Le Roman du prince Othon/Livre deuxième/Chapitre XII

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CHAPITRE XII

LA PROVIDENCE DE ROSEN. ACTE DEUXIÈME : ELLE INFORME LE PRINCE


La première idée de madame de Rosen fut de retourner à sa villa, et de reviser sa toilette. Quoi qu’il pût advenir de l’aventure, elle avait le ferme dessein de rendre visite à la princesse, et elle ne voulait certes pas paraître à son désavantage, auprès d’une femme qu’elle aimait si peu.

Ce fut l’affaire de quelques minutes. La Rosen, en fait de toilette, avait l’œil du maître. Elle n’était pas de celles qui balancent des heures entières dans une indécision fabienne au milieu de leurs falbalas, pour se montrer en fin de compte tout simplement fagotées. Un regard au miroir, une boucle ajustée, un désordre voulu et artistique dans la coiffure, une rose-thé au sein, et en un instant le tableau est parachevé.

— Oui, cela suffit, dit-elle. Que la voiture me suive au palais, qu’elle m’y attende dans une demi-heure !

La nuit tombait. Dans la capitale d’Othon, le long des rues bordées d’arbres, les boutiques commençaient à s’éclairer de lampes, quand la comtesse s’embarqua dans sa grande entreprise. Elle avait le cœur gai. Le plaisir et l’ardeur semblaient prêter des ailes à sa beauté, et elle le sentait. Elle fit halte devant la devanture scintillante du joaillier ; elle remarqua avec approbation certain costume à la fenêtre de la modiste ; et quand elle parvint à la promenade des Tilleuls, sous les arches ombragées, où se croisaient les promeneurs le long des allées obscures, elle fut s’asseoir sur un banc, et s’abandonna au plaisir du moment. Il faisait froid, mais elle n’en sentait rien, car elle avait chaud au cœur. Dans ce coin noir ses pensées brillaient vives comme l’or et les rubis du joaillier. Ses oreilles, écoutant vaguement, transposaient en musique le bruit de tous ces pas autour d’elle.

Qu’allait-elle faire ? Elle possédait ce papier qui était la clef de tout. Othon, Gondremark et Ratafia, l’État même, tremblaient dans sa balance, légers comme la poussière : le contact de son petit doigt, d’un côté ou de l’autre, suffisait pour la faire basculer ; et elle riait tout bas, en songeant à sa prépondérance écrasante, et tout haut à l’idée des folies innombrables auxquelles elle pourrait la faire servir. Le vertige de la toute-puissance, maladie des Césars, ébranla un instant sa raison : « Oh ! que le monde est fou ! » pensa-t-elle. Et de nouveau, grisée par son triomphe, elle éclata de rire.

Un enfant, le doigt dans la bouche, s’était arrêté à quelque distance de l’endroit où elle s’était assise, et regardait d’un air d’intérêt nébuleux cette dame qui riait toute seule. Elle l’appela, mais l’enfant hésitait. Sur l’instant, avec cette singulière passion qu’on voit déployer par toute femme dans les occasions les plus triviales et pour un but semblable, la comtesse se résolut à vaincre cette méfiance. Et bientôt, en effet, l’enfant se trouva sur ses genoux, tâtant sa montre, et la regardant avec des yeux écarquillés.

— Si tu avais, demanda la Rosen, un ours en terre-cuite et un singe en porcelaine, lequel des deux aimerais-tu mieux casser ?

— Mais je n’ai ni l’un ni l’autre, remarqua l’enfant.

— Eh bien, dit-elle, voilà un florin tout neuf pour acheter l’un et l’autre, et je te le donne tout de suite, à condition que tu répondes. Allons, lequel des deux ?… L’ours en terre-cuite, ou le singe en porcelaine ?

Mais l’oracle sans culotte ne fit que contempler le florin avec de grands yeux : l’oracle se refusait à parler. La comtesse lui donna le florin, et un petit baiser, le reposa à terre, et reprit son chemin d’un pas leste et élastique.

— Et moi, lequel casserais-je bien ? se demanda-t-elle en passant avec délice sa main dans le dérangement soigné de sa chevelure. Lequel ? Et de ses beaux yeux elle consulta le ciel. — Les aimé-je tous les deux, ou ni l’un ni l’autre ? Un peu… passionnément… pas du tout ? Tous les deux, ou ni l’un ni l’autre ? Tous les deux, je crois… Mais, dans tous les cas, je vais bien arranger Ratafia.

