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Le Roman en France pendant le XIXe siècle (Eugène Gilbert)/III/6

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Le Roman en France pendant le XIXe siècle
(p. 211-220).

CHAPITRE VI.

AVÈNEMENT DU ROMAN-FEUILLETON.


Pendant que les chefs-d’œuvre de Balzac et de G. Sand donnaient l’élan définitif aux deux courants romanesques, une méthode nouvelle naissait en France. C’était une révolution opérée moins dans l’esprit — bien qu’il en dût souffrir — que dans la forme du roman. Il est assez facile d’établir l’origine du roman-feuilleton : il s’agissait tout simplement de plaire au public, en excitant journellement sa curiosité.

Ce fut une spéculation industrielle.

Le maître du réalisme et G. Sand, par leur fécondité surprenante et par la prédominance illimitée qu’ils accordaient à l’imagination, doivent être tenus comme responsables, dans une certaine mesure, de l’engouement général des Français pour le roman. Les lecteurs réclamaient une pâture sans cesse renouvelée. Les inventions souvent bizarres de Balzac les avaient, de plus, rendus peu sévères pour les intrigues recherchées et les complications affolées. Elles leur en avaient communiqué le goût.

Pour satisfaire ces appétits, allumés dans toutes les classes, on avait commencé déjà à publier, dans les Revues, des romans découpés en tranches et, à chaque livraison, interrompus au bon endroit. Un passage palpitant hypnotisait les naïfs devant ces mots alléchants : la suite au prochain No. Dès l’apparition de ce fascicule annoncé, le lecteur enfiévré, qui s’était durant quinze jours livré aux hypothèses les plus contradictoires concernant cette suite, s’empressait d’acheter la revue, s’il n’était abonné. Et la vente marchait, marchait. Cette invention était due au docteur Véron. Il la mit en pratique dans sa Revue de Paris.

Mais le besoin maladif de s’enivrer de fictions gagnant de plus en plus les petites classes bourgeoises et populaires, il fallut songer à étendre le procédé. Emile de Girardin, qui avait une idée par jour, eut celle d’appliquer l’initialive prise par Véron à la presse quotidienne. Son journal, la Presse, inaugura, au milieu d’un grand tapage de réclame, le feuilleton de chaque jour consacré au roman. Peu après, E. Sue vendait ses Mystères de Paris au Journal des Débats pour 100,000 fr. selon les uns, pour 50,000 selon d’autres.

Il est impossible de ne pas reconnaître dans celle innovation fameuse, — reflet, sans doute, de la démocratisation sociale, — une cause de la démocratisation littéraire du roman. Les rédacteurs sérieux des journaux graves furent débordés. Les lecteurs venaient si nombreux, les plus petits mordaient si goulûment à l’hameçon, le Pactole coulait si abondamment dans les caisses directoriales, que toutes les digues furent rompues. Aux habiles de la première heure, aux Sue, aux Dumas, aux Soulié, aux P. de Kock, aux Féval, aux Ponson du Terrail, se mêlèrent ou succédèrent les plus grossiers et les plus éhontés imitateurs. Une banalité baroque déshonora des élucubrations aussi immorales qu’esthétiquement condamnables. Les invraisemblances naissaient de la rapidité exigée, et passaient à la faveur de l’étonnement provoqué. Les sujets étaient pris au hasard, dans ce stock de fantaisies que les grands-maîtres du genre avaient semées à profusion dans les moindres épisodes. Des poncifs se créèrent, des lieux-communs, « des ficelles ».

Le roman-feuilleton affecta généralement d’amusantes prétentions historiques. On croyait tracer un vivant tableau des âges écoulés : on n’en donnait qu’une ébauche chimérique où des masques conventionnels remplaçaient les vrais visages.

Les causes criminelles, la pathologie médicale furent exploitées à leur tour. On assista à l’apothéose du « roman de cour d’assises » et les Mémoires de Vidocq, ou ceux d’autres policiers renommés, firent prime.

