Le Roman historique aux États-Unis

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Le Roman historique aux États-Unis
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 689-708).
LE ROMAN HISTORIQUE
AUX
ÉTATS-UNIS

En signalant, il y a quelques mois, la publication d’une nomenclature générale, assez superficielle et incomplète d’ailleurs, de tous les romans historiques, écrits dans les différens pays du monde, depuis l’origine du genre[1], M. Firmin Roz faisait observer que les neuf dixièmes de ces romans étaient anglais, le reste de la littérature européenne n’en fournissant guère qu’un dixième. Cette prédominance, qui s’affirma au XIXe siècle et qui ne fait que grandir, doit être attribuée, presque autant qu’à l’Angleterre proprement dite, aux États-Unis d’Amérique. Vers la même époque, chacun des deux pays eut son romancier national suivi par de trop nombreux imitateurs ; Walter Scott précéda de bien peu Fenimore Cooper ; la distance est même si courte qu’on ne peut soupçonner celui-ci d’avoir imité celui-là ; au reste, ils ne se ressemblent guère. La supériorité du puissant évocateur d’un grand passé historique sur le peintre de l’Amérique primitive aux sujets très limités est trop évidente pour qu’on y insiste. Cooper a le désavantage en outre d’un style lourd et négligé, tandis que celui de Walter Scott n’est que simple et sans artifices ; les caractères dont s’inspira l’auteur de la Prairie manquent nécessairement de variété ; il a observé des espèces, plutôt que des individus ; encore lui reproche-t-on en Amérique d’avoir jeté sur les Peaux-Rouges le regard sentimental, souvent illusionné, des voyageurs français du XVIIIe siècle. Pour cette raison peut-être, Cooper a gardé plus d’admirateurs à l’étranger qu’en son pays même ; traduit dans toutes les langues, il n’y a rien perdu, tout au contraire. Mais, quels que soient cher lui les défauts de forme, il n’en semble pas moins certain que l’Espion, le Pilote, le Pirate ne seront jamais oubliés tant qu’existera une catégorie de jeunes lecteurs passionnés pour les aventures de terre et de mer. D’autres partisans plus éclairés ne manquent pas à Cooper ; s’il a créé parfois des personnages de convention, il fut l’observateur pénétrant de la nature dans des régions inconnues avant lui et qu’on ne peut traverser aujourd’hui encore sans les peupler, par l’imagination, des Indiens, trappeurs et pionniers façonnés de ses mains. Je me rappelle avec quelle intensité les récits de Cooper, lus et relus en mon enfance, me redevinrent présens, le jour où, sur le chemin du Canada, m’apparut, un peu avant notre lac Champlain, tout parsemé d’îles verdoyantes, ce lac George auquel il attribua jadis un nom plus poétique : Eaux argentées. Ils étaient là ses bons sauvages avec leurs canots d’écorce ; je découvrais au loin leurs terrains de chasse, et il restait assez de grands bois à l’extrémité que je côtoyais de cette douce mer intérieure pour me donner l’impression des forêts vierges que hanta Bas-de-Cuir. L’œil du Dernier des Mohicans avait embrassé, comme le mien, sous les lueurs palpitantes d’un ciel nuageux, cette suite de lacs grisâtres aux frissons d’argent, il avait vu s’assombrir à l’horizon ces pics sculptés dans l’améthyste et le lapis-lazuli et le même aigle s’envoler majestueux du haut de ce sapin mort.

Les sauvages, les pionniers, les coureurs de mer, les héros de la Révolution appartiennent à Cooper comme appartiennent à Scott les vieux lairds écossais et les dans des Highlands où nous comptons tant d’amis. Scott fut assurément un plus grand constructeur de caractères que Cooper, mais tous les deux se donnèrent pour tâche de peindre le pays natal, les scènes qui les avaient entourés dès le berceau et qui servent encore de cadre à leurs tombes vénérées. Scott put y placer des manoirs féodaux, y ressusciter les mœurs d’autrefois, grouper autour de Marie Stuart et du Prétendant des événemens dignes d’intéresser le monde entier ; Cooper rencontra seulement au bord de lacs plus vastes et moins romantiques que le Loch Lomond les premiers habitans d’un pays neuf. Dès longtemps la critique a établi entre eux d’essentielles différences, mais ils ont en commun la richesse de l’imagination, l’inépuisable fécondité, le don d’émouvoir ou d’amuser sainement tous les âges par de pures et vigoureuses fictions qui demeureront populaires sans doute quand beaucoup de prétendus chefs-d’œuvre modernes auront vécu.

Si Cooper manque tout à fait de cet art consommé de l’expression et des nuances qui ne peut guère exister à l’aube d’une littérature, son contemporain Washington Irving, en contact fréquent avec l’Europe, a égalé les prosateurs anglais les plus célèbres du même temps. Tout le monde, des deux côtés de l’Atlantique, connaît son Sketch Book où est déjà porté à la perfection un genre cultivé ensuite de plus en plus aux États-Unis, la short story, la nouvelle. L’emprunt n’en fut pas fait à la mère patrie qui, avant l’avènement des Stevenson et des Kipling, avait surtout produit des romans en plusieurs volumes, auxquels on reproche trop de prolixité, quel que soit d’ailleurs leur mérite. C’est la France qui, sur le terrain de la nouvelle, rivalise avec l’Amérique ; on admettra même, sans trop de peine, croyons-nous, qu’elle la surpasse.

