Le Roman et ses sources dans l’Europe moderne
Le roman est le vrai fruit des temps modernes. On retrouve chez nos plus brillans comme chez nos plus sérieux écrivains ce même art délicat de comprendre, de pénétrer et de reproduire les passions, les mœurs, et les caractères ; il appartient à la fois aux ascètes et aux satiriques modernes, à saint François de Sales et à Nicole, à Shakspeare et à l’abbé Prévost. Le roman est chrétien.
Non-seulement il est chrétien, mais il est septentrional. La gloire du roman appartient au nord de l’Europe. C’est là seulement que l’analyse des caractères et l’examen détaillé des individus ont constitué une vaste et fine littérature à la tête de laquelle brillent des noms exclusivement septentrionaux. L’Allemagne seule emploie le mot charakteristik dans un sens impossible à méconnaître, et qui forme une classification critique. En Angleterre, to be a character indique une individualité prononcée, distincte, isolée. En Italie, en Espagne, rien de tel. Le Midi, père du symbole, ne produit que des types. La commedia dell’arte, essentiellement italienne, vous offre ses masques, qui sont la réduction de l’humanité à de certains types généraux. Arlequin n’est pas un homme, c’est le dieu symbolique de la malice, de l’étourderie et de la gaieté. Cassandre exprime la décrépitude ; Truffaldin, l’avarice ; le capitan Spavento, la forfanterie. C’est la même synthèse qui, chez les anciens fils du Midi, créait Dave, le représentant de la servitude intrigante, et Gnathon, le symbole du parasitisme. Le Midi tout entier est fidèle à cette tradition. Le beau roman de Cervantes est-il autre chose ? Ses pages, étincelantes de verve et de raison, offrent-elles ces diversités de caractères qui constituent le fond commun du roman septentrional ? Non. Y trouve-t-on cet emploi de l’analyse septentrionale qui, de nos jours, se tourne en abus ? Non. Là règnent encore deux êtres symboliques : Sancho, le corps qui se ménage, et Don Quichotte, l’ame qui court à son héroïque danger.
La même trace éclate dans toute la littérature espagnole et italienne. Elle ne moralise point par des exemples individuels, mais par des axiomes généraux. Elle ne peint jamais des individus isolés, mais des êtres qui représentent des espèces. Dans les drames de Calderon, quel est le père qui ne ressemble pas à tous les pères, le viejo (vieux) qui ne ressemble pas à tous les vieux, le galan (amoureux) qui n’est pas jeté dans le moule de tous les amoureux, la dama qui s’écarte de son rôle de dame ? Le théâtre espagnol a cherché la variété dans les chances de la fortune et de la passion (lances de fortuna e de amor), non dans les diversités des caractères. Ouvrez Shakspeare, au contraire ; vous y trouverez plus de trente variétés de la vieillesse ; le vieux Lear, sublime, tendre et fou ; le vieux Polonius, sage, axiomatique et stupide ; le vieux Holoferne, pédant, concis et moquable ; le vieux Capulet, ardent, altier et querelleur ; ainsi de suite jusqu’au bout du monde des vieillards, monde inépuisable comme le sont les combinaisons des caractères et des idées. Au Midi, rien de tel. Si Dante s’avise de représenter ses contemporains sous leurs plus hideuses couleurs, il les groupe par classes de vices dans ses Malebolge, compartimens symboliques. Jamais les peuples du Nord ne se sont accommodés des types généraux ; jamais ceux du Midi n’ont accepté la finesse subtile de l’analyse détaillée. Le roman de Richardson et de Sterne a vainement passé du Nord au Midi ; sous cet ardent soleil, il n’a rien produit de complet : les masques italiens, souvent transférés dans le Nord, ne s’y sont jamais acclimatés.
Pourquoi cette manière spéciale de considérer l’humanité appartient-elle aux modernes et aux gens du Nord ? Pourquoi les anciens n’ont-ils rien à opposer à Richardson et à Fielding ? D’où vient que les races du Midi ont produit le roman d’aventures, qui n’est qu’une épopée abaissée, et non le roman d’observation, le roman de mœurs, propriété particulière du monde septentrional et chrétien ? Cela est curieux à pénétrer. Le problème est important.
En quoi le roman moderne se détache-t-il des œuvres de l’antiquité ? Narration, invention, pathétique, merveilleux, vous trouvez ces élémens chez Eschyle ou chez Homère. Comment donc Fielding ou De Foë diffèrent-ils des anciens ? En un seul point ; par l’attention et le respect accordés à chaque homme, à chaque caractère, à toute condition, à toute douleur, quelles que soient leur obscurité ou leur modestie ; par l’analyse, et l’analyse calme ; par le génie de l’observation impitoyable : — ces élémens viennent du Nord.
Encore n’ont-ils apparu dans le Nord que tardivement et à une époque postérieure à l’ère des troubadours, de la chevalerie et de la foi. L’analyse éclot toujours la dernière. Sous les empereurs souabes, le germe de l’examen septentrional est étouffé par l’amour et la poésie. Le sombre Barberousse, le terrible Cœur-de-Lion chantent des sirventes ; la harpe amoureuse et dévote résonne sous les doigts puissans qui tiennent le sceptre et brandissent l’épée. Cette aurore intellectuelle couvre les champs de sa rosée poétique ; tout est mélodieux et doux, transparent et embaumé. Empereurs, prélats, ouvriers, écoliers, femmes, bourgeoises, religieuses, chevaliers et écuyers, tous chantent leur amour, leur confiance en Dieu, leur dévotion passionnée, leur dévouement à leur dame ; dans le concert universel, on ne distingue ni l’aigre sifflet de l’ironie, ni la voix sèche et froide de l’examen rigoureux. Sous cette influence, la Germanie, transformée ou plutôt livrée tout entière à l’enthousiasme lyrique et métaphysique, n’avait pas encore creusé sa veine la plus profonde, la plus secrète, la plus puissante, la veine de l’analyse et de la critique.
À peine, au XIIIe siècle, les troubadours de Provence et les minnesingers de Souabe ont-ils cessé leurs chants d’enthousiasme et d’amour, il se fait, en Allemagne et dans toute l’Europe, une révulsion singulière contre l’enthousiasme ; on cesse alors d’être poétique, on devient didactique. L’Italie déterre les vieux modèles grecs et les embrasse avec une ardeur savante ; l’Espagne se laisse endoctriner par l’Italie ; la France bégaie ses premiers essais classiques. La chevalerie commence à décroître et à pâlir ; bientôt s’effacent au loin la pompe et la mélodie qui l’avaient brillamment escortée. L’imagination et l’esprit d’aventures reploient leurs ailes ; les nations d’Europe s’acheminent vers un plus rude et plus douloureux pèlerinage. On se met à étudier avec soin la vie pratique, et pour la première fois on comprend que savoir est puissance, et que puissance ne se compose pas seulement de poésie. Du XIVe au XVe siècle, tout marche dans cette voie ; les délices de l’invention poétique, l’ingénuité de l’art primitif font place au génie de l’observation, qui se cherche et se tâte. On veut comprendre, connaître et approfondir. Dante lui-même est didactique. Pétrarque scande des vers latins et dédaigne sa gloire italienne. Boccace professe plus d’estime pour son érudition acquise que pour la naïveté de son talent. Après Dante et Pétrarque, la voix de la poésie s’éteint peu à peu, et l’observation des mœurs éclot en Allemagne.
