Le Roman français en 1857

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LE ROMAN


EN 1857




L’écrivain sincère qui veut dire franchement ce qu’il pense des œuvres de son temps, est placé dans une condition singulière. S’il s’occupe des hommes célèbres, des poètes, des historiens, dont la renommée est consacrée depuis longtemps, et se permet de parler d’eux avec une entière liberté, on l’accuse d’irrévérence, et parfois même on le traite d’impie. Ceux mêmes qui tout bas lui donnent raison sont les premiers à le blâmer tout haut. Pour donner à leur colère plus de grandeur et d’autorité, ils invoquent au besoin l’amour de la patrie. — Ce n’est donc pas assez d’avoir contre nous l’injustice de l’étranger ? Vous n’attendez pas que les nations voisines décrient nos grands hommes, vous leur donnez le ton. Étrange manière d’aimer, d’honorer son pays ! — Cette accusation ridicule trouve de nombreux échos, et la foule ignorante finit par croire que discussion franche est synonyme de méchanceté. Ceux qui signalent les faiblesses des grands hommes répondraient en vain qu’ils les signalent dans l’intérêt de la génération nouvelle, et que la sincérité dans le blâme se concilie très bien avec l’admiration. Cet argument ne leur réussit guère. Tout à l’heure on les accusait de méchanceté, maintenant on les accuse d’hypocrisie. Pour admirer les belles œuvres du génie, il faut posséder un cœur généreux, et la pratique de la discussion tarit la source des grandes pensées chez ceux mêmes que le ciel avait le plus heureusement doués. Toute admiration qui n’est pas absolue est une admiration mensongère. Ceux qui ont voué leur vie à ce vilain métier qu’on nomme la critique ont parfois recours à l’éloge pour se faire pardonner leurs méchans quolibets. Comme ils désespèrent de trouver chez le lecteur la sécheresse d’âme où ils se complaisent, avec une perfidie qu’on ne saurait flétrir trop sévèrement, ils feignent l’émotion, l’attendrissement, ils font semblant d’éprouver des sentimens qu’ils n’ont jamais connus, et le lecteur crédule se laisse abuser par quelques lignes de louange au point d’ajouter foi à la sincérité du blâme. Dieu merci, les grands hommes ont fait justice de cette odieuse comédie, leurs amis ont le mot d’ordre, et les yeux de la foule sont à tout jamais dessillés. Il est défendu de parler librement des écrivains célèbres ou illustres. Quand ils se trompent, il faut se taire sous peine de passer pour un mauvais citoyen. Le génie a ses privilèges, et quiconque s’avise de les contester est montré au doigt comme un envieux pour qui le bonheur d’autrui est une douleur cuisante. Le silence est donc le seul moyen de vivre en paix, d’échapper à la colère des illustres et de leurs courtisans.

S’occupe-t-on des talens nouveaux, qui n’ont pas encore conquis la même renommée, on s’expose à des reproches d’un autre genre. Si les écrivains dont les moindres pages sont lues avidement prétendent se dérober à la discussion en invoquant l’inviolabilité du génie, les talens nouveaux, qui redoutent le silence, ne pardonnent pas la sévérité. Que la critique se taise, ils diront qu’elle ne comprend pas sa mission, qu’elle oublie le premier de ses devoirs, qu’elle néglige d’encourager ceux qui essaient de se frayer une voie nouvelle. Sans doute l’indulgence serait plus commode pour ceux qui écoutent et pour ceux qui parlent ; mais quel profit les talens nouveaux recueilleraient-ils de paroles emmiellées ? Ils croiraient avoir touché le but et se laisseraient aller à la paresse ; la renommée leur échapperait, ils se plaindraient de leur obscurité, et s’aviseraient trop tard des dangers de l’indulgence. Il faut donc, à l’égard des talens nouveaux, tempérer la louange par les avertissemens : c’est la seule manière de les encourager utilement ; mais la chose est si vraie, que les écrivains qui débutent refusent d’en convenir. Ils ont pris la plume pour devenir célèbres, et s’ils réclament la discussion, c’est uniquement pour réaliser leur projet. Ce qu’ils demandent, c’est un hymne, une fanfare en l’honneur de leurs premiers essais. Quant aux conseils, ils seraient assez mal venus. C’est une denrée depuis longtemps dépréciée, comme diraient les économistes, car l’offre dépasse la demande. Pour accepter des conseils, il faut posséder une vertu qui n’est pas prônée parmi nous, la modestie. À voir le train que suivent les choses, le sens de ce mot sera bientôt perdu. Douter de soi-même, n’est-ce pas inviter à partager ce doute injurieux ? Marcher d’un pas ferme et résolu vers un but ignoré où défini, n’est-ce pas la méthode la plus sûre pour inspirer sympathie et confiance ? En présence d’une théorie si bien accréditée, que signifie la discussion indépendante, aussi étrangère à l’envie qu’à la complaisance ? Elle n’a guère plus de valeur qu’une cinquième roue pour un carrosse. Si nous prenions au sérieux la méthode accréditée, pour ne pas blesser les talens nouveaux qui ont l’épiderme tendre, nous éviterions d’en parler. Heureusement cette théorie, séduisante pour l’orgueil, n’est pas universellement acceptée par la génération nouvelle ; elle rencontre des incrédules parmi ceux mêmes qui n’ont pas encore conquis la célébrité. La présomption n’a pas envahi tous les cœurs. Douter de soi-même est encore un mot compris de quelques intelligences. Parmi les jeunes écrivains, il s’en rencontre qui souhaitent, qui appellent les conseils, et leur petit nombre ne doit pas nous décourager : nous pouvons du moins espérer que nos paroles ne seront pas perdues.

La critique la plus sincère, la plus bienveillante ne réussit pas à susciter des œuvres nouvelles : c’est une vérité depuis longtemps démontrée ; cependant la discussion n’est pas aussi inutile qu’on se plaît à l’affirmer. Si elle n’agit pas directement sur les écrivains, qui trop souvent la dédaignent et refusent d’en tenir compte, elle agit sur le public, elle modifie, elle réforme le goût, et ceux mêmes qui la traitaient comme un vain assemblage de paroles s’inclinent à leur insu devant la discussion, quand la faveur se retire des œuvres d’abord prônées avec fracas, et dont l’indigence est devenue manifeste. D’ailleurs, dans la critique comme dans les autres applications de l’intelligence, le temps joue un grand rôle, et pour peu qu’on porte ses regards en arrière, on s’aperçoit que le mouvement littéraire de ces vingt-cinq dernières années n’a pas été purement spontané. Si l’expansion de l’imagination a pris la meilleure part de l’attention, la résistance que les doctrines nouvelles ont rencontrée parmi les spectateurs et les lecteurs lettrés est un fait réel, aussi évident que l’expansion même de l’imagination. Si le public sait aujourd’hui que le théâtre moderne de la France n’a pas la même valeur que le théâtre anglais du xvie siècle, le théâtre espagnol du xviie, le théâtre allemand du xviiie et du xixe, la critique a bien quelque chose à revendiquer dans cette notion aujourd’hui populaire. Ceux qui se plaignent de la vivacité des argumens à l’aide desquels leurs œuvres ont été battues en brèche s’abusent étrangement. Si la lutte se fût engagée avec moins d’ardeur, leur nom n’aurait pas acquis l’importance qu’il garde encore aujourd’hui. Les œuvres qui font trop vite leur chemin sont rarement appelées à une longue durée. La résistance est pour la force vraie ce que l’air des montagnes est pour les poumons capables de se dilater librement. Quant aux œuvres qui ne tiennent pas contre l’épreuve de la discussion, elles ne doivent nous inspirer aucun regret. Le Cid est demeuré après le pamphlet de Scudéri et le jugement de l’Académie ce qu’il était quand Pierre Corneille écrivit le dernier vers de cette fière tragédie. L’invective, la raillerie peuvent blesser le génie, mais ne l’arrêtent pas.

