Le Roman en Italie

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LE
ROMAN EN ITALIE

CARACTERES ET RECITS DE LA VIE POLITIQUE ET MILITAIRE.
I. Il Novelliere contemporanco, 1 vol. — II. la Famiglia,1 vol. — III. Amor di Patria, 1 vol., par M. Victor Bersezio ; Turin 1855-56.



Ils sont bien rares au-delà des Alpes, les écrivains qui s’essaient avec succès à peindre la vie privée, les mœurs intimes de la société italienne. Sous l’influence de Manzoni, le roman n’a été pendant longtemps dans la péninsule qu’un cadre à portraits et à récits historiques. Depuis quelques années, l’auteur d’Angiola-Maria, M. Carcano, s’est enfin assigné la difficile tâche d’introduire le roman italien dans le domaine des réalités domestiques. A-t-il vraiment réussi ? On est tenté d’en douter, quand on voit de jeunes écrivains, après s’être hasardés sur le même terrain, fausser brusquement compagnie à leur chef d’école, et chercher dans la vie publique des sujets plus en accord sans doute que les tableaux de la vie privée avec le goût des lecteurs italiens. C’est ce que vient de faire notamment un conteur piémontais, M. Victor Bersezio. Connu par deux volumes consacrés simplement à l’amour et à la famille, M. Bersezio, dans une troisième série de nouvelles, a entrepris résolument de décrire, sous la forme de récits romanesques, les mœurs politiques de son pays. Malgré le désir qu’on aurait de voir le roman s’affranchir en Italie d’influences étrangères à l’art, il faut bien reconnaître que M. Bersezio, en changeant ainsi son horizon de romancier, n’a fait qu’obéir à la direction naturelle de son talent. Insuffisant dans ses deux premiers recueils, où la vie privée l’occupe seule, il se relève dans le troisième, où il demande ses inspirations à la vie publique. Avant d’arriver à ce dernier volume, qui nous paraît mériter une attention spéciale, il faut rendre justice cependant à certaines qualités des études qui l’ont précédé, et qui nous aideront à exprimer plus nettement notre opinion sur l’écrivain.

Il est une qualité, par exemple, qu’on ne peut refuser à M. Bersezio : c’est de conter avec intérêt, quelquefois même avec une certaine animation dramatique. Tout le monde lirait avec plaisir les pages où il décrit la villégiature aux environs de Turin, l’influence du directeur-jésuite sur la mère de famille dévote, les douleurs obscures du médecin de village affligé d’un fils idiot et d’une femme superstitieuse ; tout le monde, il est vrai, serait tenté aussi de reprocher à ces agréables nouvelles de trop ressembler à tout ce qu’on écrit en France, en un mot de manquer d’originalité. Que ce soit un peu la faute de l’auteur, on ne saurait le contester ; toutefois je n’ai garde de le rendre entièrement responsable de la déception qu’il nous cause, et j’en veux dire la raison. Pour qu’un roman, pour qu’une nouvelle nous paraisse refléter véritablement les mœurs italiennes, il faut, telle est notre exigence, que rien de ce que nous y trouvons ne ressemble à nos mœurs : c’est trop oublier que les Italiens, enfans comme nous de la race latine, ont avec nous des ressemblances nombreuses. Exiger, lorsqu’ils essaient de se peindre, qu’ils ne montrent que les différences, c’est aussi sensé qu’il le serait, pour le roman de mœurs françaises, de proscrire tout ce qui se fait chez nous comme dans les autres pays. Il n’appartient qu’à un conteur étranger, familiarisé par un long séjour en Italie avec la vie italienne, d’en élaguer tout ce qu’on appelle au-delà des Alpes des gallicismes de conduite, pour ne mettre en relief que les types et les aspects vraiment caractéristiques.

Dans le recueil d’esquisses politiques publié par M. Bersezio, le défaut qui déprécie à nos yeux ses récits domestiques est moins sensible. L’époque où l’on a pu observer chez nous quelques-uns des travers décrits par le jeune romancier n’a pas été assez longue pour nous enlever le désir de voir les avantages et les inconvéniens du régime libéral signalés par une plume étrangère. Ce régime est d’ailleurs de trop fraîche date en Piémont pour n’y pas donner lieu à mille incidens bizarres, pour n’y pas mettre en relief d’étranges, d’incohérens caractères. Enfin le respect pratique de tous les Italiens pour ce vieil et immoral adage, que la vie privée doit être murée, ne paralyse plus leur talent quand ils abordent les scènes de la vie publique. De là le piquant, l’imprévu de leurs observations, la vivacité souvent éloquente de leurs censures. M. Bersezio n’est vraiment lui-même que sur ce terrain, et cela est d’autant plus remarquable qu’il se déclare tout à fait désintéressé de la politique active, au seuil de laquelle il s’arrête, quoique tout le sollicite d’y entrer[1]. Quelle preuve plus manifeste de l’influence qu’exercent à leur insu sur les esprits les plus contemplatifs, sur les âmes les plus pacifiques, les idées de nationalité, de patrie, d’indépendance, de liberté ! C’est donc uniquement sur les nouvelles politiques du jeune écrivain que j’appellerai l’attention. Ces récits forment véritablement un tout, ils se complètent l’un l’autre. Peut-être aurait-il été d’un art plus achevé de mieux fondre les scènes et les caractères, et de faire le portrait des hommes en racontant leurs actions, au lieu d’énumérer, en quelque sorte ex professo, tous les traits dont se compose leur physionomie ; mais ce défaut, si c’en est un se remarque seulement dans la première moitié du volume et n’est pas assez grave pour déparer l’ensemble. Ce n’est là qu’une question de forme et de peu d’importance. L’important, c’était de dire la vérité, et M. Bersezio l’a dite, sinon à tous, du moins à quelques-uns, avec une finesse d’observation et une sincérité dignes d’éloges. J’ignore s’il viendra jamais à bout, j’emprunte ses propres paroles, de donner toute l’histoire du cœur et de l’esprit de l’homme à travers l’état civil, social et politique de la société contemporaine, et, à vrai dire, dans son intérêt, je ne le désire pas : pour remplir un cadre de cette étendue, il serait infailliblement conduit à faire violence à l’inspiration. Chaque sentiment n’a pas besoin de dix nouvelles et d’un volume pour être présenté sous toutes ses faces : l’effet ne serait que plus grand, si l’on en groupait plusieurs dans le même récit. Mais M. Bersezio dût-il ne pas pousser son œuvre plus avant, il aurait, par son troisième volume, rendu un service réel à tout le monde : à son pays, en lui mettant devant les yeux un miroir fidèle qui accuse nettement et peut-être grossit ses défauts ; aux étrangers, en leur donnant une idée des qualités et des vices que la vie politique développe en Piémont. Nous ne saurions mieux faire que de reproduire, d’après M. Bersezio, les principaux traits de ces vives et curieuses peintures. Lui-même sera pour nous un sujet d’études, et nous ne suivrons pas sans intérêt les impressions, quelquefois superficielles, le plus souvent justes, toujours honnêtes, que font sur un cœur droit et sur une intelligence éclairée les vicissitudes de bien et de mal à travers lesquelles passe la liberté constitutionnelle pour jeter en Piémont de sérieux fondemens.

Trois types principaux dominent le livre de M. Bersezio : l’épicurien égoïste qui, dans l’arène où se débattent les affaires du pays, recherche un terrain favorable à ses propres affaires ; — l’orgueilleux qui, pour arriver au pouvoir, sacrifie ses convictions ; — l’homme d’action qui se forme à la vie politique par la vie des camps. Il a nommé l’un Poggei, l’autre Cosma Grechi, le dernier Tiburzio. Ces trois hommes, dont chacun est le sujet d’une histoire distincte, finissent tous par se rencontrer dans les rangs du parti libéral qui se groupe autour du ministère. L’auteur a-t-il voulu montrer combien la période d’épreuves par laquelle on arrive à la vie publique en Italie est peu propre encore, à part quelques exceptions, à former des caractères énergiques, des citoyens vraiment dévoués à leur pays ? Cette démonstration eût gagné peut-être à se produire avec plus de développemens, à embrasser tous les partis au lieu de n’atteindre que le parti libéral. Quoi qu’il en soit, si les nouvelles de M. Bersezio nous laissent regretter de graves lacunes, elles n’en contiennent pas moins, je l’ai dit, beaucoup de vérités : c’est ce qui m’engage à exposer d’après l’auteur les destinées de ses trois personnages principaux, sans trop introduire la discussion dans le récit, sauf à dire mon opinion du procédé de l’écrivain, quand on le connaîtra mieux.

Le premier personnage que M. Bersezio présente à ses lecteurs, c’est donc l’avocat Jean-Bernard Poggei, député au parlement piémontais, chevalier de l’ordre des saints Maurice et Lazare. Petit et gros de sa personne, le chevalier Poggei a les épaules voûtées, le ventre rond, la figure grassouillette et dépourvue de barbe, les cheveux d’un blond cendré, les yeux semblables à ceux d’un chat, le nez effilé comme le museau d’une taupe. Une cravate blanche, une paire de lunettes, un sourire banal et pour ainsi dire stéréotypé, complètent la physionomie moitié béate, moitié solennelle, de cet important personnage. Il est marié, et se console, dit-on, de la laideur de sa femme avec d’aimables pécheresses, ce qui ne l’empêche pas d’avoir sans cesse à la bouche les grands mots de morale, de famille et de religion.

À l’université, il était le préféré de ses maîtres, et s’attachait à mériter les faveurs dont ils le comblaient. Il écoutait avec une attention scrupuleuse et avait toujours la réponse prête. D’une tenue exemplaire en classe et à la messe, il ne faisait jamais l’école buissonnière ; il ne fumait pas, ne jouait pas au billard, n’avait en un mot aucun de ces défauts par lesquels les enfans croient ressembler à des hommes, et que les hommes faits ne savent pas assez leur pardonner. Son père servait de secrétaire à plusieurs grands seigneurs, et l’avait de bonne heure imbu de cette maxime : « rien du prince, peu de Dieu, tout des nobles et du clergé. » C’est pourquoi il courtisait assidûment nobles et prêtres, sans oublier la police militaire, qui était alors le troisième grand pouvoir de l’état. Il avait su, à force de complaisances, se lier particulièrement avec le fils aîné du marquis de Baldissero, l’un des plus puissans seigneurs du royaume, et l’un de ceux à qui son père prêtait le secours de sa plume. Poggei faisait au collége les devoirs du marchesino ; il lui apportait des romans nouvellement arrivés de France pour le désennuyer pendant la leçon du professeur, que lui-même affectait, selon son habitude, d’écouter religieusement. Quand le marchesino s’absentait pour une cause plus ou moins légitime, c’était Poggei qui, à l’appel de son nom, répondait invariablement : ammalato (malade). Daignait-il se rendre au collége, n’ayant pas de meilleur emploi de son temps, Poggei se chargeait spontanément de ses livres et de ses cahiers. Son empressement, son obséquiosité, lui donnaient l’air d’un domestique.

Si loin que de telles mœurs nous portent de l’admirable égalité qui règne parmi les écoliers en France, il ne faut pas les regarder comme invraisemblables, ni même comme exceptionnelles : elles sont le fruit naturel du régime absolu et d’une longue habitude de s’incliner devant toutes les supériorités sociales. Qui ne sait que, même au sein de la libre Angleterre, les enfans de l’aristocratie et ceux de la bourgeoisie forment, dans les colléges où ils vivent réunis, comme deux courans distincts qui suivent parallèlement la même voie sans jamais se rencontrer ? Essayez donc de persuader à un Anglais que le fils d’un lord n’est pas son supérieur, par cela seul qu’il est fils de lord ! Il y a quelques années, le même respect superstitieux entourait les classes élevées de la société piémontaise, avec cette différence qu’on trouvait dans ce pays le noyau d’une opposition inconnue en Angleterre. Pour ne parler ici que du collége, à côté des enfans dociles aux anciennes traditions se trouvaient ceux des hommes qui avaient sucé le lait de la révolution française. Ceux-là, nourris de 1789, d’Alfieri et des républiques anciennes, avaient été poussés par les doctrines extrêmes de l’absolutisme dans l’extrême contraire. Ils n’aspiraient qu’au jour où ils pourraient s’affilier à la Jeune Italie. Ils ne comprenaient pas la royauté sans le blason, l’étole et le sabre, qui en étaient alors l’inévitable cortége, et à ce prix ils n’en voulaient plus. Politiques avant l’âge, — c’était alors un goût aussi général qu’il est passé de mode aujourd’hui, — ils poussaient la haine de la tyrannie jusqu’à ses plus déraisonnables limites. Ils la voyaient jusque dans la légitime et paternelle autorité de leurs préfets et de leurs maîtres ; ils croyaient se montrer dignes de la liberté en se mettant en guerre avec eux, en refusant de répondre à leurs questions ou d’assister à leurs leçons ; ils ne travaillaient qu’un mois avant l’examen, uniquement pour obtenir l’admittatur. Au milieu de ces élèves indisciplinables, le sage, le studieux Poggei paraissait un modèle et remportait tous les succès.

Il était loin cependant de se déclarer contraire aux opinions de ses camarades. Il disait hautement, quand il était sûr de n’être pas entendu des maîtres, que le journal de Mazzini devait être l’évangile de la jeunesse, et que le jour où les mères en feraient réciter les pages à leurs enfans en guise de prières, l’Italie existerait réellement. Il se prétendait malheureux dans sa famille à cause de son amour contrarié pour la liberté. Afin de prévenir les soupçons qu’aurait pu éveiller son intimité avec le marchesino, il se vantait de l’avoir converti à la cause nationale, ce que personne ne pouvait démentir, car jamais le jeune patricien n’eût consenti à échanger quatre paroles avec ses camarades roturiers. Poggei, que ses relations de famille l’avaient forcé d’excepter de cette proscription, lui servait d’intermédiaire ou plutôt de barrière, et l’empêchait de s’encanailler.

