Le Roman du prince Othon/Livre deuxième/Chapitre XI

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CHAPITRE XI

LA PROVIDENCE DE ROSEN. ACTE PREMIER : ELLE ENTORTILLE LE BARON


À une heure suffisamment avancée, ou, pour être plus exact, à trois heures de l’après-midi, madame de Rosen sortit de par le monde. Elle descendit majestueusement l’escalier, et traversa le jardin, une mantille noire jetée sur la tête, et la queue de sa robe de velours balayant sans souci la poussière.

À l’autre extrémité de ce long jardin, dos à dos avec la villa de la comtesse, s’élevait le palais où le premier ministre vaquait à ses affaires et à ses plaisirs. La comtesse parcourut rapidement cette distance (considérée comme suffisante pour les apparences, suivant les idées indulgentes de Mittwalden), introduisit une clef dans la petite porte, ouvrit, monta un étage, et entra sans cérémonie dans le cabinet de Gondremark.

C’était une pièce large et aérée. Sur les murs, des livres ; sur la table, des papiers ; sur le parquet, encore des papiers ; ici et là quelque tableau plus ou moins dénué de draperies ; sur l’âtre en tuiles bleues, un grand feu clair et pétillant ; la lumière entrant à flots par une coupole. Au milieu de tout cela, le grand baron Gondremark, en manches de chemise, son travail pour la journée bien fini, et l’heure de la récréation arrivée.

Son expression, son naturel même, semblaient avoir subi un changement complet. Gondremark chez lui paraissait en tous points l’antipode du Gondremark officiel. Il avait un air de joyeuseté massive qui lui seyait bien ; une bonhomie sensuelle rayonnait sur ses traits, et avec ses belles manières il avait mis de côté son expression sinistre et rusée. Il se prélassait, chauffant au feu sa vaste masse… Un noble animal !

— Eh ! cria-t-il. Enfin !

Sans mot dire, la comtesse entra dans la chambre, se jeta sur une chaise, et croisa les jambes. Dans ses dentelles et ses velours, avec son généreux étalage d’un bas noir luisant au milieu de jupons blancs comme la neige, avec son fin profil et son embonpoint svelte, elle offrait un contraste singulier avec le satyre intellectuel, noir, énorme, assis au coin du feu.

— Vous m’envoyez chercher bien souvent ! dit-elle. Cela devient compromettant.

Gondremark se mit à rire. — À propos, dit-il, que diable faisiez-vous donc ? Vous n’êtes pas rentrée avant le matin.

— Je faisais la charité, dit-elle.

De nouveau le baron se mit à rire, haut et longtemps ; car en manches de chemise c’était un fort gai personnage. — Il est heureux que je ne sois pas jaloux, remarqua-t-il. Mais vous connaissez ma façon de voir : le plaisir et la liberté vont de pair. Je crois ce que je crois. Ce n’est pas grand’chose, mais enfin j’y crois. Et maintenant, venons aux affaires. Vous n’avez pas lu ma lettre ?

— Non, dit-elle. J’avais mal à la tête.

— Bon. Alors j’ai des nouvelles pour vous, s’écria Gondremark. Je brûlais de vous voir, hier au soir et tout ce matin : car, hier après-midi, j’ai posé les dernières pierres de mon édifice. Le vaisseau est au port. Encore un coup d’épaule et j’en aurai fini avec mon existence de factotum auprès de la princesse Ratafia. Oui, c’est fait. J’ai l’ordre, écrit en entier de la main de Ratafia ; je le porte sur mon cœur. Ce soir, à minuit, le prince Tête-de-Plume doit être saisi dans son lit, et, comme le bambino de l’histoire, lestement enlevé dans une berline. Et pas plus tard que demain matin il sera à même de jouir d’une vue superbe et romantique du haut de son donjon de Felsenburg. Bonsoir, Tête-de-Plume ! On déclare la guerre, je tiens la dame dans le creux de ma main. Longtemps j’ai été indispensable : maintenant je serai suprême.

— Voilà longtemps, ajouta-t-il avec exultation, voilà longtemps que je porte cette intrigue sur mes épaules, comme Samson les portes de Gaza… Maintenant je laisse tomber le fardeau…

Elle s’était levée brusquement, un peu pâle :

— Est-ce vrai ? s’écria-t-elle.

— Je vous dis ce qu’il en est, assura-t-il. Le tour est joué.

— Jamais je ne croirai cela, dit-elle. Un ordre ? De sa propre main ! Non, jamais je ne croirai cela, Henri !

— Je vous le jure, fit-il.

