Le Roman du prince Othon/Livre premier/Chapitre II

La bibliothèque libre.


CHAPITRE II

OÙ LE PRINCE JOUE LE RÔLE D’HAROUN-AL-RASCHID


Il était nuit close, et le prince se frayait encore chemin à travers la jeune verdure des vallées basses, et quoique les étoiles, allumées déjà, laissassent entrevoir les rangs interminables de sapins en pyramides, noirs et réguliers comme des cyprès, leur lumière ne pouvait rendre grand service dans de telles solitudes ; et depuis quelque temps il s’avançait au hasard.

La face austère de la nature, l’incertitude de son entreprise, le ciel ouvert, le grand air, le grisaient de joie ; le rauque murmure d’une rivière à sa gauche lui ravissait l’oreille.

Huit heures étaient déjà passées quand il entrevit le terme de ses difficultés et put déboucher enfin du taillis sur la grande route blanche et ferme. Elle s’étendait devant lui, descendant la côte en vaste courbe vers l’est, et se laissant voir au loin comme une faible lueur entre les fourrés et les bouquets d’arbres. Othon arrêta son cheval et regarda. La grande route !… s’allongeant toujours, lieues sur lieues, et toujours en rejoignant de nouvelles, jusqu’aux derniers confins de l’Europe ; ici côtoyant le ressac des mers, là reflétant la lumière des cités ; et sur cet immense réseau, de toutes parts, l’armée innombrable des vagabonds et des voyageurs se mouvant comme de concert, et à cette heure tous s’approchant de l’auberge et du repos du soir !… Ces nuages tourbillonnèrent dans son esprit ; ce fut, un instant, une bouffée de désirs, un reflux de tout son sang, qui le poussaient follement à piquer des deux et à s’élancer pour toujours dans l’inconnu. Mais cela passa vite : la faim, la fatigue, et cette habitude, qu’on appelle le sens commun, d’adopter le moyen terme, reprirent le dessus. Il était sous l’empire de cette dernière humeur, quand son regard tomba tout à coup sur deux fenêtres éclairées, entre lui et la rivière.

Il prit un petit sentier pour s’en approcher, et quelques minutes plus tard il frappait du manche de son fouet à la porte d’une grosse ferme. À son appel répondit d’abord de la basse-cour un chœur d’aboiements furieux, puis bientôt apparut un grand vieillard à tête blanche, abritant de ses doigts la flamme d’une chandelle. Cet homme avait dû être en son temps d’une grande vigueur et fort beau ; mais à l’heure présente il était bien caduc ; il n’avait plus de dents, et quand il parla ce fut d’une faible voix de fausset.

— Vous me pardonnerez, j’espère, dit Othon ; je suis un voyageur et me suis complètement égaré.

— Monsieur, répondit le vieux, tremblotant et d’un air très digne, vous êtes à la ferme de la Rivière, et je suis Killian Gottesheim, pour vous servir. Nous sommes ici, Monsieur, à distance égale de Mittvalden en Grunewald et de Brandenau en Gérolstein : six lieues de l’un et de l’autre et une route excellente, mais d’ici là pas une enseigne d’auberge, pas même la plus mince buvette de charretier. Il vous faudra donc pour cette nuit accepter mon hospitalité, hospitalité rude, Monsieur, mais vous êtes le bienvenu ; car, ajouta-t-il en saluant, c’est Dieu qui envoie l’hôte.

Othon salua de son côté : — Ainsi soit-il. Et de cœur je vous remercie.

— Fritz, dit alors le vieillard, se retournant vers l’intérieur, mène à l’écurie le cheval de ce gentilhomme ! Et vous, Monsieur, daignez entrer.

