Le Roman merveilleux/Avant-Propos

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 10-15).


AVANT-PROPOS




Le Roman Merveilleux ! Ce n’est pas le mien à coup sûr ! Ce n’est même pas un de ceux qu’enfante le cerveau humain ; c’est celui que les Puissances divines élaborent dans les profondeurs de l’Infini, c’est celui que nous vivons du matin au soir, et du soir au matin, c’est celui dont nous sommes les héros et les martyrs, c’est le roman de la Terre.

À peine mon dernier volume était-il terminé que mes cellules littéraires entraient de nouveau en travail. Elles reprirent, pour la quatrième fois, un roman ébauché après la naissance d’Ève Victorieuse. Ses personnages, fabriqués avec des traits, des impressions, emmagasinés je ne sais ni pourquoi, ni comment, réapparurent sur l’écran : une figure de femme, une figure de beauté et de jeunesse, entrevue un jour dans un rayon de soleil ; la figure d’un mondain fin de race, celle d’un homme de quarante-cinq ans, brun, grisonnant, aux prunelles très claires, aux lèvres rasées, des lèvres ironiques, mauvaises, de vainqueur qui connaît l’amertume de la victoire ; la figure d’un ouvrier avec l’expression farouche du Christ d’Holbein et encore la figure d’une fillette de douleur. Ces silhouettes se précisèrent au point de croire qu’elles allaient prendre corps. Je leur avais trouvé des noms harmonieux, je leur faisais jouer des scènes qui m’amusaient ou m’attendrissaient. Ce travail de création, un travail de Dieu, me causait une jouissance extrême ; je m’y abandonnai pendant plusieurs mois. Puis, le dégoût me vint de ces affabulations qui ne donnent que la lutte d’amour. La lecture du « Roman Merveilleux » commencée dans « Au Cœur de la Vie », avait jeté en moi une curiosité qui voulait être satisfaite, elle m’avait donné un besoin de vérité, de réalité. La réalité est un fruit que l’humanité n’a pas encore réussi à ouvrir. Sa coque est dure, sa pulpe amère, mais chacun de ses grains vermeils contient un mystère, une surprise, un germe, une étincelle divine. J’ai entrevu les ombres de ses paradis, les rayons d’espérance qui illuminent ses purgatoires, les lueurs d’aube qui éclairent ses enfers. Sa profondeur, son inconnu m’attirent irrésistiblement. Sa lumière splendide a mis en fuite mes pauvres petites figures idéales — elles réapparaîtront, je n’en doute pas — elles ne mourront jamais, car elles sont de la pensée ; je les emporterai dans l’Au delà et la Nature en fera peut-être quelque chose.

Avec mon œil, devenu plus objectif encore, je veux jeter un dernier regard sur la Vie. Il y a quelque chose de pathétique et de drôle dans le fait d’une créature humaine sortant de soi, se soulevant de terre, pour contempler l’œuvre divine et devenant ainsi spectatrice de la pièce où elle a un bout de rôle !

On m’a reproché d’avoir mis trop souvent en scène ma personnalité. Je l’ai fait inconsciemment ; cette fois-ci, je le ferai consciemment, lorsque cela sera nécessaire, et qui mieux est, je ne m’en excuserai pas à la manière de mes illustres devanciers ; par dignité d’abord et, ensuite, par horreur de tout ce qui est faux et conventionnel. C’était un pauvre psychologue celui qui a dit : « il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre. « Je crois, au contraire, qu’il n’y a de grand homme que pour son valet de chambre. Le valet d’un pape ou d’un roi se croit très supérieur aux collègues qui ont pour maîtres de simples mortels, et il pontifiera toujours, en rendant à Sa Sainteté ou à Sa Majesté les services les plus intimes — je ne l’ai pas vu assurément — mais j’en suis sûre, étant donné cette curieuse aberration qui produit l’illusion. Oui, on peut être grand pour son valet de chambre, mais grand pour soi-même c’est plus difficile ; pour le penseur, c’est impossible. Les écrivains, les hommes de science savent les efforts, les tâtonnements que représentent leurs chefs-d’œuvre ; les saints ont dû connaître les dessous de leur sainteté et chacun, à un moment donné, prend plus ou moins conscience de son infériorité. J’ai eu ma part de vanité et je ne puis plus en avoir. Dieu seul sait combien je le regrette ! Par mon âge, je me trouve sur les confins de deux mondes ; mes impressions de départ, mes intuitions de l’Au delà peuvent, par leur sincérité absolue, avoir quelque valeur scientifique et je les donnerai sans scrupule. À tort ou à raison, je crois que j’ai été préparée de longue main à faire cette lecture du « Roman Merveilleux » ; je crois même que je n’ai été créée que pour cela, et si c’est un privilège, je l’ai payé cher. Jusqu’à présent, j’ai tourné autour des grandes questions, cette fois-ci, je les aborderai franchement. Je n’ai pas la prétention d’en pouvoir résoudre une seule ; mais j’ai la conscience de pouvoir les examiner en toute justice et en toute liberté d’esprit : c’est quelque chose.

Les lecteurs qui auront été amenés sous le même courant de pensées que moi me comprendront seuls, ce sera le petit nombre, j’imagine, peu importe ! Il y a des minorités dont l’évolution fera des majorités et des majorités qui sont destinées à devenir des minorités, celles-là ne comptent pas.

Me voici donc obligée d’entreprendre une nouvelle croisière « Au Cœur de la Vie ». Combien de temps durera-t-elle ? Un an ? Deux ans ? Où me conduira-t-elle ? Comment serai-je aidée ? Je suis curieuse de le voir. Mon moteur contient-il encore assez d’essence pour un nouveau vol ? Je l’ignore et je n’en ai cure. Si ce vol est nécessaire, je l’accomplirai. Je ne travaille plus pour moi maintenant.

En partant pour le Pôle Sud, le docteur Charcot a nommé son vaisseau Le Pourquoi Pas ? J’appellerai ma petite barque Le Pourquoi ? En manière d’icebergs, je rencontrerai des agrégations formidables de croyances enfantines, de préjugés, d’idées fausses. Je ne chercherai pas à les détruire parce qu’elles sont aussi des choses de beauté ; mais je tâcherai de me frayer, au milieu d’elles, un chemin qui me conduise à la mer libre dont elles barrent l’accès. Je pars avec un pauvre viatique, mais non pas sans boussole. Que ceux qui m’aiment me suivent ! Si, au cours de cette croisière à la recherche de la vérité, je ne sais pas les intéresser, les émouvoir, amener dans leurs yeux d’agréables petites larmes nerveuses, provoquer leur gaieté, chatouiller leur humour ; si je ne sais pas tourner leur pensée et leur adoration vers l’Auteur du manuscrit divin, qu’ils m’abandonnent, c’est tellement simple.