Le Roman de mœurs irlandais

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Le Roman de mœurs irlandais
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 1006-1024).

LE ROMAN


DE MOEURS IRLANDAIS


PAR LEVER.




The Knighti of Gwynne, by Lever. — Harry Lorrequer, by the same. — The O’Donoghue, by the same.




La crise irlandaise de 1847, qui n’était pas seulement une famine, mais une révolte, a préludé à nos catastrophes présentes et aux terribles aventures que les peuples européens courent aujourd’hui. L’Irlande, placée à l’avant-garde de nos misères, a poussé le cri de guerre des sauvages avant la bataille. Elle souffrait à peu près des mêmes maux que nous : beaucoup d’iniquités sociales ; une population sans principes et sans pain ; le matérialisme sensuel distribuant une civilisation inégale et une éducation fausse ; la barbarie renaissant hideuse du sein des corruptions ; une mauvaise répartition du travail et du capital, surtout de grands vices moraux, surexcités par une année de disette et les affres de la faim.

Nous sommes aujourd’hui trop occupés de nous-mêmes pour penser beaucoup à l’Irlande, dont la situation néanmoins contient de sévères et utiles enseignemens. Depuis des siècles, ce pays étrange et prédestiné était revenu, en sens contraire du mouvement européen, à l’état de barbarie vers lequel d’autres races se précipitent avec une ferveur insensée. Condamnée à l’assimilation, l’Irlande ne veut pas la subir ; l’indépendance qu’elle cherche est sa ruine. Elle organise sa destruction par sa fierté, et sa fierté s’accroît de sa misère. Comblez le détroit ou détruisez ces vices : tout changera ; mais rien n’a changé encore. L’Irlande, ne voulant pas, malgré sa position géographique, être membre de la communauté britannique, reste à l’état de province mécontente et de province détachée du centre, envieuse, haineuse, ennemie de la métropole. L’esprit de clan la domine, les prétentions hostiles la rongent, les individualités révoltées la dévorent. Pleins de sagacité, de courage et de génie, malins, moqueurs et bons enfans, les Irlandais, au lieu d’entrer dans le concert social, le dérangent. Supérieurs à leurs voisins par l’esprit, la saillie, la facilité, la grace et l’ardeur, mais toujours battus dans la vie pratique, ils se vengent par la haine. Ils voudraient être républicains et sont monarchiques, riches et sont paresseux, maîtres et ne savent pas se gouverner. Toujours enfans, ils poursuivent la chimère avec une ardeur de vivacité héroïque, et cette recherche de l’impossible à travers les chances de l’imprévu dévore leurs ressources, anéantit leurs forces, détruit leur avenir et extermine leurs générations.

Si je parle ainsi sans pitié de cette charmante et triste race, c’est que tous les vices qui la perdent sont les nôtres ; c’est encore parce que les philanthropes, ces tartufes dangereux qui nous ont trompés, ont représenté l’Irlande sous les couleurs les plus fausses. Pour l’Irlande comme pour nous, la question que l’on croit politique est toute morale. Rendez l’activité saine à ces ames envieuses et orgueilleuses, elles vont diriger des bras actifs. Relevez les principes détruits, et vous verrez ces vives intelligences reconstruire la société. En vain leur donnerez-vous des formules. Si l’on examine les plaies de la France depuis cent ans, on reconnaîtra que les formules ou constitutions politiques, essais renouvelés sans cesse d’organisation et de guérison impossibles, touchent à peine au fond des choses, et qu’en dépit des philosophes spéculatifs, la question va plus loin. Vous créerez un parlement ou deux parlemens ; vous ferez l’aumône sur une grande échelle ; vous tracerez des chemins de fer ; vous protégerez l’agriculture et le commerce ; vous proclamerez des lois favorables au pauvre : en vain. A moins de changer les ames, vous n’empêcherez pas que le paysan n’aime mieux mourir de faim dans son haillon, et se battre avec le voisin après boire, que vivre honnêtement et laborieusement sous un toit d’ardoise, à côté d’un champ pénible à cultiver. Travailler est une dure chose ; épargner est une occupation pleine d’ennui : allez donc proposer ces compensations froides et insuffisantes à des hommes qui depuis cinq cents années s’enivrent de tous les hasards de la vie sauvage, et dont le génie essentiellement méridional répugne aux vertus modérées.

Le génie irlandais offre un des plus singuliers mélanges que la civilisation et les migrations des races aient produits. Keltes-Milésiens, ces Gascons du Nord, jetés par les chances politiques dans les cadres du teutonisme anglo-saxon, gardent du génie oriental l’indolence sujette à de terribles réveils, et du vieux keltisme la rapidité d’action. Comme nous, ils passent vite de la pensée à l’acte. A la véhémence, à la crédulité, à l’apathie orageuse et ardente de l’Asiatique, l’Irlandais joint la souplesse et la versatilité du Kelte. L’amour et la guerre lui sont nécessaires. Sa nullité politique et son infériorité commerciale le repoussent souvent dans l’ivresse et l’orgie, qui, sous un autre soleil et dans une autre situation, ne le séduiraient pas. Un éternel combat lui sert de distraction et de soulagement. Quand il ne se bat pas, il crie et simule ainsi la lutte dont il ne peut pas jouir. La conversation des gens du peuple est un drame et un tapage perpétuels. Jusqu’aux enfans qui sortent du collége et vont à la promenade trouvent l’occasion d’attaquer les passans ; le peuple s’en mêle ; on s’attaque, on se défend à coups de pierres. Sans but pour son activité et étouffant sous sa destinée, l’Irlandais reste fidèle à sa triste patrie ; c’est le beau côté de son caractère. Le sillon irlandais ne s’efface pas ; il est partout reconnaissable dans les sphères de l’art, de la poésie ou de la politique. La jeune fille d’Irlande, aux yeux bleus et aux cheveux noirs, pleine de séductions et de caprice, chante ses mélodies nationales, folâtres et farouches, mélancoliques et joyeuses, qui des mouvemens lents et douloureux s’élancent sans transition aux rhythmes les plus vifs. Enfin, une vieille civilisation du Midi se cache au fond de cette barbarie du Nord, un rayon de soleil apparaît, sous les nuages, un éclat de poésie orientale sourit à moitié sous les larmes et les haillons. Étrange et triste grandeur ! la politique même est un peu folle en Irlande, ce dont personne en France n’a droit de s’étonner ; tout en prenant ses grelots et secouant sa marotte, elle excite les émeutes, casse des têtes, affame gaiement des populations, met les villages au niveau du sol et se perd en frais d’éloquence qui ruinent le pays et enrichissent le pays voisin. Ce n’est pas à nous, hélas ! qu’il appartient de la blâmer.