Othon pénétra dans une salle formant la majeure partie du rez-de-chaussée, salle qui autrefois avait sans doute été divisée, car, vers le fond, le plancher se rehaussait d’une marche, et l’âtre flambant, ainsi que la table blanche dressée pour le souper, semblaient être élevés sur un dais. À l’entour, bahuts noirs, armoires à coins de cuivre, rayons fumeux portant la vieille vaisselle de campagne ; sur les murailles, fusils et bois de cerfs, et quelques feuilles de ballade, une grande horloge à cadran fleuri de roses, et dans un coin, la promesse tacite et réconfortante d’un tonnelet de vin.

Un jeune gaillard de vigoureuse tournure s’empressa d’emmener la jument blanche, qu’Othon, après avoir été dûment présenté par M. Killian Gottesheim à Mlle Ottilie, sa fille, suivit à l’écurie, comme il convient sinon à un prince, du moins à un bon cavalier. Lorsqu’il rentra, une omelette fumante flanquée de tranches de jambon l’attendait déjà sur la table, plats qui firent bientôt place à un ragoût suivi de fromage. Ce ne fut que quand son hôte eut complètement satisfait à sa faim, et que la compagnie se fut rassemblée autour du foyer pour finir la cruche de vin, que la courtoisie méticuleuse de Killian Gottesheim lui permit enfin d’interroger le prince.

— Monsieur vient sans doute de loin ? demanda-t-il.

— Oui, d’assez loin, comme vous dites, répondit Othon ; et, comme vous l’avez vu, bien disposé pour rendre justice à la cuisine de mademoiselle votre fille.

— Du côté de Brandenau, peut-être ?

— Justement. Et même, ajouta le prince, entremêlant, selon l’habitude de tout hâbleur, un fil de vérité dans le tissu de ses mensonges, je pensais dormir à Mittwalden, si je ne m’étais pas fourvoyé.

— Ce sont les affaires qui vous amènent à Mittwalden ? continua l’hôte.

— Non, simple curiosité. Jamais je n’ai vu la principauté de Grunewald.

Le vieux branla la tête, et, de sa voix aiguë :

— Ah ! un bon pays, fit-il. Bon pays, et belle race, tant hommes que sapins ! Nous nous tenons pour à demi grunewaldiens, nous autres, si près de la frontière ; et notre rivière là-bas est toute eau de Grunewald, bonne eau jusqu’à la dernière goutte. Ah ! oui, c’est un beau pays ! Un Grunewaldien, tenez, vous brandit une hache que bien des hommes de Gérolstein peuvent à peine soulever ; et pour ce qui est des sapins, il doit, ma foi, Monsieur, y en avoir plus dans ce petit État, que de gens dans le monde entier. Voilà bien vingt ans que je n’ai franchi les marches ; car on devient casanier sur le retour, voyez-vous, mais je m’en souviens comme d’hier. Montée ou descente, la route va tout droit d’ici à Mittwalden, et, tout le long, rien que beaux sapins verts, petits et grands ; et de l’eau courante, de l’eau courante pour qui en veut ! Nous avions là, tout près de la route, un petit coin de forêt que j’ai vendu, et chaque fois que je pense à la pile d’écus sonnants qu’on m’en a donnée, je me mets malgré moi à calculer ce que pourrait bien valoir la forêt entière.

— Et le prince ? demanda Othon. Vous ne le voyez jamais, je suppose ?

Ici le jeune homme prit la parole pour la première fois : — Non, dit-il, et, ce qui plus est, nous n’en avons nulle envie.

— Pourquoi cela ? Il est donc bien détesté ?

— Détesté, non, répondit le vieux fermier ; dites méprisé, Monsieur.

— Vraiment ? fit le prince d’une voix un peu faible.

Chargeant sa longue pipe et secouant la tête, Killian continua : — Méprisé, c’est le mot. Et, à mon avis, justement méprisé. Voilà pourtant un homme qui avait l’occasion belle. Eh bien, qu’en a-t-il fait ? Il chasse à courre… Il s’habille fort joliment, ce qui est même une chose dont un homme devrait avoir honte. Il joue la comédie. Et si jamais il fait autre chose, la nouvelle, du moins, n’en est pas venue jusqu’à nous.

