Aller au contenu

Le Rouge et le Noir/Chapitre LXIV

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 434-440).

LXIV

Un Homme d’esprit.

Le préfet cheminant sur son cheval se disait : Pourquoi ne serais-je pas ministre, président du conseil, duc ? Voici comment je ferai la guerre… Par ce moyen je jetterais les novateurs dans les fers…
Le Globe.

Aucun argument ne vaut pour détruire l’empire de dix années de rêveries agréables. Le marquis ne trouvait pas raisonnable de se fâcher, mais ne pouvait se résoudre à pardonner. Si ce Julien pouvait mourir par accident, se disait-il quelquefois… C’est ainsi que cette imagination attristée trouvait quelque soulagement à poursuivre les chimères les plus absurdes. Elles paralysaient l’influence des sages raisonnements de l’abbé Pirard. Un mois se passa ainsi sans que la négociation fît un pas.

Dans cette affaire de famille, comme dans celles de la politique, le marquis avait des aperçus brillants dont il s’enthousiasmait pendant trois jours. Alors un plan de conduite ne lui plaisait pas, parce qu’il était étayé par de bons raisonnements ; mais les raisonnements ne trouvaient grâce à ses yeux qu’autant qu’ils appuyaient son plan favori. Pendant trois jours, il travaillait avec toute l’ardeur et l’enthousiasme d’un poète, à amener les choses à une certaine position ; le lendemain il n’y songeait plus.

D’abord Julien fut déconcerté des lenteurs du marquis ; mais, après quelques semaines, il commença à deviner que M. de La Mole n’avait, dans cette affaire, aucun plan arrêté.

Madame de La Mole et toute la maison croyaient que Julien voyageait en province pour l’administration des terres ; il était caché au presbytère de l’abbé Pirard, et voyait Mathilde presque tous les jours ; elle, chaque matin, allait passer une heure avec son père, mais quelquefois ils étaient des semaines entières sans parler de l’affaire qui occupait toutes leurs pensées.

— Je ne veux pas savoir où est cet homme, lui dit un jour le marquis ; envoyez-lui cette lettre. Mathilde lut :

« Les terres de Languedoc rendent vingt mille six cents francs. Je donne dix mille six cents francs à ma fille, et dix mille francs à M. Julien Sorel. Je donne les terres mêmes, bien entendu. Dites au notaire de dresser deux actes de donation séparés et de me les apporter demain ; après quoi, plus de relations entre nous. Ah ! Monsieur, devais-je m’attendre à tout ceci ?

» Le marquis de La Mole. »

— Je vous remercie beaucoup, dit Mathilde gaiement. Nous allons nous fixer au château d’Aiguillon, entre Agen et Marmande. On dit que c’est un pays aussi beau que l’Italie.

Cette donation surprit extrêmement Julien. Il n’était plus l’homme sévère et froid que nous avons connu. La destinée de son fils absorbait d’avance toutes ses pensées. Cette fortune imprévue et assez considérable pour un homme si pauvre en fit un ambitieux. Il se voyait, à sa femme ou à lui, trente six mille livres de rente. Pour Mathilde, tous ses sentiments étaient absorbés dans son adoration pour son mari, car c’est ainsi que son orgueil appelait toujours Julien. Sa grande, son unique ambition était de faire reconnaître son mariage. Elle passait sa vie à s’exagérer la haute prudence qu’elle avait montrée en liant son sort à celui d’un homme supérieur. Le mérite personnel était à la mode dans sa tête.

L’absence presque continue, la multiplicité des affaires, le peu de temps que l’on avait pour parler d’amour vinrent compléter le bon effet de la sage politique, autrefois inventée par Julien.

Mathilde finit par s’impatienter de voir si peu l’homme qu’elle était parvenue à aimer réellement.

Dans un moment d’humeur elle écrivit à son père, et commença sa lettre comme Othello :