Telle est l’infortunée Irlande qui représente deux races mortes : le keltisme, écrasé et étouffé par les Teutons et les Romains, et les vieux Phéniciens ou Ibères. On dirait que les Irlandais, dans leur extravagance désespérée, comprennent leur situation, et qu’ils entendent le bannchie planer en gémissant sur l’Ile Verte et lui annoncer la mort. Quand le bannchie (banshee) se lamente au-dessus d’une maison, quelqu’un y mourra ; le bannchie est le génie des races anciennes, l’ame totale de la famille et du clan. Cette désolation semble respirer même dans le paysage irlandais, qui ne ressemble à aucun autre. Les lignes des montagnes y, sont bizarres et brisées. Dans les cavités profondes de ses blocs superposés, le granit fait place aux bruyères de couleur écarlate et à la verdure sombre des fougères. Sur les flancs des collines serpentent et tombent, à plis sinueux, des milliers de cours d’eau qui écument sur les arêtes des rocs, et vont se réunir, en gémissant, dans le creux des vallées. Le long des côtes, il y a des glens ou ravines de plusieurs lieues de longueur, où vous ne rencontrez d’autres êtres vivans que quelques moutons qui n’ont pas même de bergers. La plainte éternelle des vents, le long murmure des vagues et la hutte solitaire du paysan cachée sous les yeuses, ajoutent encore à ce caractère douloureux. Il semble impossible qu’un être humain habite sous ces morceaux de granit placés debout sans ciment, ou qu’il se contente de ces murailles de torchis surmontées d’un toit de paille, et qui n’ont pas coûté 10 shellings. Du côté de l’Océan, au sommet du promontoire, la silhouette d’un enfant qui garde une ou deux chèvres, et dont les membres nus sont à peine garantis par un mauvais morceau d’étoffe trouée, se dessine sur le bleu du ciel ; il chante quelque vieil air gaélique dont il ne sait pas les paroles, ou quelques paroles dont il ignore le sens. Depuis sa naissance, il n’a vu que les nuages qui passent dans le ciel, les lueurs errantes sur le marécage et les rêves superstitieux que sa mère lui a répétés. Tout ce qu’il connaît de la civilisation, c’est qu’il y a là-bas une petite chapelle, et plus loin, entre deux murailles de rochers à pic, une cabane couverte de chaume adossée au granit, et dont l’enseigne se balance sous l’orage : c’est une chebine ou auberge qui n’est guère visitée que par les contrebandiers, et dont l’unique chambre est à la fois cuisine et salon, salle à manger et chambre à coucher. On s’y réunit pour maudire les Saxons et chercher le moyen de les battre. Souvent une galerie souterraine pratiquée dans les flancs du roc sert de réceptacle à des barriques d’eau-de-vie, à des ballots de dentelle, à des fusils et à de la poudre que l’on vend dans l’intérieur, ou qui alimentent les insurrections périodiques du pays. La maîtresse du lieu, Irlandaise de race pure, se laisserait tuer plutôt que de trahir ses complices, matelots et pirates, maquignons et repris de justice, unis par un lien commun, la haine de l’Anglais.

L’Irlandais vaut son pesant d’or,
Et le Saxon n’est bon qu’à pendre !


Ce refrain, rédigé depuis des siècles en deux vers gaéliques et chanté en chœur dans la chebine par les buveurs de whiskey, n’a pas cessé de retentir d’un bout de l’Irlande à l’autre. Vous l’entendez dans les rues de Dublin et au milieu des bogs qui couvrent les parties centrales de l’île : c’est le résumé complet du sentiment national, la pensée indélébile de l’Irlande et tout son code politique.

Si vous faites quelques lieues de plus et qu’il vous soit permis d’entrer dans ce château féodal, reconnaissable à ses deux tours carrées et crénelées que rejoignait autrefois une muraille maintenant détruite, vous y trouvez exactement les mêmes mœurs : même animosité, même étourderie, même fureur impuissante contre l’étranger et le Saxon. Toutes les misères morales et matérielles s’y montrent sur une plus grande échelle. Manoir délabré, ferme dilapidée et forteresse en ruine, ce singulier château est ouvert de toutes parts ; tout y parle de négligence séculaire et d’indolence invétérée. Une forêt d’ormes inégaux a poussé sans culture sur les parapets et dans les fossés. Un ou deux bâtimens à toits pointus, couverts d’ardoises brisées, s’élèvent, plantés de travers, à la place de la tourelle du centre ou de la salle de réception. Des charrues en mauvais état et des herses rouillées sont jetées pêle-mêle au milieu des écussons armoriés et des débris d’ogives ; moutons, bœufs et chiens de chasse se promènent lentement le long des terrasses écroulées qui descendent vers la mer ; les bassins et les viviers sont encombrés de plantes parasites qui répandent au loin leurs miasmes putrides. Enfin, si vous pénétrez sous la voûte dont les pierres se détachent et tombent, vous ne trouverez personne pour vous recevoir, et vous pourrez traverser sans encombre une vaste cour aux dalles brisées, obstruée de ronces et de débris. De grands corridors déserts vous montreront à droite et à gauche les portes ouvertes d’appartemens abandonnés et qui n’ont plus même de meubles. Toute la famille, qui porte un nom plus antique que celui des Coucy, s’est réfugiée dans une tourelle à demi conservée. Là, elle vit sans nul pansement, comme dit La Fontaine, sur les débris de sa gloire et de sa fortune. Le feu brille dans la grande cheminée ; souvent le chorus de l’orgie se mêle au bruit de l’océan voisin ; le patriarche goutteux, dont la veste brodée et fanée a vu de meilleurs jours, et dont l’œil pétille encore sous son front large couronné de boucles blanches, n’est pas le dernier à maudire le Saxon ; demi-paysan et demi-gentilhomme, il porte des bas de laine noire, une vieille culotte de velours tanné, des boucles qui simulent le diamant, le jabot du temps de Louis XV et l’habit à la française. Il a passé sa vie à vendre bon marché et acheter cher, et à « brûler la chandelle par les deux bouts, » comme dit Panurge. Son jeune fils, lieutenant de cavalerie, et son fils aîné, qui doit hériter du titre, marchent dans la même voie. Le patrimoine ayant disparu tout entier, on n’a plus souci de rien, et il y a cent à parier contre un que tous conspirent ensemble ou isolément contre les oppresseurs. Bien que le domaine et le château en ruines soient hypothéqués ou engagés pour le double de leur valeur, et que l’inextricable labyrinthe des créances usuraires qui ont englouti le patrimoine remonte à six générations au moins, personne n’ose faire déguerpir la famille. Ses vassaux, tout aussi pauvres qu’elle, chasseraient les envahisseurs à coups de fusil ou de bâton. Que la nécessité ou le hasard amènent un Anglais dans ces parages déserts, on ne lui indiquera pas sa route ; des essaims de mendians déguenillés l’entoureront en pleurant et en riant pour lui demander l’aumône, et le dernier paysan de la montagne sera mieux accueilli que cet étranger.

En redescendant vers la partie centrale de l’île, vous trouvez les bogs, terrains marécageux et incultes, dont l’aspect, plus triste et plus sombre, n’est pas moins sauvage. Plus loin encore, de vastes domaines sont semés de tanières qui renferment une population innombrable de bêtes à figure humaine et à deux pieds, presque nues, toujours placées entre l’ivresse et la faim, entre le sommeil de la brute et le combat sanguinaire. Dublin, celle des capitales de toute l’Europe que l’on visite le moins, n’a pas un caractère moins étrange. Des équipages aussi splendides et aussi élégans que ceux de Londres et de Vienne circulent dans les rues, et des quartiers tout entiers sont remplis de cette population affamée dont j’ai parlé tout à l’heure. Il y a des caves peuplées de gueux et de mendians plus pittoresques que ceux dont la cour des Miracles se remplissait autrefois. C’est là que les moteurs de troubles vont recruter leurs soldats, et que, pour 1 ou 2 shellings, on enrégimente des bataillons formidables. Les jours ou plutôt les nuits de grande assemblée, quand il s’agit d’élire un chef d’émeute ou de faire marcher ces troupes de désordre, on suspend devant le repaire un transparent qui représente une demi-lune et que l’on éclaire de l’intérieur : ce signe vénéré défend aux profanes l’accès de la taverne. Cependant les bals du château, les séances des clubs, les courses de chevaux, les paris extravagans continuent ; les intrigues et les conspirations politiques ne cessent pas, et le bonheur de l’une des races les plus intéressantes qui soient au monde se perd dans ce dédale de luxe et de misère.