Avant qu’elle eût passé les grilles, monté jusqu’au perron et mis pied sur la terrasse aux larges dalles, il était nuit close. La façade du palais était criblée de fenêtres lumineuses, et le long du parapet brillaient nettement les lampes élevées sur les balustres. Quelques lueurs fanées, d’ambre et de ver luisant, languissaient encore au ciel d’occident ; elle s’arrêta un instant pour les regarder mourir.

— Et penser, se dit-elle, que me voilà la Destinée incarnée, une Norne, une Parque, une Providence !… et que je ne puis encore deviner pour qui je vais me déclarer ! Quelle femme, à ma place, ne se sentirait pas pleine de prévention, ne se considérerait pas comme déjà engagée ? Mais, Dieu merci, je suis née juste.

Les fenêtres d’Othon brillaient comme les autres. Elle les regarda avec un élan de tendresse. « Comment se sent-on quand on est abandonné ? pensa-t-elle. Pauvre cher fou !… Cette femme mérite vraiment qu’il ait connaissance de cet ordre. »

Sans plus tarder, elle entra au palais, et requit une audience particulière du prince Othon. Le prince, lui fut-il répondu, était dans ses appartements, et désirait être seul. Elle fit alors passer son nom, et quelqu’un revint dire que le prince priait qu’on lui pardonnât, mais qu’il ne pouvait voir personne. — C’est bien, j’écrirai, dit-elle. Et elle griffonna quelques lignes, plaidant une urgence de vie et de mort : « Au secours, mon prince, y ajouta-t-elle, personne, excepté vous, ne peut me venir à l’aide ! »

Cette fois-ci, le messager revint avec plus de célérité, et pria la comtesse de vouloir bien le suivre : le Prince daignait recevoir Madame la Comtesse de Rosen.

Othon était assis au coin du feu, dans le grand cabinet d’armes. Les lames et les cuirasses reflétaient de toutes parts autour de lui la lumière changeante du foyer. Sa figure portait la trace de larmes ; il avait l’air triste et aigri, et ne se leva pas pour recevoir la visite. Il salua, et congédia le domestique. L’espèce de tendresse universelle qui, chez la comtesse, servait à la fois de cœur et de, conscience, fut vivement émue à ce spectacle de douleur et de faiblesse. Elle entra de suite dans son rôle : sitôt qu’ils se trouvèrent seuls, elle fit un pas en avant, et, avec un geste superbe : — Debout ! s’écria-t-elle.

— Madame de Rosen, répondit tristement Othon, vous vous servez de termes étranges. Vous parlez de vie et de mort. Et qui donc, Madame, menace-t-on ? Qui, ajouta-t-il amèrement, peut être assez dénué pour qu’Othon de Grunewald puisse lui être de secours ?

— Apprenez d’abord, dit-elle, le nom des conspirateurs : la princesse et le baron de Gondremark… Ne devinez-vous pas le reste ? — Et, comme il gardait toujours le silence : — C’est vous, s’écria-t-elle, en le désignant du doigt, c’est vous qu’ils menacent. Votre traîtresse et mon coquin se sont abouchés ensemble, et vous ont condamné. Mais ils ont compté sans vous et sans moi. Nous faisons partie carrée, mon prince, en amour comme en politique. Ils ont joué l’as… Nous couperons avec l’atout. Allons, mon partenaire, abattrai-je ma carte ?

— Madame, dit-il, expliquez-vous. En vérité, je ne comprends pas.

— Eh bien, dit-elle, regardez. Et elle lui remit le mandat d’arrêt.

Il le prit, l’examina, puis tressaillit. Et alors, toujours sans parler, il cacha son visage dans ses mains.

— Eh quoi ! Prenez-vous les choses avec ce découragement ? Autant chercher du vin dans le seau à lait, que de l’amour dans le cœur de cette enfant. Finissez-en, et soyez un homme ! Après la ligue des lions, faisons la conjuration des souris, et jetons bas tout ce bel échafaudage. Vous étiez assez vif hier au soir, quand il n’y avait rien en jeu et que tout était à la plaisanterie. Eh bien, voici qui vaut mieux… Voici qui est vivre, en vérité !

Il se leva avec assez d’alacrité, et sur son visage rougissant apparut un air de résolution.

