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Le Rouge et le Noir/Chapitre XX

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 116-120).

XX

Les Lettres anonymes.

Do not give dalliance
Too much the rein : the strongest oaths are straw
To the fire i’ the blood.
Tempest.

Comme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire à son amie :

— Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soupçons ; je jurerais que cette grande lettre qu’il lisait en soupirant est une lettre anonyme.

Par bonheur Julien se fermait à clé dans sa chambre. Madame de Rênal eut la folle idée que cet avertissement n’était qu’un prétexte pour ne pas la voir. Elle perdit la tête absolument, et à l’heure ordinaire vint à sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe à l’instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte ; était-ce madame de Rênal, était-ce un mari jaloux ?

Le lendemain de fort bonne heure, la cuisinière qui protégeait Julien, lui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots écrits en italien : Guardate alla pagina 130.

Julien frémit de l’imprudence, chercha la page 130 et y trouva attachée avec une épingle, la lettre suivante écrite à la hâte, baignée de larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement madame de Rênal la mettait fort bien, il fut touché de ce détail et oublia un peu l’imprudence effroyable.

« Tu n’as pas voulu me recevoir cette nuit ? Il est des moments où je crois n’avoir jamais lu jusqu’au fond de ton âme. Tes regards m’effrayent. J’ai peur de toi. Grand Dieu ! ne m’aurais-tu jamais aimée ? En ce cas, que mon mari découvre nos amours et qu’il m’enferme dans une éternelle prison, à la campagne, loin de mes enfants. Peut-être Dieu le veut ainsi. Je mourrai bientôt. Mais tu seras un monstre.

» Ne m’aimes-tu pas, es-tu las de mes folies, de mes remords, impie ? Veux-tu me perdre ? je t’en donne un moyen facile. Va, montre cette lettre dans tout Verrières, ou plutôt montre là au seul M. Valenod. Dis-lui que je t’aime, mais non ne prononce pas un tel blasphème ; dis-lui que je t’adore, que la vie n’a commencé pour moi, que le jour où je t’ai vu ; que dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n’avais jamais même rêvé le bonheur que je te dois ; que je t’ai sacrifié ma vie, que je te sacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie bien plus.

» Mais se connaît-il en sacrifices cet homme ? Dis-lui, dis-lui pour l’irriter, que je brave tous les méchants, et qu’il n’est plus au monde qu’un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me retienne à la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l’offrir en sacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants !

» N’en doute pas, cher ami, s’il y a une lettre anonyme, elle vient de cet être odieux qui pendant six ans m’a poursuivie de sa grosse voix, du récit de ses sauts à cheval, de sa fatuité, et de l’énumération éternelle de tous ses avantages.

» Y a-t-il une lettre anonyme ? méchant, voilà ce que je voulais discuter avec toi ; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-être pour la dernière fois, jamais je n’aurais pu discuter froidement, comme je fais étant seule. De ce moment notre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une contrariété pour vous ? Oui, les jours où vous n’aurez pas reçu de M. Fouqué quelque livre amusant. Le sacrifice est fait, demain qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai à mon mari que j’ai reçu une lettre anonyme, et qu’il faut à l’instant te faire un pont d’or, trouver quelque prétexte honnête, et sans délai te renvoyer à tes parents.

» Hélas, cher ami, nous allons être séparés quinze jours, un mois peut-être ! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais enfin voilà le seul moyen de parer l’effet de cette lettre anonyme ; ce n’est pas la première que mon mari ait reçue, et sur mon compte encore. Hélas ! combien j’en riais !

» Tout le but de ma conduite, c’est de faire penser à mon mari que la lettre vient de M. Valenod ; je ne doute pas qu’il n’en soit l’auteur. Si tu quittes la maison, ne manque pas d’aller t’établir à Verrières. Je ferai en sorte que mon mari ait l’idée d’y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu’il n’y a pas de froid entre lui et moi. Une fois à Verrières, lie-toi d’amitié avec tout le monde, même avec les libéraux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront.

» Ne va pas te fâcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme tu disais un jour ; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grâces. L’essentiel est que l’on croie à Verrières que tu vas entrer chez le Valenod, ou chez tout autre, pour l’éducation des enfants.

» Voilà ce que mon mari ne souffrira jamais. Dût-il s’y résoudre, eh bien ! au moins tu habiteras Verrières, et je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t’aiment tant iront te voir. Grand Dieu ! je sens que j’aime mieux mes enfants, parce qu’ils t’aiment. Quel remords ! comment tout ceci finira-t-il ?… Je m’égare… Enfin tu comprends ta conduite ; sois doux, poli, point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande à genoux : ils vont être les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme à ton égard à ce que lui prescrira l’opinion publique.

» C’est toi qui vas me fournir la lettre anonyme ; arme-toi de patience et d’une paire de ciseaux. Coupe dans un livre les mots que tu vas voir ; colle-les ensuite, avec de la colle à bouche, sur la feuille de papier bleuâtre que je t’envoie ; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi à une perquisition chez toi ; brûle les pages du livre que tu auras mutilé. Si tu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former lettre à lettre. Pour épargner ta peine, j’ai fait la lettre anonyme trop courte. Hélas ! si tu ne m’aimes plus, comme je le crains, que la mienne doit te sembler longue !

LETTRE ANONYME
« Madame,

» Toutes vos petites menées sont connues ; mais les personnes qui ont intérêt à les réprimer sont averties. Par un reste d’amitié pour vous, je vous engage à vous détacher totalement du petit paysan. Si vous êtes assez sage pour cela, votre mari croira que l’avis qu’il a reçu le trompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j’ai votre secret ; tremblez, malheureuse ; il faut à cette heure marcher droit devant moi.

» Dès que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu reconnu les façons de parler du directeur ?), sors dans la maison, je te rencontrerai.

» J’irai dans le village, et reviendrai avec un visage troublé ; je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu ! qu’est-ce que je hasarde, et tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un visage renversé, je donnerai à mon mari cette lettre qu’un inconnu m’aura remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et ne reviens qu’à l’heure du dîner.

» Du haut des rochers, tu peux voir la tour du colombier. Si nos affaires vont bien, j’y placerai un mouchoir blanc ; dans le cas contraire, il n’y aura rien.

» Ton cœur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m’aimes, avant de partir pour cette promenade ? Quoi qu’il puisse arriver, sois sûr d’une chose : je ne survivrais pas d’un jour à notre séparation définitive. Ah, mauvaise mère ! Ce sont deux mots vains que je viens d’écrire là, cher Julien. Je ne les sens pas ; je ne puis songer qu’à toi en ce moment, je ne les ai écrits que pour ne pas être blâmée de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon dissimuler ? Oui ! que mon âme te semble atroce, mais que je ne mente pas devant l’homme que j’adore ! Je n’ai déjà que trop trompé en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m’aimes plus. Je n’ai pas le temps de relire ma lettre. C’est peu de chose à mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu’ils me coûteront davantage. »