Si le théâtre moderne de la France ressemble à une expédition d’Argonautes obligés d’avouer qu’ils n’ont pas conquis la toison d’or, à qui la faute ? Est-ce que les avertissemens ont manqué aux poètes nouveaux ? est-ce qu’ils n’ont pas entendu crier à l’heure du départ qu’ils faisaient voile vers un trésor imaginaire ? Leur déconvenue a pu affliger ceux qui partageaient leur espérance ; elle n’a pas étonné ceux qui avaient prêté l’oreille aux avis qu’ils dédaignaient. Ils se disaient assurés de leur conquête, ils connaissaient le but, ils savaient la route à suivre. Ils sont partis pleins de confiance et d’orgueil, mais ils n’ont pas rapporté la toison d’or. Ceux qui les attendaient au rivage, et qui savaient d’avance l’issue de leur aventure, n’ont témoigné aucune joie en voyant leur prophétie se vérifier. Si le public est aujourd’hui de leur avis, ce n’est pas leur faute, mais la faute de la vérité. Les poètes qui avaient annoncé des prodiges pendant les dernières années de la restauration, et qui pendant dix-huit ans ont eu leurs coudées franches pour les réaliser, imputent vainement à l’amertume de la critique le discrédit où leurs œuvres sont tombées. Le seul tort de la critique est d’avoir prévu ce qu’ils ne prévoyaient pas, d’avoir affirmé vingt ans d’avance que le public ne consentirait pas longtemps à prendre la forme poétique pour la poésie même. Aux plus beaux jours de Lucrèce Borgia, quand le parterre et les loges se méprenaient, croyant trouver dans cette fantaisie dramatique l’image fidèle de l’histoire, elle disait déjà : « Le public se trompe, ses yeux ne tarderont pas à se dessiller. Les scènes qui se déroulent devant lui n’appartiennent ni à l’histoire ni à l’humanité. » Cette protestation sincère a subi l’épreuve de la raillerie. Ce qui s’appelle aujourd’hui bon sens s’appelait alors ignorance. Avec l’aide du temps, la vérité a fait son chemin. Personne aujourd’hui, parmi les spectateurs capables de penser par eux-mêmes, ne croit plus à la fécondité des doctrines qui avaient promis de tout régénérer. Quant à ceux qui ne sont pas doués de cette faculté et se contentent de suivre le courant de l’opinion, ils partagent aujourd’hui sur Lucrèce Borgia l’avis de la critique.

Ce n’est donc pas chose inutile que d’appliquer une méthode rigoureuse à l’analyse des œuvres d’imagination. On se moque d’abord de ceux qui croient deviner l’opinion de la foule à vingt ans de distance, on les enveloppe dans le même dédain que les prophètes d’almanach, puis un beau jour on s’aperçoit qu’ils avaient raison, et pour se consoler de n’avoir pas été aussi clairvoyant, on fait semblant d’oublier qu’ils avaient parlé. On dit fièrement : « Le théâtre moderne a fait son temps, il nous faut maintenant un théâtre nouveau, » comme s’il s’agissait de la coupe d’une robe ou d’un gilet. On a l’air de croire que le succès des œuvres dramatiques est une question de mode, et n’a rien à démêler avec le développement de la pensée humaine. Les écrivains voués à la discussion accueillent sans étonnement et sans dépit ces paroles, qui affirment la vérité en la déguisant ; ils savent que si la mode joue quelquefois un rôle dans le changement des formes littéraires, ce rôle n’est jamais de longue durée. Si le théâtre moderne de la France a fait son temps, ce n’est pas que le public soit avide de nouveauté, c’est que le théâtre moderne n’a pas tenu ses promesses. Qu’il les accomplisse, et le public ne demandera rien de plus. Les esprits chagrins qui étaient arrivés par l’étude à prévoir ce que nous voyons seront les premiers à faire amende honorable. Que la toile se lève sur un drame où la vérité humaine se concilie avec la vérité historique, ils ne protesteront pas. Leurs vœux seraient comblés, quelle raison auraient-ils de se plaindre ? L’image des lieux et des temps associée à l’image des passions, qui ne relèvent ni des temps ni des lieux, aurait de quoi satisfaire les plus difficiles.

Au temps de Lesage, le roman était l’image de la société ; aujourd’hui nous avons changé tout cela. À l’exemple des médecins novateurs imaginés par Molière, qui plaçaient le cœur à droite, nous avons interverti l’ordre naturel des choses, nous avons répudié les enseignemens du bon sens. Le roman n’est plus l’image de la société. Cette méthode vulgaire a fait son temps, et la société semble vouloir se modeler sur les personnages que nous offre le roman. On a pris au sérieux les types les plus extravagans créés par les écrivains modernes, et l’on rencontre des jeunes gens qui de bonne foi se croient à l’abri de tout reproche, parce qu’ils mettent fidèlement en pratique les préceptes posés dans un roman à la mode. Leur seul regret est de n’avoir pas encore trouvé l’occasion de s’élever jusqu’à la hauteur de leur modèle. Je n’invente rien, je me borne à transcrire ce que j’ai entendu. Si folle que soit cette pensée, il n’est pas permis de la révoquer en doute. Les désœuvrés de notre monde cherchent dans le roman une règle de conduite. La passion sincère est livrée aux plus cruelles épigrammes ; le dévouement est un objet de risée. Pour obtenir les applaudissemens, les natures les plus bienveillantes se parent d’une perversité menteuse, et mettent leur gloire à se calomnier. Le spectacle serait plaisant, si trop souvent il n’était digne de pitié, car à force d’imiter par forfanterie un méchant modèle, plus d’un arrive à se pervertir sérieusement. Le vice, qui n’était d’abord que sur les lèvres, finit par envahir le cœur, et le fanfaron de dépravation se trouve à son insu dépravé tout de bon. Il serait temps de revenir au procédé de Lesage et de peindre franchement les hommes qui, sans se préoccuper des types créés par le roman, s’abandonnent encore aux sentimens que suscite dans leur âme l’amour dédaigné ou partagé. Il est vrai que le nombre de ces modèles sincères, qui vivent librement et pour leur compte, est singulièrement diminué. Cependant il en reste encore assez pour exercer le talent de pluse d’un peintre. Si les personnages vraiment spontanés, ne relevant que d’eux-mêmes, ne se comptent point par milliers, ce n’est pas une raison pour déserter là tâche. Le choix est plus difficile, mais le but n’est pas moins glorieux qu’au temps de Lesage, et j’aime à croire que la vieille méthode sera bientôt remise en honneur. Je le crois d’autant plus volontiers, que les personnages réels, modelés sur les personnages imaginaires, ont introduit dans notre société un mortel ennui, et que les désœuvrés seront forcés de revenir au naturel, ne fût-ce que pour essayer de se désennuyer. C’est une chance dont nous devons tenir compte, et quand la vie réelle sera redevenue ce qu’elle était autrefois, quand eue sera rendue aux luttes sincères de la passion, au libre épanouissement du ridicule, les écrivains qui traitent le roman seront obligés de se réfugier dans la vérité, les récits extravagans seront accueillis avec une souveraine indifférence.