Vers le commencement du XIVe siècle, vous pouvez découvrir en Franconie, dans un petit village obscur des bords de la Saale, la première apparition de cette analyse de l’homme, de cette minutieuse et fine appréciation qui n’appartient ni aux méridionaux, ni aux anciennes littératures, et que notre époque, féconde en mots barbares, a barbarement appelée l’individualisation. À travers cette longue perspective de cinq siècles, si le coup d’œil plonge jusqu’au petit village de Thurstadt, il rencontrera un certain maître d’école, nommé Hugo de Trimberg, assis devant son pupitre du XIVe siècle, endoctrinant de petits enfans rebelles, au coin d’un feu modeste et d’une table frugale. Cet Hugo mérite d’être salué de loin, comme le bisaïeul d’Addison, de Sterne et de Swift.
C’est une curieuse et antique figure que celle de Hugo ; — un poète comme Swift, sans poésie ; un pédagogue qui fait la leçon aux hommes, et donne de bons points à ceux-ci et des férules à ceux-là ; un maître de classes qui a pour verge d’assez mauvais vers, contenant d’assez bonnes plaisanteries ; un industrieux collecteur de livres dans un temps où les livres étaient rares et précieux : « Je suis possesseur, dit-il, d’une bibliothèque de deux cents volumes, dont douze écrits par moi-même, cinq en latin, sept en allemand. Je me nomme Hugo de Trimberg, et j’ai été quarante ans maître d’école à Thurstadt, près Babenberg (Bamberg). Mon livre a été fini treize cents années après la naissance du Christ, etc. » Son allemand est d’ailleurs trop naïf pour que nous ne le citions pas textuellement :
Der dies buch gedichtet hat,
Der pflag der schulen zu Thürstat.
Vierzig jar for Babenberg
Und hiess Hugo von Trymberg.
Es ward follenbracht, das ist wahr,
Da tausend und dreyhundert jar
Nach Christus geburt vergangen wahren,
Drithalbs jar gleich vor der jahren
Da die Juden in Franken wurden erschlagen.
Bey der zeit und in den tagen,
Da bischoff Leupolt bischoff was
Zu Babenberg.
Ces douze beaux ouvrages composés par
Maître Hugo de Trimberg
Demeurant près de Babenberg,
ont laissé peu de traces. Les noms de trois seulement sont venus jusqu’à nous ; ils rappellent singulièrement le Spectateur, le Flaneur, le Babillard, et tous ces recueils d’observations et d’essais qui forment une partie considérable de la littérature du XVIIe siècle : Der Sammler (le Collecteur), et der Renner (le Coureur, ou plutôt le Messager), sont sortis de cette vieille plume oubliée. Nous ne possédons que le Renner. Comme Addison, comme Samuel Johnson, comme Steele, le bon maître d’école, perché au sommet de son observatoire, qu’il appelle sedes exploratoria, jette un vaste coup d’œil sur le monde entier. C’est un bonhomme malin, la plus dangereuse espèce des hommes bons et des hommes malins. Il a le style ferme et sec, le cœur joyeux, l’esprit pénétrant, l’analyse patiente, l’observation sévère. Il voit et il pardonne, ce qui est le propre des observateurs. Son livre, au surplus, imprimé très inexactement, en 1549, à Franfort-sur-le-Mein, et mêlé de corrections modernes, est d’une rareté excessive. On s’étonne, en le parcourant, de l’analogie qui se trouve entre cette œuvre décrépite et les essais du Rambler, du Tatler, du Spectator, de l’Idler, du Citizen of the world, livres qui ont fait les délices de nos grand’ mères. Hugo de Trimberg, en véritable homme du Nord, ne prétend pas à la synthèse, et ne crée pas un seul type. Il divise, subdivise et analyse. Toute l’humanité, pour lui, est dans les individus.
Il traite successivement des jeunes filles, meyden, qui, de son temps et en Allemagne, ont, dit-il, « la chevelure longue et l’esprit court, » des maîtres, des pages, des prêtres, des moines, des jeunes femmes qui épousent des vieillards. Il court à travers les diverses subdivisions de ces caractères assez rapidement, assez lestement, d’une façon pimpante et sévère, avec un petit sourire doux et sardonique. « Allez, mon beau petit livre, dit-il à la fin, vous serez le vade mecum du genre humain. » Et il ne s’est pas beaucoup trompé. Le maître d’école du XIIIe siècle a eu l’honneur d’ouvrir cette route de l’observation spéciale, attentive, minutieuse, détaillée, dont la trace se retrouvera plus tard dans l’épopée satirique et européenne, intitulée le Renard, et dans la Nef des Fols de Sébastien Brandt. Toutes les nations septentrionales d’Europe ont été, depuis Hugo, bien plus avant dans cette voie. Hugo est l’initiateur.
Point d’imagination, de coloris, d’éclat, de grandeur, de personnification chez Hugo ; ce patriarche de l’observation de détail et du roman de mœurs est fin et sérieux, minutieux et sec, comme Holbein et comme Smollett. Ne demandez au bonhomme ni galanterie ni élégance ; il traite les hommes, les femmes et les filles, comme un naturaliste traite ses insectes. Dans sa bonne humeur inexorable, il pique avec son épingle noire et classe avec une minutieuse régularité chaque spécimen qui s’offre à lui, n’épargnant pas ce qu’il y a au monde de plus gracieux et de plus doux.
« Mes jeunes filles, dit-il quelque part, vous avez les cheveux bien longs et la judiciaire bien courte… La route qui va de vos yeux à votre cœur est facile, et, sur cette route périlleuse, Dieu sait que de pensées dangereuses cheminent par bataillons !… »
Kortzyn mut und lange haar
Han die meyde sunderbar,
Dy zu yren jahren kommen synt ;
Dy wal machen yn daz hertze blynt
Dy auchgn wysen yn den weg
Von den auchgn get eyn steg
Tzu dem hertzen nit gar lang ;
Uff deme stege ift vyl manning gedang,
Wen sy woln nemen oder nit.
Le bonhomme continue ainsi, se murmurant à lui-même une sorte de mélopée monotone d’observations satiriques sur cette grande et éternelle aventure du mariage, et sur les divers caractères qui s’embarquent pour ses terres inconnues. De temps en temps il rencontre quelques bons traits comiques, par exemple celui-ci :
Moralisons comme de bons apôtres ;
Pas de pitié pour les péchés des autres ;
C’est pain bénit de blâmer son prochain.
La tâche est bonne, amusante et facile,
Elle distrait et soulage la bile…
À nos péchés nous penserons demain.
Voilà donc la carrière de l’observation ouverte par Hugo de Trimberg. Après lui, mille autres, sermonnaires, poètes, prosateurs, le suivent et se précipitent ; mais, chose étrange, le Nord seul fournit ces observateurs. Pétrarque chante, Boccace raconte. L’observation proprement dite, l’homme considéré comme étude, ne leur appartiennent pas. L’Angleterre, au contraire, débute comme l’Allemagne, et le premier pas de la Grande-Bretagne dans cette carrière est vigoureux et puissant. Chaucer paraît.
Chaucer emprunte aux Italiens la matière de ses récits. Mais en quoi diffère-t-il d’eux ? Quel caractère le rapproche des poètes originaux du Nord ? Le génie de l’observation. Chaucer marque de traits indélébiles les professions et les diverses humeurs de son temps. Il y a bien plus d’art et de finesse chez lui que chez Hugo ; l’essai de la Grande-Bretagne dans un genre qui devait faire sa gloire, est un coup de maître. Depuis le roman-conte de Chaucer jusqu’au roman-chronique de Walter Scott, l’Angleterre ne cessera pas d’exploiter cette mine féconde : la connaissance et l’examen de l’homme, non comme espèce et genre, non comme type et symbole, non comme entrant dans une synthèse, mais comme objet d’analyse, comme individu, souvent vicieux dans la vertu ou vertueux dans le vice, offrant les combinaisons et les nuances infinies du sort, du caractère, de l’âge, de l’humeur, de l’époque, de la circonstance et de la passion ; monde nouveau en littérature.