Je ne suis pas de ceux qui prennent parti pour les oppresseurs ; le droit du plus fort n’est que le droit de Caïn, et je n’admets pas davantage le droit de la ruse. L’Angleterre, depuis le règne d’Élisabeth, s’est conduite avec l’Irlande comme une maîtresse égoïste et une fanatique ennemie. Dieu la punit. Il faut qu’elle supporte maintenant la plaie qu’elle a envenimée de ses mains. Elle a d’abord méprisé l’Irlande comme sauvage, et, en effet, les tribus australasiennes le sont moins aujourd’hui que l’Irlande du XIVe siècle. Au commence gent du XVIIe, quand l’envoyé de l’un des petits rois d’Érin se présenta devant Jacques Ier couvert d’un drap de laine pour costume de cérémonie, les prières des chambellans ne purent l’engager à dormir dans un lit. Il se coucha sur les cendres mêmes du foyer, dans la cheminée. Ce mépris s’aggrava de haine à l’époque de Cromwell, quand les sauvages catholiques d’Irlande refusèrent d’abdiquer leur foi et se battirent à outrance contre les hérétiques leurs maîtres. De 1620 à 1830, le calvinisme le plus intolérant a été, on le sait, le pivot de la politique anglaise, et les iniquités de la Grande-Bretagne envers l’île voisine furent les crimes d’une haine religieuse et d’une intolérance calviniste plutôt que ceux d’un pouvoir oppressif. Aujourd’hui même les philosophes protestans ne s’étonnent pas quand on entasse sur des vaisseaux mal gréés, qui font voile pour l’autre monde, des milliers de malheureux papistes irlandais, hâves, nus et affamés, dont les Saxons puritains sont bien aises de se débarrasser ainsi. En 1847, trois cent mille Irlandais catholiques quittèrent leur île natale pour aller chercher aux États-Unis du pain ou la mort. Les nouvelles villes de l’Amérique septentrionale sont remplies de ces malheureux, qui non-seulement accroissent la puissance déjà formidable d’une nation ennemie, mais répandent dans le Nouveau-Monde la contagion de leur haine.

Maintenant l’esprit anti-papiste s’efface en Angleterre, et elle voudrait moraliser cette race négligée trop long-temps, dénuée de principes, et fléau de ses tyrans. En vain l’Angleterre donne du pain aux pauvres qui la gênent ; dès que les pauvres ont compris qu’ils étaient gênans et que l’aumône était une prime accordée à l’embarras qu’ils causaient, ils sont devenus plus paresseux et partant plus pauvres.

« On ne peut pas, dit la Chronique de Limerick d’août 1846, se procurer de moissonneurs ; ils aiment mieux aller tendre la main sur les grandes routes ou quêter les aumônes de la paroisse. C’est en vain que depuis mercredi dernier les plus beaux épis de blé nous sourient de toutes parts, courbant la tête sous leur glorieux fardeau ; il n’y a personne pour les recueillir, pas de faucille pour les abattre. Encore une semaine d’un temps pareil, et nous perdrons la moisson tout entière. Il est impossible d’arracher ces gens-là au plaisir de la mendicité et au bonheur de leurs haillons. Quand ils auront bien souffert, ils s’embarqueront pour l’Amérique avec quelques pommes de terre pour voir du pays, bien plus que pour échapper à la famine. »

C’est ainsi que l’Angleterre est punie de la mauvaise éducation qu’elle a donnée à sa jeune et sauvage soeur. Les pauvres trouvent-ils que les aumônes qui doivent remplacer le travail ne sont pas suffisantes, ou que le travail lui-même, quand ils l’acceptent, est trop pénible, ils s’assemblent et se révoltent, brûlant et pillant tout sur leur passage. Quelquefois ils instituent les travaux qui leur conviennent le mieux, travaux la plupart du temps factices et dérisoires, se réservant le droit de se les faire payer après.

En septembre 1846, dit la même Chronique de Limerick, une centaine d’hommes se rassemblèrent à Coonagh, armés de bêches et de pioches, et pratiquèrent un grand fossé au milieu de la route. Au milieu de ce fossé, ils plantèrent une borne, et sur cette borne ils placèrent un drapeau auquel était affiché le document suivant, trop curieux pour ne pas être rapporté : « Sachez bien que la suzeraine de Currafin (symbole des ouvriers et laboureurs du canton) est venue visiter l’arrondissement de Thenorth, et qu’ayant vu que de ce côté il n’y avait pas de travaux publics assez bien payés, elle nous a commandé de faire ce que nous faisons, ajoutant que, si on lui donne la peine de revenir une seconde fois, on en verra les conséquences. Que personne ne s’avise de combler ce fossé, ou d’interrompre notre œuvre présente, ou d’empêcher qu’on nous la paie ; terribles et puissantes seraient les vengeances par la vie et par la mort. ! »

En effet, il fallut payer les laboureurs irlandais selon le taux qu’ils avaient fixé. La plupart des révoltes irlandaises n’ont pas d’autres motifs : la faim accrue par la paresse et la paresse excitée par l’aumône.

Telle est la trame douloureuse dont se composent, tant de misères matérielles et morales, et dont le contre-coup double et permanent frappe l’Angleterre par l’Irlande et l’Irlande par l’Angleterre. L’état de la propriété et la subdivision du territoire en petites parcelles qui suffisent à peine à nourrir celui qui les occupe achèvent la ruine du pays. Le propriétaire anglais ou irlandais de vingt mille acres de terrain n’habite pas une contrée dangereuse pour lui, où le moindre fermier ou tenancier mécontent va le frapper au coin d’un bois, au détour d’une haie, d’une balle de pistolet, ou d’un coup de massue. Il ne prend aucun soin de son domaine, dont il abandonne la gestion au middle-man, agent qui lui paie une rente ; puis il s’en va en pays étranger toucher le revenu brut du sol qu’il possède. En son absence, on divise et subdivise encore ce territoire ; le middle-man y trouve son intérêt. Grace à une multitude de sous-locations, le terrain, déjà si morcelé, nourrit bientôt une horde de misérables êtres qui pullulent en proportion de leur détresse : vraie garenne d’animaux sauvages, dont chacun se nourrit à peine pendant les années ordinaires en cultivant un ou deux pouces de terre ; à la première année de disette, la fièvre et la faim les emportent par milliers. « Quand je visitai Donegah (dit M. Otway, commissaire royal), je reconnus que, plus la terre était divisée, plus les paysans étaient misérables. A Raphoe spécialement, l’extrême misère avait réduit hommes et femmes à l’état de squelettes, et beaucoup d’entre eux se tenaient au lit, n’ayant pas de vêtemens pour se couvrir. » Qui le croirait ? cette vie affreuse a des charmes pour les sauvages Irlandais ! Ils goûtent dans cette indépendance affamée une espèce de jouissance farouche qu’ils ne veulent échanger contre aucune liberté raisonnable ; on leur arracherait plutôt la vie que ce coin de terre qui fait leur orgueil, et qui les tue au lieu de les nourrir. Ils mettent le feu aux maisons des magistrats qui essaient d’organiser leurs domaines et de les cadastrer d’après un plan moins déraisonnable. Pourvu qu’ils aient leur petit skibberlen ou jardin de trois pieds carrés, qu’ils maudissent les Saxons à leur aise, qu’on leur fasse l’aumône et qu’ils puissent aller à la messe sans pratiquer aucune des vertus que le catholicisme commande, ils se soumettent en aveugles à la fatalité.