— Tout cela est pourtant bien innocent, dit le prince. Que voudriez-vous donc qu’il fît, la guerre ?

— Non, Monsieur. Mais je vais vous dire ce que j’en pense. Cinquante ans j’ai été maître sur cette ferme de la Rivière, cinquante ans j’y ai travaillé au jour le jour. J’ai labouré, j’ai semé, j’ai récolté. Debout à l’aube, ne rentrant qu’à la nuit. Qu’en est-il advenu ? Pendant tout ce temps elle m’a nourri, moi et ma famille ; après ma femme, ma ferme a toujours été la meilleure affection de ma vie ; et maintenant que ma fin approche, je la laisse en meilleur état que lorsqu’on me l’a laissée. Et c’est toujours ainsi : quand on travaille bravement, suivant l’ordre de la nature, on gagne son pain, on est fortifié, tout ce qu’on touche se multiplie. Et c’est mon humble avis que si ce prince voulait seulement travailler sur son trône comme moi j’ai travaillé sur ma ferme, il y trouverait à la fois la prospérité et une bénédiction.

— Je partage votre opinion, Monsieur, répondit Othon. Cependant le parallèle est inexact. La vie du paysan est simple, naturelle ; celle du prince est aussi compliquée qu’artificielle. Dans le cas du premier il est aisé de bien agir ; dans celui du second, il est fort difficile de ne pas mal faire. Que votre moisson avorte, vous pouvez vous découvrir et dire : la volonté de Dieu soit faite ; mais qu’un prince ait un échec, il se peut qu’il soit lui-même à blâmer pour son entreprise. Et peut-être, si tous les rois d’Europe s’en tenaient à des plaisirs aussi innocents, leurs sujets s’en trouveraient mieux.

— Bien dit, s’écria le jeune homme. Quant à cela, vous avez raison. C’est la vérité pure. Je vois que vous êtes, comme moi, bon patriote et ennemi des tyrans.

Othon, assez déconcerté par cette déclaration, se hâta de changer de terrain. — Néanmoins, dit-il, ce que vous me racontez de ce prince Othon m’étonne. À vrai dire, on me l’avait peint sous des couleurs plus agréables. On m’avait dit qu’au fond c’était un brave garçon, qui ne faisait tort qu’à lui-même.

— Cela, c’est bien vrai, s’écria la jeune fille. C’est un beau prince et bien aimable ; et l’on en sait plus d’un qui se ferait tuer pour lui.

— Bah !… Kuno, dit Fritz. Un être ignorant !

Le vieillard éleva de nouveau sa voix chevrotante. — Kuno ! Ah ! oui, Kuno ! Comme Monsieur est étranger et paraît curieux de ce qui concerne le prince, je crois en vérité que cette histoire pourrait le divertir. Il faut donc vous dire, Monsieur, que ce Kuno fait partie du train de chasse. Un garçon sans éducation, buveur, tapageur : un vrai Grunewaldien, comme nous disons en Gérolstein. Nous le connaissons assez, car il a poussé plus d’une fois jusqu’ici, à la recherche de ses chiens égarés, et tous les gens sont bienvenus dans ma maison, de quelque position, de quelque pays qu’ils soient. Du reste, entre Gérolstein et Grunewald, la paix dure depuis si longtemps que les routes, comme ma porte, sont ouvertes à tout venant, et les oiseaux eux-mêmes ne se préoccupent pas plus des frontières, que les gens d’ici.

— En effet, dit Othon, cela a été une longue paix ; une paix de siècles.