L’esprit de Washington Irving était plus raffiné qu’imaginatif, il glanait en voyage toute sorte de légendes et de traditions que, comme Rip Van Winkle et le Val dormant (Sleepy hollow), il plaça ensuite sur les bords de l’Hudson. Un rocher marque toujours, non loin de Tarrytown et de sa vieille église bâtie de briques rapportées de Hollande, l’endroit précis où Rip tomba dans son sommeil de vingt ans. Sunnyside qu’habita Washington Irving est voisin ; c’est un manoir de belle apparence au pignon recouvert d’un manteau de lierre sorti de la bouture que Walter Scott avait donnée à son propriétaire. Lierre du château d’Abbotsford transplanté au pays de Rip et qui est comme le symbole de l’union des deux littératures issues l’une de l’autre. La prose impeccable d’Irving est en effet celle du XVIIIe siècle anglais, plus froide, mais beaucoup plus soignée et plus académique que celle de Scott lui-même. Dans une maison de campagne toute britannique, sur un fleuve qui rappelle en grand le vieux Rhin et ses rives abruptes, l’auteur de la Knickerbocker History of New-York, environné des anciens souvenirs hollandais que retrace cette histoire humoristique, polissait les jolis récits rapportés de ses lointaines ambassades ; il y écrivit aussi la Vie de Washington, plus semblable à un roman qu’à une biographie proprement dite.

Les très intéressantes conférences que fit l’an dernier à la Sorbonne, sur la littérature américaine, M. le professeur Barrett Wendell, de Harvard, nous ont montré comment, au XVIIe siècle, cette littérature, qui n’était encore que la littérature anglaise émigrée, s’était bornée presque entièrement à la théologie, tandis qu’au XVIIIe, l’ère de l’indépendance, les Américains qui se sentaient encore anglais, bien que personnellement séparés de l’Angleterre, avaient déjà témoigné d’une certaine originalité avec des œuvres telles que celles de Franklin, par exemple, où les questions morales, philosophiques, religieuses sont revêtues d’un bon sens pratique tout spécial et où l’humour américain commence aussi à poindre ; mais la Bible, l’histoire, la politique, la loi étaient seules à occuper la plupart des esprits ; du roman il n’y a pas trace jusqu’à un certain Brockden Brown, cité par M. Wendell, mais qui probablement ne fut jamais lu hors de son pays. Il paraît avoir cultivé le genre fantastique, mystérieux et terrifiant à la manière d’Anne Radcliffe. Nous croyons cependant devoir nous borner aux œuvres de Cooper et de Washington Irving, en constatant que, si étrangers l’un à l’autre, ils eurent un trait en commun, l’aversion des puritains et des Yankees.

Quel champ superbe ils laissèrent par cela même à Nathaniel Hawthorne, le plus grand à beaucoup près des romanciers américains ! Quoique ses livres soient surtout remarquables par la psychologie subtile et profonde qu’analysa ici même à plusieurs reprises Emile Montégut[2], ce fils de la Nouvelle-Angleterre puritaine devrait passer pour l’un des maîtres du roman historique, n’eût-il fait qu’écrire la Lettre Rouge. Le chef-d’œuvre qui porte ce nom universellement célèbre, The Scarlet Letter, nous met en présence d’une société conduite par la crainte de Dieu, l’horreur du péché, le perpétuel examen de soi-même, au plus sombre et au plus impitoyable fanatisme. Hawthorne, qui appartient à la race des fondateurs moroses de la République, nous les montre avec une force, un relief singuliers, créant une inquisition digne du moyen âge sur le sol où ils voulaient planter la liberté, brûlant sorciers et sorcières, attachant au pilori la femme soupçonnée d’adultère et mettant la plus cruelle intolérance au service de leur propre affranchissement religieux. Rien n’étonne autant que la persécution exercée par ces sectaires contre les quakers qui rivalisaient avec eux de vertu, d’austérité et de goût effréné pour l’admonestation.

L’époque coloniale au Nord et au Sud fut très exploitée par les romanciers, mais de fait chaque période de l’histoire des Etats-Unis, encore si courte et si peu chargée d’événemens, a trouvé son expression littéraire.

La fiction s’est enlacée pour l’embellir, comme la liane en fleur embellit la plus pauvre architecture, à cette réalité si rarement pittoresque, privée des prestiges qui s’attachent aux vieilles civilisations. Il faut apprendre à connaître les origines chevaleresques, les reliques ancestrales et les orgueilleuses traditions de la Virginie, the old Dominion, à travers les récits d’un de ses fils les mieux doués, Thomas Nelson Page ; il faut entendre Grâce King, palpitante d’émotion, raconter les vicissitudes politiques et sociales de sa Louisiane natale. D’autres ont pris pour thèmes la Révolution, l’esclavage (la Case de l’oncle Tom, ce livre de combat, pourrait être appelé avec raison un roman historique), la guerre civile de sécession, la colonisation de l’Ouest, la fièvre de l’or en Californie, la ruine et la reconstitution du Sud.

Parmi ces romans plus ou moins documentés, je voudrais citer Hugh Wynn[3], mémoires d’un quaker libre, qui fut lieutenant-colonel breveté de l’état-major du général Washington.

Ce nom de quaker libre a besoin qu’on l’explique. Pendant les dernières années qui précédèrent la séparation des colonies américaines de l’Angleterre, beaucoup démembres de la Société des Amis soutenaient que la seule résistance permise contre les oppresseurs était la résistance passive ; une minorité, — les plus jeunes sans doute, — considérait la résistance active comme un devoir, quoi que pût enseigner la religion ; il s’ensuivit de graves dissentimens, des débats orageux aboutissant à l’expulsion de citoyens très honorables. Chassés de la Société des Amis, ils se distinguèrent les uns dans l’armée rebelle, les autres dans le service civil de l’État. A la fin de la guerre, leur nombre avait fort augmenté. La désignation de quakers libres leur restant, ils formèrent une secte distincte et se firent à eux-mêmes un exposé de doctrine qui peu à peu se confondit avec celui de la branche américaine de l’église anglicane, de sorte que leur nom ne dit presque plus rien à la génération présente. C’est pourquoi le docteur Weir Mitchell, médecin célèbre, poète et romancier tout à la fois, versé en outre mieux que personne ne peut l’être dans les annales de sa ville natale, Philadelphie, a entrepris de rappeler les drames de conscience et l’éveil patriotique, qui s’y produisirent au XVIIIe siècle. Son livre est long et diffus, mais intéressant par les détails mêmes. La vie des quakers à la veille de l’indépendance, dans la ville riche et prospère fondée par William Penn, nous y devient familière. En même temps, le docteur Weir Mitchell indique, avec l’autorité d’un savant très préoccupé des questions d’atavisme, la part de l’éducation sur le caractère d’un enfant quel qu’il soit. « Après, dit-il, que cessent sur lui les influences qui le gouvernaient jusque-là, l’homme doit lutter à son tour contre les effets du sang et de la direction qu’il a reçue ; c’est-à-dire contre la conséquence des erreurs commises par ceux qui l’ont élevé. » La jeunesse de deux quakers, camarades tendrement unis, qui peu à peu échappent, l’un entraînant l’autre, à l’oppression du milieu où ils sont nés, nous attache, racontée par eux-mêmes, beaucoup plus encore que le récit des grands événemens auxquels ils furent mêlés. Il est curieux de voir quels caractères formait la règle inflexible d’une secte parfaitement indifférente à ce que l’enfance eût la part du bonheur dont nous nous ferions un si grand reproche de la priver.