Je me suis plu à étudier ces curieux caractères de l’Irlande morale dans une série de fictions qui ont joui de quelque popularité et qui ont été écrites et publiées par M. Lever. Je ne m’occuperais pas d’une analyse détaillée de ces fictions, si elles n’avaient trait à plusieurs points importuns de l’histoire des races et de la morale politique, surtout si elles n’éclairaient admirablement le fond des mœurs de l’Irlande. Tous les exemples, et, si l’on veut, tous les types de la race irlandaise s’y trouvent, depuis le dernier vagabond qui va boire à la Lune de Dublin, cabaret infect du quartier des gueux, jusqu’au chef de parti et au membre du parlement. Les meilleurs et les pires de ces personnages sont également sans principes. Le prêtre jovial Martin Doyle, abbé joufflu, tel qu’on les rêvait au temps de la réforme, et qui apparaît dans sa gloire à la fin d’un repas, lorsqu’il quête au nom de la Vierge, en haine des Saxons, les shellings et les guinées des convives repus, n’a pas d’idées morales plus arrêtées que Lanty Lawler, marchand de chevaux qui vend les secrets du gouvernement aux conspirateurs et les projets des conspirateurs au gouvernement. Je n’estime pas plus Tom Heffernan, maquignon politique des consciences, ami de lord Castlereagh et qui apporte à son maître l’appoint de douze votes dans une matinée, jouant ce jeu pour s’amuser, froidement, sans intérêt, ainsi qu’on joue une partie de billard, que le voleur de profession Fresney, qui rançonne les riches pour donner aux pauvres. Dans cette société hors de ses gonds, la notion du bien moral a disparu, et cette société est perdue. Les héros sont les destructeurs ; la négation hardie est seule honorée ; une fureur folâtre contre les institutions sociales ravit toutes les ames. L’idole populaire est un gentilhomme musculeux, vingt fois ruiné, que ses créanciers n’osent pas saisir, toujours ivre, toujours lucide dans l’ivresse même, Hercule intelligent, ami du peuple avec lequel il boxe et se grise ; grand joueur, aristocrate renforcé, prodigué d’aumônes, d’injures, de coups de poing, de générosités et de coups d’épée, et dont la vieillesse ne calme pas la fougue invincible et n’affaiblit pas la popularité joyeuse. Ce type de Bagenal Daly, le chef-d’œuvre de M. Lever, n’a pu se développer qu’en l’absence de toute vie sociale régulière. Le célèbre O’Connell lui ressemble en quelques points ; grace à cette analogie, O’Connell a été roi, vingt années durant, du pays dont il aggravait la misère et creusait le tombeau.

Reproducteur fidèle de ces types extraordinaires, M. Lever mérite l’attention. S’il fallait le juger comme simple romancier, la critique aurait trop à reprendre dans ses œuvres. Vulgarité des plans, trivialité des incidens et des péripéties, redites et longueurs, abus des dialogues sans signification et sans effet, exagération des ressorts mélodramatiques, enfin absence ou inégalité de style, — malgré ces défauts et d’autres encore, un intérêt vif s’y attache, un intérêt réel : ils sont éminemment nationaux. Caractères et passions, politique et morale, qualités et vices, tout est de souche hibernoise dans O’Donoghue, le Sire de Gwynne et Lorrequer. Harry Lorrequer est le récit d’aventures ; le Sire de Gwynne, le roman politique ; O’Donoghue, la narration pittoresque et sentimentale. Ce dernier roman s’accorde complètement avec les vieux et nobles instincts de l’Irlande ; aussi est-ce le meilleur ouvrage de l’écrivain.

La ferveur irlandaise, d’ailleurs assez contraire au bon ton, anime le récit de Lorrequer, où l’on trouve les gesticulations italiennes et les élans picaresques des Espagnols, que ne corrige pas la grace facile du Midi. Les aventures de Henriot Lorrequer (Harry Lorrequer) nous offrent les mécomptes d’un sous-lieutenant fort étourdi ; on ne peut pousser plus loin que ce personnage la vivacité, la bravoure et l’inconséquence. Il se met en route aujourd’hui dans une chaise de poste et fait cinquante lieues sans prendre haleine, sous l’orage, pour rattraper une diligence qui n’est pas encore partie. Demain, jouant le rôle d’Othello pour l’amusement de ses amis, il se couche sans se débarrasser de l’enduit dont il a noirci sa figure, et à six heures du matin il apparaît à la revue devant son colonel et tout l’état-major, l’épée en main, revêtu de son uniforme, mais orné d’une physionomie et d’un visage mauresque. Courant sans trêve et sans relâche de mariage manqué en mariage manqué, il finit par échapper malgré lui-même à une soixantaine de liens matrimoniaux ; cette vivacité d’écureuil, l’exposant à mille mésaventures, le balance éternellement du succès à la défaite. Toujours sur la grande route du succès, il reste toujours en route. Il ne pense à rien, se jette dans un guêpier, en sort par miracle, touche un but inespéré, le manque, recommence, espère toujours, fait encore naufrage et remet à la voile. Enfant par la naïveté du caprice et l’adoration de l’imprévu, Lorrequer est l’Irlandais par excellence. Suivons-le à cette table d’hôte de Dublin, qui groupe la plus mauvaise compagnie de l’Europe. Raffinement, indolence, étourderie, grossièreté, luxe, pauvreté rebutante, tout y est ; ce petit coin de l’Europe, placé en dehors de la brillante sphère du commerce anglais et des splendeurs aristocratiques, réunit et concentre quelques-uns des accidens les plus baroques de la civilisation et de la barbarie. Il y a là des officiers qui n’ont servi qu’au Mexique, des chanoines qui font courir et parient, des coquettes qui se prétendent religieuses, des chanoinesses qui jouent un jeu d’enfer, et des savans qui savent mieux le kelte que l’anglais. N’oublions pas parmi ces grotesques le bon docteur Finucane, un étrange docteur, dont le nom est moins singulier que la vie.