« Que j’aie préféré Julien aux agréments que la société offrait à la fille de M. le marquis de La Mole, mon choix le prouve assez. Ces plaisirs de considération et de petite vanité sont nuls pour moi. Voici bientôt six semaines que je vis séparée de mon mari. C’est assez pour vous témoigner mon respect. Avant jeudi prochain, je quitterai la maison paternelle. Vos bienfaits nous ont enrichis. Personne ne connaît mon secret que le respectable abbé Pirard. J’irai chez lui ; il nous mariera, et une heure après la cérémonie nous serons en route pour le Languedoc, et ne reparaîtrons jamais à Paris que d’après vos ordres. Mais ce qui me perce le cœur, c’est que tout ceci va faire anecdote piquante contre moi, contre vous. Les épigrammes d’un public sot ne peuvent-elles pas obliger notre excellent Norbert à chercher querelle à Julien ? Dans cette circonstance, je le connais, je n’aurais aucun empire sur lui. Nous trouverions dans son âme du plébéien révolté. Je vous en conjure à genoux, ô mon père ! venez assister à mon mariage, dans l’église de M. Pirard, jeudi prochain. Le piquant de l’anecdote maligne sera adouci, et la vie de votre fils unique, celle de mon mari seront assurées, etc., etc. »

L’âme du marquis fut jetée par cette lettre dans un étrange embarras. Il fallait donc à la fin prendre un parti. Toutes les petites habitudes, tous les amis vulgaires avaient perdu leur influence.

Dans cette étrange circonstance, les grands traits du caractère imprimés par les événements de la jeunesse, reprirent tout leur empire. Les malheurs de l’émigration en avaient fait un homme à imagination. Après avoir joui pendant deux ans d’une fortune immense et de toutes les distinctions de la cour, 1790 l’avait jeté dans les affreuses misères de l’émigration. Cette dure école avait changé une âme de vingt-deux ans. Au fond, il était campé au milieu de ses richesses actuelles, plus qu’il n’en était dominé. Mais cette même imagination qui avait préservé son âme de la gangrène de l’or, l’avait jeté en proie à une folle passion pour voir sa fille décorée d’un beau titre.

Pendant les six semaines qui venaient de s’écouler, tantôt poussé par un caprice, le marquis avait voulu enrichir Julien ; la pauvreté lui semblait ignoble, déshonorante pour lui M. de La Mole, impossible chez l’époux de sa fille ; il jetait l’argent. Le lendemain, son imagination prenant un autre cours, il lui semblait que Julien allait entendre le langage muet de cette générosité d’argent, changer de nom, s’exiler en Amérique, écrire à Mathilde qu’il était mort pour elle… M. de La Mole supposait cette lettre écrite, il suivait son effet sur le caractère de sa fille…

Le jour où il fut tiré de ces songes si jeunes par la lettre réelle de Mathilde après avoir pensé longtemps à tuer Julien ou à le faire disparaître, il rêvait à lui bâtir une brillante fortune. Il lui faisait prendre le nom d’une de ses terres ; et pourquoi ne lui ferait-il pas passer sa pairie ? M. le duc de Chaulnes, son beau-père, lui avait parlé plusieurs fois, depuis que son fils unique avait été tué en Espagne, du désir de transmettre son titre à Norbert…

L’on ne peut refuser à Julien une singulière aptitude aux affaires, de la hardiesse, peut-être même du brillant, se disait le marquis… Mais au fond de ce caractère je trouve quelque chose d’effrayant. C’est l’impression qu’il produit sur tout le monde, donc il y a là quelque chose de réel (plus ce point réel était difficile à saisir, plus il effrayait l’âme imaginative du vieux marquis).

Ma fille me le disait fort adroitement l’autre jour (dans une lettre supprimée) :

« Julien ne s’est affilié à aucun salon, à aucune coterie. » Il ne s’est ménagé aucun appui contre moi, pas la plus petite ressource si je l’abandonne… Mais est-ce là ignorance de l’état actuel de la société ?… Deux ou trois fois je lui ai dit : Il n’y a de candidature réelle et profitable que celle des salons…

Non, il n’a pas le génie adroit et cauteleux d’un procureur qui ne perd ni une minute ni une opportunité… Ce n’est point un caractère à la Louis XI. D’un autre côté, je lui vois les maximes les plus anti-généreuses… Je m’y perds… Se répéterait-il ces maximes, pour servir de digue à ses passions ?

Du reste, une chose surnage : il est impatient du mépris, je le tiens par là.

Il n’a pas la religion de la haute naissance, il est vrai, il ne nous respecte pas d’instinct… C’est un tort ; mais enfin, l’âme d’un séminariste devrait n’être impatiente que du manque de jouissance et d’argent. Lui, bien différent, ne peut supporter le mépris à aucun prix.

Pressé par la lettre de sa fille, M. de La Mole vit la nécessité de se décider : Enfin, voici la grande question : l’audace de Julien est-elle allée jusqu’à entreprendre de faire la cour à ma fille, parce qu’il sait que je l’aime avant tout, et que j’ai cent mille écus de rente ?

