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Le Rouge et le Noir/Chapitre XLVIII

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 345-350).

XLVIII

Moments cruels.

Et elle me l’avoue ! Elle détaille jusqu’aux moindres circonstances ! Son œil si beau fixé sur le mien peint l’amour qu’elle sentit pour un autre !
Schiller.

Mademoiselle de La Mole ravie ne songeait qu’au bonheur d’avoir été sur le point d’être tuée. Elle allait jusqu’à se dire : Il est digne d’être mon maître, puisqu’il a été sur le point de me tuer. Combien faudrait-il fondre ensemble de beaux jeunes gens de la société pour arriver à un tel mouvement de passion ?

Il faut avouer qu’il était bien joli au moment où il est monté sur la chaise, pour replacer l’épée, précisément dans la position pittoresque que le tapissier décorateur lui a donnée ! Après tout, je n’ai pas été si folle de l’aimer.

Dans cet instant, s’il se fût présenté quelque moyen honnête de renouer, elle l’eût saisi avec plaisir. Julien, enfermé à double tour dans sa chambre, était en proie au plus violent désespoir. Dans ses idées folles, il pensait à se jeter à ses pieds. Si au lieu de se tenir dans un lieu écarté, il eût erré au jardin et dans l’hôtel, de manière à se tenir à portée des occasions, il eût peut-être en un seul instant changé en bonheur le plus vif son affreux malheur.

Mais l’adresse dont nous lui reprochons l’absence, aurait exclu le mouvement sublime de saisir l’épée qui, dans ce moment, le rendait si joli aux yeux de mademoiselle de La Mole. Ce caprice, favorable à Julien, dura toute la journée ; Mathilde se faisait une image charmante des courts instants pendant lesquels elle l’avait aimé, elle les regrettait.

Au fait, se disait-elle, ma passion pour ce pauvre garçon n’a duré à ses yeux que depuis une heure après minuit, quand je l’ai vu arriver par son échelle avec tous ses pistolets dans la poche de côté de son habit, jusqu’à huit heures du matin. C’est un quart d’heure après, en entendant la messe à Sainte-Valère, que j’ai commencé à penser qu’il allait se croire mon maître, et qu’il pourrait bien essayer de me faire obéir au nom de la terreur.

Après dîner, mademoiselle de La Mole, loin de fuir Julien, lui parla et l’engagea en quelque sorte à la suivre au jardin, il obéit. Cette épreuve lui manquait. Mathilde cédait sans trop s’en douter à l’amour qu’elle reprenait pour lui. Elle trouvait un plaisir extrême à se promener à ses côtés, c’était avec curiosité qu’elle regardait ces mains qui le matin avaient saisi l’épée pour la tuer.

Après une telle action, après tout ce qui s’était passé, il ne pouvait plus être question de leur ancienne conversation.

Peu à peu Mathilde se mit à lui parler avec confidence intime de l’état de son cœur. Elle trouvait une singulière volupté dans ce genre de conversation, elle en vint à lui raconter les mouvements d’enthousiasme passagers qu’elle avait éprouvés pour M. de Croisenois, pour M. de Caylus…

— Quoi ! pour M. de Caylus aussi ! s’écria Julien ; et toute l’amère jalousie d’un amant délaissé éclatait dans ce mot. Mathilde en jugea ainsi, et n’en fut point offensée.

Elle continua à torturer Julien, en lui détaillant ses sentiments d’autrefois de la façon la plus pittoresque, et avec l’accent de la plus intime vérité. Il voyait qu’elle peignait ce qu’elle avait sous les yeux. Il avait la douleur de remarquer qu’en parlant, elle faisait des découvertes dans son propre cœur.

Le malheur de la jalousie ne peut aller plus loin.

Soupçonner qu’un rival est aimé est déjà bien cruel, mais se voir avouer en détail l’amour qu’il inspire par la femme qu’on adore, est sans doute le comble des douleurs.