— Madame de Rosen, dit-il, je ne suis ni insensible ni ingrat : en ceci je ne vois que la continuation de votre amitié. Il me faut néanmoins désappointer vos espérances. Vous semblez attendre de moi quelque effort de résistance ; mais pourquoi résister ? Je n’y ai presque rien à gagner, et maintenant que j’ai lu ce papier et que le dernier coin de mon paradis imaginaire est bouleversé, ce ne serait qu’hyperbole de parler d’Othon de Grunewald comme de quelqu’un qui ait encore quelque chose à perdre. Je n’ai pas de parti, pas de politique ; je n’ai pas d’orgueil, ni rien de quoi m’enorgueillir. En vue de quel gain, en raison de quel principe humain voudriez-vous que je combatte ? Aimeriez-vous à me voir me démener et mordre comme une belette prise au piège ? Non, Madame ! Annoncez à ceux qui vous ont envoyée, que je suis tout prêt à partir. J’aimerais au moins éviter tout scandale.

— Vous partez ! s’écria-t-elle. Vous partez, de votre propre volonté ?

— Je ne puis peut-être pas dire cela tout à fait, répondit-il. Mais je pars de bonne volonté. Depuis longtemps je désire un changement, et voici qu’on me l’offre. Pourquoi refuser ? Dieu merci, je ne suis pas assez dénué d’esprit pour faire une tragédie d’une pareille farce. — Il donna une chiquenaude au papier sur la table. — Vous pouvez donc annoncer que je suis prêt, dit-il de son grand air.

— Ah ! fit-elle, vous êtes plus en colère que vous ne voulez l’admettre.

— Moi, Madame, en colère ? Quelle folie ! De tous côtés on s’est donné la tâche de m’apprendre ma faiblesse, mon instabilité, combien peu je suis propre aux affaires du monde. Je suis un plexus de faiblesses, Madame… un prince impotent, un gentilhomme douteux. Et vous même, par deux fois, tout indulgente que vous êtes, vous avez dû réprouver ma légèreté. Comment pourrais-je concevoir de la colère ? Je puis souffrir, me voyant traiter ainsi, mais j’ai l’esprit assez honnête pour comprendre les raisons de ce coup d’État.

— Qui donc a pu vous mettre de telles idées en tête ! s’écria-t-elle, tout étonnée. Vous vous imaginez avoir mal agi ? Mais, mon prince, n’était-ce que vous êtes jeune et beau, je vous détesterais pour vos vertus ! Vous les poussez presque jusqu’au vulgaire. Et cette ingratitude…

— De grâce, comprenez-moi bien, Madame, répliqua le prince en rougissant plus fort. Il ne s’agit pas plus ici de reconnaissance que d’orgueil. Vous vous trouvez (par quelle circonstance ? je ne sais, mais sans doute poussée par votre bienveillance) mêlée à des affaires qui ne regardent que ma famille : il vous est impossible de savoir ce que ma femme, votre souveraine, peut avoir eu à souffrir. Il ne vous appartient pas, ni à moi non plus, de porter jugement. Je me reconnais en faute, et ce serait d’ailleurs une bien vaine jactance que de parler d’amour, et de regimber en même temps devant une petite humiliation. On a écrit et répété sur tous les tons qu’on doit mourir pour l’amour de sa dame… pourquoi n’irait-on point en prison ?

— L’amour ? Mais en quoi l’amour vous oblige-t-il à vous laisser claquemurer ? s’écria la comtesse, en appelant aux murs et au plafond. Dieu sait que je fais cas de l’amour autant qu’âme qui vive : ma vie en fait foi. Mais je n’admets pas l’amour, du moins chez un homme, sans la réciproque… Hors cela, ce n’est que sornette.

— Moi, Madame, bien que, j’en suis certain, il soit impossible de comprendre l’amour plus tendrement que la personne à qui je suis redevable de tant de bonté, je le comprends d’une façon plus absolue, répondit le prince. Mais, à quoi bon tout cela ? Nous ne sommes pas ici pour tenir cour de troubadours.

— Mais enfin, répliqua-t-elle, vous oubliez une chose : si elle conspire avec Gondremark contre votre liberté, elle peut tout aussi facilement conspirer avec lui contre votre honneur.

— Mon honneur ? répéta-t-il. Vous… une femme ! Vraiment vous m’étonnez. Si je n’ai pas réussi à conquérir son amour ou à remplir mon rôle d’époux, quel droit me reste-t-il ? Quel honneur pourrait survivre à pareille défaite ? Aucun que je puisse reconnaître. Je suis redevenu un étranger. Si ma femme ne m’aime plus, j’irai en prison, puisqu’elle le veut… Et si elle en aime un autre, où pourrais-je être mieux placé ? À qui la faute, sinon à moi ? Madame de Rosen, vous parlez comme ne le font que trop de femmes, c’est-à-dire dans le langage des hommes. Moi-même, si j’avais succombé à la tentation (et Dieu sait que j’en fus bien près), j’aurais tremblé, mais néanmoins j’aurais espéré et demandé son pardon. Et pourtant c’eût été une trahison en dépit de l’amour. Madame, poursuivit-il avec une irritation croissante, laissez-moi dire ceci : là où un mari, par sa fatalité, par sa complaisance, par ses fantaisies déplacées, a lassé la patience de sa femme, je ne permettrai à personne, homme ou femme, de la condamner. Elle est libre. C’est l’homme qui s’est trouvé être indigne.