Dans les salons du palais Baldissero, où son père avait obtenu la faveur de l’amener quelquefois, le jeune Poggei gardait un respectueux silence. Maître passé dans l’art si difficile d’écouter, il recueillait, du moins en apparence, les moindres paroles du marquis, comme les Juifs au désert recueillaient la manne du ciel. Avec la marquise, il faisait montre d’une ferveur catholique à toute épreuve, sachant bien que c’était le meilleur moyen de lui plaire. Il avait ainsi obtenu dans cette puissante famille les bonnes grâces de tout le monde, et le jour où il quitterait l’université, il pouvait compter sur de sérieux protecteurs.

Reçu docteur in utroque, Jean-Bernard Poggei regarda autour de lui pour savoir quel rôle il devait prendre et quelle carrière embrasser. Ses hésitations, s’il en éprouva, furent de courte durée. La paix était profonde en Europe, et rien ne faisait prévoir qu’elle dût être bientôt troublée ; le plus pressé était donc de renoncer à cette phraséologie mazzinienne par laquelle il avait essayé de se faire des amis au collège. Puis, comme le culte des intérêts matériels lui semblait prendre la place des autres religions, il comprit tout ce que le barreau pouvait lui donner d’influence et d’argent, et il annonça solennellement qu’il voulait se consacrer à la défense de la veuve et de l’orphelin. Il entra donc chez un avocat vieilli dans le métier, et qui avait une fille à établir. Si laide que fût la demoiselle, — et il n’y avait là-dessus qu’une voix à Turin, — l’habile Poggei voyait dans l’éventualité d’un mariage avec elle une affaire excellente, c’est-à-dire une belle dot et la succession assez prochaine du beau-père. C’était un calcul d’autant plus savant qu’à cette combinaison l’avocat émérite pouvait trouver son compte, c’est-à-dire la tranquillité de ses vieux jours et l’assurance que son héritage tomberait en des mains capables de continuer son œuvre. L’union fut donc bientôt conclue ; le marquis de Baldissero voulut bien signer au contrat et tenir au bout de neuf mois sur les fonts baptismaux un affreux petit bambin. L’honorable Poggei, devenu avocat du marquis, le fut bientôt des principales communautés religieuses ; il méritait bien cette faveur, s’étant, dès son entrée dans la chicane, affilié à plusieurs pieuses et puissantes congrégations. En peu d’années, il acquit de cette façon une belle fortune : il gagnait, bon an mal an, une vingtaine de mille francs, somme considérable à Turin. Pour se consacrer tout entier à sa lucrative profession, il avait dû renoncer aux emplois, et il l’avait fait sans regret. Il comprenait bien que même la protection du marquis n’aurait pu le pousser très haut en un temps et dans un pays où la politique semblait être, sous la haute direction du roi, le privilège exclusif de l’aristocratie.

Cependant la grande crise de 1848 approchait ; elle aurait déconcerté tous ses calculs, s’il n’avait eu l’adresse du chat, qui, lorsqu’on le lance en l’air, sait toujours retomber sur ses pattes. Dès 1846, il avait remarqué qu’une certaine hésitation semblait se manifester relativement au système suivi jusqu’alors ; il voyait bien que le Messaggiere Torinese, journal officiel, devenait plus hardi, et qu’on commençait à tolérer certaines allusions voilées aux sentimens italiens dans de modestes articles de théâtre ou de variétés. Quelques réfugiés des autres états de la péninsule pouvaient même, sans être inquiétés, séjourner dans les états sardes. Enfin le gouvernement ne donnait plus les mains à toutes les rigueurs de la police ; il essayait même de la décider à plus d’indulgence. Telle était cependant la force de l’habitude, qu’on pouvait sérieusement mettre en question si le pouvoir central ne serait pas obligé à la fin de céder à ses agens. On pouvait craindre en outre que toutes ces apparences de douceur ne fussent qu’une feinte pour amener les libéraux à se découvrir, et pour les jeter ensuite en prison. D’autre part, si elles étaient sincères, il pouvait être fort avantageux d’avoir marché l’un des premiers dans les voies nouvelles. Après avoir bien regardé autour de lui, l’avocat Poggei pensa que le plus sage était de ménager, comme on dit vulgairement, la chèvre et le chou, et de se tenir prêt à tout événement. En conséquence il recommença de faire le libéral avec les libéraux, mais cette fois en usant d’une réserve qui ne rappelait guère le mazzinien d’autrefois, tandis qu’il resserrait secrètement les liens qui l’attachaient au parti austro-clérical. Un journal littéraire sans portée, dont il s’était fait le directeur pour avoir un pied dans la presse, s’enhardit jusqu’à dire que le Piémont n’était pas en Chine, mais dans un pays opprimé, occupé en partie par l’étranger, et qu’il suffirait d’une légère réforme dans le gouvernement pour que les Piémontais se crussent au paradis terrestre.

Lorsqu’on vit enfin le roi Charles-Albert se dévouer à la sainte cause de la résurrection italienne, la jeunesse, qui avait jusqu’alors conservé ses croyances et ses aspirations radicales, s’empressa de les abjurer ; elle se rallia autour du prince qui ne craignait pas de compromettre sa couronne pour faire en sorte que l’Italie fût autre chose qu’une dénomination géographique. Les anciens camarades de Poggei, choqués de son empressement à renier sa foi politique du collége, lui avaient fait dans divers journaux une guerre d’épigrammes qui les avait brouillés. Heureusement Poggei n’était pas homme à se souvenir des injures : il recommença de saluer ses amis d’autrefois, d’aller à eux pour leur serrer la main ; bientôt il fut le plus ardent de tous. Il ne parlait que d’insurrections, de croisades contre les barbares ; il accusait le prince, les ministres, les citoyens, le temps, le ciel, de lenteur, de tiédeur, d’injustice. Alors que tout le monde était plein d’une folle, mais généreuse confiance, il témoignait une défiance marquée, et avertissait ses amis de se tenir en garde contre les riches et le clergé. Il ne faisait d’exception que pour le marchesino, dont il ne cessait de vanter le patriotisme.

Si clairvoyant que fût l’avocat Poggei, la nature de ses conseils aurait dû faire révoquer sa sincérité en doute, car il n’était guère politique, en un pareil moment, de décourager les dévouemens même les plus équivoques ; mais le moyen de repousser un homme qui parlait plus haut et plus ferme que tout le monde, qui se plaignait d’être retenu dans la vie civile par ses devoirs de père de famille, et qui semblait inconsolable de ne pouvoir se faire soldat ! On ne remarquait pas qu’à la moindre hésitation du gouvernement, le bouillant Poggei inclinait plus visiblement à contenir l’ardeur populaire, à reprendre les allures de la prudence ou plutôt de la timidité, et que les libéraux, ses amis, ne le rencontraient plus nulle part. Le travail de son cabinet et les fatigues de l’audience étaient, dans tous les cas, une excuse suffisante pour ces singulières disparitions.

Il ne fallut pas moins que les réformes d’octobre 1847 pour lui rendre son ardeur. On sait combien ces réformes étaient insignifiantes, et néanmoins quelle joie immense, quel enthousiasme universel les accueillit, preuve manifeste de la nécessité de modifications profondes dans le gouvernement piémontais. « On pouvait enfin, dit M. Bersezio, qui a vu ces événemens de près, marcher la tête haute, regarder qui que ce fût en face, sans craindre de voir dans sa personne la dignité humaine méconnue, et d’être traité, pour délit de libéralisme, comme un voleur ou un assassin. Quant à Poggei, incapable de comprendre le prix d’une semblable conquête pour des hommes de cœur, il était loin de s’associer à l’enthousiasme général ; il se plaignait amèrement de l’insignifiance des réformes accordées et soutenait que le gouvernement aurait pu sans danger faire de plus larges concessions. L’instinct populaire fut, en cette occasion, plus politique que toute la finesse des habiles ; la moindre réforme, étant un coup porté à l’Autriche, devait être accueillie avec reconnaissance. Les démonstrations de la joie publique devinrent si éclatantes, que Poggei jugea prudent de s’y associer. Il cessa de murmurer les mots de tromperie et de trahison pour parcourir les rues, une large cocarde sur la poitrine et une bannière à la main ; il embrassait les ouvriers, les portefaix, criait : vive le roi ! vivent les réformes ! se faisait le promoteur d’un banquet pour le corps des avocats, y prononçait un long discours bien chaleureux, qu’il faisait ensuite imprimer et distribuer dans la ville par milliers d’exemplaires. Convive et orateur dans tous les banquets qui suivirent, il vit bientôt son portrait lithographie s’étaler derrière les vitres des principales boutiques de la capitale, comme celui d’un grand citoyen. Enfin, pour continuer l’édifice de sa réputation si adroitement commencé, Poggei transforma son journal littéraire en un journal politique. Il lui donna un titre séduisant, la Conciliation, et y accueillit tous les hommes de talent qui avaient à faire oublier leurs opinions passées. Son patriotisme cependant ne lui faisait pas négliger ses intérêts personnels : de sa propre autorité, il se créa directeur et administrateur du journal transformé, et s’alloua une somme annuelle de 5,000 livres pour s’indemniser de ses fatigues et de ses peines.

En voyant son libéralisme osciller comme un pendule entre la modération et l’enthousiasme, suivant les circonstances, et devenir pour ainsi dire le thermomètre de l’opinion, personne ne s’étonnera, j’imagine, que, même au temps de sa plus grande ferveur, l’avocat Poggei n’ait pas négligé certaines relations qui pouvaient en d’autres temps lui redevenir utiles. Il se rendait dans les salons le soir, ce qui lui évitait l’inconvénient d’être vu par ses amis de la place publique ; on le recevait comme un parasite, par un reste d’habitude, ou comme un instrument qu’il ne fallait pas dédaigner. En mettant le pied sur le seuil, il se dépouillait de ses allures populaires ; là aussi l’on aurait pu le prendre comme un thermomètre. Triste et abattu dans les commencemens, il se montra bientôt menaçant et courroucé, plus tard moqueur et ironique, à l’imitation de ses nobles protecteurs. Bourgeois, il souriait et applaudissait à toutes les insultes prodiguées à la bourgeoisie. Qu’étaient pour lui des sacrifices d’amour-propre qui pouvaient s’escompter à beaux deniers comptans ? Les confidences du marquis de Baldissero l’amenèrent à prendre rang parmi ceux qui marchèrent les premiers dans les voies de l’avenir et du progrès. Admis aux conseils secrets de Charles-Albert, le marquis apporta un soir chez lui cette nouvelle inattendue, que le roi songeait à donner une constitution à ses sujets. Poggei était présent. Le lendemain, sans rien répéter de ce qu’il avait entendu, il parcourut toute la ville, préconisant à haute voix le régime constitutionnel, l’équilibre des pouvoirs, les formes représentatives, les droits parlementaires. Dans ses momens de loisir, il étudiait les discussions des chambres anglaises et françaises, « afin, dit l’auteur, de devenir un Palmerston in-dix-huit. »

Ce qui m’étonne après tant d’efforts, c’est qu’un tel personnage ait, au dire de M. Bersezio, échoué dans sa première candidature parlementaire. Son concurrent avait beau être un exilé de 1821, c’est-à-dire un homme qui avait fait ses preuves de patriotisme autrement qu’en paroles : je ne puis admettre le fait qu’à titre d’exception ; or ce n’est pas une exception que M. Bersezio veut mettre sous nos yeux. Le grand citoyen dont on avait lu les innombrables discours et vu le portrait aux étalages sous les portiques de la rue du Pô devait trouver sa place au premier parlement de son pays. Admettons cependant de la part des électeurs en cette occasion une intelligence des hommes dont ils font rarement preuve : Poggei trouva des consolations au cercle (club) della Rocca, dont il fut l’un des principaux orateurs. C’est là qu’il se livra à tous les emportemens de la passion et de l’éloquence dans la déplorable affaire de la future capitale du futur royaume de la Haute-Italie. Sa clientèle d’avocat était à Turin, il ne se souciait guère d’appartenir à un barreau de province, et si, comme il l’espérait bien, il devenait un jour député, il voulait n’être pas réduit à sacrifier ses intérêts pendant la moitié de l’année, et pouvoir mener de front ses affaires privées, celles de ses cliens et celles de l’état. C’est pourquoi au club et dans la presse nul ne soutint plus ardemment que lui les droits de Turin à rester capitale d’un royaume qui aurait eu pour principales villes Milan et Venise ; il faisait de la propagande dans les rues, publiait des libelles anonymes, rédigeait des pétitions à la chambre et ouvrait des souscriptions.

