Le Rouge et le Noir/Chapitre LXIX
LXIX
L’Intrigue.
En sortant de l’évêché, Mathilde n’hésita pas à envoyer un courrier à madame de Fervaques ; la crainte de se compromettre ne l’arrêta pas une seconde. Elle conjurait sa rivale d’obtenir une lettre pour M. de Frilair, écrite en entier de la main de monseigneur l’évêque de ***. Elle allait jusqu’à la supplier d’accourir elle-même à Besançon. Ce trait fut héroïque de la part d’une âme jalouse et fière.
D’après le conseil de Fouqué, elle avait eu la prudence de ne point parler de ses démarches à Julien. Sa présence le troublait assez sans cela. Plus honnête homme à l’approche de la mort qu’il ne l’avait été durant sa vie, il avait des remords non seulement envers M. de La Mole, mais aussi pour Mathilde.
Quoi donc ! se disait-il, je trouve auprès d’elle des moments de distraction et même de l’ennui. Elle se perd pour moi, et c’est ainsi que je l’en récompense ! Serais-je donc un méchant ? Cette question l’eût bien peu occupé quand il était ambitieux ; alors ne pas réussir était la seule honte à ses yeux.
Son malaise moral auprès de Mathilde, était d’autant plus décidé, qu’il lui inspirait en ce moment la passion la plus extraordinaire et la plus folle. Elle ne parlait que des sacrifices étranges qu’elle voulait faire pour le sauver.
Exaltée par un sentiment dont elle était fière et qui l’emportait sur tout son orgueil, elle eût voulu ne pas laisser passer un instant de sa vie sans le remplir par quelque démarche extraordinaire. Les projets les plus étranges, les plus périlleux pour elle remplissaient ses longs entretiens avec Julien. Les geôliers, bien payés, la laissaient régner dans la prison. Les idées de Mathilde ne se bornaient pas au sacrifice de sa réputation ; peu lui importait de faire connaître son état à toute la société. Se jeter à genoux pour demander la grâce de Julien, devant la voiture du roi allant au galop, attirer l’attention du prince, au risque de se faire mille fois écraser, était une des moindres chimères que rêvait cette imagination exaltée et courageuse. Par ses amis employés auprès du roi, elle était sûre d’être admise dans les parties réservées du parc de Saint-Cloud.
Julien se trouvait peu digne de tant de dévouement, à vrai dire il était fatigué d’héroïsme. C’eût été à une tendresse simple, naïve et presque timide, qu’il se fût trouvé sensible, tandis qu’au contraire, il fallait toujours l’idée d’un public et des autres à l’âme hautaine de Mathilde.
Au milieu de toutes ses angoisses, de toutes ses craintes pour la vie de cet amant, auquel elle ne voulait pas survivre, elle avait un besoin secret d’étonner le public par l’excès de son amour et la sublimité de ses entreprises.
Julien prenait de l’humeur de ne point se trouver touché de tout cet héroïsme. Qu’eût-ce été, s’il eût connu toutes les folies dont Mathilde accablait l’esprit dévoué, mais éminemment raisonnable et borné du bon Fouqué ?
Il ne savait trop que blâmer dans le dévouement de Mathilde ; car lui aussi eût sacrifié toute sa fortune et exposé sa vie aux plus grands hasards pour sauver Julien. Il était stupéfait de la quantité d’or jetée par Mathilde. Les premiers jours, les sommes ainsi dépensées en imposèrent à Fouqué, qui avait pour l’argent toute la vénération d’un provincial.
Enfin, il découvrit que les projets de mademoiselle de La Mole variaient souvent, et, à son grand soulagement, trouva un mot pour blâmer ce caractère si fatigant pour lui : elle était changeante. De cette épithète à celle de mauvaise tête, le plus grand anathème en province, il n’y a qu’un pas.
Il est singulier, se disait Julien, un jour que Mathilde sortait de sa prison, qu’une passion si vive et dont je suis l’objet me laisse tellement insensible ! et je l’adorais il y a deux mois ! J’avais bien lu que l’approche de la mort désintéresse de tout ; mais il est affreux de se sentir ingrat et de ne pouvoir se changer. Je suis donc un égoïste ? Il se faisait à ce sujet les reproches les plus humiliants.
L’ambition était morte en son cœur, une autre passion y était sortie de ses cendres ; il l’appelait le remords d’avoir assassiné madame de Rênal.
Dans le fait, il en était éperdument amoureux. Il trouvait un bonheur singulier quand, laissé absolument seul et sans crainte d’être interrompu, il pouvait se livrer tout entier au souvenir des journées heureuses qu’il avait passées jadis à Verrières ou à Vergy. Les moindres incidents de ces temps trop rapidement envolés avaient pour lui une fraîcheur et un charme irrésistibles. Jamais il ne pensait à ses succès de Paris ; il en était ennuyé.