Il était inutile de chercher dans ces œuvres les apparences même de style qu’avaient gardées les initiateurs du genre. La vérité de l’observation en était aussi absente que la mesure et la pondération. Ces longues odyssées, à queues interminables, qui enfiévraient les veilles des grisettes et s’adaptaient à l’intelligence courte des petits bourgeois, faussaient le goût sans que rien de durable en subsistât pour l’art. Peut-être, toutefois, ont-ils contribué à développer les « genres spéciaux ». Eugène Sue, le feuilletoniste le plus fameux, créa le roman maritime que cultivèrent à sa suite Romieu, Jal, de Lansac, Corbière, Louis Reybaud, de la Landelle, et qui compte aujourd’hui parmi ses fidèles M. Pierre Maël[1]. Nous verrons, plus tard, combien s’est étendu ce besoin de spécialisation dans le roman.

Il est impossible d’établir sans conclusions sévères le bilan du roman-feuilleton. Si la fiction y a gagné de pénétrer, à la faveur de l’entraînement universel, parmi de nouvelles classes de lecteurs, elle y a perdu énormément de sa valeur littéraire. Au lieu de viser à réjouir les délicats et à mériter l’estime des lettrés en faisant œuvre d’art, en châtiant leur style et en creusant leur invention, les auteurs se sont livrés aux caprices tyranniques d’une masse aveugle. Ils n’ont pas songé à former le goût, à faire prévaloir l’idéal ou l’observation. Ils n’ont pensé qu’à plaire, à enrichir le journal qui leur donnait l’hospitalité et à « s’arrondir » eux-mêmes : ils sont devenus les courtisans du public, dont ils ont épousé toutes les passions. La sensiblerie prit la place du sentiment, l’affectation celle du naturel, la trivialité celle de l’humour. Les romanciers doués d’une âme artiste furent contraints de borner désormais leur ambition aux suffrages restreints d’une élite hautaine, comme fit Mérimée.

Au premier rang des maîtres du feuilleton, nous trouvons les noms d’Alexandre Dumas père et d’Eugène Sue. La manière du premier a été caractérisée à propos du roman historique. Quant à Eugène Sue, il nous arrêtera bientôt, quand nous parlerons du roman social.

Bien que la plupart de ses productions n’aient pas paru d’abord en feuilletons, l’espèce de lecteurs auxquels s’adressa uniquement P. de Kock nous décide à le nommer ici.

La gaîté française, la verve gauloise, alliage de satire et d’indulgence, étaient bien éclipsées quand surgit le plus intarissable et le plus naturel des auteurs gais. Les défauts de ses productions sont saillants : le manque absolu de distinction, la recherche des allusions polissonnes, le dédain de la langue, l’absence de méthode, de correction et de délicatesse dans la phrase. Mais il faut accorder à l’auteur de Gustave le mauvais sujet une allure irrésistible, une aisance qui lui fait prendre toujours le mot tel qu’il se présente, une vérité d’observation qui donne la vie à tous ses personnages.

Son art particulier de saisir les mœurs et les travers de la petite bourgeoisie, sa malice, sa sensibilité parfois inattendue au milieu des éclats de rire, l’adresse qu’il possède d’encadrer de romanesque les réalités plaisantes de l’existence, tout cela forme un ensemble de qualités non méprisables.

Elles sauveront de l’oubli le joyeux père de Mon Voisin Raymond, de Monsieur Dupont, du Tourlourou et de tant d’autres récits, gaillards plutôt qu’immoraux et dépourvus de toute perversité.