A trente-cinq ans, il ne s’occupait que d’expéditions plaisantes et de facéties plus dignes de Figaro que de la gravité de sa profession ; honnête cependant, brave, spirituel, babillard comme une pie, fécond en histoires de toutes les espèces, ne disant pas un mot de vérité quand il plaisantait, il ne proférait pas un mensonge dans la vie sérieuse. Finucane avait cinq pieds tout au plus, les cheveux crépus, la figure ronde, l’air riant, les joues fraîches, la repartie vive, et se connaissait assez bien en chirurgie, habileté particulière que ses concitoyens mettaient souvent à profit, car il ne se passait pas huit jours qu’il ne servît de témoin utile dans quelque duel. Résolu d’ailleurs à s’amuser de tout, descendant évidemment de Fingal, dont son nom (Finucane) n’est qu’une forme altérée, il ne paraissait jamais que vêtu de noir, et ne prononçait pas deux paroles qui ne fissent rire aux éclats cette société d’hommes enfans, ce monde de héros souvent burlesques. On sait que le duel, non la représentation et le simulacre du duel, mais le combat à mort avec toutes ses chances, est un événement de chaque jour dans la vie du véritable Irlandais, qui n’y pense pas plus qu’à s’en aller dîner en ville, et accomplit d’une façon très naturelle cette nécessité de sa vie nationale. Finucane ne faisait pas autre chose que de raccommoder des bras et des jambes endommagés par cette habitude destructive. Montrons-le, non dans le style beaucoup trop diffus de l’auteur, mais du moins en conservant les traits principaux du portrait que M. Lever lui a consacré.


« D’où venez-vous donc, docteur ? demandèrent simultanément deux ou trois voix au moment où, tout couvert de poussière, il entrait dans la petite salle enfumée où les convives de la table d’hôte prenaient le thé. Quel nouveau fun avez-vous à nous raconter ?

— La vie est triste ! s’écria le docteur du ton le plus dégagé et le moins mélancolique ; le pauvre O’Flaherty, cet officier que vous avez tous vu souvent, est mort d’un grand coup d’épée que lui a donné Curzon. Je l’ai soigné trois jours ; impossible de le sauver.

« Ces paroles furent suivies d’une lamentation générale, oraison funèbre de nature à satisfaire les mânes du défunt.

— Il avait bu tant de bouteilles de claret ! si bon écuyer ! entendant si bien la plaisanterie et comprenant si admirablement la théorie des dettes dans toutes leurs ramifications !

« Alors on se mit à raconter les aventures d’O’Flaherty, et ce fut une légende qui n’en finissait pas.

— A propos d’aventures, s’écria le jeune Lorrequer, vous connaissez sans doute celle dont j’ai été le héros avec Finucane ?

— Non, non ! s’écrièrent tous les assistans ; racontez, sous-lieutenant. Prenez une bonne tasse de thé, et dites-nous cela.

— Ce n’est pas trop à mon avantage, et vous rirez peut-être de moi ; je le permets aux dames, en l’honneur du beau sexe ; quant à ces messieurs, ils me connaissent.

— Allez toujours, sous-lieutenant, et que Dieu vous bénisse ! Ce sera votre sixième duel pour votre compte.

— Et mon quatre-vingt-douzième pour les autres, reprit le docteur en se redressant. Parlez, mon cher Lorrequer.

— C’était donc en 1839. À cette époque, où, grace aux querelles des orangistes et des non-orangistes, les balles sifflaient d’un bout à l’autre bout de l’Ile Verte, je fus appelé par un ami qui demeurait à Naas et qui allait avoir une affaire d’honneur. Pas un moment à perdre. Je me trouvais à Dublin quand je reçus la lettre, et je n’eus que le temps de courir à l’hôtel des malles-postes, ma petite valise sous le bras. Hélas ! la malle-poste était partie ! Manquer à l’amitié ! cela était impossible ; vous me connaissez, Par la pluie battante et par l’orage, me voilà donc avec mon parapluie et ma valise roulant en chaise de poste à travers les chemins (et quels chemins !), jurant après le postillon et finissant par atteindre le petit village de Konoby, où la malle-poste venait de s’arrêter. C’était mon affaire, et je reconnus d’un coup d’œil le vieux conducteur de la malle-poste, à son grand chapeau, tellement trempé de pluie, que l’eau jaillissait de tous les bords comme de la vasque d’une fontaine antique, et à sa figure rouge, ensevelie dans une énorme cravate de même couleur. Jamais triton ou naïade ne représentèrent plus complètement la pluie, l’humidité, le déluge. Il essayait de se réchauffer devant le feu de l’hôtellerie, et, quand il me vit entrer

— Vous venez avec nous, monsieur ? me dit-il. Voilà un temps abominable et qui durera. Vous ne comptez pas prendre une place d’extérieur ?

— D’extérieur ! allons donc ! Combien de voyageurs avez-vous dans la voiture ?

— Un seul. C’est un drôle de corps, s’il en fut. Il m’a demandé deux cents fois si je mettrais quelqu’un à côté de lui. L’œil inquiet, la figure jaune, je crois qu’il est malade.

— Savez-vous son nom ?

— Pas de nom. Il n’a pour bagages que deux paquets de papier gris, sans étiquette et sans adresse ; il ne les quitte pas un instant, et ne les perd pas de vue.

« Je m’attendis à passer la nuit en compagnie d’un de ces désagréables personnages qui sacrifient à leurs convenances ou à leurs caprices tout ce qu’ils rencontrent sur leur route. Après tout, comme la pluie tombait à torrens et que la voiture était excellente, ce voisinage de mauvaise humeur n’était qu’un petit malheur accessoire, et je montai d’un pas leste dans la malle-poste. La première chose que je rencontrai, ce furent les jambes de mon compagnon de route.

— Voulez-vous permettre ? lui demandai-je. — Il ne répondit pas ; mais se penchant vers l’oreille du conducteur qui allait fermer la portière

— Comment diable a-t-il fait pour venir jusqu’ici ? J’avais pris mes précautions.

— Il nous a suivis en chaise de poste, répondit le conducteur.

« Il ferma la portière vivement, et la voiture nous emporta.

« L’inconnu poussa une espèce de grognement sourd et me tourna le dos, à moi nouveau venu ; j’étais intrigué par cette obstination et ce silence. J’essayai de vaincre l’une et l’autre et d’entamer la conversation.

— Voilà un horrible temps ! lui dis-je. — En effet, la grêle et la pluie battaient les glaces des portières.

— Horrible ! grommela le voyageur sans se retourner.

— Mauvaise route !

— Très mauvaise, et j’ai soin de ne jamais m’y hasarder sans armes.

« En disant cela, l’inconnu fit retentir un petit bruit d’armes froissées qui semblait provenir d’un paquet placé près de lui.

— Ce monsieur m’a l’air d’avoir l’ame belliqueuse, pensai-je… et après quelques minutes, gagné par le sommeil et vaincu par la fatigue, j’oscillai de manière à retomber sur l’épaule gauche de mon voisin.

— J’ai là un paquet important, me dit ce dernier en me repoussant d’une façon brutale, faites-moi le plaisir de ne pas tomber dessus.

« Je reculai sans mot dire, et dans ce mouvement de retraite un petit pistolet que je portais toujours dans ma poche de côté tomba sur le genou de mon compagnon, qui tressaillit. — Diable ! vous êtes armé aussi !

— Jamais je ne sors sans armes.