Mathilde proteste du contraire… Non, mon Julien, voilà un point sur lequel je ne veux pas me laisser faire illusion.

Y a-t-il eu amour véritable, imprévu ? ou bien désir vulgaire de s’élever à une belle position ? Mathilde est clairvoyante, elle a senti d’abord que ce soupçon peut le perdre auprès de moi, de là cet aveu : c’est elle qui s’est avisée de l’aimer la première…

Une fille d’un caractère si altier se serait oubliée jusqu’à faire des avances matérielles !… Lui serrer le bras au jardin, un soir, quelle horreur ! comme si elle n’avait pas eu cent moyens moins indécents de lui faire connaître qu’elle le distinguait.

Qui s’excuse s’accuse ; je me défie de Mathilde… Ce jour-là, les raisonnements du marquis étaient plus concluants qu’à l’ordinaire. Cependant l’habitude l’emporta, il résolut de gagner du temps et d’écrire à sa fille. Car on s’écrivait d’un côté de l’hôtel à l’autre. M. de La Mole n’osait discuter avec Mathilde et lui tenir tête. Il avait peur de tout finir par une concession subite.

lettre

« Gardez-vous de faire de nouvelles folies ; voici un brevet de lieutenant de hussards pour M. le chevalier Julien Sorel de La Vernaye. Vous voyez ce que je fais pour lui. Ne me contrariez pas, ne m’interrogez pas. Qu’il parte dans vingt-quatre heures, pour se faire recevoir à Strasbourg, où est son régiment. Voici un mandat sur mon banquier ; qu’on m’obéisse. »

L’amour et la joie de Mathilde n’eurent plus de bornes ; elle voulut profiter de la victoire, et répondit à l’instant :

« M. de La Vernaye serait à vos pieds, éperdu de reconnaissance, s’il savait tout ce que vous daignez faire pour lui. Mais, au milieu de cette générosité, mon père m’a oubliée ; l’honneur de votre fille est en danger. Une indiscrétion peut faire une tache éternelle, et que vingt mille écus de rente ne répareraient pas. Je n’enverrai le brevet à M. de La Vernaye que si vous me donnez votre parole que, dans le courant du mois prochain, mon mariage sera célébré en public, à Villequier. Bientôt après cette époque, que je vous supplie de ne pas outrepasser, votre fille ne pourra paraître en public qu’avec le nom de madame de La Vernaye. Que je vous remercie, cher papa, de m’avoir sauvée de ce nom de Sorel », etc., etc.

La réponse fut imprévue.

« Obéissez, ou je me rétracte de tout. Tremblez, jeune imprudente. Je ne sais pas encore ce que c’est que votre Julien, et vous-même vous le savez moins que moi. Qu’il parte pour Strasbourg, et songe à marcher droit. Je ferai connaître mes volontés d’ici à quinze jours. »

Cette réponse si ferme étonna Mathilde. Je ne connais pas Julien ; ce mot la jeta dans une rêverie, qui bientôt finit par les suppositions les plus enchanteresses ; mais elle les croyait la vérité. L’esprit de mon Julien n’a pas revêtu le petit uniforme mesquin des salons, et mon père ne croit pas à sa supériorité, précisément à cause de ce qui la prouve…

Toutefois, si je n’obéis pas à cette velléité de caractère, je vois la possibilité d’une scène publique ; un éclat abaisse ma position dans le monde, et peut me rendre moins aimable aux yeux de Julien. Après l’éclat… pauvreté pour dix ans ; et la folie de choisir un mari à cause de son mérite ne peut se sauver du ridicule que par la plus brillante opulence. Si je vis loin de mon père, à son âge, il peut m’oublier… Norbert épousera une femme aimable, adroite : le vieux Louis XIV fut séduit par la duchesse de Bourgogne…

Elle se décida à obéir, mais se garda de communiquer la lettre de son père à Julien ; ce caractère farouche eût pu être porté à quelque folie.

Le soir, lorsqu’elle apprit à Julien qu’il était lieutenant de hussards, sa joie fut sans bornes. On peut se la figurer par l’ambition de toute sa vie, et par la passion qu’il avait maintenant pour son fils. Le changement de nom le frappait d’étonnement.

Après tout, pensait-il, mon roman est fini, et à moi seul tout le mérite. J’ai su me faire aimer de ce monstre d’orgueil, ajoutait-il en regardant Mathilde ; son père ne peut vivre sans elle, et elle sans moi.