Je n’oserais conseiller la résurrection du roman historique, car Ivanhoé, malgré l’admiration unanime qu’il avait excitée en Europe, n’a pas donné au conteur écossais de rivaux sérieux. L’auteur de cet admirable roman avait pris la peine d’étudier l’histoire avant de mettre en scène les personnages du passé. Cette méthode laborieuse n’était pas à la portée d’un grand nombre d’esprits. Aussi avons-nous vu les imitations se multiplier en France, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, sans pouvoir égaler le solide mérite, le charme tout puissant d’Ivanhoé. L’auteur, mort depuis vingt-cinq ans, n’a livré son secret à personne. Non-seulement il était pourvu d’une immense érudition, mais il était doué d’une imagination inventive, et sa plume retraçait les épisodes les plus émouvans sans jamais recourir aux grands coups de théâtre. Il demeurait dans les limites de la vérité. Malheureusement la plupart des écrivains qui ont tenté de populariser parmi nous le roman historique n’ont pas agi avec la même discrétion. Je ne veux pas croire que cette méprise soit sans remède. Cependant Ivanhoé nous a valu tant de travestissemens du passé, qu’il serait plus sage peut-être d’attendre quelque temps avant de renouveler l’épreuve. L’histoire vraie compte encore parmi nous des partisans trop peu nombreux pour qu’il n’y ait pas témérité à choisir dans le passé des personnages de roman. Quand la vérité historique sera populaire, l’imagination pourra s’en emparer sans danger ; elle l’interprétera sans la dénaturer.

Gil Blas, il est vrai, défie l’imitation aussi bien que Ivanhoé ; aussi je n’engage personne à tenter cette périlleuse aventure. Je recommande la méthode, je ne propose aucun modèle. Il s’agit d’observer la société moderne, et devoir comment s’y est pris Lesage pour peindre la société de son temps, Les acteurs créés par son imagination ont pris rang parmi les types poétiques les plus vrais, parce qu’il ne cherchait pas en lui-même l’étoffe de ses personnages, et ne les dessinait qu’après avoir regardé longtemps autour de lui. Aussi la sobriété dans l’invention lui était facile. L’extravagance ne le tentait pas, parce qu’il n’avait pas besoin de recourir à l’extravagance. L’étude de la vie réelle avait simplifié sa tâche et doublé ses forces.

Notre langue possède un modèle précieux de narration passionnée, dont les écrivains de nos jours ne paraissent pas faire assez de cas : je veux parler de Manon Lescaut. Si le style de l’abbé Prévost n’est pas d’une correction parfaite, il y a dans son récit un mérite inestimable, et qui devient plus rare à mesure que les romans se multiplient : l’auteur ne dit rien de trop, il raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a senti, et ne s’inquiète pas du développement que prendra la fable imaginée par lui. Ce n’est pas qu’il agisse avec imprévoyance, car il sait très bien où il va et par quel chemin il veut passer ; mais il ne tient pas à écrire un nombre de pages marqué d’avance, et pourvu qu’il émeuve, il croit avoir accompli sa tâche. La méthode suivie de nos jours par les romanciers qui se proposent la peinture de la passion diffère profondément de la méthode adoptée par l’abbé Prévost. Ils veulent savoir, avant de prendre la plume, s’ils pourront tirer d’un sujet donné cinq cents pages ou mille pages, et, quand ils ont déterminé l’espace que doit occuper leur pensée, rien ne leur coûte pour réaliser leur dessein, pour accomplir leur espérance. Qu’un épisode soit amené naturellement ou viole toutes les lois de la vraisemblance, peu leur importe. Ils ne consentent pas à toucher le but avant l’heure marquée. S’ils ont franchi trop rapidement les premières étapes, ils s’arrêtent en chemin pour ne pas arriver trop tôt. Or il n’y a pas de narration passionnée qui puisse s’accommoder d’un tel procédé. Pour se conformer à la maxime antique : « Rien de trop, » maxime dont le respect donne tant de prix aux œuvres de l’intelligence, il faut consentir à sacrifier les pages les plus élégantes, les plus ingénieuses, si ces pages, lues attentivement, paraissent inutiles. Je ne crois pas que Manon Lescaut soit un livre longtemps médité, et pourtant cet admirable récit n’offre pas une page qui ne soit animée d’un sentiment vrai et ne montre les personnages sous un aspect nouveau. Le roman, une fois commencé, ne s’arrête pas un seul instant. Le lecteur ne sent jamais le besoin de sauter un chapitre parasite pour connaître plus tôt le dénoûment. C’est que le développement donné par l’abbé Prévost au sujet qu’il avait choisi est en parfaite harmonie, en parfaite proportion avec le sujet même. Les romans qui s’écrivent de nos jours sont conçus avec une prévoyance qui n’a rien à démêler avec la vérité poétique. Les exceptions qu’on pourrait citer, et qui malheureusement ne sont pas nombreuses, ne détruisent pas la justesse de la remarque. Avec un épisode qui pourrait devenir une aquarelle charmante et pleine d’intérêt, on veut couvrir une toile de vingt pieds, et l’intérêt s’évanouit. On a sous la main de quoi émouvoir pendant une heure, on prodigue les incidens pour tenir l’attention suspendue pendant trois jours, et l’on gaspille une donnée vraie en essayant d’en tirer parti ; on ne mesure pas son ambition à ses forces. L’attention du lecteur languit, se découragé, et l’excès des moyens employés aboutit à l’impuissance.

Il y a parmi nous des natures heureusement douées, des esprits ingénieux qui semblaient appelés à dominer la foule par leurs inventions, et qui aujourd’hui ont remplacé la popularité par l’indifférence ou l’oubli à force d’agrandir l’espace qui s’ouvrait devant eux. Pour ceux qui ont assisté à leurs débuts, c’est un légitime sujet de regret. Si Manon Lescaut était remise en honneur, si elle reprenait dans l’estime des écrivains le rang qui lui appartient, les choses se passeraient autrement. Les pages inutiles deviendraient moins nombreuses, et le récit, enfermé dans un espace plus étroit, intéresserait plus sûrement. Le talent de narration n’est pas d’ailleurs le seul mérite qui recommande l’abbé Prévost. Il y a chez lui une pénétration singulière. Il devine les motifs honteux des actions qui se donnent pour courageuses. Il n’invente pas de sentimens inattendus ; il étudie avec une égale attention ceux qui se révèlent spontanément et ceux qui cherchent à se cacher. Son éloquence est d’autant plus abondante, qu’il n’essaie jamais de représenter des scènes purement imaginaires. Il embellit, il agrandit ses souvenirs, mais il ne tente pas de créer des personnages de toutes pièces. Aussi, malgré la différence qui sépare Manon Lescaut de Gil Blas, quoique la peinture de la passion ne puisse être confondue avec la peinture des ridicules, il est permis d’affirmer que le récit de l’abbé Prévost n’est pas sans quelque parenté avec le récit de Lesage. Doués de facultés diverses, les deux écrivains se rencontrent sur le terrain de la philosophie. Ils prennent la nature humaine pour point de départ, et nous trouvons presque chaque jour des types pareils à ceux qu’ils ont mis en scène. Desgrieux et l’archevêque de Grenade sont également vrais, et la société où nous vivons donne raison à Lesage comme à l’abbé Prévost. L’ignorance et la vanité demandent encore des conseils pour savourer la louange ; plus d’un cœur généreux marche au déshonneur en essayant de tirer de la fange une femme indigne de son amour qu’il espère réhabiliter.