En fait d’observation et d’étude de mœurs, l’Allemagne, on vient de le voir, avait la priorité. Non-seulement Hugo de Trimberg lui appartenait, mais elle possédait et admirait depuis long-temps une épopée d’observation comique, tout empreinte de l’analyse individuelle, propre au christianisme septentrional. Si la France du nord lui dispute le poème du Renard, il est certain que le nord allemand a seul adopté et consacré cette épopée comique, populaire encore aujourd’hui dans la Germanie, et embrassant dans sa vaste enceinte, sous la forme d’animaux divers, tous les caractères et toutes les conditions. D’où vient cette fable ? On n’en sait rien. Elle est si profondément germanique, que l’on en trouve des traces jusqu’au fond du XIe et du IXe siècle ; elle est si complètement européenne, que chaque peuple du Nord se l’est appropriée. L’édition anglaise de Caxton traduite du hollandais (1481), — l’édition hollandaise de Delft (1484), — la version saxonne de Lubeck (1498), — l’imitation française de Jacquemars Gielée, composée en français wallon, vers 1290, ne sont point semblables, mais seulement analogues à plusieurs égards. Dans tout le Nord, la fortune de ce conte a été immense. On en rencontre des versions diverses, composées en bas allemand, haut allemand, danois, suédois, anglais ; partout ce ne sont que continuations, plagiats, imitations ; ce livre a eu tous les honneurs. Fleuve dont la source jaillit au loin du fond de cavernes ténébreuses et inconnues, et qui a reçu les eaux de mille régions diverses, ce n’est plus un livre ; c’est un monde, c’est la vie. C’est le grossier prototype de Shakspeare et de Richardson. Long-temps la Germanie l’a regardé comme son livre de chevet. Les professeurs l’ont commenté ; les courtisans l’ont cité ; les princesses l’ont lu à leur toilette ; les artisans l’ont sali et usé. Pourquoi ?
C’est que ce rude et piquant ouvrage, œuvre de cent mains et qui n’est l’œuvre de personne, émanait spontanément du fond même du nouveau caractère européen, du génie septentrional. Ce n’était, je le répète, le fils de personne ni d’aucun temps, mais de tout le monde et de tous les temps ; ajoutons de tout le monde germain et de tous les temps germains. Au XIXe siècle, Goethe l’a retravaillé et s’est fait lire, tant il restait encore de goût et de penchant pour ce genre et cet ouvrage. Qu’est-ce donc que ce livre ? L’analyse de la vie humaine, tracée avec une joviale, rustique et chaude sagacité. C’est le monde en mascarade, avec des moines-loups, des intendans-renards, des coqs-guerroyans, et mille réalités tristes sous de comiques masques. Le contraste des diversités humaines, finement et profondément marquées, est le caractère spécial du livre. Au-dessus de toutes ces variétés, et triomphant d’elles, plane la Ruse, maîtresse unique, suzeraine du monde. C’est ce que vous dit l’auteur lui-même dans son épigraphe :
Ut vulpis adulatio
Dans mon livre fait son affaire,
Sic hominis et ratio
Ressemble au renard sur la terre.[1].
La comédie à cent acteurs divers dont parle La Fontaine se trouve donc ébauchée dans le Roman du Renard ; ce monde des nuances et des caractères, monde qui n’est autre que le roman moderne, y est esquissé pour la première fois. Si le Renard, sans auteur, sans père, sine prole creatus, a pénétré dans tout le Nord, en Angleterre, en Flandre, en Hollande, en Suède, en Danemark, il n’a pu entamer ni l’Italie ni l’Espagne ; il a fallu deux siècles pour que Casti, dans ses Animaux parlans, lui empruntât quelque chose. En France, il eut assez de succès, sans y devenir aussi intimement populaire que dans les contrées saxonnes.
Imparfait, grossier, naïf, mais fort, mais plein d’une vérité ironique, ce livre est fertile en ombres grotesques, qui dessinent par des silhouettes piquantes les réalités de la vie. Sa majesté Lion, tenant cour plénière, reçoit les plaintes de Hintze le chat, de Lampe le lièvre, d’Isegrim le loup, de Chanteclair le coq, plus ou moins victimes de dom Renard, maître fripon qui les a tous lésés. Le chef des gardes, l’ours Bruin, est chargé d’amener le coupable. Mais Bruin est gourmand ; dom Renard l’engage dans une expédition de picorée qui doit lui rapporter une récolte d’excellent miel ; dom Bruin introduit bénévolement sa stupide tête dans le tronc fendu où le miel est déposé ; puis, saisi comme dans un écrou par les deux portions de ce tronc qui se referme, l’imbécile ne gagne rien qu’une bastonnade miraculeuse et un jeûne complet. Tel est le premier fait d’armes du diplomate Renard. Mais son éloquence, ses ressources, sa finesse, sa dextérité, le superbe sang-froid avec lequel il exploite tous les caractères et tous les vices, le placent à côté de Panurge, de Figaro et de Gil Blas. Il se tire de tout, Il est politique, dévot, poète, économiste, industriel, statisticien. Il a des trésors cachés qu’il promet à sa majesté lionne, mais qu’il n’obtiendra de la grace de Dieu que si l’on consent à lui donner pour souliers un peu de la peau de ses ennemis. On les lui accorde, et avec ces souliers il va en pèlerinage jusqu’à Rome, où on le fait cardinal. Il prie, il ment, il ruse, il fait l’usure, il pérore, il discute, il ravit d’enthousiasme les peuples qui l’écoutent. Il a des procédés pour tous les succès et des expédiens pour tous les cas. Le roi, émerveillé, lui remet la charge entière des affaires de l’état, et l’auteur finit ainsi son épopée :
Mon livre, écrit en style clair,
Messieurs, ne se vend pas fort cher.
On y voit comme en une glace
Le monde et tout ce qui s’y passe.
Achetez-le, je prierai Dieu
Qu’il vous mette en sa gloire. Adieu !
Il a raison. C’est un vrai miroir que son livre, un peu rude et grossier, mais fidèle, un miroir chrétien et ascétique, représentant la vie terrestre comme livrée à la domination de la ruse, et exilant dans le ciel le triomphe de la vertu. « Rien n’est plus pénétrant, bien que rien ne soit moins satirique, dit quelque part M. Sainte-Beuve, que le génie chrétien. » Non-seulement le roman est chrétien, mais il est septentrional. Le Renard a deux caractères singuliers et contradictoires : chrétien et septentrional, il porte des traces nombreuses de paganisme antérieur. On y voit percer une vive haine contre les prêtres et les moines. L’ancien et le nouveau génie se trouvent confondus dans cette béatification terrestre de la ruse ; bible séculière, vade mecum du moyen-âge septentrional, comme le livre de Brandt devint, au commencement du XVIe siècle, la grande propriété de l’Europe, comme au XVe le Roman de la Rose a été le manuel de la France.