— De siècles, comme vous le dites, Monsieur ; et ce serait d’autant plus dommage si elle ne devait pas durer toujours. Enfin, pour en revenir à ce Kuno, il se trouve un jour en faute ; et Othon, qui a la main-vive, vous lève son fouet et, à ce qu’on dit, vous le rosse d’importance. D’abord Kuno le supporta de son mieux ; mais à la fin, ma foi, il éclata, et se retournant contre le prince, le défia de jeter son fouet et de lutter avec lui comme un homme. Nous sommes forts lutteurs dans le pays, et c’est à la lutte généralement que se décident nos querelles. Or donc, Monsieur, le prince accepta, et comme ce n’est, après tout, qu’un être assez chétif, les choses changèrent promptement de tournure, et l’homme qu’un moment auparavant il fouaillait comme un esclave, l’enleva d’un coup d’épaule et l’envoya rouler la tête la première.

— Et lui cassa le bras gauche, s’écria Fritz, et, il y en a qui disent, le nez aussi. Et moi je dis : c’est bien fait ! Homme contre homme ; lequel vaut mieux, à ce compte-là ?

— Et alors ? demanda Othon.

— Oh ! alors Kuno le reporta chez lui, et dès ce jour ce furent les meilleurs amis du monde ! Je vous ferai observer, continua Gottesheim, que je ne dis pas que cette histoire lui fasse du tort, mais, il n’y a pas à dire, elle est drôle. On devrait réfléchir, avant de frapper son prochain, car, comme dit mon neveu, homme contre homme, c’est ainsi qu’on jugeait autrefois.

— Eh bien, dit Othon, si l’on me demandait ce que j’en pense, je vous étonnerais peut-être… mais il me semble à moi que ce jour-là ce fut le prince qui obtint la vraie victoire.

Killian devint tout à coup sérieux : — Et vous auriez raison, fit-il. Devant Dieu, sans doute aucun, vous seriez dans le vrai ; mais les hommes, Monsieur, voient les choses d’un autre œil… et ils rient.

— On en a fait une chanson, dit Fritz. Attendez donc… tin-tin tarara.

Mais Othon, qui n’avait grand souci d’écouter la chanson, l’interrompit : — Enfin, hasarda-t-il, le prince est jeune, il a le temps de se ranger.

— Permettez, déjà pas si jeune, s’écria Fritz. Un homme de quarante ans !

M. Gottesheim précisa : — Trente-six, dit-il. Et Mlle Ottilie, toute désillusionnée, de se récrier : — Oh ! un homme tout à fait passé ? On le disait si beau, quand il était jeune !

— Chauve, aussi, ajouta Fritz.

Othon passa ses doigts dans ses cheveux. À cet instant, certes, il n’était rien moins qu’heureux ; et en comparaison avec le présent, même les ennuyeuses soirées de son palais à Mittwalden commençaient à lui sourire. Il protesta : — Oh ! trente-six ans, que diable ! — Un homme n’est pas vieux à trente-six ans. C’est justement mon âge.

— Je vous en aurais donné plus, reprit le fausset du vieillard. Mais s’il en est ainsi, alors vous êtes du même âge que maître Ottekin (comme on l’appelle), et je parierais bien un écu que vous avez fait meilleure besogne dans le temps. Quoique cela paraisse peu en comparaison avec un grand âge comme le mien, c’est déjà un bon bout de chemin de fait, et à cet âge les éventés et les fainéants commencent à se fatiguer et à vieillir. Ma foi, oui, Monsieur, à trente-six ans tout homme (s’il est serviteur de Dieu) devrait s’être fait un foyer et une bonne renommée, et vivre au sein de l’un et de l’autre ; il devrait s’être choisi une femme et voir les fruits d’une union bénie grandir autour de lui, et ses œuvres devraient déjà, comme dit l’Évangile, commencer à le suivre.

— Ah bien ! Mais il est marié, le prince ! s’écria Fritz, pouffant grossièrement de rire.

— Cela semble vous divertir, Monsieur ? fit Othon.

— Eh ! oui donc, répliqua le jeune rustaud. Est-ce que vous ne saviez pas cela ? Je croyais que toute l’Europe le savait. Et il ajouta une pantomime suffisante pour expliquer son insinuation à l’esprit le plus obtus.