— Ah ! que vous font les serments, à vous… ou à moi ? Par quoi jureriez-vous ? Par le vin, l’amour et les chansons ? Tout cela n’est guère commissoire, dit-elle. Elle se rapprocha tout près de lui, et, lui posant la main sur le bras : — Quant à l’ordre, non, Henri, jamais ! Jamais je ne croirai cela. Je mourrai sans y croire. Vous avez quelque idée secrète. Qu’est-ce ? Je ne puis deviner ; mais il n’y a pas là un mot de vrai.

— Voulez-vous que je vous le montre ? demanda-t-il.

— Bah ! Vous, ne sauriez. Cela n’existe pas, répliqua-t-elle.

— Saducéenne incorrigible ! s’écria-t-il. C’est bon, je vais vous convertir. Vous verrez cet ordre. Il se dirigea vers la chaise sur laquelle il avait jeté son habit, et tirant un papier de la poche, il le lui présenta. — Lisez ! dit-il.

Elle s’en saisit avidement ; et, en lisant, ses yeux jetèrent un éclair.

— Eh ! s’écria le baron, voilà une dynastie qui tombe, et c’est moi qui l’ai renversée. Vous et moi, nous héritons. Il sembla grandir. Un moment plus tard, il lui tendit la main en riant. — Donnez-moi le poignard ! dit-il.

Mais elle mit prestement le papier derrière elle, se retourna vers lui, et le regarda bien en face, les sourcils froncés : — Non, dit-elle. Vous et moi nous avons d’abord un compte à régler. Me croyez-vous aveugle ? Jamais elle n’aurait donné ce papier qu’à un seul homme… et cet homme est son amant ! Vous voilà donc son amant, son complice, son maître ! Oh ! je le crois facilement, car je connais votre pouvoir. Mais que suis-je, moi ? s’écria-t-elle, moi que vous trompez !

— De la jalousie ! s’écria Gondremark. Anna, jamais je n’aurais cru cela ! Je vous déclare pourtant, par tout ce qu’il y a de croyable, que je ne suis pas son amant. Cela pourrait être, je suppose, mais je n’ai jamais osé risquer la déclaration. Cette gamine est si peu réelle… une poupée minaudière. Elle veut, elle ne veut plus. Impossible de compter sur elle, sacrebleu ! Du reste, jusqu’ici j’en suis venu à mes fins sans cela, et je tiens l’amant en réserve. Mais, écoutez, Anna, ajouta-t-il sévèrement, tâchez donc de ne pas vous laisser aller à ces lubies, ma fille ! Vous savez… pas de conflagrations ! j’entretiens cette créature dans l’idée que je l’adore, et si elle entendait souffler mot de vous et de moi, elle est tellement sotte, bégueule, hargneuse, qu’elle serait bien capable de tout gâter.

— Tatata ! Tout cela, c’est fort bien, répliqua la dame. Mais, enfin, avec qui passez-vous tout votre temps ? Et à quoi dois-je croire, à vos paroles ou à vos actions ?

— Anna, le diable vous emporte ! Êtes-vous donc aveugle ? s’écria Gondremark. Vous me connaissez, pourtant. Me croyez-vous vraiment capable d’être amoureux d’une pareille précieuse ? Après avoir vécu si longtemps ensemble, me prendre encore pour un troubadour… c’est raide ! S’il est quelque chose que je méprise, dont je ne veux pas, c’est bien ces personnages de tapisserie. Une femme humaine, une femme de mon espèce, oui, parlons-en. Vous êtes, vous, justement la compagne qu’il me faut. Vous avez été faite pour moi. Vous m’amusez comme la comédie. Du reste, qu’aurais-je à gagner à vous donner le change ? Si je ne vous aimais pas, à quoi me serviriez-vous ? À rien. C’est clair comme bonjour.

— M’aimez, vous, Henri ? demanda-t-elle d’un air langoureux. M’aimez-vous vraiment ?

— Je vous aime, vous dis-je… Après moi-même, c’est vous que j’aime le plus. Je serais tout, dérouté, si je vous perdais.

— Eh bien, dit-elle en pliant le papier qu’elle mit dans sa poche, je veux vous croire. Je me joins au complot. Comptez sur moi ! À minuit, dites-vous ? C’est Gordon, à ce que je vois, que vous avez chargé de l’affaire. Parfait : rien ne l’arrêtera.

Gondremark examina la comtesse d’un air soupçonneux. — Pourquoi prenez-vous ce papier ? demanda-t-il. Allons, donnez !

— Non, répondit-elle. Je le garde. C’est moi qui vais préparer le coup ; vous ne pouvez pas l’arranger sans moi, et, pour mener les choses à bonne fin, il faut, il faut que j’aie ce papier. Où trouverai-je Gordon ? Chez lui ? — Elle parlait avec un sang-froid un peu fiévreux.

— Anna, dit Gondremark menaçant — l’expression sombre et bilieuse de son rôle du palais remplaçant l’air aimable et bon garçon de sa vie privée, — Anna, je vous demande ce papier… une fois, deux fois, trois fois !