Le roman revêt toutes les formes, son action sur l’esprit public est presque aussi puissante que celle du théâtre, et quoique très souvent il méconnaisse toutes les conditions littéraires, il doit être surveillé avec une attention vigilante. Neuf fois sur dix, la poétique n’a rien à voir dans les ouvrages qui portent ce nom, et si l’on ne s’attachait qu’à l’étude des questions techniques, on pourrait très loyalement négliger de s’en occuper ; mais en raison même de la frivolité de ses allures habituelles le roman présente plus d’un danger, et la critique méconnaîtrait ses devoirs, si elle passait sous silence les tendances qui se manifestent dans ce genre de travail. C’est un appât offert au désœuvrement, et la plupart des idées fausses qui s’accréditent dans la foule n’ont pas d’autre origine que le roman. Il y a vingt ans, les récits qui prenaient cette forme se proposaient l’étude des passions. Nous avons vu des tentatives heureuses auxquelles nous avons applaudi. L’effort était sérieux et méritait des encouragemens. Aujourd’hui les choses ont pris une autre face ; l’étude des passions paraît à peu près oubliée. Les romanciers qui jouissent dans la foule d’une popularité incontestée ne racontent que des aventures. Les livres qu’ils publient cherchent moins l’émotion que l’étonnement. Toute la poétique du genre se résume en trois mots : exciter la curiosité. Le désœuvrement s’accommode assez bien de cette poétique, je suis obligé de le reconnaître ; mais si la curiosité demeure pendant quelques années la loi suprême du roman, l’esprit public sera perverti pour longtemps. Je ne demande pas qu’on introduise dans les récits d’imagination un enseignement dogmatique ; cependant je ne puis m’empêcher de rappeler que toute narration doit porter en elle-même une moralité implicite. Or la peinture des joies et des souffrances de la passion satisfait à cette condition impérative, tandis qu’un livre où se déroulent des aventures sans nombre et sans fin ne laisse dans l’âme du lecteur qu’une impression stérile. Si les désœuvrés n’y prennent garde, s’ils continuent d’encourager sans relâche le roman d’aventures, ils se trouveront un jour pris au dépourvu, et resteront face à face avec l’ennui, qui les épouvante. La peinture de la passion est une source inépuisable d’émotions, tandis que les romans d’aventures ne sauraient se renouveler à l’infini. Aussi les désœuvrés, s’ils comprenaient leurs vrais intérêts, se détourneraient dès à présent de ces livres informes, où les dons les plus heureux sont gaspillés avec une prodigalité fanfaronne, et prennent la place des conceptions sérieuses.

À l’époque où florissait ce qu’on était convenu d’appeler le roman intime, on se plaignait à bon droit des raffinemens, des subtilités auxquels les écrivains se laissaient entraîner ; mais ces raffinemens, ces subtilités valaient mieux cent fois que les aventures imaginées par les écrivains de nos jours. Il y avait dans ces œuvres qui soulevaient alors tant d’objections, et souvent des objections très légitimes, un sincère désir d’aborder les questions les plus hautes, et si plus d’une fois l’ambition de l’écrivain a été trompée, s’il lui est arrivé d’embrouiller les fils qu’il espérait démêler, d’obscurcir ce qu’il voulait éclairer, au moins devons-nous reconnaître qu’il était guidé par des intentions élevées. Il se trompait, mais son erreur même obligeait le lecteur à le traiter avec déférence. S’il tentait imprudemment de résoudre en quelques pages les problèmes les plus difficiles, qui ont occupé depuis longtemps les philosophes et les hommes d’état, et si son espérance était trahie, nous étions forcés de rendre justice à la générosité de son dessein. Aujourd’hui tout est changé. Il ne s’agit plus de récits inventés pour mettre en lumière les vices de la société moderne. Les romanciers qui visent à la popularité sont animés d’intentions plus modestes. Ils ne veulent qu’amuser. Ils dédaignent avec un soin prudent toutes les questions qui touchent aux fondemens de la société où nous vivons. Ils s’interdisent la réflexion comme un danger. Ils racontent pour raconter, et croiraient manquer à tous les devoirs de leur profession, s’ils prenaient pour guide une idée préconçue. Quand on s’avise de leur demander ce qu’ils se proposent, c’est à peine s’ils comprennent l’objet d’une telle question. Une idée préconçue, à quoi bon ? Ils savent combien ils veulent écrire de pages. Cette prévoyance suffit à tous leurs besoins. Exiger davantage, c’est se montrer pédant. Le roman dont je signalais tout à l’heure les témérités était d’un ordre plus haut. Il dogmatisait souvent sans opportunité, sans profit pour le lecteur, mais du moins il avait un but. S’il ne prenait pas toujours la route la plus sûre, il ne marchait pas au hasard. Aujourd’hui l’anarchie règne dans le roman comme au théâtre. L’unique loi est d’étonner, de divertir à tout prix, et le développement d’une pensée incarnée dans un récit n’éveille chez les romanciers applaudis qu’un dédain railleur. Pour que cette forme littéraire reprenne le rang qui lui appartient, il faut absolument renoncer aux habitudes que je viens de signaler. Tant que l’émotion sera sacrifiée à l’étonnement, tant que les aventures usurperont la place de la passion, il ne faut pas espérer pour le roman de régénération sérieuse. L’expérience a prouvé que les questions philosophiques et sociales demandent une discussion spéciale, et ne se prêtent pas aux caprices de l’imagination. C’est.une leçon qui ne sera pas perdue ; mais en interdisant au roman la forme dogmatique, nous lui accordons le droit de toucher aux questions les plus hautes. Il s’agit seulement de transformer les idées en personnages, au lieu de transformer les personnages en argumens.

Parmi les écrivains de notre temps qui paraissent le mieux comprendre la nécessité de régler le développement d’une pensée d’après la nature de cette pensée même, nommons d’abord M. Octave Feuillet. Il arrive rarement qu’il franchisse les limites assignées au sujet qu’il a choisi. Habitué à l’analyse des sentimens les plus délicats, il ne traite jamais une donnée qui ne repose pas sur l’observation. Seulement on peut lui reprocher d’attribuer parfois à ses lecteurs une trop grande clairvoyance. Comme il se contente difficilement, comme il veut aller au fond des choses, il finit par croire très intelligible ce qu’il a pénétré par un effort puissant de réflexion. C’est un défaut que je signale sans regret, et qui ne paraît pas contagieux. À proprement parler, M. Octave Feuillet ne pèche que par excès de sincérité. Il sonde l’âme humaine et ne veut rien cacher de ce qu’il a découvert. Si l’expression trahit sa volonté, s’il ne dit pas toujours clairement ce qu’il pense, s’il manque parfois de simplicité, il compte pourtant parmi les écrivains les plus élégans de la génération nouvelle, et chez lui le charme du style n’est jamais séparé de la vérité de la pensée. Il ne dit rien qui puisse être démenti ; seulement il ne choisit pas toujours l’expression la plus transparente, et sa pensée perd à cette méprise une partie de sa valeur. Les meilleures compositions de M. Octave Feuillet, celles qui ont obtenu l’approbation unanime des connaisseurs, ne sont comprises qu’à demi par les lecteurs frivoles. La Crise, Rédemption et Dalilah, dont le succès n’a pas été douteux un seul instant, seraient devenues populaires, si les sentimens attribués aux personnages étaient rendus dans une langue plus limpide. Ce n’est pas assurément que l’auteur ignore les secrets de l’art d’écrire : il choisit, il assortit les images avec une habileté que chacun se plaît à reconnaître ; mais il a pour les artifices du style une trop vive prédilection, et ne parle pas assez souvent la langue de la vie familière. Pour tout dire en un mot, il ne s’efface pas assez derrière ses personnages. Lors même qu’il a sous la main une vérité qui doit pénétrer dans tous les cœurs, au lieu de chercher l’expression franche de Molière, il se laisse tenter par les Fausses Confidences ou par le Mariage de Figaro. Les femmes applaudissent, parce qu’elles ont de tout temps préféré le demi-jour de l’expression à l’expression évidente et lumineuse, l’épigramme à demi voilée à la raillerie mordante. Ceux qui ont vécu dans le commerce des esprits francs et des libres penseurs ne partagent pas la sympathie des femmes pour le style amoureux des réticences, et je crois que M. Feuillet agira sagement en abandonnant la coquetterie pour la simplicité.