Durant quelques jours, après les revers de la campagne de Lombardie, il se déclara partisan du ministère démocratique présidé par Gioberti, parce qu’il voyait bien que l’opinion générale, d’accord avec la volonté du roi, amènerait avant peu la reprise des hostilités ; mais le désastre de Novare le ramena sans transition à l’extrémité opposée : il ne faisait bon qu’à droite, puisque la réaction allait avoir le dessus. Personne ne fut donc plus étonné que lui de voir qu’après les premiers momens de confusion et d’incertitude, la loyauté du nouveau roi maintenait le statut, et que, contre toute attente, le gouvernement rentrait dans les voies constitutionnelles et libérales. En homme sincère, il reconnut qu’il s’était trop pressé, et il revint sans pudeur sur ses pas. Désormais dévoué aux ministres, il abandonna le journal de la droite qui l’avait adopté, et il apporta aux feuilles du gouvernement des élucubrations presque quotidiennes, qui, à défaut d’autre mérite, témoignaient de cette sorte de zèle que proscrivait M. de Talleyrand. Il se démena si bien, que le cabinet finit par céder à ses instances et par le porter comme candidat officiel dans un tout petit collège. Cette fois, Poggei, instruit par l’expérience de son précédent échec, se transporta sur les lieux et dressa ses batteries. Au curé il promit de défendre la religion, d’amener un concordat avec Rome et de faire élever le chiffre de ses appointemens. Le pharmacien, chef du parti libéral, avait un mauvais procès ; Poggei lui promit de le lui faire gagner, et ajouta que, s’il était nommé député, la route royale pourrait bien avant peu faire un coude tout exprès pour passer devant l’officine de l’honorable praticien. Pharmacien et curé employèrent leur influence, d’ordinaire opposée, pour faire triompher une candidature qui promettait de leur être si favorable, et Poggei fut élu. Présentement il profite de sa position politique pour augmenter sa clientèle, de son journal pour fortifier sa position politique, de son droit de voter pour attirer les faveurs ministérielles sur lui d’abord, puis sur les siens et sur ses commettans. Il s’est fait décorer, bientôt il se fera noble, en attendant qu’on le fasse ministre, ce qui pourrait bien ne pas tarder.

Je voudrais croire que le chevalier Poggei est un personnage de fantaisie, moins vrai que vraisemblable ; malheureusement les originaux de cette espèce ne sont pas rares, et nous sommes fondé à croire que ce caractère fait plus d’honneur au talent d’observation qu’à l’imagination de l’auteur. Ce qu’on peut reprocher à M. Bersezio, c’est d’avoir trop forcé les teintes, et surtout d’avoir fait son héros tout d’une pièce. À tout prendre, Poggei n’est pas un méchant homme, c’est une conscience élastique, un de ces égoïstes qui pensent que charité bien ordonnée commence et finit par soi-même ; mais la bonté, peut-être la vertu, doit se trouver quelque part dans cette nature peu sympathique : l’impartialité, la vérité, voulaient que l’auteur ne passât point sous silence ce qui peut nous réconcilier avec le personnage et nous montrer l’homme tel qu’il est, ni entièrement bon, ni entièrement mauvais. On peut d’ailleurs plaider pour Poggei les circonstances atténuantes. Les vicissitudes qu’a traversées le Piémont durant ces dernières années ont rudement éprouvé les caractères, et il n’est pas étonnant que des hommes soumis jusque-là au pouvoir absolu, qui les dispensait d’agir et de penser par eux-mêmes, n’aient pas compris du premier coup en quoi consistait la probité politique et quelles en étaient les exigences, sans compter que, dans une foule de questions, quelquefois les plus importantes, le pour et le contre pouvaient être honorablement soutenus. En réduisant à des proportions raisonnables les travers de Poggei, peut-être trouverait-on en lui un député qui a fait l’éducation de sa conscience, et qui, après des tergiversations inexcusables, s’est très sincèrement dévoué au gouvernement établi, dont il confond les destinées avec ses propres intérêts. Il n’est pas si facile, à ce qu’il paraît, d’être, je ne dis pas un honnête homme, mais un citoyen honnête, puisque les crises politiques dans tous les pays nous offrent le désolant spectacle de tant de faiblesses, je ne veux employer qu’un mot dont on ne contestera pas la modération. Quiconque se rappelle les palinodies de nos années révolutionnaires y regardera à deux fois avant de jeter la pierre aux empiriques piémontais dont le député Poggei est l’image, si toutefois l’on admet que la caricature soit encore un portrait.

Le second personnage de cette galerie, plus triste que le premier, ne manque pas non plus de vérité. Le chevalier Grechi de Savornio est un homme hautain, solennel, gonflé de lui-même ; sa tête est chauve et fièrement rejetée en arrière, son sourcil froncé et son regard sévère. Vêtu avec recherche, il porte invariablement une haute cravate blanche ; le ruban vert est à sa boutonnière, et une tabatière d’or ne quitte jamais sa main. On dirait que sur lui reposent les destinées du monde, tant il se considère avec respect. Malgré ces dehors superbes, Cosma Grechi ne diffère pas beaucoup au fond de Poggei. L’un et l’autre veulent parvenir et jouir ; mais l’un recherche surtout l’argent et les honneurs, l’autre l’exercice du pouvoir et la considération. Cosma était né Grechi tout court, d’une famille opulente que des revers de fortune imprévus avaient réduite à la misère. Lorsque cette catastrophe arriva, il était déjà d’âge à comprendre tout ce qu’ont de cruel des privations dont on n’a pas l’habitude. Il avait dû solliciter et s’estimer heureux d’obtenir un modeste emploi dans un ministère ; ses émolumens servaient à l’entretien de sa nombreuse famille : il avait deux sœurs et un frère tout jeunes encore. Son père et sa mère, aigris comme lui par le malheur, lui rendaient le foyer domestique insupportable. N’entendant que des plaintes et des paroles amères, il avait hâte de s’échapper ; mais au dehors son orgueil le condamnait à l’isolement : il n’aurait pas voulu fréquenter des camarades ou des collègues moins gênés que lui. Il n’avait donc ni ami ni maîtresse. Le hasard plaçait-il sur sa route quelqu’un de ceux qu’il évitait, il les abordait avec embarras, parlait peu et s’enfuyait au plus vite. Obligé de se replier sur lui-même, il creusa profondément le sillon de sa pensée, sans regarder ni à droite ni à gauche, dans la direction que sa position personnelle lui indiquait naturellement. La solution du problème de la misère et de l’inégalité sociale devint l’objet unique de ses réflexions : il prit en pitié, comme des esprits à courte vue, tous les jeunes hommes qu’enflammait exclusivement l’amour de la patrie ; il les regarda, dit M. Bersezio, comme gens qui, pouvant obtenir un grand trésor, se contentent de désirer une seule pièce de monnaie. Cosma Grechi ne comprenait pas que la question politique est trop compliquée en Italie pour que l’heure soit venue de la question sociale.

Sa foi socialiste, ouvertement déclarée, fut bientôt mise à l’épreuve : elle lui valut une destitution qui priva sa famille d’une moitié de ses ressources. De là des récriminations amères contre le penseur imprudent. On avait tort de l’aigrir au sujet d’un malheur irréparable ; enivré de son rôle de victime, il eut à son tour le tort grave de céder à la colère et d’abandonner tout à fait la maison paternelle, où il laissait ses jeunes frères à la charge exclusive de son père, devenu veuf. Le parti démocratique ayant ouvert une souscription à son profit, il en abandonna le montant aux pauvres, malgré la misère à laquelle il était réduit, pour obtenir les applaudissemens de la multitude et enlever l’admiration ou l’estime de ses adversaires. Ainsi jeté dans la vie politique, il fonda un journal où il exagéra encore les doctrines de Mazzini, mais que le talent du publiciste fit lire avec curiosité tant que dura la crise. La défaite de Novare et la réaction qui en fut la suite mirent fin à ce succès éphémère : personne ne voulut plus imprimer ni la feuille, ni les opuscules socialistes de Cosma Grechi. Ce retour à la misère trouva l’ancien publiciste plein de courage : d’abord la misère n’était plus pour lui une inconnue ; ensuite il se flattait d’en conjurer les plus terribles menaces, de pourvoir par son travail aux besoins les plus impérieux de l’existence, car depuis longtemps il savait se priver du superflu. Le malheureux avait compté sans la célébrité que ses écrits lui avaient faite : exclu nécessairement des services publics, il ne trouva chez les particuliers que répugnance ou timidité. Pour un motif ou pour l’autre, aucun banquier, aucun industriel ne voulut donner dans ses bureaux la moindre place au dangereux socialiste. Réduit à se réfugier dans une mansarde, à vendre peu à peu tout ce qu’il possédait, il finit, quel supplice pour son orgueil ! par demander quelques secours en argent ou en nature à celles de ses connaissances qui consentaient encore à lui faire dans l’occasion l’aumône d’une poignée de main.

On devine de quelles réflexions dut être assaillie dans ses loisirs forcés cette âme ardente et inquiète. Cosma Grechi avait trente-cinq ans, l’âge où l’ambition vient aux hommes les plus obscurs ; or il avait déjà savouré les triomphes, sinon de la gloire, du moins d’une bruyante renommée ; il désirait boire de nouveau à cette source empoisonnée ; il sentait se réveiller en lui, par la force du souvenir et l’attrait des contrastes, le goût de toutes ces jouissances matérielles qu’il avait connues dans son enfance, et il se disait qu’il n’avait rien à espérer, s’il continuait à marcher dans la ligne politique à laquelle il devait un nom. Sans avoir de parti pris, il comprenait la nécessité de la prudence, cette vertu mère de toutes les lâchetés. Il se répétait à lui-même ce sophisme commode de tous les ambitieux, que si son pays ne voulait pas le suivre dans les voies qu’il jugeait les meilleures, ce n’était pas une raison pour condamner éternellement son talent à d’infructueux loisirs, et qu’il était honorable, après tout, de rentrer dans la vie publique, même au prix de certains sacrifices d’opinion, quand on avait la conviction de pouvoir être utile à ses concitoyens. Sans qu’il s’en doutât, son âme était à vendre et n’attendait plus qu’un acheteur. Un jour le démon tentateur grimpa jusqu’à sa mansarde sous les apparences de l’avocat Poggei.

Poggei avait connu Grechi au cercle della Rocca, dont celui-ci était le plus éloquent orateur. Dans le moment fort court où l’on put croire, à Turin, au triomphe des idées démocratiques, il s’était montré l’un des plus fervens admirateurs de ce talent sauvage, et l’avait poussé vers les exagérations déraisonnables auxquelles il se sentait lui-même, porté en sa qualité de nouveau converti. L’un des premiers, il avait souscrit à son journal, et l’un des premiers aussi, après la débâcle, il avait commencé de détourner la tête du plus loin qu’il apercevait le fougueux tribun. Cependant, lorsqu’il fut devenu un fervent apôtre de la foi constitutionnelle et le défenseur quand même du ministère, il sentit le besoin d’une plume vigoureuse et vive pour donner de la valeur au journal modéré qu’il patronait. Après avoir cherché quelque temps autour de lui, il songea à Cosma Grechi. Si invraisemblable que fût l’acceptation de celui-ci, Poggei n’en désespéra pas : sous ses dehors hautains et graves, l’homme de chicane avait flairé l’ambitieux ; il n’eut donc pas pour s’adresser à lui les hésitations et les scrupules qu’un cœur droit eût éprouvés. Quand le chevalier Poggei entra dans la pauvre mansarde, Grechi rougit d’être surpris au sein d’une si profonde détresse : cette impression, si fugitive qu’elle pût être, fut pour l’œil observateur de l’arrivant un indice certain des dispositions conciliantes où il trouvait l’ancien socialiste. Plus les souffrances matérielles étaient grandes, plus l’apôtre ferme et convaincu aurait dû s’en montrer fier. Un peu remis de sa surprise, Gréchi laissa errer sur ses lèvres un étrange sourire.


« — Vous le voyez, dit-il, j’ai voulu mettre les pauvres dans l’aisance, et j’en suis puni moi-même par la pauvreté.

« — Il en est toujours ainsi, répondit Poggei, et vous qui êtes un homme de talent, vous auriez dû comprendre le sens de la fable de Prométhée. S’il vous arrive jamais de ravir une étincelle au feu du soleil, ne soyez pas assez fou pour la donner à d’autres ; gardez-la pour vous et n’oubliez plus cette maxime de sens commun, qu’il faut d’abord songer à soi. Vous avez voulu faire la fortune de tout le monde, et vous n’avez pu faire même la vôtre. C’est votre faute, mais je ne vous la reproche pas, parce que le vent était à la folie et que les têtes les plus fortes ont été mises à l’envers, jusqu’à la mienne, qui, si elle n’est pas des plus fortes, est au moins des plus prudentes. Maintenant il est temps de revenir à la raison ; il faut que les hommes de valeur songent à eux et à leur pays.

« Grechi, l’œil soupçonneux et scrutateur, l’interrompit brusquement : — Pourquoi tous ces discours ? dit-il. Que me voulez-vous ?

« — Je veux, reprit Poggei, que votre vie, vos talens, vos études soient utiles à votre pays et à vous-même ; je veux vous arracher à cet abîme de misère et d’erreur où vous vous enfoncez de plus en plus, et vous procurer l’existence que vous méritez. Laissez-moi finir, ajouta-t-il en voyant que Cosma faisait mine de l’interrompre encore. Qu’espérez-vous ? Que les gens médiocres se perdent, s’ils le veulent, je n’y vois pas d’inconvéniens ; mais quant aux sages et aux forts comme vous, il importe à l’humanité que cela ne soit pas. Les intelligences supérieures ne sont pas assez nombreuses pour que l’une d’elles puisse s’éteindre dans l’oisiveté, uniquement parce que les théories qu’elle a rêvées sont irréalisables. Tous les partis ont besoin d’esprits tels que le vôtre et sont prêts aux plus grands sacrifices pour se les attacher. Personne n’a le droit de refuser l’emploi, de déserter le poste où il peut faire du bien. Je ne viens pas vous dire de renoncer à vos opinions, Dieu m’en garde ! conservez-les religieusement au fond de votre âme, je n’en aurai pour vous que plus d’estime ; mais parce que vous avez échoué pour le moment, ne boudez pas votre pays, et songez à votre avenir. Vienne le jour où vos idées pourraient triompher, vous serez en mesure de les pousser en avant, car vous aurez acquis de l’autorité et de l’expérience. Si vous n’aviez perdu votre place par votre imprudence, vous seriez maintenant l’un des premiers employés de votre ministère. Laissez dire les sots : où sont la richesse et la puissance, là se trouvent aussi l’honneur et la raison. Le monde estime et loue la constance dans les opinions, mais il apprécie infiniment plus la richesse et ceux qui réussissent. Vous voyez ce qu’on gagne à servir le peuple ! S’agit-il de mettre quelqu’un sur la croix ? Son choix sera bientôt fait : il crucifie le défenseur de ses droits et crie vive Barrabas ! Pour faire son chemin, il faut servir les princes, les riches, les gouvernemens, l’ordre, la propriété, en un mot tout ce qui a poussé dans le sol de profondes racines. Voulez-vous la gloire et le pouvoir, pour faire le bien s’entend : appelez-vous monsieur million. Puisque tout prouve qu’on ne peut abattre la barrière qui sépare les riches des pauvres, les puissans des faibles, contentez-vous de la franchir pour votre compte, et sachez vous joindre au petit nombre des heureux.