Ces dispositions qui s’accroissaient rapidement furent en partie devinées par la jalousie de Mathilde. Elle s’apercevait fort clairement qu’elle avait à lutter contre l’amour de la solitude. Quelquefois, elle prononçait avec terreur le nom de madame de Rênal. Elle voyait frémir Julien. Sa passion n’eut désormais ni bornes, ni mesure.
S’il meurt, je meurs après lui, se disait-elle avec toute la bonne foi possible. Que diraient les salons de Paris en voyant une fille de mon rang adorer à ce point un amant destiné à la mort ? Pour trouver de tels sentiments, il faut remonter au temps des héros ; c’étaient des amours de ce genre qui faisaient palpiter les cœurs du siècle de Charles IX et de Henri III.
Au milieu des transports les plus vifs, quand elle serrait contre son cœur la tête de Julien : Quoi ! se disait-elle avec horreur, cette tête charmante serait destinée à tomber ! Eh bien ! ajoutait-elle enflammée d’un héroïsme qui n’était pas sans bonheur, mes lèvres, qui se pressent contre ces jolis cheveux, seront glacées moins de vingt-quatre heures après.
Les souvenirs de ces moments d’héroïsme et d’affreuse volupté l’attachaient d’une étreinte invincible. L’idée de suicide, si occupante par elle-même, et jusqu’ici si éloignée de cette âme altière, y pénétra, et bientôt y régna avec un empire absolu. Non, le sang de mes ancêtres ne s’est point attiédi en descendant jusqu’à moi, se disait Mathilde avec orgueil.
— J’ai une grâce à vous demander, lui dit un jour son amant : mettez votre enfant en nourrice à Verrières, madame de Rênal surveillera la nourrice.
— Ce que vous me dites là est bien dur… et Mathilde pâlit.
— Il est vrai, et je t’en demande mille fois pardon, s’écria Julien sortant de sa rêverie, et la serrant dans ses bras.
Après avoir séché ses larmes, il revint à sa pensée, mais avec plus d’adresse. Il avait donné à la conversation un tour de philosophie mélancolique. Il parlait de cet avenir qui allait sitôt se fermer pour lui. — Il faut convenir, chère amie, que les passions sont un accident dans la vie, mais cet accident ne se rencontre que chez les âmes supérieures… La mort de mon fils serait au fond un bonheur pour l’orgueil de votre famille, c’est ce que devineront les subalternes. La négligence sera le lot de cet enfant du malheur et de la honte… J’espère qu’à une époque que je ne veux point fixer, mais que pourtant mon courage entrevoit, vous obéirez à mes dernières recommandations : Vous épouserez M. le marquis de Croisenois.
— Quoi, déshonorée !
— Le déshonneur ne pourra prendre sur un nom tel que le vôtre. Vous serez une veuve et la veuve d’un fou, voilà tout. J’irai plus loin : mon crime n’ayant point l’argent pour moteur ne sera point déshonorant. Peut-être à cette époque, quelque législateur philosophe aura obtenu, des préjugés de ses contemporains, la suppression de la peine de mort. Alors, quelque voix amie dira comme un exemple : Tenez, le premier époux de mademoiselle de La Mole était un fou, mais non pas un méchant homme, un scélérat. Il fut absurde de faire tomber cette tête… Alors ma mémoire ne sera point infâme ; du moins après un certain temps… Votre position dans le monde, votre fortune, et, permettez-moi de le dire, votre génie, feront jouer à M. de Croisenois, devenu votre époux, un rôle auquel tout seul il ne saurait atteindre. Il n’a que de la naissance et de la bravoure, et ces qualités toutes seules, qui faisaient un homme accompli en 1729, sont un anachronisme un siècle plus tard, et ne donnent que des prétentions. Il faut encore d’autres choses pour se placer à la tête de la jeunesse française.
Vous porterez le secours d’un caractère ferme et entreprenant au parti politique où vous jetterez votre époux. Vous pourrez succéder aux Chevreuse et aux Longueville de la Fronde… Mais alors, chère amie, le feu céleste qui vous anime en ce moment sera un peu attiédi.
Permettez-moi de vous le dire, ajouta-t-il après beaucoup d’autres phrases préparatoires, dans quinze ans vous regarderez comme une folie excusable, mais pourtant comme une folie, l’amour que vous avez eu pour moi…
Il s’arrêta tout à coup et devint rêveur. Il se trouvait de nouveau vis-à-vis cette idée si choquante pour Mathilde : Dans quinze ans madame de Rênal adorera mon fils, et vous l’aurez oublié.