À la suite de ces romanciers marquants, il faudrait dresser le catalogue étendu de ceux qui continuèrent — et perpétuent — leur œuvre : F. Soulié, Ponson du Terrail, Paul Féval, Roger de Beauvoir, Alfred Assouant, Amédée Achard, Emmanuel Gonzalès, Pierre Zaccone, Elie Berthet, Gaboriau, Richebourg, Fortuné du Boisgobey, X. de Montépin, Gourdon de Genouillac, F. Ghampsaur, P. Ninous, Philibert Audebrand, Arsène Houssaye le peintre attitré des « pécheresses », Charles Mérouvel, Ernest Daudet, J. Maiy, Pierre Sales, Matthey (Arthur Arnould), H. Berthoud, H. Demesse, Sirven, de Gaslyne, Tony Révillon etc. Nous classerons en un rang spécial MM. Gabriel Ferry, Gustave Aimard et de la Landelle.

Insoucieux de morale, Frédéric Soulié eut le don de nouer une intrigue et de la mouvementer. Il parvint aussi à piquer vivement la curiosité et à captiver l’intérêt. Il ne négligea point l’étude des caractères, et même, dans les premiers temps, on le vit soigner son style. Ce qui le perdit, ce fut l’excès de sève dramatique qu’il avait dans l’imagination, les négligences inséparables d’une improvisation forcenée, son défaut d’équilibre et de proportion. Il se jeta, corps perdu, dans l’horrible, le criminel, l’effroyable et le mystérieux : ces violences, ces couleurs atroces, choisies de parti-pris, ces extravagances d’imbroglios qui bouleversent les sens au lieu de frapper l’intelligence, sont à relever surtout dans le Vicomte de Beziers, les Mémoires du Diable, les Deux Cadavres, etc. Ajoutons que Soulié, qui entrevit des conceptions plus hautes, écrivit un assez joli roman sentimental : le Lion amoureux.

Au même ordre d’idées, à la même catégorie d’inventions terrifiantes et tapageuses appartiennent les livres de Ponson du Terrail, dont la vogue eut quelque chose de stupéfiant.Le drame sombre domine aussi chez lui à un degré peu croyable. Tragédies de cour d’assises, romans de cape et d’épée, bâtis avec audace et sans respect de la vraisemblance, se succédèrent sous sa plume. Rocambole, le plus connu de ses récits, est d’une pauvreté de style égale à l’impossibilité de l’idée.

Paul Féval[2] nous apparaît bien supérieur. Dans ce charmant esprit, dans ce lettré à l’âme haute, il faut distinguer deux manières : celle qu’accusent ses romans bretons, délicats, spirituels, patriotiques, pleins de poésie et d’intimité : le Drame de la jeunesse, la Fée des grèves, les Contes de Bretagne, etc. ; ensuite, celle qui se manifeste dans de « grandes machines feuilletonesques » : Jean Diable, les Compagnons du Silence, les Mystères de Londres, les Amours de Paris, etc. On y perçoit l’homme de métier mais aussi l’artiste. Il sut observer et décrire les mœurs, pénétrer même dans le cœur humain. Son imagination était puissante. Que ne parvint-il à la borner ! Il abuse en effet de l’épisode, complique les événements et les enchevêtre avec une fougue débridée. Par contre, sa tendance au merveilleux, jointe à la poésie foncière de sa nature, à la finesse mêlée d’humour de son esprit, lui permet de dessiner des croquis pleins de vie et de relief. Quelquefois ses « comiques » sont lourds et rabâcheurs. Son style rapide et coloré est souvent emphatique et déclamatoire. Comme caractère, Féval s’est honoré encore par sa « conversion » qui lui fit, vers le milieu de sa carrière, défendre ouvertement la religion et la morale chrétiennes.

Dans la voie du roman de « cape et d’épée » — où il est fils de Dumas — il avait également suivi Roger de Beauvoir, l’auteur de l’Écolier de Cluny (1832).