La Petite Comtesse, une de ses dernières compositions, nous offre un récit émouvant ; cependant je préfère à la Petite Comtesse Rédemption et Dalilah. Il y a dans ces deux ouvrages une étude plus sérieuse et plus profonde des angoisses de la passion. Dans ses premiers essais, M. Octave Feuillet se préoccupait trop évidemment de M. Alfred de Musset. Maintenant il a trouvé sa voie, et les fautes que je lui reproche lui appartiennent tout entières, S’il parle encore par la bouche de ses personnages, s’il n’a pas réussi à déguiser les sentimens qui l’animent, à se transformer chaque fois qu’un personnage nouveau entre en scène, ce n’est pas qu’il soit dominé à son insu par le démon de l’imitation, c’est qu’il attache trop d’importance aux artifices du style. Qu’il écrive quelques récits pareils à la Petite Comtesse, et son talent se dégagera peu à peu de toutes les ruses de la coquetterie. La vérité de la pensée le conduira nécessairement à la simplicité du style. J’ignore s’il lui sera donné de concevoir et de mener à bonne fin des ouvrages de longue haleine ; mais ce qu’il a fait jusqu’ici nous a révélé un esprit charmant, plein de finesse, de pénétration, et ce serait grand dommage si la flatterie venait à l’égarer. Les gages qu’il a donnés sont des gages précieux, mais il n’a pas fait encore tout ce qu’il peut faire. Il y a dans Rédemption et dans Dalilah des pensées très élevées, des sentimens très vrais, qui agiraient bien autrement sur l’âme du lecteur, si l’expression était plus franche, si l’auteur avait usé des images avec plus de sobriété. L’erreur qui parait dominer M. Feuillet dans ses meilleures compositions, et même dans la plus récente, dans la Petite Comtesse, c’est qu’il n’y a pas de forme littéraire qui se puisse comparer à la forme lyrique. Aussi, toutes les fois qu’il trouve l’occasion de placer un trope ingénieux ou hardi, il s’empresse d’en profiter, et ne s’aperçoit pas qu’il exercerait sur la foule une action plus puissante, s’il consentait à lui parler une autre langue, s’il mettait dans la bouche de ses personnages les mots que chacun prononce, au lieu de leur attribuer une habileté qui dénonce la présence de l’auteur. M. Feuillet a donné trop de preuves de bon sens pour ne pas chercher à conquérir ce qui lui manque. Les suffrages obtenus par la Petite Comtesse ne doivent pas l’abuser : il n’a pas encore complètement touché le but. Il plaît aux délicats, il n’est pas encore compris de tous. Il n’a pas cédé à la tentation de parler quand sa pensée se taisait, c’est un grand point ; il appartient à la minorité laborieuse, et n’a rien à démêler avec la littérature industrielle : il lui reste à mettre l’expression d’accord avec la pensée. Qu’il se résigne à présenter des sentimens vrais sous une forme plus simple ; qu’il répudie Marivaux et Beaumarchais pour s’en tenir à l’étude de Molière : l’approbation des connaisseurs et de la foule aura bien vite marqué son vrai rang.

M. About a écrit sur la Grèce contemporaine un livre curieux, qui ne donne pas de ce pays une idée très avantageuse, mais qui serait, au témoignage de voyageurs bien informés, l’image fidèle de la réalité. Cet heureux début lui a suggéré la pensée très naturelle de présenter sous une forme plus animée les renseignemens qu’il avait recueillis, et c’est à cette pensée que nous devons le Roi des Montagnes. Ce récit a réussi et devait réussir, car il est amusant, et se recommande surtout par une qualité qui séduira toujours les lecteurs français : on y trouve de l’esprit comptant. Si j’avais à marquer l’origine de cette manière leste et rapide, je serais obligé de remonter jusqu’aux romans de Voltaire : non pas que je veuille établir aucune comparaison entre le style de Zadig et le style du Roi des Montagnes, tous les hommes lettrés désavoueraient un tel caprice. L’auteur de Zadig ménage le trait et s’arrête toujours à temps ; l’auteur du Roi des Montagnes, doué d’une heureuse nature, habitué à voir le côté plaisant de toute chose, se contente trop facilement de la première raillerie qui se présente, et ne choisit pas la forme de sa pensée avec un discernement assez sévère. Il y a donc entre Zadig et le Roi des Montagnes la différence du tableau à l’ébauche. Cependant ces deux ouvrages appartiennent à la même famille. Si l’élève eût consenti à suivre son maître jusqu’au bout, à profiter de ses leçons sans paresse, sans hésitation, au lieu d’une ébauche ingénieuse, il est probable qu’il nous eût donné un tableau. Tel qu’il est pourtant, ce récit, malgré ses imperfections, qui frapperont tous les yeux attentifs, obtiendra la bienveillance et le sourire de ceux mêmes qui sont habitués à des lectures plus sérieuses. Je ne veux pas mettre en doute la moralité du narrateur, qui traite légèrement des péchés très peu véniels. Le ton de raillerie qui règne dans toutes les pages indique assez clairement qu’il ne prend pas parti pour son héros. Toutes les aventures qu’il raconte sont très gaiement racontées, et sa bonne humeur nous gagne. Il n’y a pas de lecteur morose qui ne se déride en écoutant Hadgi Stavros, philosophe pratique s’il en fut, qui saisit avec une admirable promptitude le côté utile de toutes les questions. C’est un coquin digne de la corde, mais un coquin spirituel, que le danger n’a jamais effrayé, qui trouverait un bon mot au pied de la potence, qui a fait du doute la loi souveraine, qui se défie de tous, et n’a foi qu’en lui-même. À tout prendre, malgré son effronterie, qui n’a pas de bornes, il n’excite jamais la colère. Chacun rend justice à son intelligence. Tant d’esprit dépensé pour faire le mal, sans élever Hadgi Stavros au rang des hommes de bien, lui assigne parmi les gens de son espèce une place à part. On sent que s’il voulait renoncer à son vilain métier, il jouerait sans peine un rôle important, et lutterait avec les hommes habiles et laborieux qui n’ont rien à redouter de la loi.