Aux tentations intellectuelles Poggei ajoute habilement, en dernier lieu, celles de la matière, l’or, les splendeurs de la vie et des dignités ; il fait appel à la vanité et aux sens de Cosma Grechi. Celui-ci l’écoute absorbé, la tête entre les deux mains, et le laisse recommencer en d’autres termes. À la fin, il discute, se défend, parle de sa vertu, de son honneur… Poggei est trop fin pour s’y tromper. Il sait qu’il en est de la conscience de l’homme comme de l’honnêteté de la femme : quiconque s’éloigne aux premières paroles de tentation, sans discuter, sans en vouloir entendre davantage, est vraiment incorruptible ; mais quand on consent à écouter les argumens de l’adversaire, quand on s’abaisse à les combattre, on est vaincu d’avance, alors même qu’on souhaiterait encore de ne pas succomber.

Deux jours après cet entretien, Cosma Grechi habitait un fastueux appartement et paraissait splendidement vêtu dans les rues, à la grande surprise de ceux qui avaient remarqué sa détresse pour en gémir ou s’en moquer. En même temps le journal de Poggei publiait de brillans articles du révolutionnaire converti sur les révolutionnaires à convertir. Cette volte-face se fit du reste avec ménagement et par gradation. Grechi garda d’abord les apparences d’un libéralisme inclinant vers la gauche, et peut-être croyait-il pouvoir s’arrêter ainsi à moitié chemin de la palinodie. Ses patrons laissèrent prudemment aller les choses, et en peu de jours, excité par la polémique, par les accusations des partis, par les exigences et les reproches des moins perspicaces de ses nouveaux amis, Cosma en vint à brûler sans pudeur tout ce qu’il avait adoré. Il ne faut pas s’y tromper : s’il souffrit quelque temps, il fut bientôt sincère dans sa foi nouvelle et crut remplir un devoir. La prospérité, l’accueil qu’il recevait dans les meilleures sociétés du monde officiel, les égards dont l’entouraient, les conseils que lui demandaient presque avec déférence ceux qui sentaient avoir besoin de lui, toutes les jouissances du bien-être et de la vanité satisfaite achevèrent de le réconcilier avec lui-même. Pour prix de ses services, il obtint une place importante dans les bureaux du ministère où il figurait, quinze ans auparavant, comme l’un des plus humbles employés.

Parvenu dès lors à se refaire une position qui, si elle ne contentait pas entièrement son ambition, grandie avec sa fortune, lui permettait du moins de caresser sans folie les plus beaux rêves, Cosma Grechi s’était flatté qu’une fois le sacrifice accompli de ses opinions politiques, il n’aurait plus, pour avancer rapidement dans sa carrière, qu’à remplir avec ardeur et dévouement les devoirs de sa charge. C’était encore une honnêteté relative dont il faut savoir gré aux hommes qui ont renié leur passé. Il fut cruellement déçu dans son espérance. Un haut personnage, à la protection duquel il devait beaucoup et qu’on réputait ami trop passionné du beau sexe, le fit un jour appeler et eut avec lui un entretien particulier. Le sujet de cet entretien resta enveloppé d’un profond mystère ; mais à partir de ce jour, tout le monde, dans les bureaux, remarqua l’air sombre et taciturne de Grechi. Dans les réceptions, ses collègues, ses rivaux se réjouirent de voir que le haut personnage dont il s’agit l’accueillait avec une froideur marquée et répondait à peine à son salut. Sur ces entrefaites, une place d’intendant provincial vint à vaquer : elle était l’avancement naturel et légitime du transfuge, elle lui avait été promise ; cependant un autre l’obtint. La disgrâce était évidente, ce fut pour tous ceux qu’avaient froissés les allures hautaines de Cosma Grechi une occasion de se venger en l’humiliant, en l’irritant à leur tour par des allusions malignes, par des sourires moqueurs et insultans. Pendant quelques jours, Cosma Grechi supporta patiemment tous ces outrages mal déguisés ; mais, voyant qu’il ne faisait par là qu’enhardir ses ennemis, il reparut bientôt au milieu d’eux la tête haute, le dédain aux lèvres, comme un homme sûr de prendre sa revanche. On apprit en même temps qu’il venait d’obtenir une nouvelle entrevue avec le haut personnage, cause probable de sa disgrâce. Peu après, il recevait la croix de chevalier et découvrait, dans de vieux papiers de famille, qu’il pouvait, sans trop d’invraisemblance, s’appeler Grechi de Savornio. Son ruban tout neuf et sa fraîche noblesse facilitèrent ses négociations matrimoniales. Il épousa une veuve élégante et riche, qui avait hâte de se bien remarier, n’étant plus de première jeunesse. Le haut personnage daigna signer au contrat et faire nommer, pour son cadeau de noces, le chevalier Grechi de Savornio secrétaire général de son ministère. Arrivé là, le chevalier se nomma bientôt lui-même intendant de division, l’une des charges les plus considérables du royaume de Sardaigne. En moins de huit ans, il a refait ainsi sa carrière brisée : il s’acquitte d’ailleurs de ses fonctions avec la même exactitude, le même zèle, la même intelligence que par le passé ; mais il sait désormais qu’il faut autre chose pour parvenir au premier rang, et la conscience de n’y être arrivé qu’à force de lâches complaisances le trouble dans son triomphe.

Il faut tenir compte à M. Bersezio des nuances qu’il a su apporter dans la composition de ce triste personnage. Au début, Cosma est parfaitement honorable malgré quelques défauts de caractère, malgré les idées excessives auxquelles il est conduit par le malheur. Ne faut-il pas garder quelque pitié à cette déplorable victime d’une réaction exagérée ? Oui, alors même qu’il descend encore en prêtant la main à de mystérieuses débauches, car l’ambition toute seule n’a pas suffi à l’y décider, il y a fallu en outre ces mille piqûres d’amour-propre que lui font endurer des collègues jaloux, et qui irritent son orgueil plus que n’auraient pu le faire de cruelles persécutions. Pourquoi cependant, à côté de cette chute, entourée comme à plaisir des circonstances les plus atténuantes, M. Bersezio ne nous a-t-il pas montré celle de ces hommes qui tombent par abjection native et qui changent moins parce qu’il faut vivre que parce qu’ils veulent vivre dans le luxe et les dignités ? Je ne puis passer outre non plus sans dire avec quelle surprise je vois un libéral, animé des sentimens les plus généreux, accorder une si grande place, dans ce tableau de la société politique en Piémont, à deux hypocrites, à deux hommes faits pour déshonorer le parti constitutionnel. Évidemment le jeune auteur est choqué outre mesure de la manière dont se recrute ce parti ; mais il y a dans son étonnement un peu de naïveté, qu’il me permette de le lui dire, et beaucoup d’inexpérience. De quel côté veut-il donc que se tournent les consciences faciles et les âmes ambitieuses, si ce n’est vers le pouvoir, qui dispense les places et les faveurs ? Que M. de Cavour cède son portefeuille à M. Solaro della Margarita, tous les Poggei, tous les Grechi des états sardes seront aussitôt partisans déclarés du régime absolu. Dans tous les cas, s’il est plus utile de flétrir le mal que de louer le bien, il était nécessaire, je ne crains pas de l’affirmer, de tracer, par opposition aux tartufes du libéralisme, le portrait de quelqu’un de ces hommes honnêtes et modestes qui soutiennent par conviction et sans esprit de calcul ces idées constitutionnelles desquelles dépendent aujourd’hui la gloire et le bonheur du Piémont. M. Bersezio, je le sais, a voulu mettre sous nos yeux dans son troisième récit le modèle du vrai patriote, mais fallait-il donc le chercher, comme il l’a fait, parmi les volontaires venus des états romains pour défendre en soldats la cause italienne ? Ce que nous voudrions voir, ce n’est pas seulement le patriote qui se dévoue et court à la frontière, c’est aussi l’honnête citoyen qui accomplit modestement sa tâche dans la vie civile, et pour qui la défense des principes constitutionnels est une source de sacrifices et non de richesses ou d’honneurs. Quoi qu’il en soit, voyons quelle a été la destinée du patriote romain, le héros du troisième de ces récits politiques.

Mario Tiburzio avait connu le malheur dès son enfance. Son père, successivement soldat de Napoléon et de Murat, puis carbonaro après leur chute, avait été compromis dans les mouvemens insurrectionnels de 1831 et conduit aux galères, où le chagrin, la fatigue, le regret de sa cause et de sa famille perdues, causèrent promptement sa mort. Ce souvenir rongeait l’âme du jeune homme ; sa mère et un digne prêtre, don Ardinghi, ancien ami de son père, avaient toutes les peines du monde à le retenir dans les limites de la prudence, au moins jusqu’au moment opportun. Pour l’entraîner avant l’heure, il ne fallut rien moins que les provocations mystérieuses d’un libéré politique, nommé Landuzzi, qui avait acheté sa liberté en consentant à mettre au service de la police pontificale la connaissance qu’il avait des conspirations et des conspirateurs. Ce misérable n’eut pas de peine à persuader au crédule jeune homme que le vieux Tiburzio, son ancien compagnon au bagne, lui avait confié en mourant ses dernières volontés, et qu’il recommandait expressément à son fils de se dévouer sans plus de retard à l’affranchissement de sa patrie. Ces paroles étaient un ordre, et Mario se laissa entraîner dans les sociétés secrètes. Initié par un traître, il ne pouvait tarder, on le comprend, à tomber sous la main de la police. Ayant réussi à s’échapper pendant qu’au sortir de la sacrée-consulte, qui lui avait fait subir un premier interrogatoire, on le conduisait à sa prison, il se déroba aux poursuites des soldats en semant sur sa route, pour les attarder, tout l’argent qu’il avait sur lui. Ce stratagème eut un plein succès ; Mario, une fois hors de Rome, pouvait partir pour un exil qui aurait assuré sa liberté. Il préféra rejoindre dans les Marches et les Romagnes les bandes insurrectionnelles du médecin Muratori et du capitaine Ribotti. Pris une seconde fois et les armes à la main, il fut condamné à mort et ne dut sa délivrance qu’au dévouement de don Ardinghi. Cet ami dévoué était allé trouver le tout puissant Gaetano Moroni, barbier, valet de chambre et confident favori de Grégoire XVI. Gaetanino, comme les Romains l’appelaient, voulut bien se souvenir que le vénérable prêtre lui avait rendu dans le temps quelques services : il lui exprima le regret de ne pouvoir rien faire directement pour son protégé, à cause de la résolution prise par le gouvernement pontifical de déployer la plus grande rigueur contre les insurgés ; mais il lui dit en confidence qu’il n’était pas impossible d’acheter le directeur des prisons de Bologne, à la seule condition de s’y prendre avec adresse. — Cela fait, ajouta Gaetanino, vous n’aurez, pour rendre la liberté à votre jeune ami, qu’à donner des buone mancie (pourboires) à droite et à gauche sur son passage.

Le barbier connaissait bien les employés de l’administration pontificale ; la chose réussit à souhait, et Mario put se retirer en France, d’où il ne revint en Italie que lorsque le drapeau tricolore arboré à Turin lui permit de pénétrer sans danger dans les états sardes. Des hostilités sérieuses allaient éclater sur les bords du Tessin, et Mario désirait ardemment être enrôlé dans les bersaglieri, excellent corps de tirailleurs formé sur le modèle de nos chasseurs d’Afrique, et qu’il prévoyait bien devoir être au premier rang lorsque la campagne commencerait. Sa qualité de Romain était un obstacle à l’accomplissement de ses désirs, car à cette époque le gouvernement piémontais n’avait pas encore conçu la généreuse pensée de voir dans tout Italien qui viendrait lui demander asile un citoyen des états sardes. Cependant l’avocat Poggei avait porté aux nues Mario pour sa noble résolution : il lui promit de faire lever toutes les difficultés par le marquis de Baldissero, qu’il est temps de faire connaître au lecteur.

Représentant d’une ancienne et illustre famille, le marquis de Baldissero portait écrit sur ses traits l’orgueil de sa race ; nul n’était plus fier que lui de son blason immaculé. Toutefois un air de bonté répandu sur sa physionomie vénérable tempérait ce que ces sentimens auraient pu avoir de blessant pour les autres, et inspirait une respectueuse sympathie. On voyait bien qu’il ne se regardait pas comme l’égal du commun des mortels ; mais cette croyance ne lui inspirait pas une sotte vanité, elle lui persuadait seulement qu’il devait être en toute chose plus méritant que personne. Noblesse n’était pas pour lui synonyme de privilège, mais d’obligation, suivant l’antique adage. Il aurait voulu que sa caste ne se contentât pas d’être supérieure au reste de la société par la distinction des manières : elle devait, suivant lui, être aussi au premier rang par le savoir et la vertu ; son tort était seulement de trop confondre ses aspirations avec la réalité. Ne voyant pas que la noblesse a cessé de devancer les autres classes, il ne pouvait comprendre les besoins et les vœux de la société moderne.

