nous, et ce que nous appelons de ce nom n’est que la félicité d’une conscience pure. Je crois qu’en traduisant ainsi, je donne à la pensée de M. Ludwig une précision qu’elle n’a pas ; si j’ai bien compris pourtant ses mystérieuses paroles, M. Ludwig aurait passé bien vite d’un extrême à l’autre. Naguère, encore il maudissait la terre et l’existence d’icibas ; aujourd’hui en serait-il venu à nier l’immortalité de l’âme, et, s’attachant à la vie présente, voudrait-il nous interdire l’espérance et le sentiment de la vie future ? On voit que M. Ludwig a encore des progrès à faire avant de trouver son équilibre.

Cette logomachie, empruntée au panthéisme, est une fâcheuse conclusion pour un livre dont une pensée morale anime les meilleures parties. Heureusement l’impression générale qui reste dans l’esprit efface cette dernière page. La vraie conclusion, c’est qu’il n’est pas besoin de briller sur un théâtre et d’attirer l’attention des hommes pour que la vie acquière tout son prix, et que chacun de nous dans le silence et dans l’ombre peut atteindre à la vraie grandeur. Le héros de M. Ludwig donne la main à celui de M. Freytag ; Antoine Wohlfart et Apollonius Nettenmair, l’artisan de la petite ville et le commis-négociant de la grande cité nous prêchent la même doctrine. Cette doctrine n’est pas nouvelle ; ce qui est neuf, c’est la sincérité ardente avec laquelle les deux écrivains ont rempli leur tâche, c’est cette foi vigoureuse qui leur a permis de prêcher l’accomplissement du devoir sans tomber dans la banalité de la vieille école ou dans les déclamations révolutionnaires des derniers temps. De là une vraie poésie parfaitement appropriée à notre XIXe siècle. L’Allemagne a senti qu’il y avait là un principe de vie, et le succès moral a été aussi grand que le succès littéraire ; heureux les écrivains qui, en attachant le lecteur à des fictions romanesques, fournissent aussi à leur patrie des consolations et des encouragemens !

Moralité et poésie, c’est là sans doute la loi éternelle de l’art ; il semble cependant qu’à de certaines époques il soit plus nécessaire que jamais de rappeler cette loi impérieuse. Dans les temps de culture raffinée, la crainte du lieu commun enfante la recherche du mal. On ne peint pas le vice pour le flétrir, on le peint avec complaisance, comme si on avait découvert une veine neuve et fertile. Les bas-fonds des grandes villes, les choses louches, ténébreuses, tout ce qu’un vrai poète évite, ce que le satirique signale seulement au passage et marque d’un trait brûlant devient la matière même de l’art dégénéré. Courtisanes et baladins sont les héros du jour, ils ont des poètes en titre pour célébrer leurs exploits. Il ne s’agit plus de charmer l’intelligence, encore moins d’élever l’âme vers l’idéal ; le roman et le théâtre semblent n’avoir d’autre ambition que de flatter les pires instincts de la nature. Qu’on ne s’y trompe pas cependant, malgré la fièvre de jouissances qui énerve la société française, malgré l’abaissement des caractères et la corruption des mœurs, nous sentons trop vivement notre mal pour ne pas en guérir un jour. Au moment où la France vient d’accomplir de grandes choses à l’extérieur, il en coûte de penser que sa vie intellectuelle puisse offrir longtemps de pareils symptômes. N’y a-t-il pas ici un singulier contraste ? L’Allemagne souffre du rôle médiocre qu’elle a joué dans la politique européenne, et sa littérature se relève pour consoler les âmes ; la France est glorieuse par l’action, et sa littérature semble frappée de langueur. L’histoire dira les causes de ce contraste, elle dira surtout, nous l’espérons, qu’il n’y a eu là qu’une crise passagère, un affaissement momentané de la conscience publique. Le sentiment de l’idéal reparaîtra ; la foi aux principes, conservée du moins dans les œuvres de critique et d’histoire, ranimera aussi les travaux de l’imagination. Nous ne laisserons pas nos voisins poursuivre seuls la réaction morale dont nous venons de montrer les symptômes. Nous comprendrons l’inspiration des romanciers de Londres, la virile esthétique de Charles Dickens, de William Thackeray, de mistress Gaskell, de Charles Kingsley ; nous comprendrons ce que la moralité unie à la poésie enseigne aux conteurs de l’Allemagne. Le jour où les peintures si recherchées aujourd’hui de nos romanciers et de nos écrivains de théâtre ne seront plus que des vieilleries nauséabondes, et ce jour-là n’est pas loin, on saura enfin que la nouveauté poétique n’est pas dans la prétendue hardiesse des sujets, mais dans l’âme de l’écrivain ; le thème le plus rebattu peut devenir une mine d’or, si l’écrivain y apporte une inspiration franche et ardente. Dickens et Thackeray l’ont prouvé en Angleterre, l’Allemagne vient de le prouver à son tour. Voilà pourquoi j’ai été heureux de signaler à l’attention des esprits élevés l’école poétique et morale qui se développe au-delà du Rhin, cette école qui s’est déjà constituée avec M. Berthold Auerbach, dont M. Julien Schmidt est le critique, et dans laquelle viennent de se placer au premier rang ces deux hommes, si divers de talent et d’allure, mais également dévoués à la régénération de leur pays, M. Gustave Freytag et M. Otto Ludwig.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. La première édition a été publiée l’an dernier, la sixième vient de paraître.