Cependant, si le Roi des Montagnes offre une lecture amusante, on a droit de s’étonner qu’un tel livre ait été conçu par un écrivain aussi jeune que M. About. Cette mordante ironie, qui attaque sans pitié toutes les actions de la vie, n’est pas d’ordinaire le partage de la jeunesse. Pour découvrir si habilement, pour montrer ; avec tant de finesse le côté ridicule ou du moins le côté dangereux de toutes les croyances, il faut avoir vécu longtemps, et M. About est à peine entré dans la virilité. C’est une question que chaque lecteur se pose dès qu’il connaît l’âge de l’auteur. Son livre est plein de bonne humeur, et pourtant, quand on a tourné la dernière page, on ne peut se défendre d’un sentiment de tristesse. Pourquoi Zadig n’éveille-t-il pas un sentiment pareil ? C’est que Voltaire n’essaie pas un seul instant de nous donner les acteurs de son récit pour des acteurs réels. L’amertume de l’ironie est tempérée par les artifices de l’imagination. Dans le Roi des Montagnes, tout se réunit pour nous persuader que : nous sommes en face de la réalité. L’imagination joue un rôle si modeste, que nous prenons pour vrai tout ce qui est raconté, et le triomphe du coquin finit par nous attrister. La crédulité de ses dupes a beau nous amuser tant que dure la lecture, le sens moral reprend le dessus, et le découragement succède à la gaieté. On se demande ce que deviendrait la vie des peuples, si Hadgi Stavros trouvait de nombreux imitateurs, si la finesse de ses reparties excitait une admiration contagieuse ; mais je ne veux pas insister sur ce point, car ce serait montrer pour une œuvre légère trop de sévérité. D’ailleurs il y a lieu de penser que M. About n’a pas songé un seul instant aux conséquences philosophiques de son récit. Il a trouvé dans ses souvenirs de voyage l’étoffe d’un roman plein de gaieté ; il a écrit d’une haleine les chapitres dont tous les élémens étaient réunis d’avance, et traiterait volontiers de pédans tous ceux qui s’aviseraient de le morigéner. Je consens donc à prendre son récit pour un simple jeu d’esprit, et je m’empresse de reconnaître qu’il a fait preuve d’une grande dextérité dans le maniement de l’ironie et dans la disposition des incidens.

Qu’il me permette pourtant de lui soumettre une objection qui n’a rien à démêler avec la morale. Le botaniste allemand dont il se donne comme l’écho, comme le secrétaire fidèle et désintéressé, me paraît un peu trop français. Hermann Schultz, chargé par la ville de Hambourg d’une mission scientifique, me semble mieux connaître les salons de Paris, que les habitudes bourgeoises de la famille. Pour le fils d’un aubergiste, à qui sa tante a donné un habit rouge brodé d’argent, il est un peu trop dégourdi. M, About, en transcrivant le récit d’Hermann, n’a pas respecté assez scrupuleusement la naïveté germanique. Puisqu’il avait résolu de ne pas parler en son nom, puisqu’il voulait nous donner comme les confidences d’un botaniste allemand ses souvenirs personnels, il eût agi avec plus d’adresse en respectant le caractère du narrateur. Le portrait d’Hadgi Stavros, tracé par un personnage qui n’aurait pas respiré l’air des salons de Paris, qui ne serait pas sceptique à la manière de Zadig, serait plus original, plus intéressant. À part les premières pages, où nous voyons Hermann Schultz dans toute sa simplicité native, le récit tout entier est trop évidemment écrit par M. About. J’aurais aimé à voir la corruption, l’effronterie, la friponnerie racontées par un homme crédule, confiant, étonné de ce qu’il entend. Dès que le narrateur saisit à demi mot les intentions du héros dépravé dont il nous offre la vie, le lecteur à son insu accueille sans étonnement la dépravation, et le coquin est bien près de passer honnête homme. M. About, dans le Roi des Montagnes, a montré trop de finesse pour ne pas comprendre la valeur de cette objection. C’est une objection purement poétique, étrangère à toute pruderie. Ce n’est pas la cause de la vertu que je plaide en ce moment, c’est la cause du goût, qui se trouve confondu avec le bien par la nature même des choses. Si Hermann Schultz s’étonnait plus souvent de ce qu’il raconte, Hadgi Stavros garderait son caractère, et le lecteur comprendrait mieux ce que l’auteur pense du Roi des Montagnes. Au lieu de s’identifier avec le botaniste allemand, M. About a choisi le parti contraire ; il a fait du fils de l’aubergiste un Sceptique français qui ne s’étonne de rien, qui raconte en souriant les traits les plus effrontés, qui traité avec tant de bienveillance le coquin qu’il a connu, que les âmes candides peuvent à la rigueur douter de sa droiture. Le plus grand nombre des lecteurs ne saurait s’y tromper, je ne l’ignore pas. Cependant, en demeurant dans le domaine poétique, je persiste à croire que le caractère d’Hermann Schultz, dessiné avec autant de soin que celui d’Hadgi Stavros, aurait donné au Roi des Montagnes plus d’intérêt et de vérité. Il me reste à souhaiter que M. About ne se laisse pas égarer par le succès de cet amusant récit, et ne s’en tienne pas, comme il l’a fait jusqu’ici, à de spirituelles ébauches. Il possède dès à présent tout ce qu’il faut pour, réussir ; il dépend de lui de marquer sa place parmi les écrivains qui préfèrent une solide renommée aux applaudissemens des salons. Qu’il produise plus lentement, qu’il se ménage, qu’il ne jette pas son esprit aux quatre coins de l’horizon, et nous serons heureux de louer ses œuvres laborieuses, comme nous louons aujourd’hui ses boutades et ses ébauches.

Les premiers essais de M. Henry Murger ont été accueillis par la jeunesse avec une vive sympathie ; les hommes d’un âge mûr s’étonnaient un peu de la popularité si rapidement acquise par le nouveau venu. Chez quelques-uns, l’étonnement allait même jusqu’à la colère. La Vie de Bohême excitait l’indignation des esprits moroses qui voient dans la gaieté une raillerie. Quant à ceux qui ne comprennent pas le bonheur sans une longue sécurité, ils ne se gênaient pas pour crier au scandale. S’endormir et s’éveiller avec l’espérance, ne rien posséder, se confier dans l’avenir, narguer la sottise opulente, compter sur le travail, sur la gloire, supporter la pauvreté sans impatience, sans découragement, c’était en effet un exemple dangereux. Les personnages dessinés par M. Henry Murger étaient mal élevés et professaient des maximes pernicieuses. Sa Vie de Bohême fut donc jugée avec une extrême sévérité par les gens du monde, qui n’ont jamais connu l’inquiétude, dont les journées sont remplies par des visites inutiles, des promenades sans but, mais qui ne veulent pas être troublés dans leur ennui. Pourvu d’ailleurs qu’ils excitent l’envie, ils se disent heureux. La Vie de Bohême ne pouvait plaire à cette classe de lecteurs ; mais les objections mêmes qu’elle avait soulevées servirent à populariser de plus en plus le nom de l’auteur, et ses amis s’abusèrent bientôt sur la mesure de son talent. De la part des oisifs et des heureux de ce monde, une sévérité qui allait jusqu’à l’injustice ; de la part de ceux qui ne possédaient pour toute richesse que l’intelligence et le courage, une indulgence qui parfois dégénérait en engouement. Aujourd’hui la colère s’est apaisée, l’admiration est moins bruyante ; le talent de M. Murger est estimé ce qu’il vaut, et n’a plus à redouter ni le dédain ni les éloges exagérés. Ses premiers essais, qui laissaient sans doute beaucoup à désirer pour la correction, se recommandaient par la franchise. Il y avait dans le dialogue un accent de vérité qui frappait tous les juges clairvoyans. J’entends dire par ceux qui ont connu l’auteur que dans la Vie de Bohême la mémoire joue un rôle plus important que l’imagination, qu’il n’a presque rien inventé : je ne suis pas en mesure de contrôler cette affirmation ; mais lors même qu’elle serait légitime, il resterait encore à M. Murger une part assez belle, — avoir bien vu, avoir bien raconté. Que l’invention domine le souvenir, ce n’est pas moi qui le contesterai ; toutefois le souvenir fidèlement transcrit, le souvenir vivant et coloré, vaut mieux que l’invention maladroite. Aussi je ne crois pas que la Vie de Bohême soit une œuvre à dédaigner.