Tout différent est A. Assollant qui, hanté par les succès d’Ed. About, eut le tort de viser à l’esprit même au persifflage ; sa nature était peu folâtre, aussi ses inventions plaisantes, clairement écrites, manquent-elles de naturel : on le voit dans son célèbre Capitaine Corcoran. Un autre feuilletoniste, A. Achard, excellait à parsemer de gaîté et d’un fin réalisme les scènes pittoresques de la vie bourgeoise. Uniforme, prolixe, il manquait également de simplicité et d’aisance. Son style, assez agréable, est parfois maniéré : la Robe de Nessus restera comme un de ses meilleurs romans.

Citons encore, d’Em. Gonzalès : les Danseuses du Causase, d’Elie Berthet : le Val d’Andorre et la Mine d’or, narrations ingénieuses et attachantes ; de Pierre Zaccone : le Roi de la Bazoche et d’autres ouvrages où revit le monde des forçats et des bagnes. Gaboriau possédait, à l’extrême degré, l’habileté de l’intrigue, le don de secouer les nerfs, de suspendre Tintérêt, dans ses « romans de cour d’assises » dont il a fait un genre spécial et recherché du gros public. Que de gens lisent encore l’Affaire Lerouge, M. Lecocq, le Dossier no 113, etc. ?

Viennent enfin, au milieu de la foule, quelques noms énumérés plus haut et dont la liste complète importe peu : Albert Delpit, au style banal, à l’avide recherche de l’actualité[3], E. Richebourg et sa Fille maudite, F. du Boisgobey ; Ernest Daudet, écrivain plus distingué que maint autre feuilletoniste dans le Défroqué, les Reins cassés, Pervertis, le Mari, la Maison de Graville, etc. ; Ad. d’Ennery, Pierre Ninous, Ernest Capendu, non sans valeur ; A. Belot, auteur de la trop célèbre Mlle Giraud, ma femme ; et enfin, le grand favori des concierges et des ouvreuses, M. de Montépin, qui représente de façon typique le roman-feuilleton jusqu’en ces dernières années : Sa Majesté le roi du monde, le Mari de Marguerite, etc., sont dans tous les offices et dans toutes les loges.

Il convient, disais-je plus haut, de mettre à part Gustave Aimard, G. Ferry, de la Landelle, peintres colorés de la vie américaine. Les imitations de Cooper, que publia G. Ferry, les Trappeurs et les Aventuriers de G. Aimard sont pleins de verve. Quant à M. de la Landelle, il se fit une grande réputation dans le roman maritime. Il a bien vu les mœurs des matelots. Il a compris leur âme, analysé leurs sentiments, étudié leurs joies et leurs tristesses. Il a mis en scène leurs passions et même leurs vices, et il a chanté la grandiose poésie de la mer. La Gorgone et une foule d’autres romans du même genre, atteignent de remarquables effets dramatiques.

On aime à rappeler ces noms à côté de ceux de tant d’écrivains qui abusèrent de leur facilité et de leur talent, dans un but de spéculation, pour flatter, tromper, dépraver les intelligences inférieures. Le roman-feuilleton a été un des pires agents de la décomposition littéraire au xixe siècle. Son œuvre démoralisatrice n’est balancée par aucune tendance esthétique. Il est le père de ces romans pornographiques et imbéciles, répandus à foison dans le peuple, et dont les auteurs relèvent plutôt de la cour d’assise que du tribunal des gens de lettres[4].



  1. Mer bleue, Mer sauvage, le Pilleur d’épaves, etc.
  2. P. Féval commença d’écrire vers 1841.
  3. Disparu, le Fils de Coralie, etc.
  4. Un grand nombre des romanciers indiqués plus haut figurent sous la rubrique du roman-feuilleton, à raison surtout de la faveur exclusivement populaire qui s’attacha à leurs écrits, et de leur manque de visées artistiques. Aujourd’hui, d’ailleurs, le roman feuilleton n’existe plus comme genre à part, nettement défini : tous les romans, même les mieux ouvrés, sont désormais publiés d’abord dans les fascicules des Revues ou au rez-de-chaussée des journaux.