Ô combien étaient punis, en cet instant, les mouvements d’orgueil qui avaient porté Julien à se préférer aux Caylus, aux Croisenois ! Avec quel malheur intime et senti il s’exagérait leurs plus petits avantages ! Avec quelle bonne foi ardente il se méprisait lui-même !

Mathilde lui semblait adorable, toute parole est faible pour exprimer l’excès de son admiration. En se promenant à côté d’elle, il regardait à la dérobée ses mains, ses bras, son port de reine. Il était sur le point de tomber à ses pieds, anéanti d’amour et de malheur, et en criant : Pitié.

Et cette personne si belle, si supérieure à tout, qui une fois m’a aimé, c’est M. de Caylus qu’elle aimera sans doute bientôt !

Julien ne pouvait douter de la sincérité de mademoiselle de La Mole ; l’accent de la vérité était trop évident dans tout ce qu’elle disait. Pour que rien absolument ne manquât à son malheur, il y eut des moments où à force de s’occuper des sentiments qu’elle avait éprouvés une fois pour M. de Caylus, Mathilde en vint à parler de lui comme si elle l’aimait actuellement. Certainement il y avait de l’amour dans son accent, Julien le voyait nettement.

L’intérieur de sa poitrine eût été inondé de plomb fondu qu’il eût moins souffert. Comment, arrivé à cet excès de malheur, le pauvre garçon eût-il pu deviner que c’était parce qu’elle parlait à lui, que mademoiselle de La Mole trouvait tant de plaisir à repenser aux velléités d’amour qu’elle avait éprouvées jadis pour M. de Caylus ou M. de Luz ?

Rien ne saurait exprimer les angoisses de Julien. Il écoutait les confidences détaillées de l’amour éprouvé pour d’autres dans cette même allée de tilleuls où si peu de jours auparavant il attendait que une heure sonnât pour pénétrer dans sa chambre. Un être humain ne peut soutenir le malheur à un plus haut degré.

Ce genre d’intimité cruelle dura huit grands jours. Mathilde tantôt semblait rechercher, tantôt ne fuyait pas les occasions de lui parler ; et le sujet de conversation, auquel ils semblaient tous deux revenir avec une sorte de volupté cruelle, c’était le récit des sentiments qu’elle avait éprouvés pour d’autres : elle lui racontait les lettres qu’elle avait écrites, elle lui en rappelait jusqu’aux paroles, elle lui récitait des phrases entières. Les derniers jours elle semblait contempler Julien avec une sorte de joie maligne. Ses douleurs étaient une vive jouissance pour elle.

On voit que Julien n’avait aucune expérience de la vie, il n’avait pas même lu de romans ; s’il eût été un peu moins gauche et qu’il eût dit avec quelque sang-froid à cette jeune fille, par lui si adorée et qui lui faisait des confidences si étranges : Convenez que quoique je ne vaille pas tous ces messieurs, c’est pourtant moi que vous aimez…

Peut-être eût-elle été heureuse d’être devinée ; du moins le succès eût-il dépendu entièrement de la grâce avec laquelle Julien eût exprimé cette idée, et du moment qu’il eût choisi. Dans tous les cas, il sortait bien, et avec avantage pour lui, d’une situation qui allait devenir monotone aux yeux de Mathilde.

— Et vous ne m’aimez plus, moi qui vous adore ! lui dit un jour Julien éperdu d’amour et de malheur. Cette sottise était à peu près la plus grande qu’il pût commettre.

Ce mot détruisit en un clin d’œil tout le plaisir que mademoiselle de La Mole trouvait à lui parler de l’état de son cœur. Elle commençait à s’étonner qu’après ce qui s’était passé il ne s’offensât pas de ses récits ; elle allait jusqu’à s’imaginer, au moment où il lui tint ce sot propos, que peut-être il ne l’aimait plus. La fierté a sans doute éteint son amour, se disait-elle. Il n’est pas homme à se voir impunément préférer des êtres comme Caylus, de Luz, Croisenois, qu’il avoue lui être tellement supérieurs. Non, je ne le verrai plus à mes pieds !