Dans le Pays latin, M. Murger s’est efforcé d’atteindre à la correction, à l’élégance qui lui manquaient ; il a voulu réfuter les reproches qui lui étaient adressés en châtiant son langage. S’il n’a pas complètement réussi dans cette difficile entreprise, il a du moins prouvé aux plus incrédules qu’il ne faisait pas fi de l’art d’écrire, comme ses détracteurs se plaisaient à le répéter. Il n’a rien négligé pour acquérir par l’étude ce que l’intelligence la plus heureuse ne saurait deviner. Il sentait le besoin de justifier le succès de son premier, livre en produisant une œuvre sous une forme plus pure. Le désir de mieux faire éclate à chaque page. Souvent même l’ambition de l’auteur ne s’arrête pas à temps. Dans la crainte de blesser les délicats en parlant trop simplement, il devient subtil et perd de vue la clarté. Des idées qui garderaient toute leur grâce native en gardant leur simplicité se transforment à son insu, quand il essaie de les traduire dans une langue savante. Le maniement des images, qui ne lui est pas familier, ralentit la marche de son récit. Cependant, malgré ce défaut purement technique, le Pays latin devait réussir, et a réussi. Les personnages, plus sérieux que dans la Vie de Bohême, ne sont pas dessinés avec moins de franchise. Les pages laborieuses dont je parlais tout à l’heure ne sont pas en assez grand nombre pour altérer le caractère de la composition. Si le récit n’avance pas toujours assez vite, il intéresse toujours. Moins naïf, moins spontané que dans son premier ouvrage, le talent de M. Murger garde encore une physionomie à part. Si l’auteur n’a pas eu le temps d’achever son éducation littéraire, on reconnaît avec plaisir qu’il y a chez lui un fonds excellent. S’il n’a pas étudié les modèles avec assez de soin, il possède ce qui ne se trouve pas dans les livres, l’art d’observer les hommes, de pénétrer les motifs de leurs actions. Et puis, dans les scènes qu’il raconte, les personnages sont animés d’une passion sincère. Ils vivent et ne posent pas ; ils parlent pour exprimer ce qu’ils sentent. Le tort de l’auteur est de vouloir parler moins simplement que ses personnages. On s’est demandé pourquoi il prenait toujours le sujet de ses compositions parmi les souvenirs de sa jeunesse, pourquoi il n’essayait pas de peindre un monde plus élevé que le monde du quartier latin. La réponse est facile : il ne veut pas dessiner au hasard des figures qu’il ne connaît pas. Il représente de son mieux ce qu’il a vu. Plus tard, quand il aura étudié d’autres passions, d’autres mœurs, quand le monde fermé à sa jeunesse lui aura livré ses secrets, il changera certainement le thème de ses récits. Les œuvres qu’il a signées, sans le placer encore parmi les plus habiles, lui ont concilié l’estime de tous ceux qui aiment la sincérité dans les créations littéraires comme dans les relations de la vie. J’aime à croire d’ailleurs qu’il n’a pas dit son dernier mot.

Le nom de M. Amédée Achard était connu depuis quelques années comme celui d’un conteur ingénieux, mais qui attachait plus d’importance aux détails spirituels qu’à la composition proprement dite. La Robe de Nessus a forcé le public de changer d’avis à son égard. Si la fable de ce récit n’est pas encore aussi simple qu’on pourrait le souhaiter, il faut cependant reconnaître qu’elle est conçue avec adresse et ne franchit jamais les limites de la vraisemblance. C’est tout à la fois une étude de mœurs et une étude de caractère. Le sujet, traité par un esprit morose, deviendrait facilement lugubre ; sous la plume de M. Achard, il est devenu pathétique, et l’émotion n’est jamais navrante. Il s’agit d’un fils de famille ensorcelé par une courtisane. Au premier aspect, cette donnée semble vulgaire, et plus d’une fois déjà elle a été développée sous des formes diverses. Je ne dirai pas que M. Achard l’a tout à fait rajeunie, mais je puis du moins affirmer qu’il l’a franchement acceptée et s’est appliqué à la sonder sans s’effrayer de la profondeur de l’abîme qui s’ouvrait devant lui. Se ruiner pour une courtisane est chose fort triste assurément, aimer une femme indigne d’affection est cent fois plus triste encore. Un homme jeune et courageux retrouve dans le travail, sinon l’équivalent du patrimoine qu’il a follement dissipé, du moins l’indépendance et la dignité. Les plaies du cœur se cicatrisent lentement, et souvent même refusent de se fermer, M. Achard a placé son héros entre une femme tendre et dévouée, dont la tendresse, le dévouement, demeurent longtemps méconnus, et une créature sans nom qui met sa beauté au service du mensonge. Toutes les angoisses d’un cœur généreux trompé dans son espérance, et qui s’obstine dans sa crédulité, sont retracées avec une vérité poignante. Je regrette pourtant que l’auteur ait peint la courtisane avec plus de soin que la femme pure. Il me répondra peut-être que le titre même de son livre l’obligeait à prendre ce parti. Je suis d’un autre avis ; je pense que son récit aurait gardé toute sa valeur, si les deux figures dont je parle eussent été dessinées avec le même soin et modelées avec le même relief. Tous ceux qui ont lu la Robe de Nessus rendent justice aux intentions excellentes de l’auteur, et pour ma part je n’ai jamais mis en doute le but moral de cet ouvrage. Qu’il me soit permis pourtant de blâmer la prolixité des descriptions. Si la richesse de l’ameublement joue un rôle important dans la vie des courtisanes, puisqu’elles mettent leur vanité à dépouiller leurs dupes pour s’entourer de velours et de soie, qu’elles mentent pour un bracelet, qu’elles pleurent pour un collier, qu’elles s’évanouissent pour une rivière de diamans, il ne faut pas oublier pourtant que l’importance du cadre diminue l’importance des personnages, et M. Achard ne parait pas s’en être souvenu assez constamment. À côté d’une page émouvante qui révélait le sérieux désir de peindre la douleur humaine, sans rien négliger pour tirer de cette peinture même un utile enseignement, nous trouvons trop souvent plusieurs pages où l’ébène et le palissandre, le satin et le lampas sont célébrés avec une complaisance exagérée. Je sais que c’est la mode parmi les écrivains de nos jours : ceux qui vivent d’une vie modeste tiennent à parler de l’opulence comme s’ils la connaissaient familièrement. Souvent même dans leurs descriptions ils vont bien au-delà de la réalité la plus dispendieuse ; ils étonnent de leurs caprices les banquiers et les princes, ils prodiguent l’or et les pierreries, et ne pensent pas à se demander combien coûterait ce luxe effréné. M. Achard, en écrivait la Robe de Nessus, a cédé comme tant d’autres à cette tentation contagieuse : il a voulu montrer qu’il n’ignorait pas l’aspect de la richesse. Il enveloppe les pieds de sa courtisane dans les plis d’un cachemire indien, il appuie sa tête sur la mousseline et la dentelle. Quelques lecteurs s’en émerveillent comme d’un trait de vérité ; pour ma part, je pense qu’il convient toujours de traiter avec la plus grande sobriété les détails de la vie extérieure. Un écrivain dont le goût et la sagacité sont universellement reconnus blâmait autrefois les festons et les astragales. Le conseil qu’il donnait à ses contemporains est encore de mise maintenant. Les festons et les astragales sont passés de mode ; mais le palissandre et le citronnier, la mousseline et la dentelle tiennent aujourd’hui beaucoup trop de place dans le roman. Les sentimens les plus vrais, les idées les plus élevées, sont amoindris par cette fâcheuse habitude. Prouver qu’on sait la nature humaine semble peu de chose ; prouver qu’on possède sur le bout du doigt tous les détails d’un riche ameublement, d’une toilette opulente, paraît un devoir impérieux. M. Achard, en peignant les angoisses d’un cœur abusé, a montré assez de finesse et de pénétration pour renoncer sans regret aux descriptions que je blâme. Pour intéresser les lecteurs et même les lectrices, il n’est pas besoin de raconter les merveilles d’une robe en point de Chantilly. Qu’il se renferme donc résolument dans l’étude des caractères, et réserve pour l’émotion les paroles qu’il dépensait pour l’éblouissement. En suivant le conseil que je lui donne, il perdra peut-être le suffrage de quelques lecteurs frivoles, qui préfèrent volontiers dans un livre ce, qui brille à ce qui émeut, mais il sera amplement dédommagé de leur désertion par les applaudissemens des hommes de goût. Il y a dans la Robe de Nessus des pages qui pourraient disparaître sans aucun préjudice pour le récit, et je dirai même que le récit gagnerait en les perdant. J’ai lieu de penser que M. Achard sait à quoi s’en tenir sur la valeur des pages que je lui signale : il les a écrites pour plaire à la foule. Aujourd’hui, je l’espère, il vise plus haut : il veut des suffrages plus difficiles à conquérir, il comprend ce que vaut la sobriété dans les descriptions.

