Le Roseau (Jean Aicard)

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Le Roseau (Jean Aicard)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 208-216).
POÈSIES

LE ROSEAU


La terre, avant les temps que l’Histoire dénombre.
La vie a devant soi la faim, le froid et l’ombre.
Le globe, que couvraient hier les grandes eaux,
Est encore un marais sans herbes, sans roseaux,
Et sur ce monde, fait de fange refroidie,
Jamais la foudre encor n’alluma d’incendie ;
Mais déjà, dans la nuit de l’être bestial.
Naît un désir, premier germe d’un idéal,
Celui d’avoir à soi, sans crainte qu’elle meure,
Une flamme qui brille et réchauffe à toute heure.
Bien avant de savoir se transmettre le feu.
Longtemps, d’un âge à l’autre, on se lègue ce vœu ;
Et ce vœu d’être roi de la flamme domptée.
C’est, dans l’homme mortel, l’immortel Prométhée.


I


L’homme est dans la caverne ; il la ferme d’un roc.
Chaque jour, poursuivant les rennes ou l’auroch.

Il dispute sa proie aux grands ours, et dévore
Avec des cris joyeux la chair qui souffre encore ;
Il sera l’homme ; il n’est qu’un animal chasseur ;
Le mâle est sans pitié ; la mère est sans douceur ;
Pour éviter les ours en épiant le renne,
Tapi contre le sol, le couple humain s’y traîne ;
L’homme et la femme ainsi, quand ils rampent, prudens,
Sur leurs genoux et sur leurs mains, grinçant des dents,
Velus, ressemblent bien aux singes quadrumanes.

Autour d’eux et sur eux rôdent les noirs arcanes ;
Leur esprit trouble n’est que terreur dans leur chair ;
Tout leur fait peur, surtout le tonnerre et l’éclair ;
Ils redoutent dans tout des puissances occultes
Qu’ils chargent tour à tour de prière ou d’insultes ;
Et tels, sans feu, sans âme, et n’étant qu’appétits,
La mère derrière elle abritant ses petits,
Derrière lui le mâle abritant la femelle,
Encor près de la brute, ils agissent comme elle.
Ils élèvent pourtant un regard envieux
Vers les astres, qui sont consolans à leurs yeux,
Car la lune changeante et l’étoile lointaine
Font paraître l’affreuse nuit moins incertaine,
Et le soleil, en les réchauffant, réjouit
Les vivans effarés qu’épouvanta la nuit.


II


Là-haut, les immortels, brutes supérieures,
En buvant, en mangeant, charment le cours des heures ;
Ils vivent dans leur ciel, sur de vagues sommets,
Dominant l’homme vil, ne le plaignant jamais ;
Quoique toujours repus, ils sont durs et farouches ;
La foudre arme leurs poings, l’injure arme leurs bouches ;
Ils sont fiers de n’avoir jamais ni soif ni faim ;
Ils règnent, forts, méchans et beaux, — heureux enfin.

Ainsi l’homme a conçu son premier dieu, le Maître,
Si grand qu’il ne sait plus en lui se reconnaître,
Et qu’il rêve à présent de détrôner le dieu
En lui volant sa joie et sa gloire : le Feu.


III


Or, un de ces humains qui rampent sur la terre,
Obscurs, perdus sous les menaces du mystère.
S’est dit un soir :

— « Les dieux vivent dans ce qui luit ;
Ce qui luit, chauffe ; et nous, nous tremblons dans la nuit ;
J’irai ; je gravirai la plus haute montagne ;
J’atteindrai ce croissant qu’une étoile accompagne ;
J’entrerai chez les dieux et, pendant leur sommeil,
Peut-être ravirai-je un peu de leur soleil !
Puis je redescendrai, rapportant à nos femmes,
Pour nos petits enfans, le principe des flammes,
Et peut-être qu’un jour, à notre volonté,
Nous tiendrons dans nos mains la foudre, — la clarté !
Et la misère humaine alors sera finie. »

Ainsi rêvait, au cœur d’un homme, le génie.

Alors, ce Prométhée, obscurément divin,
Seul actif parmi ceux qui gémissaient en vain,
Arrachant un roseau bien mûr au marécage :
— « J’en ferai, se dit-il, mon bâton de voyage,
Et quand j’aurai volé la flamme aux dieux heureux,
J’en mettrai l’étincelle au fond du roseau creux,
Et nous aurons à nous cette chose immortelle
Et les astres futurs qui pourront naître d’elle. »
 

Et, son roseau solide et léger dans la main,
Au flanc du mont abrupt il chercha son chemin.