L’auteur de ce livre ? C’est un mystère. Homère est moins problématique. Il semble que les masses soient les véritables mères de certaines œuvres. Un nommé Hinrek von Alkmer prétend, dans sa préface, avoir traduit le poème du wallon en bas-allemand. Mais est-ce un homme réel ? Les savans ne le pensent pas. Il parlent d’un certain Nicholas Baumann, professeur à Rostock, et qui aurait représenté dans une allégorie satirique la cour de Juliers, d’où il avait été banni ; puis il se serait donné le nom de Henry d’Alkmer. Baumann n’a pas l’air plus réel que Henry. Plus on s’enfonce dans les ténèbres du moyen-âge, plus on s’étonne de revoir toujours ce Renard inévitable. Au XIVe siècle, Philippe-le-Bel le fait pourtraire en tapisserie. Aux temps carlovingiens, il y a déjà trace de lui. Vous diriez qu’une pluie tombée du ciel fait germer de toutes parts cette allégorie transparente, vaste analyse de l’humanité, qui devient bientôt universelle comme la Bible, comme Cervantes, comme Robinson, comme l’Imitation. Lorsque l’époque didactique, succédant à l’époque lyrique, toucha son apogée, le Renard devint l’Iliade et l’Odyssée de ce temps ; on y puisa des exemples, des allusions, des citations, des apologues ; on le sculpta dans les églises, on le peignit sur les vitraux. Il s’en fit, dès les premiers momens de l’imprimerie, vingt éditions ; il eut l’honneur d’être traduit en latin par ce pauvre Hartmann Schopper, dont la rude destinée et le style cicéronien méritent un souvenir[2]. — « Quand j’eus commencé ma traduction, dit-il, on me fit prisonnier à Fribourg, dans le duché de Bade, et l’on me conduisit à Vienne chargé de fers. Là je tombai malade. Comme on ne voulait pas d’un aussi misérable soldat, on me jeta sur le pavé, sans lit, sans drap, sans pain. Je trouvai asile dans un tonneau où je m’endormis ; mais en m’éveillant je trouvai que mon sabre et mon manteau m’avaient été volés. Heureusement tous les hommes ne sont pas des loups. Maître Josias Hufnagel, qui ne me connaissait que par mes écrits, me reçut sous son toit, et je pus, à demi guéri, me traîner jusqu’à ma ville natale. » La consécration latine donnée au Renard par le bon Schopper popularisa ce poème parmi les savans ; puis, manufacturé de toutes façons, il alla se perdre dans le domaine de ces bons petits livres du peuple, qui exercent tant d’influence et dont on parle si peu.
Le Renard n’est pas un chef d’œuvre ; mais l’histoire littéraire serait incomplète si elle ne s’occupait que des chefs-d’œuvre. Certains livres d’époque possèdent une vitalité singulière et tout-à-fait distincte de leur mérite intrinsèque. Tel est le Renard. Une foule de productions secondaires fraient toujours la route aux chefs-d’œuvre, qui en sont le dernier mot. Les chefs-d’œuvre n’appartiennent jamais à un seul génie. Ils naissent lentement ; fils des siècles, créés par les races, plutôt que par l’homme, ils achèvent les civilisations et les résument.
Ni Hugo de Trimberg, ni ces rédacteurs divers et successifs qui, dans le roman du Renard, ont écrit le panégyrique de l’habileté ne sont des génies complets ; mais ce sont des biens féconds pour l’avenir et maîtres d’une vaste école. Il y a de l’avenir et une fécondité extrême dans leurs livres. Nous admirons quelquefois cette fécondité du monde physique, qui ne laisse pas une parcelle de la matière sans vie et sans puissance ; nous admirons cette énergie de reproduction infinie, triomphant sans cesse du monstre béant de la mort. Si l’on examine au microscope solaire le cuir tanné d’une momie, quelque prêtre d’Égypte contemporain du roi Sésostris, on reconnaît avec stupeur que toutes les particules élémentaires de cette peau séculaire vivent encore, représentées par des animalcules qui se meuvent dans leur petitesse infinie. Ce n’est donc pas la mort qui effraie, c’est la vie. L’immortalité de la pensée et sa force impérissable constituent un phénomène analogue, mais plus élevé.
À peine ce mode analytique de voir le monde s’est-il éveillé, à peine le génie germanique trouve-t-il une voix, à peine sa langue est-elle déliée, que les écrivains du Nord se plaisent tous à compter et à mesurer chaque homme, à examiner sa valeur, à peser son caractère, à le soumettre au scalpel. On ne veut plus d’espèces ; on ne reconnaît que des individus. Sans doute les esprits superficiels nieront cette singulière et antique tendance de la littérature septentrionale ; elle n’en est pas moins éclatante aux yeux de qui sait voir dans la profondeur et mesurer ce qui est vaste. La profondeur n’exclut point la vérité, ni l’étendue, la précision.
Ce roman du Renard, étude de caractères analysés avec une vivacité sagace, avec une rustique et brutale finesse, avec une causticité sévère et moqueuse, défraya l’espace entier qui sépare le XIIIe siècle du XVIe. Le Nord vivait encore sur ce livre bizarre, inconnu d’ailleurs des gens du Midi, lorsque, vers la fin du XVe siècle, un savant et grave jurisconsulte de Strasbourg, nommé Sébastien Brandt, s’avisa de poursuivre cette voie de l’observation des mœurs.
Rien n’était alors plus rare qu’un livre allemand, si ce n’est un livre allemand original. Brandt, comme l’auteur du Renard, comme l’auteur du Renner, écrivit, sur toutes les folies de son temps, un livre en vers allemands, qui frappaient tous les états, toutes les situations et tous les âges. Ce livre fut accompagné de gravures sur bois curieuses et énergiques, vraies caricatures de l’époque. Ce qui distingue cette nouvelle expérience, ce qui la détache du Coureur et du Renard, c’est que notre Alsacien a pour ainsi dire armorié son œuvre du grand symbole du moyen-âge. Tous les personnages qu’il jette en scène sont des fous : il les coiffe du bonnet à deux cornes et les arme de la marotte à grelots. Selon lui, les variétés de la vie humaine ne sont que folie. Mettant à contribution son invention et son esprit, il frète un beau navire qu’il appelle Narrenschiff (le vaisseau des fous), et sur le pont duquel il entasse ses passagers, les fous, les hommes, ses amis, le monde, les caractères.
Tout cela n’est pas mal ; et si le vaisseau avait navigué, si les mœurs et les habitudes des divers fous s’étaient révélées, s’ils avaient joué chacun son rôle jusqu’au naufrage, on eût applaudi une telle invention. Mais certains esprits n’ont de force que pour l’ébauche. Notre ami Sébastien se contenta d’indiquer rudement ce qu’il n’avait pas la puissance de terminer. Il moralisa, disserta, fut pédant et entassa le lieu-commun ; ce qui n’empêcha pas l’Europe du Nord d’adopter son vaisseau. L’Europe du Nord ne fut point imitée par l’Europe du Midi ; ce fait bizarre en dit plus qu’une théorie. On répond aux théories ; que répondre au fait ?
Brandt, si grossier qu’il fût, méritait l’honneur d’être traduit, commenté, cité même par Érasme. Son ébauche est digne d’attention. Une main habile et délicate ferait encore aujourd’hui quelque chose de ce vaisseau fantastique que le juriste de Strasbourg créa dans sa gaieté. Imaginez une mer des fous, grand chemin orageux, qui doit les conduire au bonheur ; les vagues bleues et phosphorescentes offrant dans leurs sillons lumineux tout ce que les fous espèrent : des montagnes d’or brillant aux yeux des avares, des flots de liqueurs enivrantes promises aux sensuels, des syrènes belles comme le jour aux voluptueux. La carène se balance sur ces vagues folles. Elle est construite par des fous, et comme des fous doivent construire ; la proue occupe la place de la poupe, et le gouvernail est renversé. On a mis le capitaine à fond de cale, et le cuisinier sur le grand mât. N’est-ce pas un texte digne de Swift que cette description de l’équipage fou, de la carène folle, et de l’anarchie des passagers ? Rien n’empêcherait le rénovateur de cette fable antique, de placer sur le pont et dans les vergues les plus charmans ridicules de ce temps-ci : le génie méconnu, l’ame incomprise, la femme libre, le créateur des religions, et ceux qui sont dieux, demi-dieux ou quarts de dieux. Cette cargaison de folies diverses aurait assurément piqué l’imagination moqueuse de Swift, de Sterne ou de Voltaire ; ces hommes d’un esprit rare et subtil en eussent fait une œuvre charmante. Brandt n’a pas osé ou n’a pas pu ; il est retombé de tout son poids dans la moralité vulgaire, laissant à ses continuateurs le soin de cultiver le champ de l’observation moderne.