Au reste, les ancêtres de Hugh Wynn n’ont pas toujours porté le grave accoutrement des quakers ; tout petit, il a souvent regardé dans la chambre de son père un tableau qui représente une demeure pareille pour lui à un palais et qui se trouve être, — une indiscrétion l’en avertit malgré tous les soins minutieux pris pour le lui cacher, — la demeure ancestrale des Wynn.

Les quakers ont rompu avec les préjugés du monde, quelques-uns poussent l’humilité jusqu’à défendre que l’on grave un nom sur leur tombeau ; combien cependant cachent aujourd’hui encore dans leurs bahuts bien clos une vieille argenterie armoriée ! Ils sont riches et hommes d’affaires habiles, malgré leur traditionnelle honnêteté.

Dès 1671 plusieurs familles nobles du pays de Galles, molestées pour refus de payer la dîme, étaient venues s’établir sur des terres qu’elles achetèrent aux Suédois. Le grand-père de Hugh Wynn, entre autres, laissa, par scrupule de conscience, à son frère cadet une propriété qu’avant la conversion qui l’arracha au luxe et aux plaisirs il avait grevée d’hypothèques. La race dont il a doté le Nouveau Monde serait passionnée, irritable et dure si le Saint-Esprit, qu’elle invoque sans cesse, ne l’empêchait de se laisser aller à l’emportement et à la contradiction. Mais tandis que le père du petit Hugh est sévère et taciturne, sa mère doit à une origine française des gestes prompts, gracieux, et la plus exquise sensibilité.

Leur maison familiale est semblable à celles que nous voyons encore à Philadelphie : un carré massif en brique rouge avec porche de style dorique. L’enfant part pour l’école vêtu de laine grise, tissée au logis, et coiffé du large chapeau plat qui le désigne déjà comme membre de la Société des Amis ; la mère porte avec élégance la robe grise, le fichu blanc, la coiffure caractéristique des quakeresses. Jamais son seigneur et maître n’a pu se résigner à l’appeler Marie, ni même par l’équivalent de ce nom papiste en anglais ; il lui défend de faire réciter à leur fils « Notre Père, » n’admettant que la prière improvisée qui jaillit du cœur ; point de formalisme. C’est l’opinion de tous les Amis, commensaux de cette maison hospitalière, quoique rigide. Aux yeux du petit Hugh, ces visiteurs sont tous pareils, de gros hommes au teint fleuri, coiffés de chapeaux ronds, vêtus d’habits bruns à col droit et à boutons de corne, une lourde canne à la main. On les reçoit dans une salle à manger dont la particularité la plus frappante est sur le plancher une couche de sable blanc ayant deux pouces d’épaisseur, et où sont dessinés des zigzags, des astragales.

De l’école mixte où les petites filles, pour être fouettées, ôtent le corset, pareil à une cuirasse, qu’elles portent par dessus leur corsage, Hugh passe à l’Académie, fondation du docteur Franklin. Les amusemens y sont fort limités, beaucoup de jeux étant défendus aux jeunes quakers. Hugh est accoutumé à la sévérité ; son père le bat pour la moindre incartade, mais toujours de sang-froid, quoique les coups soient rudes. En revanche, il ne lui accorde jamais un compliment. Cet être inabordable ne s’humanise qu’avec sa femme, à la condition expresse qu’elle ne parle point français, toutes choses françaises, et la langue notamment, étant selon lui les véhicules du mensonge. Le despote n’est cependant pas sans mérite, il a de fortes croyances et la main largement ouverte pour servir toute cause, quelle qu’elle soit, dont la secte des Amis puisse tirer avantage.

Hugh Wynn et son ami John Warder font ensemble leurs études jusqu’à l’Université qui les sépare de leur camarade favorite, Darthea Peniston, une délicieuse petite fille, peinte d’après nature avec complaisance à n’en pas douter, et que les deux inséparables doivent par la suite aimer d’un égal amour. John est timide et rougit comme une demoiselle, Hugh serait plus que lui disposé aux folies de son âge, mais quelles folies pourrait-on faire dans une société où le temps se passe en admonestations au prochain, en prières silencieuses et en examens de conscience, sans préjudice des affaires ?

Côtoyant cette société maussade, il y a cependant les beaux messieurs et les belles dames qui, à travers les premiers gronde-mens de la Révolution, tiennent pour le Roi, et des salons où l’on joue aux cartes, et des dîners où l’on boit trop de madère. L’opulente maison d’une tante du pauvre Hugh, miss Gainor Wynn, vieille fille originale et de beaucoup d’esprit, qui ne se fait pas faute de critiquer vertement les manières des Amis, sert de trait d’union entre ces deux mondes si dissemblables. Hugh réussit donc quelquefois à s’égarer du mauvais côté.