— Parce qu’elle ne vous aime pas ? Vous savez bien qu’elle est incapable d’un tel sentiment !

— Dites plutôt que c’est moi qui suis incapable de l’inspirer ! fit Othon.

Madame de Rosen éclata de rire. — Mais, fou que vous êtes, je suis amoureuse de vous, moi-même.

— Ah ! Madame, vous êtes si compatissante, répliqua le prince en souriant. Mais voici une discussion bien oiseuse. Je sais ce que j’ai à faire. Peut être même, pour vous égaler en franchise, pourrais-je ajouter que je vois ici mon avantage et que je l’embrasse. Je ne suis pas sans esprit d’aventure. Ma position est fausse… elle est reconnue pour telle par acclamation publique : me reprochez-vous, alors, d’en sortir ?

— Si vous y êtes résolu, pourquoi chercherais-je à vous en dissuader ? dit la comtesse : j’avoue sans vergogne que j’y gagne. Partez donc, vous emportez mon cœur avec vous, ou plus du moins que je ne voudrais. Cette nuit je ne pourrai dormir, songeant à votre malheur. Mais n’ayez crainte, pour rien au monde je ne voudrais vous gâter : vous êtes si fou, mon prince, et si héroïque !

— Hélas, Madame, s’écria Othon, et ce malheureux argent ? J’eus tort de l’accepter, mais vous avez une si étrange persuasion. Je puis encore cependant, Dieu merci, vous offrir un équivalent.

Il alla prendre quelques papiers sur la cheminée. — Voilà les titres, Madame, dit-il. Là où je vais, ils ne peuvent certes m’être d’aucune utilité, et maintenant il ne me reste aucun espoir de pouvoir autrement reconnaître votre bonté. Vous fîtes ce prêt sans formalités, n’écoutant que votre bon cœur. Les rôles sont maintenant quelque peu changés : le soleil du prince actuel de Grunewald va disparaître, et je vous connais trop bien pour douter que vous ne mettiez encore une fois toute cérémonie de côté et que vous n’acceptiez la seule chose qu’il soit possible au prince de vous donner. S’il est un seul plaisir sur lequel je puisse compter à l’avenir, ce sera de savoir que ce paysan est sûr de sa place et que ma généreuse amie n’y aura rien perdu.

— Ne comprenez-vous pas l’odieux de ma position ? s’écria la comtesse. Cher prince, c’est votre chute qui inaugure ma fortune !

— Et je vous reconnais bien là, répliqua Othon, de vouloir me pousser à la résistance ! Mais, quoi qu’il en soit, cela ne saurait changer en rien nos relations. Il faut donc, pour la dernière fois, que je vous enjoigne mes ordres de prince. — Et, de son air le plus digne, il l’obligea à prendre les titres*

— Leur contact même me fait horreur ! s’écria-t-elle.

Il se fit un silence de quelques moments. — À quelle heure, reprit Othon, si tant est que vous le sachiez, dois-je être arrêté ?

— Altesse, dit madame de Rosen, à l’heure qu’il vous plaira. Et, s’il vous plaisait de déchirer ce papier, jamais !

— Je préférerais que cela fût vite fait, dit le prince. Je ne prendrai que le temps de laisser une lettre pour la princesse.

— Alors, dit-elle, je vous ai conseillé de combattre : cependant je dois vous dire que si votre intention est de vous laisser plumer sans crier il est temps que j’aille arranger les détails de votre arrestation. J’ai offert, elle hésita un moment, j’ai offert d’arranger la chose dans l’intention, mon cher ami, sur l’honneur, dans l’intention de vous être utile. Eh bien, puisque vous ne voulez pas profiter de ma bonne volonté, aidez-moi de votre côté : aussitôt que vous serez prêt, rendez-vous vers le Mercure volant, où nous nous rencontrâmes la nuit dernière. Cela ne gâtera rien pour vous, et, à parler franchement, cela sera plus commode pour nous.

— Mais certainement, chère Madame, dit Othon. Étant si parfaitement préparé au mal principal, je n’irai pas chercher querelle aux affaires de détail. Allez donc, avec ma reconnaissance la plus profonde, et aussitôt que j’aurai écrit quelques lignes pour prendre congé, je m’empresserai d’aller au rendez-vous. Ce soir je ne rencontrerai certes pas un cavalier aussi dangereux, ajouta-t-il avec un sourire de galanterie.