Ce qu’il y a de curieux, c’est que l’enfant du Nord se prétend l’élève et l’imitateur du génie méridional. Au commencement du même siècle, un de ces hommes qui escamotent le succès et qui croient avoir dérobé la gloire, Jean-Baptiste Spagnuoli, né à Mantoue, et que ses compatriotes crurent plus grand que Virgile, avait essayé l’analyse des vices humains, mais selon la mode italienne et méridionale. Ses vers, qui ne sont que des sermons diffus, jouirent d’une vogue extraordinaire. Au lieu d’individualiser des portraits, il les divise en types et en symboles ; Gastrimargia, Philargyria. Spagnuoli les allégorise, les costume, les peint en détail, comme autant de divinités païennes ; c’est un olympe sorti du cerveau d’un casuiste, et où chaque péché tient lieu d’une idole. Ce Spagnuoli, espèce d’Ovide manqué, qui avait de l’imagination et de la facilité comme Marini, et qui excellait dans les descriptions comme tous les demi-poètes, eut l’honneur d’une grande édition avec commentaires, les commentaires absorbant le texte et le débordant. L’un de ces commentateurs fut notre ami Sébastien Brandt, le Strasbourgeois, homme savant. Page 25 du volume IIe, on lit ces mots naïfs — Hélas ! ici s’arrête le commentaire du grammairien Murrhon, suspendu par la mort fatale, ici commence le travail de l’honorable Sébastien Brandt. — On commentait Spagnuoli comme on a commenté Ronsard : il y avait si peu de goût au Nord et tant de dépravation au Midi, que l’Europe estimait comparable aux idylles charmantes de Virgile et répétait à l’envi le grossier début de la première éclogue du Mantouan :
Fauste, precor, gelidâ quando pecus omne sub umbrâ
Ruminat !
Ruminat ! Ce mot seul accuse le siècle. Cependant le piquant Érasme et le savant Béroalde admiraient encore le Mantouan. Shakspeare le premier osa se moquer de lui ; il le fait louer ridiculement, par le pédant ridicule Holoferne, dans Love’s labour lost. Élevé à cette école du sermonnaire italien, Brandt crut imiter ses prédications morales et ses beaux symboles ; mais le génie de son pays l’entraîna, il fit autrement et mieux. Il fut rude, grossier, bizarre, mais original. Rien de plus amusant que de voir cette poésie allemande couvée par une mère italienne, rester allemande en dépit de la couveuse, l’allégorie du Mantouan devenir individualité chez le Strasbourgeois.
Il est vrai que cette individualité est un peu vague encore. Elle moralise avant tout. Chez Barklay, le traducteur anglais, la sève de la vie réelle et de l’observation positive se révèle mieux. Brandt a inspiré Rabelais, qui transforme cette moralité commune en vive et philosophique ironie. Barklay le traduit, en faisant du lieu-commun une observation spéciale et énergique.
L’Europe était émue. Les couronnes pleuvaient sur Brandt, qui ne manquait pas d’esprit et surtout d’humeur. L’abbé Trithème appela son livre un divin livre. Chacun y voyait le portrait de son voisin, de ses parens, peut-être de sa femme, — avec de si belles gravures sur bois ! On y admirait M. le conseiller, et MMe la conseillère, et le marchand, et le moine gourmand et le savant de contrebande, et le fat, et l’escroc, et la femme colère, et le mari complaisant, et tous ces caractères devenus lieux-communs ; mais le lieu-commun n’est qu’une bonne chose qui a trop servi. Savantes et morales facéties ! Une des planches qui les accompagnent montre le monde à rebours, un fou la tête en bas, les chevaux derrière la voiture, le postillon venant après la charrette, et portant ses éperons au bout de ses bottes, — puis ailleurs les lollards, les réformateurs, — puis les gens qui remettent tout au lendemain ; ceux-là tiennent sur leur poing et sur leur tête trois corneilles, criant : cras, cras, cras ! — demain, demain, demain ! — Surtout il y a de splendides caricatures, des gloutons, des avares, des usuriers, des femmes, des hommes ; — livre oublié, qui a fait l’éducation d’un demi-siècle, et qui a précédé Rabelais, Érasme, Cervantes, Shakspeare.
La France mordit, mais légèrement, à l’hameçon de Brandt, un peu trop grossier pour elle. Quant à l’Angleterre, elle raffola de la spirituelle et vive imitation donnée par Alexandre Barklay.
Ce Barklay, né à la fin du XVe siècle, élève d’Oxford, après avoir voyagé sur le continent, ainsi que le faisaient alors tous les hommes de lettres, fut tour à tour bénédictin et franciscain ; heureux dans sa vie, bien prébendé, bien doté, comme Sébastien Brandt, comme Addison, comme la plupart de ces heureux génies qui, passant leur vie à observer le prochain, le connaissent trop pour heurter brutalement les passions ou les vices ; c’était encore un homme naïf et sage qui disait en riant ce qui lui passait par le cerveau. Au lieu de traduire servilement le texte de Brandt, il le refit. Il y jeta ses ennemis, qu’il classa parmi les fous, et jusqu’à ses imprimeurs, « qui le méritaient bien, » dit-il :
Car ils font leur devoir
Trop lestement et avec nonchaloir.
The prynters, in their business
Do all their works speedily and in haste.
Son livre est bien plus remarquable, plus travaillé, plus puissant, mieux observé que celui de Brandt. Il charge son vaisseau de tous les fous d’Angleterre, et d’abord il a soin d’y faire entrer ceux de ses confrères les chanoines qui lui déplaisent, « les huit chanoines mineurs de Sainte-Marie-Ottery. » L’histoire se tait sur les causes de sa haine contre les huit chanoines mineurs ; mais il leur assure, comme il le dit, une place majeure sur la chiourme :
« Alexandre Barklay s’adresse à messieurs les fous, les priant de faire place aux huit chanoines mineurs de Sainte-Marie-Ottery, lesquels y méritent un rang de premier ordre. »
Mes fous très chers, allez un peu moins vite !
Voici venir huit charmans compagnons
Qu’il faut classer et suivant leur mérite ;
Très ignorans, très sots et très gloutons,
Très malfaisans, très fats et très poltrons ;
Au demeurant ce sont de bons apôtres !
Place pour eux, très chers ! ils sont des nôtres !
Cette traduction, que j’ai soin de calquer sur le texte, doit laisser apercevoir que notre homme ne manquait ni de verve, ni de trait, ni de grace. Le portrait du faux savant, ou plutôt du faux sage, placé comme pilote sur le navire, et qui, chez Barklay, a beaucoup plus de finesse et de verdeur que chez son maître Sébastien Brandt, mérite aussi d’être cité. Ce fou qui ouvre la marche prend la parole :
Sur l’océan de la folie humaine,
Voyez errer notre leste carène !
Au gouvernail, assis paisiblement,
Roi de mes fous, à mon gré je les mène,
Et le vaisseau flotte gaillardement.
Sur mes rayons, des livres par centaine
Comme un savant me font considérer ;
Je ne lis rien et me laisse adorer.
C’est mon état de passer pour un sage.
Pour un savant et profond personnage
Chacun me prend ; souvent épousseté
De mes bouquins le pompeux étalage
Au grand jamais par moi n’est consulté.
Mais je les traite avec reconnaissance,
Je les habille avec magnificence,
Je les consulte à grands coups de plumeau :
Damas, satin, pour eux rien n’est trop beau.
Ces chers bouquins ! je les choie et les aime !
Dans la splendeur et l’ordre accoutumé
Je les conserve avec un soin extrême.
En les perdant je me perdrais moi-même.