— Je l’avais deviné, soupira l’inconnu en poussant un gémissement concentré. « Ne comprenant rien aux discours et aux manières de mon compagnon de route, qui, au bout de quelques minutes, se mit à soupirer de nouveau comme s’il eût été dans une angoisse inexprimable, je repris :

— Vous êtes malade, monsieur ?

— Oui !… Ah ! si vous saviez à qui vous parlez… On me connaît dans le pays…

Et il soupira encore.

— Je serais désolé, monsieur, sans vous connaître, que vous fussiez malade dans cette voiture.

— Ce qui arrivera, Dieu le sait, Dieu le sait !… Je suis Barney d’Oyle, monsieur !

— Très bien, monsieur.

— Vous n’avez pas lu les journaux ? Il paraît que vous êtes étranger dans le pays ; il n’y est question que de moi. Je viens de passer dix-huit semaines dans la maison de santé du docteur Berry et six autres au grand hôpital ; cela ne m’a fait aucun bien.

— Vraiment ! répliquai-je… Je commençais à me douter de quelque circonstance peu agréable.

— Hélas ! monsieur, si vous saviez qui je suis, vous ne seriez pas content de voyager avec moi.

— Mais c’est un plaisir sur lequel je ne comptais guère.

— Plaisir si vous voulez. Quand je mordis le pouce de ce pauvre Thomas Blynn, cela ne lui fit, je crois, pas grand plaisir.

— Mordre un pouce ? demandai-je épouvanté, en reculant jusqu’au fond de la voiture, et pourquoi cela ?

— Ah ! pourquoi ! pourquoi ! ils ne sont pas d’accord là-dessus. Les uns disent que c’est le foie, les autres le cérébellum, ceux-ci l’épine dorsale, ceux-là le péricarde ; moi je crois qu’ils n’en savent pas plus les uns que les autres.

— Et il y a un nom à votre maladie ?…

— S’il y en a un !

— Lequel ?

— J’aime autant ne pas vous le dire. Si j’avais un accès cette nuit… Mais je tâcherai de n’en pas avoir.

— Comment ! des accès ? Et l’on vous laisse sortir et prendre une place dans la diligence, quand vous êtes dans un état pareil ?

— Ah !… on ne le sait pas. Je suis sûr que Rouney aboie maintenant comme un malheureux chien qu’il est.

— Rouney ?

— Oui, le chien que j’ai mordu.

— Ah çà ! est-ce que vous seriez hydrophobe, par hasard ?

— Exactement, monsieur.

« Il y eut un grand silence ; je ne respirais plus, tremblant de tous mes membres et regardant la portière, pendant que les chevaux emportaient la voiture au grand trot. L’hydrophobe continua

— Il n’y a que huit jours que j’ai commencé à mordre, dit-il avec une gravité imperturbable ; je suis dans mes bons momens.

— Mais vous ne devriez jamais sortir ! interrompis-je en élevant la voix.

— Ne parlez pas si haut, je vous en prie, cela m’excite.

— Monsieur, repris-je du ton le plus bas et le plus doux, il y a de l’imprudence, dans votre état, à vous mettre en route par un temps pareil.

— Oh ! si je ne rencontre ni rivière, ni fontaine, ni eau courante d’aucune espèce… cela ira… C’est l’eau, monsieur, c’est l’eau que je ne puis pas supporter ; cela me dérange tout-à-fait.

« Cependant la voiture approchait rapidement du pont de Leighlin, et moi, qui le savais bien, je frissonnais de tout mon corps. L’œil fixé sur mon redoutable collègue, surveillant attentivement tous ses mouvemens, l’oreille au guet pour saisir les moindres nuances de sa respiration, je maudissais l’heure, la fantaisie et la chaise de poste qui m’avaient jeté dans cet absurde et cruel péril. Enfin, je l’entendis ronfler. Est-ce un symptôme précurseur de l’accès ? me demandai-je. Et étendant doucement la main du côté de la portière, faisant tomber lentement et silencieusement la glace, dégageant peu à peu et sans bruit mes jambes de dessous la banquette, je finis par ouvrir lentement la portière et me glisser jusqu’au marche-pied, d’où je criai de toute ma force au conducteur Arrêtez ! je monte sur la voiture ! La pluie et l’orage étaient plus violens que jamais. Ce fut une grande surprise pour le conducteur de voir un jeune homme en petite redingote et sans paletot d’aucune espèce venir s’exposer au plus horrible temps qu’on puisse imaginer. Enfin, grelottant et tout transi, je m’arrêtai avec l’équipage devant l’hôtel du Trèfle, à Naas.

« Quelque satisfait que je fusse d’avoir échappé à l’hydrophobe, un autre sentiment de curiosité me pressait ; je voulus savoir ce que devenait cet insupportable voyageur, et, si cela était nécessaire, mettre la police à ses trousses. Je descendis donc lestement, et je vis l’hydrophobe, portant sous ses deux bras deux paquets de papier brun qui sans doute renfermaient ses armes, entrer du pas le plus paisible dans l’hôtel du Trèfle.

— Arrêtez cet homme ! criai-je au conducteur.

— Qui cela ?

— L’enragé, l’homme à la redingote verte.

« Cependant l’hydrophobe déposait ses deux paquets sur la table de l’hôtel, et, après s’être défait tranquillement de sa redingote, se plaçait devant le feu, où il chauffait ses bottes. Trois ou quatre cravates de flanelle et de soie, qui protégeaient sa figure et son cou, tombèrent successivement, et quand, suivi de la foule ébahie, je pénétrai dans l’hôtel, l’hydrophobe, se retournant

— Comment cela va-t-il, depuis que nous avons dîné ensemble, monsieur Lorrequer ? Je ne vous avais pas reconnu, ni vous non plus, n’est-ce pas ?

— Quoi ! c’est vous, docteur Finucane, qui vous amusez à jouer la comédie pour me faire passer la nuit sous la pluie battante ?

— Un mot à l’oreille, s’il vous plaît, répondit Finucane en se levant. Vous voyez bien ces deux petits paquets ? ils contiennent, à eux deux, cinquante mille livres sterling, le fidéi-commis du jeune Nelson, tué en duel sous mes yeux. J’étais seul dans la voiture, on savait que j’emportais cet argent ; je vous ai pris pour un voleur et je me suis débarrassé de vous comme je l’ai pu. »

Ces puérilités amusent, et après tout Lever est un bon conteur d’anecdotes. Il les suspend comme des perles à un collier ; qu’elles viennent bien ou mal, peu importe ; qu’elles aient un sens ou n’en aient pas, encore moins ; tout est dit, pourvu qu’elles brillent. Enfantines ou absurdes, ces verroteries chatoient à l’œil et jouent agréablement au soleil.

Parmi ces romans, les premiers qu’il ait publiés sont assez sobres de caricatures ; dans les derniers, surtout dans Lorrequer, les contours deviennent grossiers, les traits brutaux, les contorsions fréquentes. C’est le propre des talens inférieurs de s’épuiser en marchant ; il n’y a pas de signe de force plus certain que le développement du talent dans la maturité ou la vieillesse. N’oublions pas que M. Lever a voulu décrire Paris, et cela de la façon la plus burlesque. Les Anglais se moquent si souvent de nos peintures de Londres et des tableaux de fantaisie où nous croyons retrouver la vie anglaise, qu’ils devraient bien ne pas se permettre de semblables fautes. Le « salon des étrangers, » où l’on se jette les cartes à la tête, et où M. de Villèle, M. de Talleyrand et M. de Balzac se battent à coups de chaise et de fauteuil, est d’une absurdité qui ferait rire les vivans et réveillerait les morts. Le français de M. Lever n’est pas plus exact que sa description de Paris. « Comment elle est belle !… » signifie tout simplement : « Qu’elle est belle ! » Dans les salons et les boudoirs parisiens, tels que M. Lever les dépeint, on se bat, on se grise, on se vautre comme dans un row de Tipperary.