— Il est évident, Monsieur, reprit M. Gottesheim, que vous n’êtes pas du pays ! Mais, le fait est que toute la famille princière, toute la cour, ne consistent qu’en débauchés, et en fripons — les uns valent les autres. Voyez-vous, Monsieur, ces gens-là vivent dans l’oisiveté, et, ce qui s’ensuit généralement, dans la corruption. La princesse a un amant, un baron (à ce qu’il prétend), du fond de la Prusse. Et le prince, Monsieur, est si piètre homme, qu’il porte le chandelier. Là même n’est pas le pire, car cet étranger et sa maîtresse règlent ensemble les affaires d’État, tandis que le prince empoche le salaire et abandonne tout à vau-l’eau. Cela amènera pour sûr un châtiment dont, quelque vieux que je sois, je verrai peut-être la venue.

— Bon oncle, dit Fritz avec une animation nouvelle, pour ce qui concerne Gondremark vous vous méprenez, mais pour le reste vos paroles sont d’un bon patriote, et vraies comme l’Évangile. Quant au prince, s’il voulait seulement étrangler sa femme, moi, pour ma part, je lui pardonnerais peut-être bien encore.

— Non, Fritz, cela ne serait qu’ajouter le crime au péché. Et, s’adressant de nouveau au malheureux prince : car vous observerez, continua le vieillard, que cet Othon ne peut s’en prendre qu’à lui-même de tous ces désordres : il a sa jeune femme, il a sa principauté, et il a juré de les chérir toutes les deux.

— Juré à l’autel, répéta Fritz. Mais ayez donc foi dans les serments des princes !

— Hé bien ! Monsieur, poursuivit le fermier, toutes les deux il les abandonne à une espèce d’aventurier prussien. Sa jeune femme, il la laisse pécher et tomber de mal en pis, au point qu’on en parle dans toutes les guinguettes… et elle a vingt ans à peine ! Son pays, il le laisse écraser d’impôts, opprimer d’armements, pousser à la guerre.

— La guerre ! s’écria Othon.

— On le dit, Monsieur, ceux qui observent ces manèges disent que c’est la guerre. Tout cela, voyez-vous, Monsieur, est bien triste. C’est une chose terrible que cette jeune femme se préparant ainsi à descendre en enfer toute chargée des malédictions du peuple. C’est une chose terrible pour un petit État si gentil, si prospère, d’être mal gouverné. Mais s’en plaigne qui peut, Othon du moins n’en a pas le droit, suivant mon humble opinion. Il reçoit selon ses œuvres : puisse le ciel faire miséricorde à son âme ! C’est celle d’un grand et stupide pécheur.

— Il a manqué à sa parole : donc il est parjure. Il reçoit le salaire et néglige le travail : ce qui, en un mot, s’appelle voler. Cocu, il l’est déjà, et de naissance c’est un sot ! Peut-on dire plus ? Et là-dessus Fritz claqua ses doigts d’un air de mépris.

— Maintenant, sans doute, reprit le fermier, vous commencez à comprendre pourquoi nous avons si mince opinion du prince Othon. On peut être juste et homme de bien dans la vie privée ; on peut, d’autre part, Monsieur, faire preuve de vertus civiques. Mais quand l’homme n’est bon à rien, ni d’une façon ni de l’autre, alors que le Seigneur l’éclaire !… voilà tout. Ce Gondremark même, que Fritz admire si fort…

— Pour cela, oui ! interrompit ce dernier. Gondremark, voilà un homme selon mon cœur. Que n’avons-nous son pendant en Gérolstein !

Le vieillard secoua la tête : — Cet homme, dit-il, est mauvais. C’est mal commencer la besogne que de manquer aux commandements de Dieu. Ceci pourtant je vous le concède : au moins c’est un homme qui travaille pour ce qu’il reçoit.