Son père a beau faire bonne garde, lui imposer par exemple un métier manuel au sortir de l’Université ; il ne réussira pas toujours à le défendre contre Bélial ; ses précautions mêmes tournent contre lui. Hugh, pour lui obéir, a choisi d’être forgeron ; il entre ainsi en contact direct avec le peuple et se rend compte, comme il ne l’avait pas fait encore, du vent de révolte qui souffle contre l’Angleterre. Au surplus, toute la jeunesse américaine est dès lors occupée de politique. Privée d’autres distractions, elle s’y intéresse comme elle s’intéresserait, faute de mieux, à une rixe, à un incendie, à une commotion quelconque. Chez son père, Hugh n’avait lu que les journaux conservateurs ; dans la forge de son patron, mêlé aux masses que, jusque-là, il ne connaissait pas, il apprend à partager les colères excitées par la fameuse loi du timbre (stamp act), la taxe sur le thé et autres vexations. En 1774, la ville de Philadelphie a perdu son air de froide respectabilité ; elle est pleine d’officiers anglais, qui, tout en affectant entre eux un souverain mépris pour les colons, entraînent ceux-ci à jouer et à boire. Hugh suit leur exemple, et sa tante, qui est restée obstinément grande dame anglaise, n’y voit pas de mal.

Les brillans habits rouges trouvent chez elle des cartes et des vins généreux, ce qui ne l’empêche pas de souhaiter du bien aux corsaires qui commencent à donner quelque souci à la métropole ; même, en habile femme d’affaires, elle ne se fait aucun scrupule de participer à leurs prises. C’est le temps où pères et enfans figurent dans les camps opposés, où les frères deviennent ennemis. La dissipation d’un côté, le mécontentement de l’autre, gagnent beaucoup de jeunes quakers, tandis que leurs anciens ne cessent de les dénoncer, de témoigner contre eux dans de longs meetings souvent très agités.

Le docteur Weir Mitchell expose ici sans ménagemens ce qu’il y eut de défections d’un côté, d’étroitesse de l’autre. Il n’est pas de ces Américains qui dissimulent à tout prix les torts de leurs ancêtres, les posant, quoi qu’ils aient fait, comme des saints : « C’est là, dit-il, très judicieusement, la faiblesse des nations jeunes aussi bien que des enfans. Aujourd’hui encore mes compatriotes me font sourire en posant Washington, notre grand président, comme un homme qu’aucune faiblesse n’effleura jamais. Il ne perdrait rien cependant à être humain. »

Hugh Wynn est, pour sa part, loin d’être impeccable, mais il eut beaucoup d’excuses. L’exagération de l’ascétisme est faite pour exaspérer à la longue une bouillante jeunesse, d’autant qu’avec son clair bon sens, il voyait très bien que, tout en s’enveloppant d’un manteau de prétendue justice, les Amis jugeaient sans aucune charité les motifs du prochain. Le principe de non-résistance est d’autre part difficile à observer quand les droits et les libertés de la patrie sont en jeu. Le crime serait peut-être de rester fidèle à une cause inique. Bref, tout en se laissant entraîner à festoyer avec les habits rouges, Hugh Wynn fait sentir la vigueur d’un poing de quaker à l’un d’eux qui d’ailleurs porte son nom, est son très proche parent, et détient plus ou moins honnêtement la terre seigneuriale des Wynn ; après quoi, mis en goût par cette prouesse, il a un duel avec un autre officier qui avait tenu des propos dénigrans sur l’affaire de Lexington d’où les colons rebelles sont sortis vainqueurs. Selon l’absurde coutume anglaise de ce temps-là, les témoins se battent en même temps que les deux principaux adversaires. Hugh a vite fait de mettre son officier hors de combat, mais le malencontreux John, qui le suit pas à pas dans toutes ses fredaines, est grièvement blessé. N’importe, il en reviendra, et la réputation restera aux quakers dans l’armée britannique d’être plus forts au jeu du sabre qu’on n’aurait pu le supposer.

Quel émoi pour la jolie Darthea qui s’intéresse aux deux compagnons au point de ne pas savoir au juste duquel, de Hugh ou de John, elle est le plus près de s’éprendre ! Il est vrai que son cœur hésitant n’est pas insensible non plus aux perfides séductions du beau capitaine Wynn, le cousin tory. Un cœur de jeune fille, nous explique l’auteur indulgent, pousse comme ces petites vrilles naissantes de la vigne qui cherchent vaguement à s’attacher : il s’ensuit des avances et des réticences qui peuvent donner aisément prise à de fausses interprétations. Mais combien nous aurions tort d’appeler ces avances et ces réticences tout grossièrement en français de la coquetterie ! C’est l’excès d’innocence qui provoque les longues hésitations de Darthea. Certes les charmantes flirts américaines n’ont pas de meilleur ami que le docteur Weir Mitchell, et un ami éloquent, un ami persuasif, puisqu’il arrive, en ce cas, à nous faire partager ses idées, à nous rendre tous amoureux de sa capricieuse héroïne.

Elle nous amuse et nous ravit, chevauchant en croupe derrière Hugh Wynn, sous le petit masque de toile que portaient les dames d’alors pour garantir la pureté de leur teint, un bras passé autour de la taille du jeune homme qui abuse en la tutoyant de l’habitude des quakers et n’en est pas moins très intimidé par ses malices et ses taquineries. Elle nous plaît de même, assise dans le jardin auprès de l’autre quaker, blessé en duel, le joli quaker blond à figure rougissante de jeune fille, que les attentions et la compagnie de cette aimable créature réconcilient aisément tant avec sa blessure qu’avec son péché. Le capitaine Wynn, paré de son habit rouge et du prestige d’un mauvais sujet, serait bien près de l’emporter sur les deux Amis car, comme lui, Darthea est tory en politique, mais elle est surtout la droiture même et, quand elle découvre qu’afin de mieux réussir, son galant d’Angleterre emploie des moyens déloyaux, n’hésite pas à lui préférer une fois pour toutes le libre quaker Hugh Wynn. La cause de celui-ci a été plaidée auprès d’elle, avec un magnifique désintéressement par ce Pylade, qui a nom John Warder. Darthea, bien femme de toutes les manières, choisit, pour se donner à Hugh, le moment où il est malheureux. Expulsé comme brebis galeuse par le Conseil des Amis, chassé par son père qui menace de le déshériter, il a gagné, en effet, sous un déguisement l’armée des rebelles, et s’y est distingué au péril de sa vie. Ce qui suit est de l’histoire ; l’intrigue amoureuse ne s’y entremêle que d’un fil bien léger. Nous entrevoyons, discrètement évoqués, Washington, Lafayette, Rochambeau, les grands hommes d’Amérique et de France si étroitement unis alors au nom de la liberté. A signaler aussi un portrait nouveau pour nous et très curieux du traître Benedict Arnold.