Le marquis avait trois fils. L’aîné, le marchesino, dont il a été question à propos de Poggei, était destiné à soutenir l’honneur de la famille et la splendeur du nom ; la fortune paternelle lui était en conséquence réservée presque entière. Ce n’est pas qu’il fût plus digne que ses deux frères de porter un tel fardeau ; bien au contraire, il représentait la nouvelle noblesse aussi exactement que M. de Baldissero représentait l’ancienne : ignorant, orgueilleux, livré à l’oisiveté et par suite au vice, dédaigneux pour quiconque n’avait pas autant de quartiers que lui, sceptique en religion et en politique plutôt par nature que par réflexion, il ne tenait à prouver la supériorité qu’il s’attribuait que dans l’art de monter à cheval, de faire des armes et de dépenser de l’argent. S’il avait permis au collége qu’on le fît passer pour libéral, c’est qu’il voulait ainsi se donner des airs d’indépendance, son père étant partisan des doctrines absolutistes et sa mère toute dévouée aux jésuites. Au sortir du collége, il rejeta ces sentimens d’emprunt et alla jusqu’aux extrêmes dans le sens opposé. Il compta bientôt parmi ces mauvais citoyens qui tendent la main à l’étranger et l’appellent au secours de leur parti, jaloux de reconquérir sa prépondérance perdue, sans même se demander si cette invasion ou cette violence morale qu’ils invoquent ne serait pas tout ensemble la ruine et le déshonneur de leur pays.

Tel était l’héritier du grand nom des Baldissero. Le vieux marquis ne se faisait point d’illusions à son égard ; mais il se sentait impuissant à le corriger. La distance où il avait toujours tenu ses enfans en sa qualité de chef de famille, et en quelque sorte de seigneur féodal, ne lui permettait d’obtenir qu’un froid respect pour son droit de remontrance. Toutefois, bien qu’il se fût convaincu que son fils aîné n’était ni un bon citoyen, ni un bon noble, ni un bon fils, et qu’il lui préférât de beaucoup ses deux autres enfans, il n’avait pas songé un instant à lui substituer l’un de ces derniers. L’hérédité par droit d’aînesse avait pour lui la valeur d’un principe ; elle était la base de l’ordre social tel qu’il le concevait. Il se borna donc à gémir intérieurement, sans même se demander si ce hasard qu’il déplorait n’était pas un terrible argument contre ses vieilles idées, et, content d’avoir fait recevoir son fils aîné docteur en droit[2] pour lui ouvrir l’accès de la carrière diplomatique, il maintint les deux autres à l’académie militaire, d’où ils ne devaient sortir qu’officiers dans l’armée. La profession militaire convenait seule à leur naissance, puisque ni l’un ni l’autre, contrairement aux traditions aristocratiques, n’avait voulu entrer dans les ordres.

Dans les conseils du roi, comme on pouvait s’y attendre, le marquis de Baldissero opina pour une résistance énergique au mouvement italien de 1847. Il y voyait la ruine du Piémont, de la monarchie et de la société. — C’était chose honteuse, disait-il, que de céder à l’anarchie : le gouvernement devait à sa dignité de refuser des réformes qu’on n’avait pas le droit de lui demander. — Il combattit avec une égale ardeur l’octroi des institutions représentatives et la guerre contre l’Autriche. S’il éprouva une profonde douleur de voir ses avertissemens inutiles, il n’en ressentit cependant aucun dépit d’amour-propre, et encore moins songea-t-il à séparer sa cause de celle de son roi. Le roi était pour lui le chef de l’aristocratie, et on ne pouvait lui désobéir sans félonie. Le jour même où la guerre était déclarée, il disait encore que l’autocratie paternelle, tempérée par une noblesse forte, riche, éclairée, indépendante, était le seul gouvernement qui pût faire le bonheur des peuples, et il prophétisait de bonne foi la chute prochaine de cette maison régnante qui ne craignait pas de se mettre à la tête de la révolution. Néanmoins il faisait don à l’armée de la moitié de ses chevaux et se rendait en personne auprès de Charles-Albert pour demander que le second de ses fils, âgé de dix-huit ans, sortît officier de l’académie militaire sans avoir terminé son cours d’études, « fin qu’il eût l’honneur de répandre son sang pour le service de son roi. » A cette nouvelle preuve d’un dévouement héréditaire, une seule réponse était possible : le contino Ermenegildo de Baldissero fut nommé sous-lieutenant au corps des bersaglieri.

Le hasard voulut que dans la compagnie même du jeûne comte Mario Tiburzio fût incorporé comme soldat, grâce à l’intervention de Poggei auprès du marquis. Poggei avait sollicité pour lui cette faveur d’un ton ironique : « La discipline de fer du régiment, disait-il, calmera cette tête folle, et aux premières balles de l’ennemi s’évanouira comme par enchantement toute son ardeur belliqueuse. » Le marquis, plus capable que Poggei de comprendre les nobles actions et les grands caractères, avait applaudi à la résolution de Tiburzio, et employé avec succès son crédit en sa faveur. Il se montra même curieux de voir de près un bourgeois qui ne paraissait pas, comme ses pareils, « un bavard dépourvu de toute bravoure, » et il lui fit dire par Poggei qu’il désirait lui remettre en personne son brevet d’enrôlement. Mario fut exact à l’heure indiquée. Le marquis l’accueillit avec des complimens mérités sur les sentimens généreux et patriotiques qui l’animaient, et ne craignit pas d’engager avec le brave Romain une conversation ou plutôt une discussion sur les vrais principes de l’organisation politique, discussion courtoise et sérieuse, comme il convenait à deux hommes qui étaient bien de la même classe par l’intelligence, par le cœur, et aussi par la noble simplicité des manières.

Un incident qui trouble cet entretien offre à l’auteur l’occasion de nous montrer son héros accomplissant le plus pénible des sacrifices et refusant de venger son honneur outragé pour se conserver à la noble cause dont il est devenu le soldat. Le jeune comte de San-Luca est entré brusquement dans le salon où le marquis a reçu Mario. C’est un écervelé, compagnon de plaisirs du marchesino, un de ces jeunes fats occupés uniquement de jeu, de femmes et de chevaux, qui parlent français quand ils veulent débiter de fades galanteries, sourient avec dédain aux mots de patrie et de liberté, et sont toujours dans les coulisses du théâtre royal de Turin, faisant la cour aux danseuses. San-Luca tient à la main un jonc des Indes à pomme d’or, et au coin de l’œil un de ces petits carrés de verre qui donneraient au plus simple des hommes l’air d’un impertinent. — Bonjour, marquis, dit-il sans même paraître apercevoir Mario. Je viens d’assister à la scène la plus gaie, la plus burlesque qui ait encore eu lieu dans ce temps de folies, de carnaval politique et de mascarades populaires… En entendant ce malencontreux début, le marquis fait signe au jeune étourdi de ne pas poursuivre. San-Luca comprend que c’est à cause de Mario ; il fait du côté de ce dernier une demi-pirouette, et lui jette à travers son lorgnon un regard qui veut être scrutateur, et qui n’est qu’insolent. Voyant un inconnu et par conséquent un homme qui n’est pas né, il reprend son récit sans faire plus longtemps attention aux signes du marquis, et rapporte, en ayant soin de les tourner en ridicule, tous les détails d’une démonstration populaire qui vient d’avoir lieu à l’occasion du prochain départ des troupes.


« Tous ces charlatans, dit-il, tous ces bouffons, tous ces petits étudians sont bien aises de faire semblant d’aller en guerre ; cela dispense d’aller à l’école et de passer des examens. La farce jouée, ils s’en iront dans leurs provinces faire la guerre aux moineaux, comme ils la font maintenant au bon sens. Et penser, ajoutait-il en terminant, que le gouvernement se laisse forcer la main par une poignée de forts en gueule qui, au premier coup de fusil, savent si bien tourner les talons et mériter le nom de héros aux pieds rapides ! Ah ! si l’on nous laissait faire un moment ! Une demi-douzaine d’officiers de cavalerie imposeraient silence à tous ces braillards.

« À ces mots Mario, le visage animé par la colère, fit un pas vers le comte.

« — Monsieur Tiburzio ! je vous prie,… s’écria le marquis presque suppliant.

« — Permettez, monsieur le marquis, interrompit le Romain avec fermeté. Puis, se tournant vers San-Luca, il reprit d’une voix contenue, mais qu’altérait l’émotion : — J’ai le droit de vous dire, monsieur, que je suis l’un de ceux à qui vous voudriez donner une leçon.

« San-Luca reprit son lorgnon qu’il avait laissé tomber, et toisa Mario avec le plus insultant sourire. — Je ne répondrai pas aux injures par des injures, poursuivit celui-ci, par respect pour moi-même et pour monsieur le marquis de Baldissero, qui me reçoit en ce moment. Je me bornerai à vous dire qu’il faut avoir bien peu de noblesse dans l’âme pour insulter ainsi tout un peuple, et je vous donnerai le conseil d’être plus réservé à l’avenir, parce que vous pourriez facilement trouver parmi ces héros aux pieds rapides quelqu’un qui eût en même temps la main vigoureuse. Vous n’aurez pas toujours le bonheur de parler dans une maison que ceux qui vous entendent ont le devoir de respecter…

sSan-Luca cessa de sourire pour froncer le sourcil et prendre un air terrible. — C’est pour vous, s’écria-t-il, qu’il est heureux d’être dans cette maison. Si vous étiez chez moi, je vous aurais déjà fait chasser par mes laquais.

« Mario pâlit et se mordit les lèvres jusqu’au sang. Cependant il parvint à se surmonter. Il croisa ses bras sur sa poitrine, et s’approchant encore du comte, il lui dit d’un l’on énergique, mais calme : — Essayez vous-même, monsieur. Entre un homme qui parle comme vous faites et un laquais, je ne vois pas de différence.

« San-Luca tressaillit à cette insulte. Il se serait élancé sur son adversaire, si le marquis ne s’était jeté entre eux en leur adressant de graves paroles pour les ramener à une attitude plus digne d’hommes honorables et bien élevés.

« — Où pourrons-nous reprendre cette conversation ? dit San-Luca d’un air léger, tandis que Mario prenait congé du marquis.

« — Où et quand il vous plaira, répondit Mario.

« — Ce soir, à sept heures, je serai au café Fiorio avec quelques amis.

« — J’y passerai, n’en doutez pas.


Et Mario sort. Très fort aux armes, il ne redoute pas une rencontre qui est une grande satisfaction pour son amour-propre et son patriotisme justement froissés ; mais il se demande s’il a le droit, pour une misérable querelle, de risquer sa vie qu’il a juré de consacrer à la cause nationale. Après avoir fait part de sa perplexité à ses amis, aussi embarrassés que lui, il se détermine à prendre conseil des circonstances. À sept heures, le soir même, il est au café Fiorio avec Selva et Romualdo, ses témoins. Ils ne tardent pas à voir arriver le comte de San-Luca, escorté du marchesino de Baldissero et du chevalier de Belliore, l’une des plus mauvaises langues de Turin. Mario se lève ainsi que ses amis et rejoint avec eux les arrivans, en ayant soin de se tenir à quelque distance de la foule qui encombre les abords du café et les portiques du Pô. Les trois jeunes patriciens répondent à peine au salut poli de leurs adversaires. San-Luca prend la parole avec une négligence hautaine.


« — Ces messieurs sont mes amis, dit-il. Ils savent tout ; vous pouvez vous entendre avec eux.

« Et il fit quelques pas pour s’éloigner, en chantonnant un air de théâtre et en serrant la pomme de sa canne entre ses dents.

« Mario se tourna vers les deux témoins : — C’est monsieur le comte, dit-il, qui m’a indiqué ce lieu de rendez-vous. C’est donc à ces messieurs qu’il appartient de me faire connaître leurs intentions.

« Le chevalier de Belfiore répondit : — Je crois qu’elles sont faciles à deviner. Notre ami a été insulté…

« — C’est-à-dire, interrompit Mario ;… mais, se ravisant aussitôt, il retint les paroles qui allaient s’échapper de ses lèvres.

« — Soit, dit-il froidement. Après ?

« — Il est en droit de réclamer et il réclame une réparation d’honneur.

« — Qu’entendent ces messieurs par une réparation d’honneur ?

« Les témoins de San-Luca échangèrent un rapide et ironique regard. Puis le marchesino reprit avec une dédaigneuse insolence : — Avez-vous jamais entendu parler dans vos provinces, dit-il, d’une certaine chose qui s’appelle duel ?

« Selva et Romualdo voulaient répondre, mais Tiburzio leur fit signe de lui laisser la parole. — Oui, répondit-il, j’ai même vu beaucoup de duels, la plupart ridicules, les autres absurdes. Celui que ces messieurs me proposent serait tout ensemble absurde et ridicule.

« Le chevalier de Belfiore reprit brusquement : — Pas tant de discours. Cela veut dire que vous refusez ?

« — J’ai un trop vif désir de me battre ailleurs pour perdre mon temps à me battre avec monsieur le comte.

« — Prenez garde ! dit le marchesino.

« — Beau champion des héros aux pieds rapides ! ajouta le chevalier.