Les dernières œuvres de MM. Octave Feuillet, Henry Murger et Amédée Achard méritent d’autant plus d’attention qu’elles se recommandent par une pureté qui ne se trouvait pas dans leurs premiers essais. Dans ce groupe ingénieux, celui qui m’inspire la plus vive sympathie est ; l’auteur de la Petite Comtesse. Si je lui ai reproché de pousser parfois la finesse jusqu’à la subtilité, ce n’est pas que je méconnaisse la grâce et l’intérêt de ses conceptions, son ardent désir de présenter sa pensée sous la forme la plus exquise ; mais sur la pente où il s’est engagé, le pied glisse facilement, et je voudrais le voir revenir vers les sentiers où l’on marche d’un pas plus sûr. Il possède dès à présent tout ce qu’il faut pour émouvoir et pour charmer. Je lui souhaite seulement un plus vif amour pour la simplicité. Qu’il se défie des applaudissemens que les salons ne manquent jamais de prodiguer aux œuvres qui affectent leur langage, et si leur faveur lui fait défaut pendant quelques mois, il en sera dédommagé par l’approbation de juges plus sérieux et plus compétens. Maurice de Treuil et Mademoiselle du Rosier, pour l’élégance du langage, pour l’enchaînement des incidens, valent mieux que la Robe de Nessus ; c’est un progrès évident qu’il serait injuste de méconnaître[1]. M. Amédée Achard n’est pas un esprit du même ordre que M. Octave Feuillet, il n’a pas étudié comme lui les faiblesses du cœur ; mais quand il rencontre une donnée vraie, il sait en tirer parti : il pose habilement ses personnages, et engage le dialogue sans embarras. Si j’avais un reproche à lui adresser, ce serait de ne pas apporter un goût assez sévère dans le choix des idées qu’il développe ; on dirait qu’il se mêle trop souvent au mouvement de la vie, et néglige de se recueillir avant de prendre la plume. Les Buveurs d’Eau ; comparés à la Vie de Bohême, révèlent chez M. Henry Murger l’étude des bons modèles, et marquent dans sa vie littéraire un progrès évident ; Hélène et Lazare sont des récits traités avec un soin jaloux, et je regrette pour ma part que l’auteur n’ait pas ajouté quelques pages nouvelles à ses souvenirs de jeunesse. Les choses vraies sont si rares, qu’on doit les saisir avec empressement, et encourager en toute occasion ceux qui n’ont qu’à feuilleter leur passé pour nous offrir des tableaux émouvans. Quant à M. About, dont j’apprécie toute la vivacité, je crains qu’il ne se laisse aller à la dérive. Je ne crois pas qu’il ait de route tracée. Il suit le courant et aborde sans souci où le vent le pousse. Qu’il soit heureux en vivant ainsi, ou qu’il regrette parfois d’avoir vécu sans se préoccuper du lendemain, c’est une question qu’il ne m’appartient pas de trancher. Ce qu’il m’est permis d’affirmer, c’est que les pages signées de son nom nous permettent d’espérer des pages meilleures. Dès qu’il voudra se proposer un but déterminé et ne plus faire l’école buissonnière, il prendra sa place parmi les vrais écrivains ; à l’heure où je parle, c’est un improvisateur amusant.

Les œuvres que je viens d’étudier me suggèrent une conclusion que le lecteur n’aura pas manqué de prévoir. La génération nouvelle s’applique avec trop de persévérance aux parties épisodiques de la vie humaine, et néglige les conceptions qui relèvent d’une idée mère largement développée. Elle excelle dans la peinture des détails, elle possède un regard pénétrant, et rend bien ce qu’elle a vu ; mais elle éparpille son intelligence sur un trop grand nombre d’objets, et ne prend pas soin de concentrer ses souvenirs. Il y a vingt ans, on exagérait le développement ; on voulait que toute pensée, quelle qu’en fût la valeur, fournit un millier de pages. Aujourd’hui on ne prend pas la peine de choisir une donnée qui se prête à de nombreuses modulations. Je parle, bien entendu, des écrivains sérieux, car si je tenais compte des faiseurs, mon affirmation serait dépourvue de tout fondement. Nous avons des romans en vingt volumes, dont la dernière page nous promet un reste complémentaire en dix volumes, et parfois même la dernière page de ce complément nous fait une promesse nouvelle. Dans le domaine de la vraie littérature, le seul qui mérite de nous occuper, je voudrais voir se produire des œuvres moins nombreuses, mais plus importantes. Il se fait encore des récits ingénieux, des récits pathétiques ; il se fait bien peu de récits qui soulèvent une discussion sérieuse. Les écrivains qui savent inventer escomptent leur avenir, au lieu d’attendre patiemment le jour où leur pensée, fécondée par la méditation, donnerait des fruits plus abondans. Je ne dis pas que l’imagination soit appauvrie dans notre pays, Je dis seulement qu’au lieu de produire de grandes œuvres comme elle le pourrait avec le secours du temps, elle se complaît trop souvent dans les œuvres qui ne demandent qu’un mois de travail. Je me hâte de reconnaître que la nouvelle génération littéraire ne doit pas supporter toute la responsabilité de la faute que je signale. Si elle écrit des œuvres de courte haleine, ce n’est pas que l’haleine lui manque ; c’est qu’elle se trouve en face d’une génération de lecteurs dont l’attention se fatigue rapidement : elle mesure ses efforts sur les habitudes de ceux qui l’écoutent. C’est là sans doute une excuse, ce n’est pas une justification. C’est aux esprits capables d’inventer qu’il appartient d’élever le niveau du goût public. Qu’ils produisent des œuvres de longue haleine, qu’ils concentrent leurs facultés sur une donnée féconde, au lieu de consumer leur vie dans la peinture, des détails, et le goût public sera bien forcé de se réformer. Ceux qui pensent par eux-mêmes, ceux qui trouvent pour leurs émotions, pour leurs souvenirs, une forme que la foule ignore, doivent dominer la foule. C’est à eux qu’appartient le gouvernement des esprits dans le domaine du goût : dès qu’ils obéissent au lieu de commander, ils oublient leur mission et leur dignité.


GUSTAVE PLANCHE.

  1. Mademoiselle du Rosier a paru dans la Revue du 15 avril 1856, Maurice de Treuil dans les livraisons du 15 septembre, du 1er  et du 15 octobre.