Il est peu probable que ce livre, d’un intérêt trop spécial et plus long qu’il ne convient au goût français, soit, malgré ses mérites, jamais traduit dans notre langue. En revanche, un autre récit emprunté à la même époque, A Tory Lover, vient de prendre place avec succès dans une de nos bibliothèques les plus populaires[4], sous ce titre : Le roman d’un Loyaliste. L’éloge de son auteur n’est plus à faire ici. Il y a vingt ans, et davantage, que les lecteurs de la Revue ont lié une première fois connaissance avec Sarah Jewett ; elle était au début d’une carrière qui a été celle du romancier attitré de la Nouvelle-Angleterre, au second rang seulement après Hawthorne, dont elle n’a d’ailleurs à aucun degré le pessimisme. Ses impressions de la nature, bornées à la province du Maine, annonçaient déjà un écrivain dans le sens que nous donnons à ce mot, et elle avait composé sans beaucoup d’art, mais avec la pénétrante originalité qui marque tout ce qu’elle touche, un roman où entraient ses souvenirs de jeunesse : A Village Doctor[5]. Ensuite parurent, d’année en année, ces nouvelles d’une sobriété toute virile où l’humour n’exclut ni la tendresse ni la douceur.

La romancière, qui a voyagé depuis, revient toujours à son village de South Berwick chercher des paysages familiers, des figures amies ; c’est ainsi que nous avons eu ces petits chefs-d’œuvre si sincères : Miss Tempy’s Watchers, Decoration day, The Queen’s Twin, A Native of Winby, et tant d’autres qui se succédèrent, d’une valeur toujours égale, comme les perles d’un collier. Rien cependant, pas même le grand succès d’un de ses derniers livres, plus ample, sinon plus parfait que les autres, The Country of the pointed firs, ne pouvait faire supposer que l’auteur de ces brèves esquisses de la vie provinciale céderait un jour à la tentation d’aborder un genre qui tombe si facilement dans la convention et la banalité, le roman historique, préféré, bien à tort, au roman de mœurs. N’allait-elle pas s’y montrer inférieure à elle-même ? Il n’en fut rien. Miss Jewett a mis ses qualités habituelles au service de l’histoire, elle a su ajouter à l’observation précise des faits tout le mouvement dramatique nécessaire sans s’écarter de la simplicité ni de la vérité.

Autant que jamais elle reste fidèle à sa méthode : ne peindre que ce qui l’entoure. C’est à Berwick, c’est à Portsmouth dont elle connaît tous les aspects, que son héros Paul Jones prépara en effet la fameuse expédition du Ranger, ce mauvais petit bateau qui porta jusqu’en France, pour l’y faire reconnaître, la fortune naissante d’une grande nation. Tout près de la demeure de famille où s’écoule la vie studieuse de Sarah Jewett, passe, bondissante, la Piscataqua, sur les rives de laquelle l’aventurier écossais dévoué au service de la future république reçoit au premier chapitre l’opulente hospitalité du colonel Hamilton. Dès cette entrée en matière, le lecteur est surpris par la peinture de la haute vie coloniale, dont ceux qui s’obstinent à refuser un passé à l’Amérique ne soupçonnent ni le luxe solide, ni la dignité sévère. Autour du capitaine, prêt à porter en France la nouvelle de la capitulation de Burgoyne, se groupent des personnages qui, sur l’arrière-plan familier que miss Jewett excelle à rendre, ressortent avec le relief et le franc réalisme de bons portraits hollandais : le major Tilly Haggens qui a beaucoup guerroyé contre les Indiens, grand, lourd, mal bâti et non dépourvu cependant d’une certaine élégance, telle une bouteille ventrue de vieux bourgogne ; d’autres notables en jabot, manchettes, manteau rouge à collet de velours ; le ministre, de haut lignage ecclésiastique, qui, avec son tricorne, son ample redingote, son long gilet à vastes poches, le col blanc qui lui tient le menton très relevé et que fixe derrière la tête une boucle d’argent assortie aux boucles de ses étroites culottes et aux autres boucles larges et plates qui ornent ses souliers, a l’air, autant qu’un homme peut l’avoir, d’un grave in-folio à fermoir, son costume paraissant fait pour sa personne et répondant à son équipement intérieur ; l’hôte enfin, en habit bleu à revers rouges, de robuste apparence, les cheveux poudrés, les traits empreints d’une expression volontaire et sérieuse, cette espèce de maturité un peu dure expliquant le succès d’un grand armateur, d’un prince marchand à qui ont réussi toutes les entreprises de terre et de mer. Deux traits suffisent à poser d’aplomb chacun d’eux.

Les nègres eux-mêmes, serviteurs de ces puissances locales, ont le même air d’importance bien nourrie que leurs maîtres, et au milieu de ce monde carrément assis dans une prospérité que pour sa part il n’a jamais connue, passe en saluant à droite, à gauche, comme un souverain pourrait le faire, avec une raideur qu’il met sur le compte de la crampe de bord, le pauvre et maigre capitaine Paul Jones, les dominant tous par la force de sa volonté, de sa résolution, du Hémon de la gloire qui s’agite impatiemment en lui : « Sur sa face de marin aux traits nettement accusés, dans ses yeux vifs qui ne semblaient pas observer les choses prochaines, mais regarder d’un long regard plein d’espoir vers l’horizon, il y avait une intense énergie. Il était petit et un peu voûté à force de vivre entre les ponts ; son épée, trop longue pour lui, battait le sol à mesure qu’il marchait. »

Tel qu’il est, usé déjà par l’adversité, Paul Jones aime autant que peut aimer un homme qui a l’ambition pour maîtresse tyrannique et jalouse, la plus noble, la plus attachante héroïne que nous ayons depuis longtemps rencontrée dans aucune littérature, Mary Hamilton, le type accompli de la Rebelle patriote, une personne de tête et de cœur. Mary se sert de l’empire qu’elle a sur le capitaine pour faire embarquer à bord du Ranger son jeune amoureux, le tory Wallingford et de la passion juvénile que Wallingford lui a vouée pour gagner celui-ci au parti de la liberté.