Tout mon pouvoir en eux est enfermé.
Un ergoteur me rend-il sa visite ?
Aux argumens que le pédant débite
Point ne réponds. Pourquoi me fatiguer ?
À son loisir il peut épiloguer.
A-t-il fini ? Par la main je le mène
Vers mon trésor de la science humaine ;
Mes défenseurs sont là par bataillons,
Et c’est là tout ce que je lui réponds.
Les portraits inventés par Brandt, perfectionnés par Locher, son traducteur latin, et fort améliorés par l’Écossais Barklay, sont de ce genre ; mais il s’en faut qu’ils vaillent en général l’esquisse comique que je viens de rapporter. Le siècle n’y regardait pas de si près ; dans le Narrenschiff, tout lui paraissait admirable. Il faut entendre ce que Locher, étudiant de dix-huit ans et fanatique partisan de Sébastien Brandt, écrit à Bergmann Von Olpe, archidiacre de Grandval et non pas libraire, comme le disent les biographies : « Je suis un jeune homme né sous un astre rigide, allaité dans les hameaux suèves, nourri de glands…, et j’ose toucher aux sacrés tripodes de Phébus ! et, malgré la stérilité de ma terre barbare, j’ai voulu baigner mon ame dans la rosée de l’Hélicon ! » — On aime à voir autour de ce berceau et de ces bégaiemens de l’observation moderne un archidiacre, un écolier, un conseiller aulique, un franciscain, et toute l’Europe du Nord attentive.
Ces traducteurs septentrionaux avaient trouvé l’invention si excellente, qu’ils se mirent à l’agrandir, à l’embellir, à l’accommoder à leur guise, à la vêtir selon la mode de leur nation. Il en fut précisément comme du roman du Renard. Chaque peuple fit son Vaisseau des fous ; un Français, nommé Jean Bouchet, eut même le tact de comprendre quel point d’union secrète se trouvait entre le roman du Renard et le Vaisseau des fous. Il les fondit en un seul ouvrage, qui eut pour titre : les Renards traversant les voies périlleuses de la vie humaine. L’œuvre bâtarde dans laquelle les deux sillons de l’observation germanique étaient ainsi mêlés ne fut guère viable. D’autres plus humbles, mais plus habiles, se contentèrent de traduire en honnête prose, qui trouva une infinité de lecteurs, les vers satiriques de Brandt. C’étaient là autant de pas faits par le Nord vers le monde du roman, vers la fine et sévère observation des caractères humains. Quant à l’Espagne et à l’Italie, elles ne touchèrent pas au Vaisseau des fous. Il est curieux de savoir pourquoi elles n’y touchaient pas et ce qu’elles faisaient alors.
L’Italie méprisait profondément le Nord ; nous étions barbares à ses yeux. Le Tasse et Machiavel maltraitent beaucoup les Français, qui, depuis un siècle, avaient irrité et dévasté l’Italie : « Manans illétrés et avilis, dit le Tasse, ou gentilshommes féroces ; petits, pauvres et laids, dont les jambes sont devenues cagneuses et le torse énorme à force de monter à cheval pour aller en guerre. » Un Italien, Balthasar Castiglione, ambassadeur en Angleterre, et son concitoyen Casa, formulaient à la même époque le code du savoir-vivre. L’un, dans son Homme de cour, l’autre dans son Galateo, se moquent singulièrement des gens du Nord, et surtout des Français, dont ils parlent à peu près comme on parlerait aujourd’hui des Hurons. Castiglione ne loue que le duc d’Angoulême, depuis François Ier, qui sans doute lui avait adressé quelque beau cadeau, et qui devait relever un jour, dit Castiglione, la gloire de la France. Il faut voir avec quelle subtile indifférence le courtisan du duc d’Urbin vous apprend, dans son traité, ce qu’il faut faire pour être bien en cour, comment on doit s’y prendre pour y réussir, comment toutes les diversités du caractère s’effacent devant le beau titre de cortegiano, qui répond à celui d’homme du monde, comme quoi enfin les bonnes manières sont tout. La fin d’une civilisation est toujours signalée par ce désir exorbitant de la bonne grace et de l’élégance. Si la naïve admiration des choses humaines berce les littératures et les peuples naissans, cette dépravation d’un goût faussé, que les peintres ont appelé le rococo, endort leur vieillesse frivole et désespérée. Quand on voit à côté des élégans conseils de Castiglione les efforts burlesques de Berni et les froideurs amères de Machiavel, il faut dire : L’Italie s’en va. Aussi s’en allait-elle. Castiglione considère les hommes comme parfaitement égaux de caractère ; il détruit les aspérités et les diversités, les nuances et les passions humaines ; il ne s’occupe qu’à raffiner la morale, qui s’évapore en politesse.
La lecture de la table des matières de Castiglione suffit à montrer comment un pays qui se meurt juge les questions de la morale.
« Il ne doit pas y avoir, selon Castiglione, de différence entre les caractères, d’originalité tranchée entre les hommes ; tous, effacés et amollis, doivent se formuler d’après un type et un modèle unique, qui est le courtisan. »
Or ce courtisan, Castiglione lui fait la leçon, lui donne la loi, lui dit comment il doit se vêtir pour plaire, de quelle façon il doit commencer et achever la révérence, s’il doit faire la cour aux dames, s’il doit préférer une femme non mariée à une femme mariée, s’il peut mentir, à quel degré il peut mentir, s’il peut flatter le prince, si cette flatterie peut être mêlée de médisance. Puis, dans un chapitre spécial, employant le plus pur langage italien, il se demande si un rival doit calomnier son rival, afin d’atteindre le but qu’il désire.
« La profession du courtisan, dit-il, consiste d’abord dans la grace de l’extérieur, dans la beauté de sa personne, qu’il doit conserver et réparer, si le cas échet. »
La profession principale du courtisan est de se bien battre, ou du moins, dit Castiglione dans un chapitre suivant, d’avoir l’air de se bien battre… Qui ne se rappelle ici les condottieri, vêtus de cuirasses resplendissantes et l’arme au poing, sous la condition expresse de ne jamais s’en servir, mais de s’entendre bravement pour que le champ de bataille ne soit pas ensanglanté, pour que la brillante passe d’armes reste vierge de sang humain ? Le moraliste italien nous enseigne que le courtisan doit savoir nager, sauter, courir, jouer du luth et faire tous les jeux et exercices qui plaisent ; que le courtisan ne doit pas sembler affecté lors même qu’il se permet d’inventer et de mentir ; qu’il doit user d’élégance pour parler comme pour écrire, sans jamais laisser paraître l’affectation ; que la dame qui habite la cour doit se bien vêtir pour plaire au prince d’abord, et ensuite aux courtisans ; que le principal ornement du courtisan, ce sont les lettres ; qu’il ne faut pas imiter les Français, qui méprisent les lettres, et qui regardent les gens de lettres comme vils.
Ce dernier passage mérite attention. Il donne une idée fort juste de la situation de l’Europe à l’époque dont je parle, et de l’énorme distance qui séparait le Nord et l’Occident des idées méridionales. Castiglione, qui avait beaucoup voyagé, qui se trouvait en Angleterre, et qui venait de France, s’exprime ainsi : « Les Français ne connaissent que la noblesse des armes, ils estiment comme rien tout le reste. Ils abhorrent la culture de l’esprit et tiennent les gens de lettres pour déshonorés ; chez eux, appeler un homme clerc, c’est lui dire la plus grande injure de la terre. Il se trouve un prince parmi eux nommé monseigneur d’Angoulême (François Ier dans sa jeunesse), monseigneur d’Angoulême, qui doit succéder à la couronne, et qui fera refleurir, à côté de la gloire des armes, celle des lettres, car il les aime. Je l’ai beaucoup connu, et, me trouvant à la cour, il m’a parlé de son désir de faire parvenir la France à des destinées plus lettrées. Je ne saurais trop louer la disposition de sa personne, la beauté de son visage, et une certaine et gracieuse aménité du discours, qui promet beaucoup au royaume de France. Les gentilshommes français et italiens qui connaissent ses coutumes, la grandeur de son ame, sa valeur et sa bonté, disent qu’il est impossible que la France, sous les lois de monseigneur d’Angoulême, ne devienne pas aussi lettrée que l’Italie. »
Égarée au milieu des conseils de morale immorale qui remplissent le livre de Castiglione, cette prophétie donne une idée assez juste du mélange de sagacité divinatrice, de profondeur et de dépravation qui caractérisait ce beau pays, déjà sur le déclin de sa civilisation et de sa gloire.