Le Sire de Gwynne échappe à la vulgarité de Lorrequer et nous introduit dans les coulisses de la politique et de la vie élégante à Dublin. Lord Castlereagh s’y montre de profil ; les séances du parlement irlandais y sont reproduites avec assez de mouvement et de verve. Néanmoins cette superficie artificielle et ce vernis factice de la pauvre Irlande laisse le lecteur assez froid ; on ne s’intéresse guère à ces beaux messieurs qui se ruinent au jeu, à leurs paris et à leurs courses ; on pense toujours aux misérables cabanes de Tipperary et de Connaught et aux pauvres gens qui les habitent.

Le meilleur de ces romans est l’O’Donoghue, qui rappelle à quelques égards le Mauprat de George Sand. La vie sauvage d’une vieille race gaélique enterrée dans un château féodal au bord de la mer, ses passions véhémentes et son incurable étourderie, sa généreuse pauvreté, sa déraison profonde et pathétique, l’accord de ces caractères avec les paysages mélancoliques de la contrée et le bruissement éternel des flots de l’Océan, composent un ensemble grandiose. L’artiste n’a pas la main assez ferme ; son pinceau vacille ou se trompe de touche ; mais le modèle a de la beauté et se distingue par une singularité tragique et touchante. C’est dans ce livre que l’on peut étudier surtout la situation morale de cette race déplacée et dépareillée, que sa position géographique et son génie propre mettent sans cesse à deux doigts de sa perte. Les balles de pistolet sifflent, les maisons brûlent, les paysans se tuent et se mutilent. Aucun bien-être ; l’héroïsme partout, le bon sens nulle part. Le drame déborde, et cependant la vie n’est pas sérieuse ; elle manque de but. On conspire par désennui, on assassine par passe-temps. A force de s’étourdir au sein de cette ivresse morale, la surexcitation devient nécessaire aux Irlandais. Une de leurs plus curieuses inventions, c’est, quand un roi, un prince, quelque grand personnage visite une de leurs villes qui n’a pas de portes, d’en faire une, pour avoir le plaisir de la lui ouvrir et l’honneur de lui en offrir les clés. En Irlande, comme en France, les masses sont théâtrales ; amies des décorations et des costumes, elles suivent l’instinct ; — elle n’ont pas de principe.

Ainsi du sein de la civilisation renaît la barbarie ; cette dernière ramènera peut-être la civilisation. Une évolution nécessaire, analogue à celle de nos forêts, où le chêne se transforme en engrais, et où des pousses nouvelles et verdoyantes jaillissent sans cesse des détritus accumulés, ramène les peuples de la désorganisation à l’organisme. Mais rien n’est plus horrible et plus douloureux que la mort qui succède à la vie normale ; — seconde barbarie, enfance en cheveux blancs, énervement sans grace, férocité décrépite, qui, perdant le sens divin et moral, retourne aux instincts brutaux et se courbe vers la terre.

Dans une telle contrée, la justice n’est jamais respectée. Aux assises, quand la liste des prévenus est un peu plus chargée qu’à l’ordinaire et que le peuple s’intéresse à certains d’entre eux, la force militaire est convoquée ; le village devient un camp. Les gens des hameaux voisins essaient de délivrer les condamnés ; on se rue sur les troupes pour arracher à la justice ces victimes infortunées ; bientôt le combat s’engage, c’est ce que l’on désirait ; femmes et enfans s’en mêlent ; les rues se remplissent de morts et de blessés, et souvent les maisons brûlent au milieu du combat. Vient le juge de paix, quelque conspirateur émérite, qui, mécontent de ses complices, les a tous livrés un jour, a reçu sa récompense, et qui, possédant les secrets du pays, en devient la terreur.

Telle est la situation réelle de l’Irlande, toujours mal peinte et mal analysée par les philosophes et surtout par les hommes politiques. On a jeté l’anathème sur l’Angleterre, sur Cromwell, sur O’Connell, sur la religion catholique, sur les orangistes, sur le fanatisme, sur les ministres, sur les conspirations. Le vrai mot de cette situation fatale est une mauvaise éducation de peuple. Les Irlandais, comme les Français, ne sont point une race politique, Le trait rapide de leur esprit, la saillie ardente de leurs ames, la générosité admirable de leurs habitudes, la charmante facilité de leurs mœurs, sont autant d’élémens de ruine pour une population qui n’a été élevée ni au travail, ni à l’abnégation, ni à la persévérance.

Chaque nation a son rôle et sa mission propres dans la grande harmonie des peuples. Toute race tient sa partie spéciale, et la destination de l’Irlande a été splendide. Elle a préludé à toute la civilisation moderne, au commencement du moyen-âge ; cette île du Nord, tournée vers le Midi, a recueilli et répandu sur les îles voisines et une partie du continent les rayons de la civilisation chrétienne à son aurore. Ce serait un sujet admirable à traiter que les commencemens de l’Irlande catholique ; mais, hélas ! combien elle est loin de cette époque éclatante ! Héritière aujourd’hui de la barbarie keltique et de celle de l’Orient, elle est en proie aux abus, livrée aux excès de l’une et de l’autre.

On ne comprend pas l’Irlande quand on ne mêle pas ces deux élémens contradictoires dans les proportions bizarres que les événemens politiques ont si étrangement amalgamées. Le génie méridional et même asiatique de la race, affaibli sans être dompté par la prudence écossaise et l’activité saxonne, confiné loin des centres du progrès européen, entre des forêts et des lacs déserts et les flots de l’Atlantique, y fermente, avec une exaltation capricieuse et étourdie, un pétillement d’esprit et une écume de toutes les actions extravagantes. Ces choses n’ont pas trouvé d’historien compétent qui ait reproduit le bouillonnement de tant de spectacles insensés et de personnages non-seulement excentriques, mais impossibles. Une paresse plus qu’espagnole, une férocité plus que sauvage, souvent une vivacité de saillie et un élan de verve dignes de la France, des générosités et des héroïsmes sans limites et sans causes, un esprit d’aventures que rien n’explique, si ce n’est l’ardeur naturelle du sang et une véhémence comprimée, partout des grotesques, souvent des traits sublimes, toutes les fautes de politique et de morale accumulées, l’instinct et la spontanéité des peaux-rouges de l’Amérique joints à un fanatisme digne de l’Espagne au XIIIe siècle, le mépris de la loi, l’instinct de la grandeur, l’horreur de l’industrie, l’impuissance des vertus modestes, la facilité pour les grands exploits et l’entraînement vers tout ce qui brille : voilà les traits qui, réunis dans un étroit espace, sans issue vers la réalisation organique d’une société nouvelle, font de l’Irlande un pays unique.