On s’étonne qu’une main féminine ait pu tisser la trame solide où s’entremêlent les aventures d’amour et de guerre prêtant au livre le double intérêt de l’histoire et de la psychologie. D’autre part une main purement virile aurait-elle su dessiner certains portraits de femmes : la grande dame tory qui tient tête à la populace acharnée contre sa maison ; la servante-maîtresse Peggy et les satellites qu’elle mène tambour battant, les demoiselles, riantes et parées ce soir, qui, demain, seront prêtes à tous les sacrifices ; pour résister à l’oppression anglaise et préparer l’avenir de leur pays libéré, cette Mary Hamilton au premier rang, dont le type rare existe encore au pays où on nous la montre prudente et courageuse, adroite et sincère, poussant le self-control jusqu’à l’héroïsme, si réservée, si patiente qu’on pourrait croire chez elle parfois à une froideur qui n’est que l’extraordinaire possession de soi ? Nous le verrons bien lorsque, intrépide, elle ira chercher par-delà l’Océan l’homme qu’elle aime, l’arracher aux abominables geôles anglaises où pourrissent les prisonniers de guerre. Qu’il ait les apparences d’un félon, elle n’y croit pas, sa foi est la plus forte. De telles femmes, — puisse leur espèce se multiplier en tous pays ! — réalisent l’éternel féminin qui élève l’homme au-dessus de lui-même ; elles semblent nées pour conduire ceux qu’elles éblouissent et qu’elles subjuguent vert ; de grandes choses, tout en leur restant fidèles jusque dans la pire adversité.

Des scènes de tout premier ordre, bien que très diverses et que nous ne saurions trop recommander aux lecteurs attentifs d’un roman qui ne doit pas être parcouru à la légère, sont les discussions entre Franklin et Paul Jones, l’attaque nocturne par celui-ci des côtes anglaises à Whitehaven, la rencontre dans la vieille abbaye, à Bristol, de Mary Hamilton, toute à la recherche de son amant, avec Paul Jones déguisé, dont la tête est mise à prix. Supérieure encore peut-être, la page courte et vibrante où sonne le premier salut accordé au drapeau américain, que nul n’avait reconnu encore, par une frégate de guerre française. Pauvre petit Ranger, misérable et délabré ! Il ne sait ce qui l’attend, dédain ou sympathie, et le voilà qui, sur la |côte de Bretagne, près de Quiberon, passe lentement, de l’air le plus fier possible, entre les formidables vaisseaux de haut bord de la marine française. Les treize coups du salut réglementaire sont tirés. Lui répondra-t-on, ou bien son salut va-t-il être négligé comme le serait celui d’un bateau de plaisance dont les passagers auraient agité leur mouchoir ?… Soudain on voit s’élever un flocon de blanche fumée ; puis les puissans canons du vaisseau amiral ébranlent l’atmosphère : une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf fois… Après quoi, ils se taisent, mais les coteaux de Carnac renvoient de longs échos.

Paul Jones appelle son timonier :

— Vous pouvez dire à l’équipage que ceci est le salut de la France à notre République et le premier hommage rendu à nos couleurs.

Tous entendent, tous comprennent qu’ils viennent d’assister au baptême d’une grande nation, tandis que le petit capitaine, soulevant son chapeau, reste immobile, les yeux fixés sur le drapeau américain.

La précision des moindres détails dans ce chapitre, aussi sobre qu’il est émouvant, montre assez avec quelle conscience miss Jewett a voyagé en Bretagne, suivant pas à pas, le long des côtes, la route même du Ranger. Sur tous les points, elle s’est renseignée de même aux sources les plus vivantes et les plus sûres. On dirait qu’à Paris elle a prêté l’oreille aux propos de Franklin, qui tient en échec les bouillans projets de Paul Jones, et qu’à Bristol, elle a fréquenté les royalistes émigrés, si surpris d’être froidement reçus dans la mère patrie où ils n’ont plus leur place. Tout est étudié de près, documenté, reconstitué. Si la version française d’un Tory Lover eût paru un an plus tôt, gageons que le public se serait ici beaucoup plus intéressé à un événement qui ne fit que peu de bruit, en somme, la translation des cendres exilées de Paul Jones. Nous étions mal renseignés sur ce grand marin qui eut le malheur de survivre obscurément à sa renommée.

On ne peut douter, en tout cas, que la publication de l’œuvre originale aux États-Unis t’ait contribué à créer un renouveau d’enthousiasme pour l’héroïque aventurier qui avait déjà inspiré à Cooper le Pilote, et dont la tombe anonyme se cachait, après tant de hauts faits, sous le pavé de Paris.

Mérite rare dans un roman dont une partie se passe en France, on ne relèvera dans A Tory Lover aucune des lourdes bévues habituelles aux auteurs anglais et américains qui s’égarent chez nous pour le choix de leur sujet. Il est bien probable qu’ils se moquent des fautes que nous faisons en parlant de leurs pays respectifs, comme nous sourions de celles qu’ils commettent à notre endroit, mais qui donc nierait que dans ces fautes ils retombent plus souvent que nous ? Quelle fureur de citer en les écorchant des mots dont on dénature le sens, d’émailler un dialogue de phrases inintelligibles ! Et ceci n’est rien encore auprès de l’ignorance des caractères qui se trahit à chaque pas.