L’observation analytique de l’humanité paraissait à cet Italien folie et barbarie : les diversités même et les nuances humaines ne lui semblaient que des commencemens d’insanité ; gli umori… sono pazzie. L’Espagne, moins avancée que l’Italie en civilisation, ou si l’on veut en corruption, n’était pas moins éloignée de l’esprit analytique. Dès que le rayon italien l’a frappée, elle s’éveille, elle s’émeut, elle est lyrique, elle est plaisante, sublime, épique, mais elle ne touche point au royaume de l’examen individuel, qui demeure soumis à la loi du Nord ; son livre le plus admirable, don Quichotte, n’est, je l’ai dit, qu’un symbole, la double personnification du corps et de l’ame, — don Quichotte, Sancho.
Que l’on place à côté l’un de l’autre l’ambassadeur Castiglione et le conseiller aulique Brandt, l’un subtilisant la morale jusqu’à la perdre en politesse, l’autre ourdissant avec une grossière vérité et une rude puissance la trame de son observation analytique ; on pourra juger d’un coup d’œil les deux civilisations et les deux races. Ce fut plaisir, pour les gens du Midi, de lire dans Castiglione combien il est aisé d’être immoral et charmant. Ce fut un bonheur pour les gens du Nord que ce coup d’œil général, sévère, rude, pénétrant et distinct, jeté par Brandt sur toutes les professions et toutes les humeurs. L’Éloge de la folie d’Érasme, charmant petit volume, n’est que la quintessence piquante et concentrée du grossier essai de Brandt et de Barklay. Les Adages d’Érasme abondent en observations et en portraits écrits dans un latin dont la charmante élégance rappelle Pétrone, et dont le sens moral est emprunté à Sébastien Brandt. La généalogie littéraire que nous avons indiquée est si vraie, que l’on trouve dans les Adages un mélange fréquent de souvenirs qui rappellent la personnification animale du roman du Renard et les Fous de Brandt. Érasme passe en revue les animaux humains, tout-à-fait à la manière du vieil auteur de Renard, the Fox, et de celui du Narrenschiff. Son scarabée, ou calomniateur, est un vrai portrait de La Bruyère : « Il y a, dit-il, de petits hommes infimes, malicieux, noirs comme le scarabée, sentant mauvais, non moins abjects, mais persévérans, et qui peuvent nuire à de grands hommes, sans jamais être utiles à qui que ce soit. Ils terrifient par la noirceur, étourdissent par la clameur, dégoûtent par l’odeur ; ils voltigent autour de vous, s’attachent à vous, vous restent attachés ; les vaincre est une honte, et votre triomphe vous laisse souillé. » Son Éloge de la folie, adressé à More par un calembour (Encomium Moriæ), et dont dix-huit cents exemplaires, ce qui équivaut à plus de six mille aujourd’hui, furent vendus en un mois, est une imitation bien plus directe de Brandt ; satire de mœurs et d’observation, terrible coup de flèche qui atteignait les moines au cœur.
D’Israëli, homme sensé et ingénieux, reconnaît cette antique parenté de l’observation allemande et anglaise. Ce sont frères ou cousins que Hugo de Trimberg, maître Renard, et Gil Blas, et Lazarille, et Figaro, et Panurge. La majesté des rois n’est point épargnée par les créateurs de ces types ; ils ne reconnaissent que la majesté de la ruse. Circonvenir, attendre, fourber, ruser, parer les coups, supplanter, intimider, voler, c’est le succès. Un savant juriste, Heineccius, affirme que le seul roman du Renard vaut mille commentaires de droit, et qu’il éclaire beaucoup de points controversés. Je le crois bien ; le Renard, c’est la chicane. Il exprime la toute-puissance de la fourberie dans les affaires humaines. Telle était sa popularité, que, sur le vieil autel de Cantorbéry, on reconnaît encore, très bien sculptés, maître Renard, maître Ysengrin et maître Lion, canonisés comme bons petits saints.
Aucune de ces données ne s’est perdue. Les idées ont des ailes.
Depuis le commencement du XVIe siècle, cette observation analytique de l’homme s’empare de toute la littérature anglaise et fait des chefs-d’œuvre. À quoi rapporter cette nouveauté ? Pourquoi ne trouvez-vous, dans l’antiquité, rien qui rappelle les cent et quelques personnages de Clarisse Harlowe, les sept cents et quelques individus, tous différens, que contiennent les drames de Shakspeare, les infinies variétés du caractère humain observées par Fielding, Molière ou dans Smollett ? N’est-il pas évident que l’analyse appliquée à l’homme, ébauchée par les anciens, a été poussée à bout par les romanciers modernes ? Il faut voir aujourd’hui les moindres romanciers de l’Angleterre saisir un caractère fibre à fibre, le disséquer, le soumettre à l’analyse chimique, le quintessencier de toutes façons. C’est l’excès. Les anciens, au lieu de donner sur cet écueil, ont été se heurter contre la déclamation et l’emphase. Nos décadences littéraires exagèrent l’analyse ; les décadences antiques exagéraient la synthèse. Où nous sommes petits et puérils, ils étaient emphatiques et ridicules. D’où vient cette différence ? On ne peut résoudre ce problème définitif que par un examen métaphysique que nous ne tarderons pas d’aborder.
Quant à cet élément analytique, si curieusement isolé par nous des autres élémens constitutifs du roman moderne, une fois né, il ne resta pas à l’état didactique et stérile, que nous avons étudié chez quelques vieux Allemands. Les alliances de cette observation individuelle avec le platonisme amoureux et le récit épique ont produit le roman de La Calprenède, celui de Mlle de Scudéry, enfin celui de Mme de Lafayette, perfectionnement délicat des romans de chevalerie. Assimilé au récit passionné comme dans Manon Lescaut, à l’érudition archéologique et locale comme dans Ivanhoë et Kenilworth, à la moralité puritaine comme dans Clarisse et Paméla, sous quelque forme que l’on veuille apprécier le roman moderne, toujours on trouve au fond, et sous les alliages les plus divers, cet élément primitif et neuf, le détail de l’individualité humaine.
Le principe de cette individualité appartient aux vieux Germains, et Tacite en fait foi ; principe qui attribue à chaque homme sa force et sa valeur. Mais ce premier germe n’aurait pas suffi. À côté de l’indépendance germanique, l’individualité chrétienne, l’examen septentrional, l’importance donnée à la vie domestique et aux femmes par les peuples du Nord, ont concouru à faire naître ce génie de l’observation qui s’est surtout développé en Angleterre. Résumons-nous donc et prenons ces élémens un à un : 1o principe germanique, chacun attachant aux individus une importance égale et jouissant d’une indépendance relative ; — 2o principe chrétien, principe de la confession ; chaque vice examiné, sondé, creusé, chaque vertu pesée, chaque motif approfondi ; rien de tel n’avait lieu chez les païens ; — 3o principe septentrional ; chacun exerçant son jugement sur toutes choses, et par conséquent toutes choses jugées de divers points de vue ; — 4o principe domestique ou du ménage ; les tableaux d’intérieur, que les anciens méprisaient ou négligeaient, devenant intéressans, ainsi que les personnages qui s’y trouvent décrits : voilà les élémens du roman moderne. Comment vont-ils se combiner, et que vont-ils enfanter ?