« Mario fronça le sourcil. — Ne m’insultez pas ! s’écria-t-il.

« — Votre conduite est peut-être prudente, dit le marchesino ; mais prenez garde qu’elle ne le soit assez pour être qualifiée autrement.

« — Monsieur le marquis, interrompit Mario, qui s’échauffait, je combattrai dans la compagnie même de votre frère ; j’espère qu’après la première bataille il pourra vous dire que je ne mérite pas un tel outrage.

« — C’est bien, c’est bien, dit insolemment le chevalier ; nous n’avons pas à nous occuper de l’avenir. Pour le présent, voici les faits : ce matin, il ne s’agissait que de parler, et vous étiez plein de hardiesse ; ce soir, il faudrait agir, et vous baissez le ton. Nous ne pouvons nous en tenir là. Le comte exige absolument que vous vous battiez, ou que vous lui fassiez d’humbles excuses.

« — Je ne ferai ni l’un ni l’autre, dit Mario, articulant chaque mot avec autant de fermeté que de lenteur.

« — Vraiment ! Le comte veut une satisfaction, et vous la lui refusez ? Alors il sera en droit de la prendre lui-même, et il n’y manquera pas.

« — Qu’il fasse ce qu’il pourra ! répondit gravement Mario.

« Le chevalier rejoignit San-Luca, qui avait allumé un cigare et le fumait avec une apparente indifférence.

« — Monsieur, dit-il, se refuse à tout arrangement honorable. Notre intervention n’ayant abouti à rien, agis comme tu l’entendras.

« San-Luca s’avança vers Mario en agitant sa badine. Quand il fut tout près, il dit d’une voix altérée : — Puisqu’il en est ainsi, aux insultes des gens de votre espèce voici comment on répond.

« Et il leva sa badine pour en frapper Mario au visage. Mario jeta un cri terrible ; ses yeux lancèrent des éclairs, l’indignation faisait affluer le sang à sa figure. Prompt comme la pensée, il saisit la canne, la brisa comme un roseau, en jeta les morceaux loin de lui, puis étendit violemment la main vers la poitrine de San-Luca. Le marchesino et le chevalier s’avancèrent vivement pour défendre leur ami ; mais Selva et Romualdo, d’un même mouvement, les forcèrent à s’abstenir de toute intervention.

« — Arrière tous ! s’écria Tiburzio avec force ; arrière tous, ou je casse la tête au premier qui m’approche.

« En même temps il repoussait de la main gauche les deux jeunes fats et les renvoyait chancelans à quelques pas, tandis que de la droite il saisissait San-Luca par les revers de son habit et le soulevait en l’air comme il aurait fait d’un enfant. — Misérable ! s’écria-t-il en lui imprimant une violente secousse, pour faire à autrui de semblables outrages, il ne suffit pas de l’audace ! — Et il le jeta sur ses compagnons, qui revenaient timidement à la charge. Puis il se retourna vers ses propres amis : — Venez ! leur dit-il impérieusement, et il s’éloigna à pas lents, non sans se retourner de temps en temps en arrière, comme un lion qui bat en retraite. San-Luca avait eu toutes les peines du monde à se retenir pour ne pas tomber ignominieusement à terre. Il était pâle comme la mort.

« Cette scène s’était passée en moins de temps qu’il n’en faut pour la raconter. Les oisifs du café, appartenant pour la plupart à l’aristocratie de naissance, s’approchèrent avec empressement de San-Luca, soit par curiosité, soit pour lui porter secours. Personne n’osa suivre Mario et lui demander compte de ses procédés, peu usités dans le monde élégant. Il s’éloignait silencieux, sombre, préoccupé. Tout à coup il s’arrête, et ne pouvant plus contenir sa colère : — Être insulté par ces muguets-là, dit-il en se frappant la tête, et ne pas les tuer ! Ah ! ils ne sauront jamais, les étourneaux, qu’il faut plus de courage qu’ils n’ont d’impertinence pour refuser un duel après de tels affronts, et ronger son frein avec patience, parce qu’on a un noble but à poursuivre !


Le lendemain, Tiburzio partait pour Chivasso, où se trouvait la compagnie de bersaglieri dont il faisait partie. Le capitaine était un certain comte Baratoggi, grand et bien pris de sa personne, aux traits réguliers et virils. De beaux yeux noirs animaient son visage, encadré d’une barbe également noire et bien fournie. Minutieux et sévère pour ses soldats en temps de paix, il faisait preuve, depuis que le danger approchait, d’une douceur en fait de discipline qu’on avait peine à s’expliquer. Du reste, personne ne parlait avec plus d’ardeur que lui de l’indépendance italienne, et la plupart de ceux qui servaient sous ses ordres le considéraient comme l’un des meilleurs patriotes de l’armée. Mario seul hochait la tête. Attendons la fin, disait-il. Sa réserve n’était que trop fondée. Lorsqu’eut lieu le premier engagement, on chercha partout le comte Baratoggi : il n’était plus à la tête de sa compagnie, il ne se trouvait nulle part. Il ne reparut que le soir, après la victoire, pour s’associer à la joie des vainqueurs, donner des éloges à ceux qu’il apprenait s’être le plus distingués, et promettre des récompenses. La veille de la bataille de Goïto, il eut soin de s’aliter et de se déclarer gravement malade ; le chirurgien appelé ordonna quelques potions d’eau sucrée et se retira en haussant les épaules. Le surlendemain, le malade était sur pied ; jamais il ne s’était mieux porté.

Le contino de Baldissero, l’un de ses lieutenans, était presque en toute chose l’opposé de ce triste officier. Petit et grêle, il avait l’air d’un enfant. On retrouvait en lui la fierté dédaigneuse de sa race ; mais ce défaut était tempéré par une amabilité naturelle et une franchise de jeune homme auxquelles ses subordonnés, non moins que ses collègues, rendaient pleine justice. Il aimait la guerre pour la guerre et n’y cherchait qu’une occasion de montrer sa valeur ; il avouait que la cause italienne le touchait fort peu. Venu à l’armée avec toutes les préventions de sa caste contre les libéraux, il ne cherchait point à dissimuler son éloignement pour ceux d’entre les volontaires qui étaient sous ses ordres, et il usait envers eux d’une sévérité plus grande qu’envers ses autres soldats. C’était surtout Mario qu’il regardait de mauvais œil, d’abord à cause de l’affaire San-Luca, qu’il avait entendu présenter par son frère le marchesino sous les couleurs les moins favorables au Romain, ensuite parce que celui-ci avait pris bien vite sur ses camarades un ascendant extraordinaire : moralement Mario était leur chef, bien plus que le capitaine et tous ses lieutenans. Le volontaire cependant avait trouvé le moyen de neutraliser les malveillantes dispositions du contino en ne lui fournissant aucune occasion de punir : il était sans contredit le plus diligent, le plus soumis, le plus capable des soldats. C’était un beau spectacle de voir cet homme parvenu à l’âge mûr, doué de talens réels et d’une vaste instruction, se montrer respectueux sans bassesse devant un enfant à qui son grade donnait le droit de se répandre contre lui, avec ou sans raison, en reproches et en dures paroles. Il devait en souffrir, cela n’est pas douteux ; néanmoins il ne laissa jamais, par un mot ni par un geste, ses amis les plus intimes deviner ses secrets sentimens.

Le 8 août 1848 eut lieu la première rencontre de l’armée piémontaise avec les Autrichiens au passage du Mincio. La compagnie Baratoggi, placée à l’avant-garde, se trouva l’une des premières engagées. En l’absence du capitaine, qui avait disparu, comme nous l’avons dit, officiers et soldats n’écoutèrent que leur ardeur et se précipitèrent pêle-mêle sur le pont de Goïto, qui n’était qu’à moitié rompu ; à l’extrémité, il ne restait qu’un étroit passage sur lequel les assaillans ne pouvaient passer que l’un après l’autre. Le contino, Mario et quelques autres arrivaient en même temps à la course ; chacun dans l’intention évidente d’être le premier. Mario écarta ses deux concurrens avec violence et se précipita en avant. Il reçut deux ou trois balles dans son schako et dans son sac, il eut même l’épaule frappée ; mais personne dans sa compagnie, par conséquent dans l’armée, n’eut l’honneur de plonger avant lui son sabre-baïonnette dans le sang autrichien. Le soir, après la victoire, il était avec plusieurs de ses camarades autour d’un feu de bivouac. Le sous-lieutenant Baldissero s’approcha discrètement et lui frappa sur l’épaule. Sa physionomie exprimait une bienveillance inaccoutumée et luttait d’une façon singulière avec l’air de sévérité qu’il s’efforçait de prendre. Tous les soldats s’étaient levés par respect ; il leur fit signe de se rasseoir.


« — Vous avez aujourd’hui, dit-il au Romain, commis une insolence à mon égard.

« — En quoi ? demanda Tiburzio impassible, et dans l’attitude irréprochable du soldat sans armes devant son chef.

« — Sur le pont, en face de l’ennemi, vous avez osé me repousser pour passer avant moi.

« Mario ne répondit pas et resta immobile.

« — Que cela ne vous arrive plus, poursuivit le jeune officier. Une autre fois je vous fendrais la tête avec mon sabre.

« — Votre seigneurie a raison, dit froidement Tiburzio. Elle aurait le droit de le faire ; mais ce matin il s’agissait de courir, et je devais bien être le premier, moi qu’un beau (bellimbusto) de Turin a appelé, en présence du frère de votre seigneurie, un des héros aux pieds rapides.

« Le contino rougit un peu.

« — Vous avez encore ce mot-là sur le cœur ? dit-il.

« — Non, répondit simplement Mario.

« Baldissero garda un moment le silence, puis il reprit, non sans quelque hésitation : — J’écrirai à mon frère, afin qu’il sache, ainsi que ses amis, combien ils se trompaient sur votre compte.

« Pour toute réponse, Tiburzio fit une légère inclination qui signifiait ce qu’il croyait peu convenable de dire plus explicitement : — Il m’importe peu…

« Le jeune lieutenant restait là sans mot dire et ne savait trop quelle contenance garder ; Mario porta la main droite à la visière de sa casquette pour prendre congé.

« — Attendez, lui dit vivement Baldissero ; je vous ai fait inscrire au nombre de ceux qui méritent la médaille.

« — Merci, lieutenant, dit Mario sans témoigner aucune joie.

« Le lieutenant continua : son embarras semblait augmenter à chaque parole.

« — Jusqu’à présent, dit-il, je vous ai peut-être paru trop sévère et même animé envers vous de sentimens hostiles. Après votre conduite dans l’engagement d’aujourd’hui, je veux vous dire que je vous ai donné toute mon estime. Vous êtes un brave soldat.

« — Ceci, monsieur le comte, est vraiment de votre part un noble trait. Je remercie votre seigneurie, je reconnais en elle un homme de cœur.

« Le contino, flatté de cet éloge, fit un mouvement pour donner la main au volontaire ; mais l’orgueil aristocratique et la dignité de son grade le retinrent, il se borna à un signe de tête que Mario voulut prendre pour l’autorisation de se retirer. En s’éloignant de son côté, le jeune lieutenant murmurait entre ses dents : — Quel dommage qu’un si vaillant soldat soit un libéral et un plébéien ! »

Au bout de quinze jours, Mario était décoré de la médaille militaire et portait les galons de sergent. Un peu plus tard, le capitaine Baratoggi venait lui annoncer qu’il était proposé pour le grade d’officier. — Vous devez avoir un protecteur bien puissant et bien dévoué, ajouta-t-il du ton d’un homme qui n’aurait pas été fâché de savoir quel était ce protecteur. On nous a demandé des renseignemens sur votre compte, et je me suis empressé de les donner les meilleurs possible. J’espère donc, avant peu, saluer en vous un collègue. — Tiburzio remercia brièvement, et ne se prêta pas au désir manifeste de son chef de prolonger la conversation. Le mystérieux protecteur de Mario n’était autre que le jeune comte de Baldissero, qui avait voulu offrir ainsi au courageux volontaire une juste réparation des jugemens hasardés, des soupçons outrageans, des paroles injurieuses de son frère. Égal en bravoure aux plus vaillans champions de la cause italienne, bien qu’il n’eût pour mobiles, au lieu du principe de la nationalité et de l’amour de la patrie, que l’honneur militaire et l’obéissance à son roi, le contino n’avait rien demandé pour lui. Sa carrière d’ailleurs ne devait pas être longue. À la bataille de Goïto, il voulut à tout prix prendre sa revanche sur Mario et passer le premier. Il y réussit, mais fut presque aussitôt frappé d’un coup mortel. Mario, qui le suivait de près, l’emporta dans une maison particulière où il ne l’abandonna aux soins des habitans que lorsque le bruit du canon, devenu plus fréquent et plus intense, le rappela à ses obligations de combattant. Il ne put revenir assez tôt pour fermer les yeux au blessé ; le malheureux enfant n’eut pas même la joie de revoir une dernière fois son père, qu’on avait mandé en toute hâte. Le marquis eut beau voyager nuit et jour, il ne trouva à son arrivée que les habits ensanglantés et la dépouille mortelle de son fils. Quand tout fut réglé pour la ramener à Turin, dans les caveaux de la famille, il se rendit au quartier-général avec son troisième fils, qu’il avait retiré de l’académie militaire, tout exprès pour qu’il fût de ce funèbre voyage. Charles-Albert avait appris la perte cruelle que venait de faire son fidèle serviteur ; il lui adressa, pour le consoler, quelques paroles affectueuses, auxquelles le marquis répondit noblement : — Mon fils est mort en combattant pour son roi, c’est le sort que nous désirons tous. Répandre son sang pour la maison de Savoie est pour notre famille une antique tradition et un devoir : jamais votre majesté n’appellera sa noblesse à elle sans qu’un Baldissero s’empresse d’accourir. Le poste qui nous appartient dans les dangers vient d’être rendu vacant par la mort. Je supplie votre majesté de permettre que mon troisième fils l’occupe : il brûle de venger la mort de son frère sur les ennemis de son roi. — Le dernier des Baldissero reçut un brevet de sous-lieutenant. Toutefois la place qu’occupait le contino au corps des bersaglieri fut donnée à Mario Tiburzio : le marquis voulut acquitter ainsi la dette de son fils.