Après avoir fait un franc éloge du roman national aux Etats-Unis, nous avons le droit de dire que rien n’est généralement plus médiocre que le même roman historique situé à l’étranger » Notre histoire est ou mal connue ou comprise à un point de vue qui nous déconcerte ; exemple, les jugemens sur Jeanne d’Arc et sur Napoléon. De plus, il y a l’extrême difficulté de pénétrer l’âme d’une autre race. Je parle pour nous comme pour nos voisins ; la meilleure partie des Trois Mousquetaires n’est pas celle qui se passe en Angleterre, ce qui excuse Walter Scott d’avoir tracé dans Quentin Durward une figure de Louis XI un peu sommaire ; mais il y a loin de ces imperfections aux erreurs dont fourmillent la plupart des romans écrits en langue anglaise d’après les formules d’Alexandre Dumas. Car, au fond, Alexandre Dumas est toujours, des deux côtés de l’Atlantique, un modèle envié, notamment par les dames qui se livrent au genre de littérature dont il usa et abusa. Seulement, on ne peut pas toujours dire d’elles ce que son fils disait de l’auteur de la Reine Margot : « Faut-il qu’il ait été fort en histoire pour la travestir ainsi ! »

Parcourez plutôt The Helmet of Navarre de miss Bertha Runkle[6], et vous verrez de quelle façon cette romancière, dont l’œuvre se vendit d’emblée à cent mille exemplaires, conçoit la Ligue, la figure de Henri IV, etc. Nous reconnaissons « le bon roi » au juron de « ventre saint-gris, » mais il semble douteux que Mayenne ait aussi souvent juré « nom de Dieu » et surtout « nom d’un chien. » Nous n’insisterons pas sur le vide de ce roman que remplit pourtant un perpétuel cliquetis de rapières et tous les imbroglios, toutes les catastrophes imaginables, accumulés en quatre jours, les quatre journées qui précédèrent le triomphe du panache blanc au prix d’une abjuration, et la fin du siège de Paris. L’extrême jeunesse de l’auteur et son intrépidité nous désarment. Certes, la petite fille à longue natte pendante que faisaient voir naguère les journaux illustrés, promet un conteur de plus à l’Amérique, un conteur plein d’entrain et possédant au suprême degré cette jolie qualité du go qui cesse d’en être une cependant si la plume alerte se débride et court jusqu’à s’emballer. Mais nous lui conseillons de ne plus s’exposer au péril d’être comparée à Dumas, encore que la dernière mode aux États-Unis soit d’attribuer les livres de ce dernier à ses secrétaires et de n’exalter tout de bon que sa vie, cette vie de bohème à la Monte-Cristo, dont on accepte là-bas les légendes les plus invraisemblables avec une extrême naïveté.

Il serait trop long et bien inutile de faire le procès des romans et nouvelles, empruntés à l’histoire de France, qu’en Angleterre et en Amérique il eût mieux valu peut-être ne pas publier ; j’ai plus de plaisir à découvrir çà et là quelques heureuses exceptions, comme In the Name of Liberty, par exemple. M. Owen Johnson y a placé très adroitement sa touchante histoire d’amour en marge de la Révolution française, sans prétendre à rien de plus que se pénétrer de l’atmosphère d’une époque.

La province de Québec, qui est bien la France, a suggéré aussi de bons romans aux observateurs Américains, mais, avant d’en finir avec les critiques, comment passer sous silence le petit livre d’une centaine de pages qui eut un succès retentissant sous ce titre : Monsieur Beaucaire[7] ? Selon ses innombrables admirateurs, il réunit toutes les qualités d’éclat, d’élégance et de finesse. Examinons-les ici d’un peu près.

La scène est au XVIIIe siècle, dans une ville d’eaux fameuse, la ville de Bath ; tout le grand monde du temps y afflue, hommes de cour, beaux esprits, femmes à la mode, et on joue un jeu d’enfer chez un Français obscur du nom de Beaucaire qui est venu en Angleterre avec la suite de l’ambassadeur marquis de Mirepoix, dont il fut quelque temps le barbier. Les nobles joueurs vont en cachette chez Beaucaire, car on aurait honte de fréquenter un individu de cette sorte ; personne ne le reconnaît sur la parade. Sa maison est en fait une manière de tripot ; ce qui ne l’empêche de tenir à sa merci un très puissant seigneur, le duc de Winterset, qu’il a surpris en train de tricher.

Pour éviter d’être démasqué par Beaucaire, le duc de Winterset consent, non sans peine, à le présenter sous un faux nom dans le monde, où personne ne le reconnaîtra, car le prétendu Beaucaire, quand il s’est débarrassé de ses moustaches et de sa perruque n’est autre, nul ne s’en doute, que le Duc d’Orléans, — vous avez bien entendu, le petit-fils du Régent, l’ami des philosophes, qui joua au naturel les financiers et les paysans dans les pièces qu’écrivait Mme de Montesson dont il fit la Maintenon de ses vieux jours, après une existence où la galanterie avait égalé le courage. Eh bien ! Louis-Philippe d’Orléans a dû fuir la colère de Louis XV, qui voulait absolument le marier contre son gré à la princesse Louise-Henriette de Bourbon-Conti, et il se cache en Angleterre où il ne tarde pas à tomber amoureux de la belle des belles, lady Mary Carlisle. Celle-ci le trouve charmant, ce qu’il est réellement, malgré l’accent français très ridicule dont l’auteur a consciencieusement affublé ses propos d’un bout à l’autre du livre ; elle agrée les hommages du duc de Chateaurien ; c’est sous ce nom qu’il s’est glissé dans la haute société au bras de l’homme qui le hait, et qui est lui-même amoureux de cette fée aux cheveux d’or, lady Carlisle. Vous comprenez bien que le misérable guette sa revanche. Le prétendu duc de Chateaurien est devenu la coqueluche de Bath, par son esprit, son luxe, ses duels, ses façons chevaleresques et séduisantes. L’altière lady Carlisle a complètement perdu la tête. C’est le moment que choisit Winterset pour démasquer son ennemi, et de quelle manière atroce !

