Le Rouge et le Noir/Chapitre XIV

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Michel Lévy frères (p. 79-82).

XIV

Les Ciseaux anglais.

Une jeune fille de seize ans avait un
teint de rose, et elle mettait du rouge.
Polidori.

Pour Julien, l’offre de Fouqué lui avait en effet enlevé tout bonheur ; il ne pouvait s’arrêter à aucun parti.

Hélas ! peut-être manqué-je de caractère, j’eusse été un mauvais soldat de Napoléon. Du moins, ajouta-t-il, ma petite intrigue avec la maîtresse du logis va me distraire un moment.

Heureusement pour lui, même dans ce petit incident subalterne, l’intérieur de son âme répondait mal à son langage cavalier. Il avait peur de madame de Rênal à cause de sa robe si jolie. Cette robe était à ses yeux l’avant-garde de Paris. Son orgueil ne voulut rien laisser au hasard et à l’inspiration du moment. D’après les confidences de Fouqué et le peu qu’il avait lu sur l’amour dans sa Bible, il se fit un plan de campagne fort détaillé. Comme sans se l’avouer, il était fort troublé, il écrivit ce plan.

Le lendemain matin au salon, madame de Rênal fut un instant seule avec lui :

— N’avez-vous point d’autre nom que Julien ? lui dit-elle.

À cette demande si flatteuse, notre héros ne sut que répondre. Cette circonstance n’était pas prévue dans son plan. Sans cette sottise de faire un plan, l’esprit vif de Julien l’eût bien servi, la surprise n’eût fait qu’ajouter à la vivacité de ses aperçus.

Il fut gauche et s’exagéra sa gaucherie. Madame de Rênal la lui pardonna bien vite. Elle y vit l’effet d’une candeur charmante. Et ce qui manquait précisément à ses yeux à cet homme, auquel on trouvait tant de génie, c’était l’air de la candeur.

— Ton petit précepteur m’inspire beaucoup de méfiance, lui disait quelquefois madame Derville. Je lui trouve l’air de penser toujours et de n’agir qu’avec politique. C’est un sournois.

Julien resta profondément humilié du malheur de n’avoir su que répondre à madame de Rênal.

Un homme comme moi se doit de réparer cet échec, et saisissant le moment où l’on passait d’une pièce à l’autre, il crut de son devoir de donner un baiser à madame de Rênal.

Rien de moins amené, rien de moins agréable et pour lui et pour elle, rien de plus imprudent. Ils furent sur le point d’être aperçus. Madame de Rênal le crut fou. Elle fut effrayée et surtout choquée. Cette sottise lui rappela M. Valenod.

Que m’arriverait-il, se dit-elle, si j’étais seule avec lui ? Toute sa vertu revint, parce que l’amour s’éclipsait.

Elle s’arrangea de façon à ce qu’un de ses enfants restât toujours auprès d’elle.

La journée fut ennuyeuse pour Julien, il la passa tout entière à exécuter avec gaucherie son plan de séduction. Il ne regarda pas une seule fois madame de Rênal, sans que ce regard n’eût un pourquoi ; cependant, il n’était pas assez sot pour ne pas voir qu’il ne réussissait point à être aimable et encore moins séduisant.

Madame de Rênal ne revenait point de son étonnement de le trouver si gauche et en même temps si hardi. C’est la timidité de l’amour, dans un homme d’esprit ! se dit-elle enfin, avec une joie inexprimable. Serait-il possible qu’il n’eût jamais été aimé de ma rivale !

Après le déjeuner, madame de Rênal rentra dans le salon pour recevoir la visite de M. Charcot de Maugiron, le sous-préfet de Bray. Elle travaillait à un petit métier de tapisserie fort élevé. Madame Derville était à ses côtés. Ce fut dans une telle position, et par le plus grand jour, que notre héros trouva convenable d’avancer sa botte et de presser le joli pied de madame de Rênal, dont le bas à jour et le joli soulier de Paris attiraient évidemment les regards du galant sous-préfet.

Madame de Rênal eut une peur extrême ; elle laissa tomber ses ciseaux, son peloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de Julien put passer pour une tentative gauche destinée à empêcher la chute des ciseaux, qu’il avait vus glisser. Heureusement ces petits ciseaux d’acier anglais se brisèrent, et madame de Rênal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne s’était pas trouvé plus près d’elle. — Vous avez aperçu la chute avant moi, vous l’eussiez empêchée ; au lieu de cela votre zèle n’a réussi qu’à me donner un fort grand coup de pied. Tout cela trompa le sous-préfet, mais non madame Derville. Ce joli garçon a de bien sottes manières ! pensa-t-elle, le savoir-vivre d’une capitale de province ne pardonne point ces sortes de fautes. Madame de Rênal trouva le moment de dire à Julien :

— Soyez prudent, je vous l’ordonne.

Julien voyait sa gaucherie, il avait de l’humeur. Il délibéra longtemps avec lui-même, pour savoir s’il devait se fâcher de ce mot : Je vous l’ordonne. Il fut assez sot pour penser : Elle pourrait me dire je l’ordonne, s’il s’agissait de quelque chose de relatif à l’éducation des enfants, mais en répondant à mon amour, elle suppose l’égalité. On ne peut aimer sans égalité... et tout son esprit se perdit à faire des lieux communs sur l’égalité. Il se répétait avec colère ce vers de Corneille, que madame de Derville lui avait appris quelques jours auparavant :


«  · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · L’amour
» Fait les égalités et ne les cherche pas. »


Julien s’obstinant à jouer le rôle d’un Don Juan, lui qui de la vie n’avait eu de maîtresse, il fut sot à mourir toute la journée. Il n’eut qu’une idée juste ; ennuyé de lui et de madame de Rênal, il voyait avec effroi s’avancer la soirée où il serait assis au jardin, à côté d’elle et dans l’obscurité. Il dit à M. de Rênal, qu’il allait à Verrières voir le curé, il partit après dîner et ne rentra que dans la nuit.

À Verrières, Julien trouva M. Chélan occupé à déménager ; il venait enfin d’être destitué, le vicaire Maslon le remplaçait. Julien aida le bon curé, et il eut l’idée d’écrire à Fouqué que la vocation irrésistible qu’il se sentait pour le saint ministère, l’avait empêché d’accepter d’abord ses offres obligeantes, mais qu’il venait de voir un tel exemple d’injustice que peut-être il serait plus avantageux à son salut de ne pas entrer dans les ordres sacrés.

Julien s’applaudit de sa finesse à tirer parti de la destitution du curé de Verrières, pour se laisser une porte ouverte et revenir au commerce si dans son esprit la triste prudence l’emportait sur l’héroïsme.