Pour terminer l’histoire du brave volontaire dont M. Bersezio a fait en quelque sorte l’idéal du patriote, il nous reste à parler d’un dernier sacrifice qu’il fit peu de temps après à la cause nationale. La campagne de Lombardie durait encore ; le lieutenant Tiburzio commandait un détachement et s’était établi avec ses soldats dans une pauvre métairie, aux environs de Villafranca. Un soir que la plus affreuse tempête grondait au dehors, on entendit le galop d’un cheval que ni les fossés, ni les arbres renversés en travers des chemins, pour mettre obstacle à la marche de l’ennemi, ni les qui vive (chi va là) de la sentinelle placée au pied d’un grand chêne ne pouvaient arrêter. Quelques hommes bravent l’orage, s’avancent, barrent résolument le passage et parviennent à saisir le cheval par la bride. Ils font aussitôt descendre le cavalier et le conduisent dans la salle du rez-de-chaussée. C’est un officier portant ces insignes de fantaisie qu’avaient pris les volontaires romains venus à la suite du général Durando dans les provinces vénètes. Un pantalon blanc, une tunique verte, à collet et paremens rouges, une casquette verte avec bande rouge et liserés blancs, témoignent de son affectation à se parer des trois couleurs nationales. Un grand sabre pend à son côté, et deux pistolets sont à sa ceinture, sans compter ceux qu’il a dans ses fontes.


« Aux premiers qui lui étaient venus en aide, il dit avec ce pur accent auquel on reconnaît un Italien des provinces du centre : — Quel mauvais temps ! Par ma foi, je me croyais perdu.

« Mario le reçut au seuil de la salle du rez-de-chaussée : — C’est le vent qui vous amène ici, signor mio, dit-il en souriant ; mais on ne peut dire que ce soit un bon vent.

« — La tempête m’a pris si fort, dit le nouvel arrivé, que j’en ai perdu la vue, presque la tête, et tout à fait ma route. C’est mon cheval qui m’a porté, par bonheur ; son instinct m’a été plus utile que ma raison.

« En entendant cette voix, Mario tressaillit et regarda attentivement l’inconnu, afin de distinguer ses traits ; mais l’obscurité du soir, encore augmentée par la tempête, rendait tous ses efforts inutiles.

« — Monsieur est Romain ? demanda-t-il d’une voix brusque et légèrement émue.

« — Oui, répondit l’autre. Vous m’avez reconnu à l’accent, n’est-ce pas ? Eh bien ! vous aussi, monsieur, Vous me semblez être de ce pays-là.

« — J’en suis en effet, dit sèchement Tiburzio, dont le front s’assombrissait.

« — Tant mieux. Vive le hasard qui me fait rencontrer un compatriote. L’hospitalité que j’espère recevoir pour cette nuit ne m’en sera que plus agréable. Un peu de paille sèche me suffira ; mais si je pouvais avoir un lit pour me reposer et quitter mes habits trempés, je serais le plus heureux des hommes.

« Mario ne répondit pas, il semblait réfléchir. Tout à coup, comme pris d’une idée subite, il se tourna vers l’un des paysans de la métairie qui se tenait dans un coin de la chambre.

« — De la lumière ! lui dit-il ; puis il poursuivit, en s’adressant au nouveau-venu : — Vous aurez mon lit et ma chambre. Il faut que vous quittiez ces vêtemens. À nous tous, moi, mes soldats et ces braves gens, nous trouverons bien le moyen de vous en donner de rechange.

« — Je vous remercie, dit l’inconnu, mais je ne voudrais pas vous déranger. Demain je partirai de bonne heure,… cette nuit même, si le temps se rétablit, car j’ai une mission importante à remplir. Je suis porteur de dépêches du général Durando au roi Charles-Albert

« — Ah ! s’écria Tiburzio. Et en lui-même il pensait : Il est donc impossible que ce soit lui. Cependant…

« Le paysan avait allumé une lanterne. Mario la lui prit vivement des mains, et, s’approchant de son interlocuteur, il dirigea sur son visage les pâles rayons d’une lumière douteuse. Il tressaillit, et un éclair brilla dans ses yeux.

« — Venez, dit-il en s’efforçant de dissimuler son émotion.

« Arrivé au pied de l’escalier, il s’arrêta en continuant de jeter sur son hôte un regard inquisiteur que ce dernier commençait à trouver gênant.

« — Allez, reprit-il. Là-haut est la chambre, je vais vous envoyer des habits secs.

« — Merci, répondit l’autre. Il prit la lumière et monta.

« Mario restait immobile et pensif. Puis, comme résolu à éclaircir tous ses doutes, il leva la tête et cria : — Landuzzi !

« L’officier inconnu n’était pas encore en haut de l’escalier. Il s’arrêta court, se tourna vers Mario, et répondit d’un l’on où perçait l’inquiétude : — Qu’y a-t-il ? Vous me connaissez donc ?

« — Oui, dit Mario, depuis longtemps, depuis trop longtemps pour que vous vous le rappeliez.

« — Qui êtes-vous ? demanda Landuzzi.

« — Allez là-haut, changez d’habits et reposez-vous. Avant une heure, je viendrai me rappeler à votre souvenir.

« Quelques instans après, un soldat entra dans la chambre ; il apportait des vêtemens.

« — Comment s’appelle l’officier qui commande le détachement ? lui dit Landuzzi.

« — Mario Tiburzio, répondit le soldat. Et il sortit.

« Cependant Mario était sur le seuil de la porte extérieure. Les bras croisés sur sa poitrine, le visage sombre comme la tempête qui se déchaînait de plus en plus, le front plissé, l’œil enflammé, les lèvres serrées avec une expression admirable de résolution et de force, il paraissait plongé dans de profondes réflexions. Après être resté longtemps ainsi, il appela Romualdo, Selva et les deux frères Fortinatti, ses subordonnés et tout ensemble ses amis les plus chers. — J’ai besoin de vous, leur dit-il à voix basse, de manière à n’être entendu de personne. Restez ici, dans cette chambre. Si ce Romain descend et me demande, vous lui direz de m’attendre ; s’il vous interroge sur mon compte, vous ne lui répondrez pas ; s’il veut partir, vous le retiendrez jusqu’à mon retour, même par la force. Je sors. J’ai besoin d’air et de mouvement. Il faut que je rafraîchisse mon sang qui brûle à la pluie battante et au vent froid de la nuit. Une terrible nuit ! mais Dieu l’a voulu ! Vous la passerez ici. Tenez-vous prêts, à quelque heure que je vienne vous chercher.


Mario passe une heure à errer dans la campagne : il revient enfin, décidé à faire justice de l’homme qui est son prisonnier, et qui n’est autre que le traître dont les dénonciations perfides l’ont livré, il y a bien des années, à la police pontificale. Il monte, portant deux sabres, à la chambre de l’officier.


« — Landuzzi, dit-il, me reconnais-tu ?

« — Oui, répondit une voix mal assurée ; vous êtes Mario Tiburzio.

« Les amis de Mario s’étaient rapprochés de la porte pour mieux entendre et s’élancer dans la chambre, s’il devenait nécessaire de prévenir une catastrophe. Les deux lames de sabre résonnèrent. Mario venait de les jeter sur la table.

« — Depuis que nous ne nous sommes vus, reprit-il, il s’est écoulé bien des années. La souffrance et le malheur m’ont vieilli. J’ai été traqué comme une bête fauve. J’ai connu dans mon propre pays les tristes jours et les nuits inquiètes du bandit, j’ai gémi dans les prisons, j’ai passé vingt-quatre heures d’agonie qu’une condamnation capitale avait décrété devoir être les dernières de ma vie ; j’ai mangé le pain de l’exil et n’ai pu fermer les yeux de ma mère.

« Il se tut, comme accablé par l’émotion.

« — Oui, dit Landuzzi d’une voix doucereuse, vous avez beaucoup souffert, Tiburzio ; je vous plains sincèrement.

« Mario reprit avec un accent de terrible ironie : — Ah ! tu me plains ! A merveille. Eh bien ! sais-tu ce que je veux de toi ?

« — Non, dit Landuzzi de plus en plus troublé. Je vous vois hors de vous, j’entends des paroles incohérentes, et je ne sais…

« Mario l’interrompit brusquement : — Combien t’a-t-on donné, traître, pour nous vendre, moi et les autres imprudens que tes mensonges ont entraînés dans cette déplorable conjuration ?

« Landuzzi garda le silence. Mario continua en lui rappelant un à un tous les détails de sa perfidie.

« — J’ai prié Dieu, dit-il en terminant, de me mettre une fois encore en face de toi. Je ne lui ai pas adressé d’autre prière. Maintenant comprends-tu ce que je veux ? ton complice ne t’a-t-il pas dit que j’ai juré de te tuer, ainsi que lui, sans pitié ?

« — Tiburzio, s’écria Landuzzi en mettant la main sur ses pistolets, si vous avancez d’un pas, je vous fais sauter la cervelle !

« À ces mots, les quatre bersaglieri firent un mouvement pour s’élancer dans la chambre ; mais ils s’arrêtèrent en entendant Mario reprendre avec dédain : — Allons, disait-il, pose tes pistolets. Si j’avais voulu te donner un coup de couteau, à la manière des Transteverins, tu l’aurais déjà reçu. Peut-être, il y a quelques années, cela serait-il arrivé ainsi ; même quand je t’ai rencontré aujourd’hui, tel a été mon premier mouvement, mais j’ai changé d’avis. Je veux acheter le droit de te tuer en m’exposant à la mort. Nous allons nous battre : il faut que l’un de nous deux seulement sorte vivant de cette chambre. Voici, poursuivit-il en ouvrant la porte, quatre de mes soldats qui sont en même temps mes amis. En leur présence, nous allons remettre à la pointe de nos sabres le soin de décider de la justice de notre cause.


Après un moment de silence, Landuzzi essaya de répondre et d’apaiser Mario en avouant ses torts, en s’accusant lui-même de lâcheté, non toutefois sans essayer d’expliquer comment un patriote jadis sincère avait pu descendre à un tel point de dégradation morale. À des yeux moins prévenus que ceux de son ancienne victime, ces explications auraient paru presque suffisantes. Landuzzi avait accueilli avec joie le mouvement italien comme une occasion d’expier son triste passé. Il s’était empressé de se faire inscrire parmi les volontaires qui partaient, sous les ordres de Durando, pour la Vénétie. À l’armée, il avait su se concilier l’estime, de ses chefs au point d’obtenir le grade d’officier et d’être chargé par l’état-major de dépêches importantes pour le roi Charles-Albert. Peu importent cependant ces explications à Tiburzio, qui craint de voir sa vengeance lui échapper.


« — Soit, dit-il ; mais tout cela ne change rien à notre querelle. Si ce que vous dites est vrai, je croiserai le fer plus volontiers avec vous, voilà tout.

« — Et si je refusais de me battre ?

« — Je vous tuerais, répondit Mario après avoir réfléchi un instant.

« Puis, sans permettre à son ennemi d’en dire davantage, il pria les deux frères Fortinatti de passer comme témoins de l’autre côté.

« — Messieurs, dit Landuzzi d’une voix tremblante, ce duel est impossible, oui, impossible, reprit-il avec plus de fermeté sur un geste de colère que faisait le lieutenant. Je reconnais que Mario Tiburzio a les plus sérieuses raisons de me haïr. Si mes torts étaient tels que j’en pusse espérer le pardon, vous me verriez le lui demander à genoux ; mais jamais je ne tournerai contre sa poitrine la pointe de mon épée. Aux torts que j’ai déjà envers lui, je ne veux pas ajouter celui d’abréger sa noble vie.

« Mario vit dans ces paroles une nouvelle injure : — C’est trop de lâcheté ! dit-il. Meurs donc comme tes pareils, traître, renégat !…

« Il saisit un des pistolets et ajusta Landuzzi à la tête. Le visage de celui-ci se décomposa, mais il ne bougea pas. Tous poussèrent un cri. Romualdo s’était déjà élancé en avant pour détourner le coup ; mais son mouvement fut inutile. Par une soudaine et violente réaction sur lui-même, Tiburzio avait jeté l’arme loin de lui ; puis, se frappant le front, il se tourna vers ses amis et leur dit d’un ton suppliant : — Au nom de Dieul faites-lui donc comprendre qu’il faut absolument que nous nous battions !

« — Non ! s’écria Landuzzi avec quelque énergie, il n’a pas plus le droit de me tuer en ce moment que je n’ai le droit de le tuer lui-même. En d’autres temps, soit. Plus jeune que moi, plus exercé aux armes, il aurait de son côté toutes les chances de la victoire ; mais je ne puis mourir maintenant. Non-seulement j’ai consacré ma vie, comme lui, à d’autres périls plus nobles et plus dignes de nous, mais je suis chargé d’une mission, et les lois de l’honneur militaire ne me permettent pas, j’en appelle à vous tous, de m’en laisser détourner par quelque considération que ce soit.

