Le Rouge et le Noir/Chapitre LVI
LVI
L’Amour moral.
That calm patrician polish in the address,
Which ne’er can pass the equinoctial line
Of any thing which Nature would express :
Just as a Mandarin finds nothing fine,
At least his manner suffers not to guess
That any thing he views can greatly please.
Il y a un peu de folie dans la façon de voir de toute cette famille, pensait la maréchale ; ils sont engoués de leur jeune abbé, qui ne sait qu’écouter avec d’assez beaux yeux, il est vrai.
Julien, de son côté, trouvait dans les façons de la maréchale un exemple à peu près parfait de ce calme patricien qui respire une politesse exacte et encore plus l’impossibilité d’aucune vive émotion. L’imprévu dans les mouvements, le manque d’empire sur soi-même, eût scandalisé madame de Fervaques presque autant que l’absence de majesté envers les inférieurs. Le moindre signe de sensibilité eût été à ses yeux comme une sorte d’ivresse morale dont il faut rougir, et qui nuit fort à ce qu’une personne d’un rang élevé se doit à soi-même. Son grand bonheur était de parler de la dernière chasse du roi, son livre favori les Mémoires du duc de Saint-Simon, surtout pour la partie généalogique.
Julien savait la place qui, d’après la disposition des lumières, convenait au genre de beauté de madame de Fervaques. Il s’y trouvait d’avance, mais avait grand soin de tourner sa chaise de façon à ne pas apercevoir Mathilde. Étonnée de cette constance à se cacher d’elle, un jour elle quitta le canapé bleu et vint travailler auprès d’une petite table voisine du fauteuil de la maréchale. Julien la voyait d’assez près par-dessous le chapeau de madame de Fervaques. Ces yeux, qui disposaient de son sort, l’effrayèrent d’abord, ensuite le jetèrent violemment hors de son apathie habituelle ; il parla et fort bien.
Il adressait la parole à la maréchale, mais son but unique était d’agir sur l’âme de Mathilde. Il s’anima de telle sorte que madame de Fervaques arriva à ne plus comprendre ce qu’il disait.
C’était un premier mérite. Si Julien eût eu l’idée de le compléter par quelques phrases de mysticité allemande, de haute religiosité et de jésuitisme, la maréchale l’eût rangé d’emblée parmi les hommes supérieurs appelés à régénérer le siècle.
Puisqu’il est d’assez mauvais goût, se disait mademoiselle de La Mole, pour parler aussi longtemps et avec tant de feu à madame de Fervaques, je ne l’écouterai plus. Pendant toute la fin de cette soirée, elle tint parole, quoique avec peine.
À minuit, lorsqu’elle prit le bougeoir de sa mère, pour l’accompagner à sa chambre, madame de La Mole s’arrêta sur l’escalier pour faire un éloge complet de Julien. Mathilde acheva de prendre de l’humeur ; elle ne pouvait trouver le sommeil. Une idée la calma : ce que je méprise peut encore faire un homme de grand mérite aux yeux de la maréchale.
Pour Julien, il avait agi, il était moins malheureux ; ses yeux tombèrent par hasard sur le portefeuille en cuir de Russie où le prince Korasoff avait enfermé les cinquante-trois lettres d’amour dont il lui avait fait cadeau. Julien vit en note, au bas de la première lettre : On envoie le no 1 huit jours après la première vue.
Je suis en retard ! s’écria Julien, car il y a bien longtemps que je vois madame de Fervaques. Il se mit aussitôt à transcrire cette première lettre d’amour ; c’était une homélie remplie de phrases sur la vertu et ennuyeuse à périr ; Julien eut le bonheur de s’endormir à la seconde page.
Quelques heures après, le grand soleil le surprit appuyé sur sa table. Un des moments les plus pénibles de sa vie était celui où chaque matin, en s’éveillant, il apprenait son malheur. Ce jour-là, il acheva la copie de sa lettre presque en riant. Est-il possible, se disait-il, qu’il se soit trouvé un jeune homme pour écrire ainsi ! Il compta plusieurs phrases de neuf lignes. Au bas de l’original, il aperçut une note au crayon.
On porte ces lettres soi-même : à cheval, cravate noire, redingote bleue. On remet la lettre au portier d’un air contrit ; profonde mélancolie dans le regard. Si l’on aperçoit quelque femme de chambre, essuyer ses yeux furtivement. Adresser la parole à la femme de chambre.
Tout cela fut exécuté fidèlement.
Ce que je fais est bien hardi, pensa Julien en sortant de l’hôtel de Fervaques, mais tant pis pour Korasoff. Oser écrire à une vertu si célèbre ! Je vais en être traité avec le dernier mépris, et rien ne m’amusera davantage. C’est au fond la seule comédie à laquelle je puisse être sensible. Oui, couvrir de ridicule cet être si odieux, que j’appelle moi, m’amusera. Si je m’en croyais, je commettrais quelque crime pour me distraire.
Depuis un mois, le plus beau moment de la vie de Julien était celui où il remettait son cheval à l’écurie. Korasoff avait expressément défendu de regarder, sous quelque prétexte que ce fût, la maîtresse qui l’avait quitté. Mais le pas de ce cheval qu’elle connaissait si bien, la manière avec laquelle Julien frappait de sa cravache à la porte de l’écurie pour appeler un homme attiraient quelquefois Mathilde derrière le rideau de sa fenêtre. La mousseline était si légère que Julien voyait à travers. En regardant d’une certaine façon sous le bord de son chapeau, il apercevait la taille de Mathilde sans voir ses yeux. Par conséquent, se disait-il, elle ne peut voir les miens, et ce n’est point là la regarder.
Le soir, madame de Fervaques fut pour lui exactement comme si elle n’eût pas reçu la dissertation philosophique, mystique et religieuse que, le matin, il avait remise à son portier avec tant de mélancolie. La veille, le hasard avait révélé à Julien le moyen d’être éloquent ; il s’arrangea de façon à voir les yeux de Mathilde. Elle, de son côté, un instant après l’arrivée de la maréchale, quitta le canapé bleu : c’était déserter sa société habituelle. M. de Croisenois parut consterné de ce nouveau caprice ; sa douleur évidente ôta à Julien ce que son malheur avait de plus atroce.
Cet imprévu dans sa vie le fit parler comme un ange ; et comme l’amour-propre se glisse même dans les cœurs qui servent de temple à la vertu la plus auguste, madame de La Mole a raison, se dit la maréchale en remontant en voiture, ce jeune prêtre a de la distinction. Il faut que, les premiers jours, ma présence l’ait intimidé. Dans le fait, tout ce que l’on rencontre dans cette maison est bien léger ; je n’y vois que des vertus aidées par la vieillesse, et qui avaient grand besoin des glaces de l’âge. Ce jeune homme aura su voir la différence ; il écrit bien ; mais je crains fort que cette demande de l’éclairer de mes conseils qu’il me fait dans sa lettre, ne soit au fond qu’un sentiment qui s’ignore soi-même.
Toutefois, que de conversions ont ainsi commencé ! Ce qui me fait bien augurer de celle-ci, c’est la différence de son style avec celui des jeunes gens dont j’ai eu l’occasion de voir les lettres. Il est impossible de ne pas reconnaître de l’onction, un sérieux profond et beaucoup de conviction dans la prose de ce jeune lévite ; il aura la douce vertu de Massillon.