Aussitôt madame de Rosen partie, il en appela fortement à son sang-froid. C’était une misérable impasse, et il voulait, si faire se pouvait, s’y conduire avec quelque dignité. Pour ce qui touchait au fait capital, il ne se sentait aucune hésitation, aucune crainte. Il était sorti, après sa conversation avec Gotthold, si désolé, si cruellement humilié, qu’il accueillait presque avec soulagement l’idée de la prison : c’était là du moins une démarche qu’il semblait impossible à personne de blâmer. C’était aussi une issue à ses difficultés. Il s’assit pour écrire à Séraphine, et soudain son courroux se ralluma. La somme de ses tolérances se montait, à ses yeux, à quelque chose de monstrueux. Plus monstrueux encore lui apparaissaient l’égoïsme, la froideur, la cruauté, qui avaient nécessité cette tolérance et la reconnaissaient de la sorte. La plume qu’il avait prise lui trembla dans la main. Il fut tout étonné de voir que sa résignation s’était envolée, mais il lui était impossible de la ressaisir.

En quelques mots chauffés à blanc il fit ses adieux à sa femme, baptisant son désespoir du nom d’amour, appelant sa colère un pardon. Puis il jeta un seul regard d’adieu sur ce palais qui ne devait plus être le sien, et sortit en toute hâte, prisonnier de l’amour ou de l’orgueil.

Il passa par le corridor particulier qu’il avait si souvent parcouru en de moindres occasions. Le concierge lui ouvrit ; l’air froid et généreux de la nuit et la pureté glorieuse des étoiles le reçurent sur le seuil. Il regarda autour de lui, et respira profondément les saines senteurs de la terre. Il leva les yeux vers le spectacle immense du firmament, et se sentit tout calmé. Sa vie, petite et fiévreuse, se réduisit à ses vraies proportions, et il s’apparut à lui-même, lui le grand martyr au cœur de feu, comme un point obscur sous la fraîche coupole de la nuit. Il sentait déjà ses griefs irréparables s’assoupir ; le grand air vivifiant et la paisible nature calmèrent et réduisirent son émotion, comme par leur musique silencieuse.

— C’est bien, dit-il, je lui pardonne. Si cela peut lui être bon à quoique ce soit… je lui pardonne. Et, d’un pas rapide, il traversa le jardin, entra dans le parc, et se dirigea vers le Mercure volant.

Une silhouette noire se détacha de l’ombre du piédestal, et s’avança vers lui.

— J’ai à vous demander pardon, fit observer une voix, si je me trompe en vous prenant pour le prince : on m’a donné à entendre que vous viendriez ici préparé à me rencontrer.

— Monsieur Gordon, sans doute ? dit Othon.

— Le colonel Gordon, répondit l’officier. C’est chose assez délicate que de s’embarquer dans une affaire comme celle-ci, et je suis fort soulagé de voir que tout paraît devoir se passer agréablement. La voiture se trouve tout proche. Aurai-je l’honneur de suivre Votre Altesse ?

— Colonel, dit le prince, j’en suis arrivé à cet heureux moment de ma vie où je puis recevoir des ordres et non en donner.

— Une observation des plus philosophiques, dit le colonel… pardieu, une observation pleine d’à-propos ! Cela pourrait être du Plutarque. Je n’ai pas la plus distante parenté avec Votre Altesse (ni du reste avec qui que ce soit de cette principauté), sans cela mes ordres me seraient fort déplaisants. Mais puisqu’il en est ainsi, et puisque de mon côté il n’y a rien contre nature ni même de malséant, et que Votre Altesse prend la chose en bonne part, je commence à croire que nous pourrons passer notre temps ensemble d’une façon admirable, Monseigneur… oui, admirable. Après tout, le geôlier n’est qu’un compagnon de captivité.

— Puis-je vous demander, monsieur Gordon, dit le prince, ce qui vous a induit à accepter un office si dangereux et, j’ose l’espérer, si ingrat ?

— Question fort naturelle, en vérité, répondit l’officier de fortune. Ma solde, pour le moment, est doublée.

— C’est bien, Monsieur, je n’aurai pas la présomption de critiquer une raison semblable, répondit Othon. J’aperçois, du reste, la voiture.

En effet, un carrosse à quatre chevaux, que ses lampes rendaient visible, attendait à l’intersection de deux des allées du parc. Un peu plus loin, une vingtaine de lanciers étaient alignés sous l’ombre des arbres.