« En entendant ces paroles, Mario, en proie à une grande perplexité, avait baissé la tête. Tout à coup il s’élança vers Landuzzi pour lui imposer silence. Retenu à temps par ses amis, il alla respirer plus librement à la fenêtre, et appelant à lui Romualdo :

« — Trouves-tu, lui dit-il, que cet homme ait l’air d’un traître ?

« — Non, en vérité.

« — Il l’est pourtant, il l’a confessé lui-même. Avec ces couleurs nationales dont il se pare au milieu des rangs italiens, peut-être ne fait-il que trahir notre cause. Lui ôter la vie, ce serait, je crois, rendre un vrai service à notre pays.

« Il s’arrêta un instant.

« — Et pourtant il a raison, reprit-il bientôt, le tuer est un assassinat, verser notre sang pour une cause privée est un crime ; mais renoncer à une si juste vengeance ! Ô chère Italie ! voilà le plus cruel sacrifice que je me sois encore imposé pour toi.

« Il se tut et croisa les bras. Ses amis gardèrent comme lui le silence. Ils savaient que ses propres méditations l’amèneraient plus sûrement que toutes les paroles du monde à une généreuse résolution. Enfin il releva la tête. Il avait repris toute sa sérénité. Sa passion était définitivement vaincue.

« — Va, dit-il à Romualdo, fais-le partir au plus vite, qu’il se hâte de me fuir, et que Dieu le juge ! Le nom de l’Italie l’a sauvé ; mais, par l’âme de mon père, qu’il fasse en sorte de ne plus me tomber sous la main ! Tu le mettras sur la route de Valeggio. Va vite.

« Landuzzi ne se le fit pas dire deux fois. Il prit son sabre, et suivit Romualdo. Quelques minutes après, on entendait sur la route le galop de son cheval.

« Pendant deux jours, Mario resta sombre et silencieux. Jamais il ne fit plus la moindre allusion à cette affaire, si ce n’est qu’une fois, mettant à Romualdo la main sur l’épaule, il lui dit ces paroles : — Pardonner est une vertu chrétienne qui a sa douceur ; mais renoncer à sa vengeance sans avoir pardonné, c’est un sacrifice au-dessus de nos forces, à nous dans les veines de qui coule le sang italien. »

M. Bersezio ne nous dit plus qu’un mot sur cet énergique représentant du patriotisme italien. Le lieutenant Mario Tiburzio fut au nombre de ces braves officiers qui, à la bataille de Novare, s’exposèrent à tous les dangers, non-seulement en affrontant les balles et les boulets de l’armée autrichienne, mais surtout en luttant presque seuls contre les bandes de conscrits mal disciplinés et mal aguerris qu’une frayeur panique entraînait à déserter le champ de bataille et à se réfugier sous les murs de Novare. Vingt fois Mario entendit siffler à ses oreilles les balles de ses propres soldats, irrités de l’obstacle qu’ils trouvaient dans leurs chefs. Vingt fois il les ramena au combat, en les menaçant, s’ils faisaient un pas en arrière, de leur fendre le crâne, et nul ne peut affirmer qu’il n’ait pas été obligé sur tel ou tel point d’exécuter sa menace pour retenir les fuyards. Tiburzio survit à la bataille de Novare ; mais qu’est-il devenu pendant les huit années qui nous séparent déjà de cette journée fatale ? C’est ce que M. Bersezio ne nous apprend pas ; nous essaierons de suppléer à son silence et d’ajouter une page à son récit incomplet. Dès que la paix a été conclue, Tiburzio, devenu capitaine, a donné sa démission : le métier des armes ne plaisait à son intelligence élevée qu’autant qu’il lui permettait de concourir à l’affranchissement de sa patrie. Vienne une guerre nouvelle, il reprendra du service, fût-ce comme simple soldat, si l’on refuse de lui rendre son grade. En attendant, sollicité à plusieurs reprises de se mettre sur les rangs pour la représentation nationale, il a décliné l’honneur qu’on voulait lui faire tant que les destinées de son pays d’adoption ne lui ont point paru bien assurées, car il ne se reconnaissait pas le droit d’influer par son vote sur des questions politiques qu’il appartenait aux seuls Piémontais de résoudre ; mais le jour où M. de Cavour, en prenant en main au congrès de Paris la cause de l’Italie, a donné au ministère qu’il préside une si grande prépondérance morale dans la péninsule, Mario Tiburzio est entré à la chambre des députés pour soutenir le ministre libéral et patriote. Assis sur les mêmes bancs que l’avocat Poggei, il n’a pourtant avec lui que les rapports de stricte politesse auxquels le souvenir de son admission dans l’armée piémontaise lui défend de se dérober. Il rencontre quelquefois dans le monde Cosma Grechi, qu’il a connu avant sa palinodie et sa grandeur ; mais du plus loin qu’il l’aperçoit, M. le chevalier de Savornio prend par un autre côté. C’est qu’un jour, ayant voulu serrer la main à Tiburzio, il vit celui-ci reculer de quelques pas, — Vous ne me reconnaissez donc pas ! dit-il alors. Je suis Cosma Grechi. — ; Vraiment ? répondit Mario en s’éloignant avec dédain, non, monsieur, je ne vous reconnais pas ; vous êtes trop changé.

Ainsi que le chevalier, le comte de San-Luca et le marchesino de Baldissero évitent de rencontrer le héros aux pieds rapides. Il semble que ce soit le châtiment naturel de ces esprits frivoles, de ces faibles caractères, de n’oser aborder un homme de cœur, un bon citoyen. San-Luca mourra dans l’impénitence finale ; ses cheveux gris ne lui persuaderont pas qu’il a franchi les limites de la folle jeunesse. Le marchesino, devenu marquis de Baldissero par la mort de son père, s’est vu, malgré sa nullité personnelle, élevé à la dignité de sénateur. Son plus jeune frère ayant été tué à Novare, le gouvernement a voulu indemniser, dans le dernier survivant, cette illustre famille des sacrifices qu’elle a faits, sinon à la patrie, du moins au roi, en qui elle s’est un moment personnifiée. Celui-là seul qui n’a jamais porté les armes reçoit donc la récompense que les autres avaient méritée. Il siége au sénat, sur les bancs de l’extrême droite ; il se plaint plus haut que personne de l’attitude du gouvernement vis-à-vis de l’Autriche et du saint-siége. Il n’a du reste jamais pris et ne prendra probablement jamais la parole au sein de la noble chambre, ni même dans les commissions.

La vérité des esquisses de M. Bersezio n’est pas contestable pour quiconque connaît l’Italie. Ce qu’on peut y reprendre, c’est que, complètes en elles-mêmes, elles ne forment cependant pas un tableau complet. M. Bersezio a négligé de mettre à nu quelques-unes des plaies vives de la société italienne et de démasquer quelques-uns des caractères les plus funestes et les plus communs dans ce malheureux pays. Que les Tiburzio soient partout des exceptions, cela s’entend assez ; mais les Poggei et les Grechi sont aussi des exceptions, et ne suffisent pas à nous expliquer la triste fin de la lutte nationale. Or c’est là ce qui importe le plus. M. Bersezio semble entrer dans la voie où j’aurais voulu le voir s’engager plus avant, lorsqu’il nous peint la noblesse dissipée du marchesino et de San-Luca, ou la lâcheté fanfaronne du comte Baratoggi ; mais il fallait mieux montrer la solidarité des idées absolutistes et des sentimens anti-italiens dans les rangs d’une noblesse nombreuse, riche, puissante, que ses sympathies pour l’Autriche ont conduite à ne point prendre part à la guerre ou à ne s’y associer qu’à contre-cœur et presque en désirant le triomphe de l’ennemi ; il fallait de là descendre à ces bourgeois, plus patriotes, mais belliqueux seulement en paroles, et qui, après avoir rempli l’Italie de leurs bruyantes clameurs, s’éclipsaient prudemment lorsque ceux qui les connaissaient bien les sommaient de se faire inscrire sur les listes d’enrôlement, toujours ouvertes et trop peu remplies. Il fallait enfin pénétrer jusque dans les profondeurs du peuple, ouvriers des villes et travailleurs des campagnes, si prompts à sonner les cloches, à accourir sur le passage de ceux qui partaient pour la guerre, à les couvrir de fleurs, à les poursuivre de leurs acclamations, sauf, lorsqu’ils étaient passés, à s’en retourner à l’atelier ou aux champs, au lieu de s’armer et de les suivre. Ces dispositions déplorables, de la majorité d’un peuple qui prétendait tout faire par lui-même, — Italia farà da se, — ont été déjà énergiquement blâmées par M. César Cantù, l’habile historien ; mais puisque le roman essaie, comme c’est son droit, de remettre sous nos yeux divers épisodes de ces grandes scènes, on est fondé à lui demander pourquoi il n’en tire pas les leçons qu’ils renferment.

J’aurais voulu aussi que M. Bersezio, au lieu d’indiquer en deux mots l’affligeante conduite de tant de soldats piémontais qui désertèrent le poste d’honneur à Novare, eût remonté jusqu’aux causes de cette attitude, inexplicable quand on se rappelle la vaillante conduite du contingent sarde en Crimée. On aurait compris alors combien il était imprudent de recommencer la guerre avec une armée démoralisée par des échecs tout récens, composée en grande partie de conscrits qui connaissaient à peine le maniement du fusil, et de pères de famille qui ne quittaient leurs foyers qu’à leur corps défendant. On aurait vu aussi quelle faute avait commise le général en chef Chrzanowski de livrer une bataille désespérée à quelques heures de marche de ces chaumières quittées avec tant de regret, et où la fuite semblait offrir une retraite facile. Il y avait là matière à bien des récits qui, sous la plume d’un conteur habile, auraient pu présenter un vif intérêt. Enfin, s’il était bon de découvrir le côté faible du parti constitutionnel en Piémont, l’équité voulait qu’on ne ménageât pas davantage les deux oppositions. À droite, parmi ceux qui regrettent les douceurs et les priviléges du pouvoir absolu, et voudraient, sans l’avouer, bien entendu, y ramener insensiblement leur pays pour la plus grande gloire du trône, de l’autel et d’eux-mêmes ; à gauche, parmi ces hommes qui, en dix ans, n’ont pu se grouper en un faisceau redoutable, ni s’entendre sur un programme qui puisse être opposé à celui du ministère, ce qui ne les empêche pas de faire une opposition constante, sauf à voter pour quand ils ont parlé contre, — M. Bersezio aurait trouvé des originaux dignes d’être placés sous nos yeux. Tel qu’il nous apparaît dans son livre, il est, en vérité, trop pessimiste. J’admets bien qu’il veuille chasser les marchands du temple, épurer le parti constitutionnel, auquel il appartient par conviction et par sympathie ; mais qu’il y prenne garde : s’il s’attache à peindre exclusivement les pharisiens du libéralisme et s’il glisse légèrement sur les autres, comme il l’a fait jusqu’à ce jour, on tirera de son silence comme de ses paroles des conséquences fort éloignées de sa pensée, et qui ne seraient pas sans danger. Ce danger, je l’ai déjà signalé à propos de la comédie des Journaux de M. Vollo[3] ; je ne puis m’empêcher d’y revenir et de blâmer ouvertement cette tendance de la jeune école libérale, dont triomphent également les deux oppositions. Il n’en est pas du Piémont comme de l’Angleterre, où les institutions constitutionnelles sont tellement enracinées qu’on n’y trouverait pas même en germe, un parti anti-constitutionnel. Les vaincus de 1848 veillent à Turin, prêts, si l’on n’y met ordre, à ressaisir leur proie. Leur dernière espérance est dans la désunion de leurs adversaires. Si donc vous voulez ôter les masques, ôtez-les tous, et ne nous laissez pas croire, par des peintures incomplètes, que les fils de Tartufe ont passé avec armes et bagages dans les rangs des libéraux.

Les dangers que je signale imposent en quelque sorte à M. Victor Bersezio l’obligation d’ajouter de nouveaux portraits à son intéressante galerie : ses études consciencieuses sur la société politique dans les états sardes doivent l’y avoir préparé. Il serait seulement à désirer que le jeune écrivain portât son attention, avec plus de soin qu’il ne l’a fait jusqu’ici, sur la vie privée de ses concitoyens. À quoi sert-il de mettre en lumière les vices politiques, si on laisse dans l’ombre les vices domestiques, dont les premiers découlent ? Les Italiens ont le double tort de se trop attaquer individuellement et de se trop ménager comme peuple. Si un défaut signalé est à moitié corrigé, un défaut qu’on passe sous silence grandit dans des proportions effrayantes. Or, en supposant que les conteurs français aient singulièrement, comme je l’ai dit, la faculté de sentir tout ce qui, dans les mœurs de nos voisins, appelle le rire ou même le blâme, ils sont très peu propres à les convaincre, et se verront toujours accusés d’ignorance ou d’injuste partialité. C’est donc aux Italiens seuls qu’il appartient, sinon de peindre l’Italie, au moins de lui faire utilement la leçon. Qu’ils ne l’oublient pas et sachent avoir la volonté, puisqu’ils ont le talent.

F.-T. Perrens.


  1. Le frère de M. Victor Bersezio est membre de la majorité constitutionnelle à la chambre des députés et ami de M. de Cavour.
  2. Est-il besoin de dire que le titre de docteur en droit ou en lois a infiniment moins de valeur en Italie que chez nous, puisqu’il est obligatoire pour toutes les carrières qui se rapportent à l’administration de la justice ? Si l’on pouvait le comparer à l’un de nos grades universitaires, ce serait tout au plus à la licence en droit ou au doctorat en médecine, qui sont chez nous les grades professionnels.
  3. Voyez la Revue du 15 novembre 1856.