Les jours précédents, dans la naïveté de son malheur, Julien lui faisait un éloge passionné des brillantes qualités de ces messieurs ; il allait jusqu’à les exagérer. Cette nuance n’avait point échappé à mademoiselle de La Mole, elle en était étonnée, mais n’en devinait point la cause. L’âme frénétique de Julien, en louant un rival qu’il croyait aimé, sympathisait avec son bonheur.

Son mot si franc, mais si stupide, vint tout changer en un instant ; Mathilde, sûre d’être aimée, le méprisa parfaitement.

Elle se promenait avec lui au moment de ce propos maladroit ; elle le quitta, et son dernier regard exprimait le plus affreux mépris. Rentrée au salon, de toute la soirée elle ne le regarda plus. Le lendemain ce mépris occupait tout son cœur ; il n’était plus question du mouvement qui, pendant huit jours, lui avait fait trouver tant de plaisir à traiter Julien comme l’ami le plus intime ; sa vue lui était désagréable. La sensation de Mathilde alla jusqu’au dégoût ; rien ne saurait exprimer l’excès du mépris qu’elle éprouvait en le rencontrant sous ses yeux.

Julien n’avait rien compris à tout ce qui s’était passé depuis huit jours dans le cœur de Mathilde, mais il discerna le mépris. Il eut le bon sens de ne paraître devant elle que le plus rarement possible, et jamais ne la regarda.

Mais ce ne fut pas sans une peine mortelle qu’il se priva en quelque sorte de sa présence. Il crut sentir que son malheur s’en augmentait encore. Le courage d’un cœur d’homme ne peut aller plus loin, se disait-il. Il passait sa vie à une petite fenêtre dans les combles de l’hôtel ; la persienne en était fermée avec soin, et de là du moins il pouvait apercevoir mademoiselle de La Mole quand elle paraissait au jardin.

Que devenait-il quand après dîner il la voyait se promener avec M. de Caylus, M. de Luz ou tel autre pour qui elle lui avait avoué quelque velléité d’amour autrefois éprouvée ?

Julien n’avait pas l’idée d’une telle intensité de malheur ; il était sur le point de jeter des cris ; cette âme si ferme était enfin bouleversée de fond en comble.

Toute pensée étrangère à mademoiselle de La Mole lui était devenue odieuse ; il était incapable d’écrire les lettres les plus simples.

— Vous êtes fou, lui dit le marquis.

Julien, tremblant d’être deviné, parla de maladie et parvint à se faire croire. Heureusement pour lui, le marquis le plaisanta à dîner sur son prochain voyage : Mathilde comprit qu’il pouvait être fort long. Il y avait déjà plusieurs jours que Julien la fuyait, et les jeunes gens si brillants qui avaient tout ce qui manquait à cet être si pâle et si sombre, autrefois aimé d’elle, n’avaient plus le pouvoir de la tirer de sa rêverie.

Une fille ordinaire, se disait-elle, eût cherché l’homme qu’elle préfère, parmi ces jeunes gens qui attirent tous les regards dans un salon ; mais un des caractères du génie est de ne pas traîner sa pensée dans l’ornière tracée par le vulgaire.

Compagne d’un homme tel que Julien, auquel il ne manque que de la fortune que j’ai, j’exciterai continuellement l’attention, je ne passerai point inaperçue dans la vie. Bien loin de redouter sans cesse une révolution comme mes cousines, qui de peur du peuple n’osent pas gronder un postillon qui les mène mal, je serai sûre de jouer un rôle et un grand rôle, car l’homme que j’ai choisi a du caractère et une ambition sans bornes. Que lui manque-t-il ? des amis, de l’argent ? Je lui en donne. Mais sa pensée traitait un peu Julien en être inférieur, dont on se fait aimer quand on veut.