Au retour d’une fête à la campagne, tandis que le plus beau couple du monde échange des aveux à la clarté des étoiles, une troupe de mercenaires masqués tombe sur le barbier, comme ils l’appellent à grands cris ; ils l’attaquent six contre un sous les yeux de sa belle, sans que les grands seigneurs d’Angleterre, présens à cette attaque, fassent rien pour le défendre, car Winterset leur a tout dit, sauf sa propre infamie. Jamais d’Artagnan n’eut à livrer de combat plus inégal, jamais il ne se tira mieux d’une lutte impossible. Gravement blessé, quoique cette blessure physique ne soit que peu de chose, au prix de la blessure intime que lui a faite le dédain, subitement exprimé, de celle qu’il adore, le Duc d’Orléans, trop heureux encore d’avoir échappé à la bastonnade et traqué de près par la police de Bath, trouve le moyen de reparaître, avec tous les ordres princiers étalés sur sa poitrine, à une fête donnée bientôt après en l’honneur de son frère, le comte de Beaujolais (un frère qu’il n’eut jamais, par parenthèse)… Au moment où Winterset et ses satellites, avec l’entière approbation de lady Mary Carlisle, vont le faire arrêter, le marquis de Mirepoix, présent à la réception, vient saluer Son Altesse, et le comte de Beaujolais, se jetant dans ses bras, à la française, lui annonce que le Roi renonce à ses exigences, et le laisse libre de ne pas épouser sa cousine. Celle-ci, la princesse de Bourbon-Conti, est représentée dans ces pages comme un ange, ce qui nous étonne un peu, le caractère difficile et l’esprit caustique de la duchesse d’Orléans étant bien connus. Mais il fallait, pour plaire au goût américain, faire présager une union heureuse, au lieu de celle qui eut lieu réellement et fut tout le contraire. Grand dépit et profonde confusion pour l’ingrate lady Mary Carliste, laquelle n’aurait pas su se contenter de M. Beaucaire, eût-il été le plus honnête homme du monde, ce qui arrache au prince cette triste, mais assez banale réflexion : « Les hommes ne sont donc que des noms ! »

Sur les droits de l’homme et les préjugés de son siècle, il a les mêmes idées que son futur fils Egalité ; mais rendons justice à M. Tarkington, il n’en fait pas montre. Jusqu’au dénouement imprévu, les scènes, presque toutes lestement dialoguées, sont bien conduites et amusantes, en dépit de cet absurde zézayement soutenu par une orthographe baroque qui fait penser au jargon anglais, intercalé çà et là dans certaines bouffonneries françaises. On comprend sans trop de peine que, grâce à un excellent acteur, Mansfield, Monsieur Beaucaire ait réussi au théâtre ; ce qui étonne davantage, c’est qu’il ait fait fureur en librairie.

Au reste, il est possible que nous arrivions un peu tard pour parler de la vogue du roman historique aux États-Unis ; les engouemens et les caprices s’entre-chassent là-bas avec plus de rapidité encore que chez nous. On dit que la mode va tourner, que les sujets favoris des romans nouveaux, très distinctement américains, sont les affaires, la politique, la finance, l’argent d’abord ; que le téléphone, le télégraphe, l’automobile, la locomotive doivent gronder, cliqueter, sonner, bourdonner à travers tous.

Le Déluge, autour duquel il y a beaucoup de réclame, n’est autre qu’un cataclysme de Bourse, on y est comme assourdi par le colossal conflit des affaires ! Les douze nouvelles qui composent le volume intitulé : la Meilleure politique, ont pour thème les incidens dramatiques de la profession d’agent d’assurances sur la vie, ainsi de suite, et le grand roman de l’année nouvelle est le roman de la Grève[8]. Il est dédié par Octave Thanet, le pseudonyme bien connu de miss Alice French, à la mémoire d’un ouvrier qui fut aussi un gentleman. Personne n’a traité avec plus d’énergique bon sens que cette romancière de l’Ouest et du Nouveau-Sud, la question compliquée de la lutte, partout engagée entre le capital et le travail[9]. Cette fois nous voyons ce que les nihilistes deviennent en Amérique, nous entendons leur opinion sur ce pays qui les avait tentés de loin : « On y est moins libre que chez nous ! » Pourtant quel produit parfait peut sortir, à en croire Octave Thanet, de l’union des deux races slave et anglo-saxonne, si mal assorties qu’elles paraissent au premier aspect ! La tête n’est pas tout, il faut avoir du cœur pour conduire et diriger les hommes ; mais le mépris du détail qui règne en Russie doit être corrigé ; c’est l’esprit pratique de l’Anglo-Saxon qui, à la fin, triomphera. Chez l’Homme de l’heure présente, la pitié contenue par la justice, l’idéal respectueux quand même de la réalité, aura sa large part.

Le roman tout d’actualité qui porte ce nom caractéristique, The man of the Hour, est par excellence une étude comparative, bien vivante, de races et de mœurs telle que l’Amérique seule pouvait la fournir. En outre, le tableau qu’il nous présente des terribles grèves de Chicago en 1895, dont l’auteur fut le témoin et la dénonciatrice, feront de ce livre dans l’avenir un roman historique à sa manière.


TH. BENTZON.

  1. Une bibliographie du roman historique, par Jonathan Nield. Voyez la Revue du 1er juillet 1904.
  2. Voyez la Revue du 1er décembre 1852 et du 1er août 1860.
  3. London, Fisher Unwin, Paternoster square.
  4. Le Roman d’un Loyaliste, par Sarah Jewett, traduction de Mlle H. Douësnel. Bibliothèque de la famille, 1 vol., Hachette.
  5. Le roman de la femme-médecin. Voyez la Revue du 1er février 1885.
  6. Macmillan and C°, 1 vol.
  7. Monsieur Beaucaire, par Booth Tarkington, Me Clure Phillips and C°.
  8. The Man of the Hour, by Octave Thanet. 1 vol., Indianopolis.
  9. Dans l’Arkansas. Revue des Deux Mondes, du 1er février 1896.