Le peuple chez lequel ils ont trouvé leurs proportions les plus favorables à l’art nouveau, c’est le peuple anglais. Il est homme d’affaires, il vit de la vie réelle, et cette observation lui est indispensable. Aimant l’indépendance de l’individu, l’examen de toutes choses, la moralité chrétienne et la vie domestique, il tire de ces profondeurs une littérature complète de la vie privée et de l’observation humaine, le drame-roman de Shakspeare, le roman-drame de Richardson, le poème-roman de Byron, le roman-chronique de Walter Scott.
L’introduction et l’action des femmes dans la vie privée et même publique se rangent en première ligne parmi les élémens du roman. Elles possèdent, comme on sait, le don d’observation analytique et le discernement des caractères : elles en ont besoin, étant faibles. Je reconnais donc pour élémens de ce nouvel art le christianisme et le casuitisme, le germanisme et l’individualité, le Nord et l’analyse, la femme et sa sagacité. Sous le niveau chrétien, le mendiant est digne d’observation comme le roi. L’indépendance germanique veut que l’individu soit estimé pour lui et en lui. La froideur du Nord adopte l’examen universel. La femme introduit dans les arts sa finesse active et ses passions observatrices. Qu’il soit sorti de là toute une littérature à peine entrevue des anciens, est-ce merveille ? une poésie, une philosophie, une fiction dans lesquelles l’homme est considéré comme jouant un rôle spécial, comme étant à lui seul un monde ! Rien d’étonnant, si les romans ont passé en revue des millions de fois les conditions humaines et les vices humains. Le moyen-âge était habitué à cette revue. Il les faisait danser avec la Mort ; la danse macabre, c’est la diversité des conditions humaines analysées et nivelées par la mort.
On ne sait pas combien les casuistes chrétiens sont proches parens des romanciers. Dans leur balance sérieuse et comique, ils ont spécifié les cas, quintessencié les vices, et cherché les diversités des choses et des caractères. Le principe chrétien, l’examen de soi-même se retrouve même chez ces romanciers déplorables, casuistes de l’immoralité. N’étaient-ce pas de vrais casuistes que Richardson, Fielding, Smollett, et surtout ce grand Shakspeare, le voyant, le confident, ou plutôt le confesseur de l’humanité entière ? Shakspeare tient par un intime lien au moyen-âge que dominent deux royautés, celle du bouffon qui nivelle les rangs sous la plaisanterie de sa marotte, celle de la mort qui nivelle les hommes sous le sérieux de son sceptre ; deux suzerainetés nées de l’égalité et de l’observation chrétiennes !
Ne repoussez pas ces faits métaphysiques comme étrangers à l’histoire littéraire. Il y a dans une pièce de Shakspeare un brave maître d’école, qui porte un nom admirable ; je l’ai cité déjà ; il s’appelle Holoferne. Il recommande à ses élèves de bien conjuguer, de bien décliner, de ne faire attention qu’aux mots, jamais aux pensées : c’est ce que nous recommandent aussi les esprits fanatiques qui ne veulent pas que la destinée et l’histoire de l’humanité nous intéressent, et qui nous permettraient de nous occuper de littérature, sous condition que ce fût une littérature de bouts-rimés. Ils nous pardonneraient d’être annalistes littéraires, si nous n’examinions rien, si de titre de livre en titre de livre, de date en date, et de néant en néant, nous marchions comme des aveugles dans une caverne.
Mais il faut pénétrer le sens des époques et non transcrire des titres et des dates. Quand je jette un regard sur ces vastes répertoires où les cadavres et les débris des diverses littératures sont étiquetés et rangés, je suis saisi d’effroi. Je cherche la pensée et ne vois que la mort. Je répète comme Hamlet se moquant de Polonius : Words ! words ! words (des mots ! des mots ! des mots !). Ces livres de classification sont très utiles, et je n’en disconviens pas, aussi utiles que les registres de nos naissances et de nos décès. Les familles littéraires y trouvent leurs annales, leurs généalogies, leurs affinités. Mais ce qui nous intéresse, c’est la pensée. Comment s’est fabriquée la civilisation ? Comment se sont formées les littératures ? Voyez-vous ce beau rayon lumineux qui part de l’Italie, qui traverse l’Espagne, qui se joue sur la France, l’Angleterre, l’Allemagne, éclaire, échauffe, féconde le Nord, puis s’efface, s’éteint, s’épuise, laisse le Midi enveloppé d’une pâle brume, et le Nord intellectuel saturé de lumière et de chaleur ? Voyez cette marche merveilleuse et féconde de la pensée humaine héritant de toutes les richesses, ne perdant rien du passé, se transformant toujours. Comment la connaître ? Où l’étudier ? Chez Bouterwek, classificateur sec et diffus de la poésie espagnole ? Chez l’érudit et ingénieux Ginguené, chroniqueur philosophique de la poésie italienne ? chez l’abbé Goujet, annaliste scrupuleux de nos richesses littéraires ? Le magnétisme des intelligences ne se trouve pas là. Goethe en Allemagne, Coleridge en Angleterre, M. Villemain en France, ont donné de plus profitables exemples. Admirable chose, en vérité, que cette gravitation perpétuelle ; toutes ces nations, les unes barbares et s’éclairant ; les autres civilisées, éclairant leurs voisines ; d’autres éteintes et reposant jusqu’au moment de la résurrection ; quelques-unes suspendues entre la barbarie et la civilisation, entre les ténèbres et la lumière ! Belle étude que celle de leurs œuvres, non du mot, de la phrase, mais du génie de chaque peuple et de son progrès !
Feuilletez la Bibliothèque française de ce bon abbé Goujet, où cent mille volumes inutiles sont si bien classés et étiquetés, comme les fémurs et les tibias dans un ossuaire. L’impression que vous éprouvez est douloureuse. Quant à moi, elle me rappelle celle qu’un réceptacle de même genre me fit ressentir, il y a quelques années, au cœur de la Suisse, dans le canton républicain et catholique de Zug. On m’avait parlé de ce répertoire comme de chose exacte, intéressante et surtout historique. En entrant dans une salle obscure, située au bord du plus transparent, du plus charmant des lacs, je découvris, rangés avec un soin scrupuleux, sur des rayons, comme des livres dans une bibliothèque, tous les débris de notre mortelle humanité. À chacun de ces débris était attaché un petit carton suspendu, et ce carton, fort propre et chargé de caractères lisibles, nous apprenait que tel ossement avait été la propriété de maître Arnold Bautinger, serrurier, décédé en 1660 ; que ce femur avait appartenu à maistre Wilhelm Gartner, en son vivant bedeau de la paroisse. « Voilà, me disait le cicérone suisse, la véritable histoire de ce canton. Quelle exacte précision ! Que de dates ! Quelle superbe série de noms propres ! » — « J’aimerais mieux, lui répondis-je, la plus petite chanson populaire que répètent depuis quelques siècles les échos joyeux de votre lac. Ces pauvres refrains me satisferaient mieux, ils en diraient plus à ma pensée, ils seraient plus historiques pour moi, que votre bibliothèque de petits ossemens classifiés et étiquetés. » — Ne tombons pas dans l’erreur de ces bons Suisses de Zug. Ne cherchons, ne demandons à l’histoire littéraire que ce qui a réalité, puissance, influence. La vie est courte et le temps nous entraîne. Ne perdons pas nos heures à étiqueter et à classer des débris sans nom dans les ossuaires de l’intelligence.