— Henri, répondit-elle, en le regardant bien en face, prenez garde ! Je ne supporte pas que l’on me donne des ordres.

Tous deux avaient pris un air dangereux, et le silence dura pendant un espace de temps fort appréciable. Mais elle s’empressa d’avoir le premier mot, et avec un rire franc et clair : — Ne faites donc pas l’enfant ! dit-elle. Vraiment vous m’étonnez. Si ce que vous m’assurez est vrai, vous n’avez aucune raison de vous méfier de moi, ni moi de vous trahir. Le difficile, c’est de faire sortir le prince de son palais, sans scandale. Ses gens lui sont dévoués, le chambellan est son esclave : un seul cri pourrait tout ruiner.

Gondremark la suivit sur ce nouveau terrain. — Il faudra, dit-il, qu’on les saisisse… qu’ils disparaissent avec lui.

— Et en même temps tout votre beau projet ! s’écria-t-elle. Jamais, quand il part à la chasse, il n’emmène ses gens : un enfant éventerait la chose. Non, non, ce plan-là est idiot… il doit avoir été inventé par Ratafia. Écoutez-moi plutôt. Vous n’ignorez pas que le prince m’adore ?

— Je sais, dit-il. Cette pauvre Tête-de-Plume… je contrecarre tout son destin !

— Eh bien, continua-t-elle, si je l’attirais hors du palais, seul, dans quelque petit coin du parc bien tranquille… au Mercure volant par exemple ? On pourrait placer Gordon dans les buissons, faire attendre la voiture derrière le Temple… Pas un cri, pas de bataille, pas de trépignements : le prince disparaît, tout simplement. Hein ? qu’en dites-vous, suis-je une alliée utile ? Mes beaux yeux sont-ils bons à quelque chose ? Ah ! Henri, ne perdez pas votre Anna, elle est puissante !

Il tapa sur la cheminée, de sa main ouverte.

— Sorcière ! s’écria-t-il. Vous n’avez pas dans toute l’Europe votre égale en diablerie !… Bons à quelque chose, vos yeux ? Mais, l’affaire va sur des roulettes !

— Alors, embrassez-moi, et je pars. Il ne faut pas que je manque ma Tête-de-Plume.

— Un instant, un instant ! Pas si vite ! Sur mon âme, je voudrais reposer ma confiance en vous ; mais vous êtes en toutes choses une diablesse si capricieuse, que je n’ose pas. Que diantre, Anna, !… Non, ce n’est pas possible !

— Vous vous méfiez de moi, Henri ? s’écria-t-elle.

— Heu, heu ! méfiance n’est pas le mot… je vous connais. Une fois loin de moi, avec ce papier dans la poche, qui sait ce que vous en feriez ? Ce n’est pas vous du moins… ni moi qui pourrais le dire. C’est que, voyez-vous, ajouta-t-il en regardant la comtesse dans les yeux, et en secouant la tête d’un air paterne, vous êtes malicieuse comme un vrai singe.

— Je vous jure, s’écria-t-elle, sur mon salut !…

— Je n’ai aucune curiosité d’entendre vos serments, dit le baron.

— Vous croyez que je suis sans religion ? Vous me croyez dénuée de tout honneur ? C’est bien, écoutez, dit-elle, je ne discuterai pas, mais une fois pour toutes je vous dis ceci : laissez-moi cet ordre, et le prince est arrêté ; reprenez-le, et, aussi vrai que je vous parle, je fais tout chavirer. Ayez pleine confiance, ou redoutez-moi, vous avez le choix. Et elle lui offrit le papier.

Le baron, fortement intrigué, demeura irrésolu, comparant les deux dangers. Une fois il avança la main, mais la laissa retomber. — C’est bien, fit-il enfin. Puisque vous appelez cela de la confiance…

Elle l’interrompit : — Plus un mot, dit-elle. Ne gâtez pas la situation. Maintenant que vous vous êtes montré bon camarade sans rien savoir, je condescends à m’expliquer. Je vais au palais tout arranger avec Gordon. Bien, mais comment voulez-vous qu’il m’obéisse ? Et comment pourrai-je prévoir l’heure ? Cela pourra être à minuit, peut-être aussi bien à la brune… Pure affaire de chance. Pour agir, il me faut donc liberté entière ; il faut que je tienne les rênes de l’aventure. Et maintenant votre Viviane part. Donnez l’accolade à votre chevalier ! — Et elle ouvrit les bras avec un sourire radieux.

— Allons, dit-il, quand il l’eut embrassée, tout homme a sa marotte ! Je bénis Dieu que la mienne ne soit pas pire. Partez !… Je viens de confier un pétard à un enfant.