— Et moi je vous dis qu’en lui est l’espoir de Grunewald, s’écria Fritz. Il ne répond peut-être pas à toutes vos vieilles idées démodées, tous vos principes à l’ancienne ; c’est entièrement un esprit moderne ; il suit les lumières et les progrès de l’âge. Il fait parfois des fautes : qui n’en fait pas ? Mais ce qui lui tient du plus près au cœur, c’est le bien du peuple. Et retenez bien ceci, vous, Monsieur, qui êtes un libéral et par conséquent ennemi de tous ces gouvernements-là ; retenez bien ceci, s’il vous plaît : un de ces beaux jours vous verrez, en Grunewald, qu’on vous prendra ce fainéant de prince à cheveux jaunes et sa Messaline blafarde de princesse, et qu’on vous les promènera à reculons jusqu’à la frontière ; alors on proclamera le baron Gondremark premier président. J’ai entendu cela dans un discours. C’était à une assemblée à Brandenau ; les délégués de Mittwalden répondaient de quinze mille hommes. Quinze mille enrégimentés,… et chacun avec sa médaille de ralliement autour du cou. Voilà du Gondremark.

— Eh oui ! Monsieur, reprit le vieux, vous voyez où tout cela mène : aujourd’hui folles paroles ; demain, peut-être, entreprises plus folles encore. Une chose, au moins, est certaine, c’est que ce Gondremark a un pied dans les corridors du palais et l’autre dans les loges maçonniques. Il se donne pour ce qu’il est la mode maintenant d’appeler un patriote ; un patriote, Monsieur… ce Prussien !

— Qu’entendez-vous par : il se donne ? se récria Fritz. C’est un patriote ! Aussitôt la République proclamée, il va abjurer son titre. Je l’ai entendu dire, dans un discours.

— Eh ! Il lâchera le titre de baron pour celui de président, répliqua Killian. Roi solive, roi cigogne. Du reste, vous qui vivrez après moi, vous en verrez les fruits.

Ici la jeune fille, tirant le vieillard par le pan de son habit, lui dit à l’oreille : — Mon père, voyez donc… pour sûr le gentilhomme se sent mal !

— Je vous demande mille pardons, s’écria le fermier, rappelé à ses devoirs d’hospitalité ; puis-je vous offrir quelque chose ?

— Je vous remercie. Je suis très fatigué, répondit Othon ; j’ai trop compté sur mes forces. Si vous aviez la bonté de me faire montrer ma chambre, je vous en serais reconnaissant.

— Ottilie, dit le vieillard, vite, une lumière ! De fait, Monsieur, vous semblez un peu pâlot. Une goutte de cordial ? Non ?… Alors suivez-moi, je vous en prie ; je vais vous conduire à la chambre des hôtes. Et, tout en montant l’escalier devant le prince, le bon vieux poursuivit : — Vous ne serez pas le premier, de beaucoup, qui aura fait bon somme sous mon toit. Un bon souper, un coup de vin honnête, une conscience à l’aise et un bout de jaserie tranquille avant de s’aller coucher, valent mieux pour le sommeil que tous les laits de poule, toutes les drogues du monde. Il ouvrit une porte : — Voici, Monsieur. Vous êtes au port. C’est petit, mais c’est frais. Les draps sont blancs et sentent la lavande. La fenêtre donne sur la rivière ; et à mon sens, il n’y a pas de musique comme celle d’une petite rivière. Cela vous chante toujours le même air, mais c’est le bon et vous ne vous en fatiguez jamais, ce qu’on ne saurait dire de vos joueurs de violons. Cela vous met l’âme au grand air ; et, bien qu’une bonne maison ne soit pas à mépriser, quelle maison peut être aussi belle que la campagne du bon Dieu ? Et par-dessus tout, Monsieur, cela vous fait rentrer le calme dans le cœur tout comme de dire vos prières. Sur ce, Monsieur, je prends congé de vous, et c’est en vous souhaitant un sommeil de prince.

Et, s’inclinant avec courtoisie pour la vingtième fois, le vieillard abandonna son hôte à ses réflexions.