Ces détails ressortent des romans de Lever, dont la touche manque de légèreté et de grace, non de vérité, ni d’un entrain d’invention rapide et facile qui le rapproche de nos créateurs de fictions journalières. Comme ces écrivains dont le talent naturel s’est si rapidement suicidé par l’abus, ses derniers romans sont les moins remarquables. La philosophie, qui est la raison des choses, lui fait défaut ainsi qu’à l’Irlande. Les œuvres de M. Lever fatiguent bientôt par cette absence de raison. C’est le chaos de l’imprévu qui tourbillonne sur l’abîme. Mille éclairs d’esprit et de courage s’y jouent comme des clartés folles. Tout le monde s’y bat, s’y ruine, s’y grise, y fait l’amour ; les conspirations y abondent et les coups de bâton y pleuvent ; on s’amuse à outrance et l’on déraisonne à perte de vue : bacchanale éternelle dont la gaieté est bien refroidie par les misères de la réalité irlandaise et la pensée de ces générations ardentes et désespérées qu’un tel état social a englouties.

Après avoir lu les romans de Lever, moins comme des fictions que comme des enseignemens sur l’Irlande, on se demande comment elle pourrait sortir de cette barbarie. Les formules politiques n’y suffiront jamais ; il faut changer le fond des mœurs. Un parlement ne la sauverait pas. L’Irlande s’est long-temps enthousiasmée en faveur d’un parlement spécial, d’un parlement irlandais, qui, au lieu de lui porter bénéfice, l’a mise à deux doigts de sa perte. On y discutait beaucoup ; les métaphores les plus éclatantes et les apostrophes les plus hardies y tombaient par cataractes ; les intrigues n’y manquaient pas plus que l’éloquence et la saillie. L’Irlande n’y gagnait rien.

La démoralisation s’opère aisément, la désorganisation et la ruine sont rapides ; mais la réorganisation est pénible et lente, et il n’y a pas de problème plus difficile au monde que la résurrection d’un peuple. Quelques personnes proposent de secourir l’Irlande par l’aumône universelle, On fait valoir, comme chez nous, le « droit à l’assistance, » et l’on veut introduire en Irlande la taxe des pauvres, en vigueur depuis Élisabeth. « Je l’ai vu à l’œuvre, dit un rapporteur anglais, M. Conwell, ce droit à l’assistance, et je me sens aussi incapable d’en donner une idée juste que de dernier l’idée complète de la peste et des effets qu’elle produit. J’ai causé avec des pauvres que le système actuel a faits ce qu’ils sont. Je les ai examinés et questionnés. On les a conduits, par cette assistance, à la dernière dégradation et à la dernière misère. » Ce moyen serait donc détestable.

Avant tout, il faut métamorphoser la vie morale du pays et le rattacher au groupe dont il fait nécessairement partie. Il en est de l’Irlande comme de ces fils ou de ces femmes qui veulent se détacher de leur famille et ne peuvent prospérer que par elle : esprits indépendans, qui, pour un peu de vanité satisfaite, compromettent leur existence entière. L’intérêt vital de l’Irlande est de rester unie à la famille, c’est-à-dire au groupe anglais, écossais, keltique et saxon, qui compose la Grande-Bretagne. Il ne s’agit pas pour elle d’avoir un parlement, mais de vivre, de cultiver son champ et d’avoir du numéraire. Il lui faudrait pour cela toutes les qualités qu’elle n’a pas et tous les défauts qui lui manquent. Elle n’est pas patiente, persévérante, économe, laborieuse ; elle estime peu le capital et ne sait pas faire d’économies ; elle cultive mal la terre, et n’a point de goût à la bien cultiver ; elle joint l’imprévoyance du sauvage au goût pour le luxe et aux vaniteuses dépenses de l’homme civilisé. Fermiers et seigneurs, paysans et bourgeois aiment la ruine et l’extravagance. La vie calme et paisible est un fardeau que personne ne supporte, et l’on ne donnerait pas une journée de paresseuses délices, d’orgies, de combats et d’aventures, pour dix années de richesse hollandaise et de bien-être laborieux. Le civilisateur ou plutôt le réparateur de l’Irlande aurait donc à lutter contre les vertus inutiles et les brillantes qualités de cette race extraordinaire ; il aurait même à combattre et à dompter un sol laissé en friche depuis des siècles et couvert de marais stagnans. Il y a en Irlande trois millions d’acres anglaises de marécages ou de terres en friche[1]. Dessécher les marécages et les convertir en cultures serait évidemment le premier pas vers la résurrection du pays. Sur ces trois millions d’acres, les terres marécageuses occupent à elles seules deux millions huit cent trente mille acres, et appartiennent généralement aux grands propriétaires anglais. On a calculé que chaque acre coûterait à dessécher environ 10 shellings, ce qui ferait 1,500,000 livres sterling pour achever l’entreprise entière. Le gouvernement pourrait sans aucun doute racheter ces terres inutiles, émettre des billets hypothécaires qui en représenteraient la valeur, et, en augmentant la richesse territoriale, créer des habitudes d’activité. Un bon système de banques populaires d’après les excellens principes des banques d’Écosse coïnciderait avec ces améliorations agricoles. La culture du chanvre, à laquelle le sol irlandais est particulièrement favorable, est indiquée par plusieurs agriculteurs comme de nature à alimenter le marché anglais. Le développement de toutes ces ressources combinées ne pourrait pas manquer, dans un espace de temps donné, de ramener l’Irlande de la barbarie à la civilisation.

M. Martin, auquel nous empruntons ces excellentes idées, signale aussi l’exploitation du charbon de terre et des mines, qui constituent une des richesses spéciales de l’Irlande ; mais la métamorphose morale est avant tout nécessaire. Comment procéder à cette exploitation, quand, d’une part, on ne souffre pas la présence d’ouvriers étrangers, et que d’autre part on a trop d’orgueil pour travailler soi-même ? En janvier 1847, M. O’Brien l’agitateur écrivait dans la Chronique de Coleraine : « Avec tant d’orgueil, ô Irlandais ! vous ne parviendrez jamais à obtenir le capital qui vous est nécessaire pour améliorer votre sort ! Vous vous croyez déshonorés, si vous prenez la hache et la bêche, la pelle et le hoyau, si vous remuez la terre ! » A plus forte raison, cette race endormie répugne-t-elle à incendier les bruyères, à dessécher les étangs, à s’emparer des chutes d’eau pour en appliquer la puissance aux manufactures et aux fabriques, à fouiller les montagnes qui renferment le cuivre et la houille, à tirer de l’Océan une alimentation abondante et saine. L’exercice des droits politiques les plus étendus ne ferait qu’envenimer sa misère.

Certes, la tâche d’un civilisateur de l’Irlande serait sublime, facile même : les plus beaux élémens se trouveraient sous sa main, une foi commune, un sol fertile, une race vive, spirituelle, courageuse ; mais, prenant leçon des terribles fautes commises depuis un demi-siècle par les civilisateurs matérialistes de la France, il faudrait que, parallèlement à la réorganisation matérielle, il fît renaître en Irlande l’unique principe de vie chez les peuples, — la notion du bien moral.


PHILARÈTE CHASLES.

  1. Voyez M. R.-M. Martin : Irland before the Union and after the Union.