IV


Reins pliés, s’accrochant, de l’orteil, à la roche,
S’agriffant d’une main au relief le plus proche,
Tâtant, de l’autre, avec son roseau résistant,
Les degrés rocailleux écroulés par instant,
Déchiré par l’épine et fouetté par la branche,
Il monte, — et pour garder l’équilibre, se penche,
Et sur son dos, baigné de sang et de sueur,
Où le reflet lunaire allume une lueur,
Il porte, faix plus lourd que la lourde matière,
Les grands destins qui sont ceux de sa race entière.

Il va ; l’air refroidi lui glace les poumons ;
Il est dans les brouillards dont s’entourent les monts,
Mais, ayant vu d’en bas que les astres sublimes
Se mouvaient, et parfois se posaient sur les cimes,
Il veut les joindre, avec l’espoir de les toucher !
Et, qu’il aille montant de rocher en rocher
Ou qu’il monte rampant de ravine en ravine,
Il ne voit plus qu’en lui la lumière divine ;
Et son léger roseau, fortifié de nœuds,
Ecarte de sa chair les buissons épineux,
Et le guide, et, parmi la croulante rocaille,
Le bout qui touche au sol faiblit seul et s’écaille…
L’étincelle, demain, atome essentiel,
Y fera vivre entier, captif, le feu du ciel.


V


L’homme, soudain, émerge au-dessus de la brume.
Il semble, autour de lui, que l’infini s’allume ;
C’est le séjour de ceux qui mangent à leur faim,
C’est la calme clarté d’un jour tiède et sans fin.

Or la troupe des dieux redoutés est absente.

Un seul, celui qui tient la foudre éblouissante,
Est là qui dort, pressant dans son poing, en éclairs,
Ce feu qui doit soumettre un jour l’air et les mers…
Prise là, dans sa main, l’étincelle première
Au monde inférieur doit livrer la lumière.

L’homme s’est approché, sournois, du dieu dormant…
Il tient prêt son roseau, l’approche lentement
Du foyer dont l’éclat l’éblouit et ruisselle,
Et dès qu’il voit, captive au fond, une étincelle,
Vite, il clôt d’un épais limon le roseau creux,
Pense aux hommes et dit : « Comme ils vont être heureux ! »


VI


Le voleur maintenant retourne vers la plaine
Pour léguer sa conquête à la misère humaine.
Rude à qui monte, dure à qui la redescend,
La côte à chaque pas lui met les pieds en sang.
Il pleut. L’eau par torrens sur lui coule et découle ;
Comme fondu, le ciel en cataractes croule…
Qu’importe ! tant qu’il voit l’étincelle, point d’or
Où l’avenir du monde à la fois veille et dort.

Hélas ! l’homme vainqueur des dieux n’est qu’un impie
Les dieux jaloux voudront tôt ou tard qu’il expie ;
Et voilà que l’obscur conquérant du feu clair,
Dompteur futur de l’eau bleue et du bleu de l’air,
Dès demain créateur des foyers, qu’environne
Le couple avec les fils rassemblés en couronne,
Voilà que le premier des grands victorieux
Déjà se voit traqué par la haine des dieux.
Il voit qu’un dieu mauvais s’est mis à sa poursuite :
S’il s’attarde, il se perd ; il se perd s’il hésite ;

Et s’il meurt, — avec lui, par lui ce qui périt,
C’est le triomphe, c’est la gloire de l’esprit !…
Il court donc, car sur sa nuque, sur son épaule,
Il sent le souffle affreux du vengeur, qui le frôle ;
Il court, ne songeant plus qu’à léguer aux humains
Le larcin consolant qui réchauffe ses mains !


VII


L’aube pointait. C’était l’heure où le premier pâtre
Levait des yeux ravis vers l’orient bleuâtre.
Avec les premiers chiens qu’on eût apprivoisés.
Tout petits, comme des enfans, par des baisers.
Tout un troupeau bêlant, rassuré par l’aurore.
Suivait l’homme, non sans tâcher de fuir encore…
Et le voleur divin, que pourchassait un dieu,
Dit au pâtre en fuyant :

— « Tiens, prends !… Voici le feu !
Ce roseau plein de cendre en contient la semence.
Sache que, de ce jour, l’humanité commence…
Sauve le feu !… Les temps sombres sont révolus…
Allume les foyers qui ne s’éteindront plus ! »



VIII


Sur un mont formidable, à la plus haute cime,
La vengeance des dieux a cloué sa victime.
Le voleur merveilleux, le sauveur des humains,
Carcan au cou, des fers aux pieds, des fers aux mains,
Les bras en croix, couché sur le dos, est en proie
Au vautour qui lui ronge incessamment le foie.
Il meurt toujours ; sans cesse il renaît, puis remeurt ;
Là-bas l’humanité n’est plus qu’une rumeur
Lointaine… Elle est là-bas, sous ses pieds, dans la plaine.
Que fait-elle sons lui, la triste race humaine ?

Il l’ignore ; il n’est plus qu’un héros oublié
Dont la pitié n’entend jamais une pitié.

Et le jour naît ; le jour meurt pour renaître encore ;
Le châtié sourit un peu, quand vient l’aurore ;
Chaque matin ranime en lui le clair espoir,
Mais l’espoir agonise en son cœur, chaque soir.

— « Du moins ont-ils sauvé le Feu, la flamme sainte ?
Ou bien dans le roseau perdu s’est-elle éteinte ?
Le pâtre a-t-il compris ce qu’était mon trésor ?
L’homme a-t-il toujours froid ? est-il dans l’ombre encor ?
Au flanc d’un renne mal tué qui saigne et bouge
Mange-t-il la chair vive et boit-il le sang rouge ?
Que font là-bas, sans feu, sans mouvement, sans bruit,
Les hommes, tout au fond des gouffres de la nuit ? »


IX


Tandis que rêve ainsi, sous la voûte profonde
Sans étoiles, celui qui souffre pour le monde,
Un rayon tout à coup se reflète en ses yeux…
C’est qu’un astre lointain, qui n’est pas dans les cieux,
S’allumant tout là-bas, rayonne, — solitaire,
Et c’est bien une étoile, oui, — mais tombée à terre.
Une autre encor s’enflamme ; en voici deux, puis trois,
Puis vingt, — là près des mers, là sur le bord des bois ;
Partout les feux humains, qui naissent par centaines,
Scintillent, répondant aux pléiades lointaines,
Et changent, sous les yeux du martyr consolé,
La terre misérable en un monde étoile !


X


— « Je triomphe ! j’ai mis dans l’âme universelle
La tiédeur des foyers nés de mon étincelle ! »

Et voilà qu’en ses yeux un autre éclair a lui,
Car un son calme, un son très doux monte vers lui :
La flûte chante.

Un pâtre-enfant souffle son âme
Dans le roseau qui fut le cachot de la flamme,
Où se réveille aussi le souvenir du vent
Qui le faisait chanter lorsqu’il était vivant ;
Et, dans cette musique errante avec la brise.
On croit ouïr le bruit charmeur d’une eau qui brise,
Les crépitemens doux qui précèdent un feu.
Et, dans le souffle humain, l’esprit devenant dieu !

A chaque feu nouveau qui naît, grandit, flamboie,
La flûte au loin répond par des éclats de joie ;
Autour des clairs foyers joyeux et réchauffans,
Dansent, en se tenant par la main, les enfans ;
Grave, l’aïeul nourrit le foyer et le garde,
Tandis qu’en souriant un couple, qui regarde,
Respire dans la nuit quelque chose d’heureux,
Et, feux ou chants, tout est sorti du roseau creux.


XI


Et le héros sourit, sous le bec qui le ronge.
Oublieux des carcans qui le chargent, il songe ;
Il lui semble que tous ces feux, astres humains,
Tous les bonheurs naissans, inventés par ses mains.
Et tous les arts futurs qui naîtront de la flamme,
Chants et feux, tout rayonne en lui ; tout est son âme.
Les maux des hommes, tous, furent soufferts par lui :
Tous les bonheurs humains sont les siens aujourd’hui ;
Pan tout entier l’habite, et l’univers sonore
Emplit son cœur joyeux d’harmonie et d’aurore.
Même tout l’avenir resplendit dans son cœur :
Il voit l’homme passer sur le globe, en vainqueur ;
De siècle en siècle il voit monter sa gloire accrue :
L’homme a forgé le fer : l’épée et la charrue ;

Il gouverne du geste un monstrueux coursier
Qui fend les mers avec des nageoires d’acier ;
En des tubes, roseaux de fer, la flamme gronde :
Un homme la chevauche et plane sur le monde.


XII


Et sur les chantiers, pleins de tumulte et de cris,
Sur les combats sanglans ou les luttes d’esprits,
Sur les eaux et les airs que Typhon bouleverse.
Sur les vaisseaux qui font la guerre ou le commerce,
Et sur la nef qui monte au ciel avec l’oiseau,
Un dieu paisible étend son sceptre : le roseau.


JEAN AICARD.