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Le Rouge et le Noir/Chapitre XXVII

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 183-187).

XXVII

Première Expérience de la Vie.

Le temps présent, grand Dieu ! c’est l’arche
du Seigneur ; malheur à qui y touche.
Diderot.

Le lecteur voudra bien nous permettre de donner très peu de faits clairs et précis sur cette époque de la vie de Julien. Ce n’est pas qu’ils nous manquent, bien au contraire ; mais, peut-être ce qu’il vit au séminaire est-il trop noir pour le coloris modéré que l’on a cherché à conserver dans ces feuilles. Les contemporains qui souffrent de certaines choses ne peuvent s’en souvenir qu’avec une horreur qui paralyse tout autre plaisir, même celui de lire un conte.

Julien réussissait peu dans ses essais d’hypocrisie de gestes, il tomba dans des moments de dégoût et même de découragement complet. Il n’avait pas de succès, et encore dans une vilaine carrière. Le moindre secours extérieur eût suffi pour lui remettre le cœur, la difficulté à vaincre n’était pas bien grande ; mais il était seul comme une barque abandonnée au milieu de l’océan. Et quand je réussirais, se disait-il, avoir toute une vie à passer en si mauvaise compagnie ! Des gloutons qui ne songent qu’à l’omelette au lard qu’ils dévoreront au dîner, ou des abbés Castanède, pour qui aucun crime n’est trop noir ! ils parviendront au pouvoir ; mais à quel prix, grand Dieu !

La volonté de l’homme est puissante, je le lis partout ; mais suffit-elle pour surmonter un tel dégoût ? La tâche des grands hommes a été facile ; quelque terrible que fût le danger, ils le trouvaient beau ; et qui peut comprendre, excepté moi, la laideur de ce qui m’environne ?

Ce moment fut le plus éprouvant de sa vie. Il lui était si facile de s’engager dans un des beaux régiments en garnison à Besançon ! Il pouvait se faire maître de latin ; il lui fallait si peu pour sa subsistance ! mais alors plus de carrière, plus d’avenir pour son imagination : c’était mourir. Voici le détail d’une de ses tristes journées.

Ma présomption s’est si souvent applaudie de ce que j’étais différent des autres jeunes paysans ! Eh bien, j’ai assez vécu pour voir que différence engendre haine, se disait-il un matin. Cette grande vérité venait de lui être montrée par une de ses plus piquantes réussites. Il avait travaillé huit jours à plaire à un élève qui vivait en odeur de sainteté. Il se promenait avec lui dans la cour, écoutant avec soumission des sottises à dormir debout. Tout à coup le temps tourna à l’orage, le tonnerre gronda, et le saint élève s’écria, le repoussant d’une façon grossière :

— Écoutez ; chacun pour soi dans ce monde, je ne veux pas être brûlé par le tonnerre : Dieu peut vous foudroyer comme un impie, comme un Voltaire.

Les dents serrées de rage et les yeux ouverts vers ce ciel sillonné par la foudre : Je mériterais d’être submergé, si je m’endors pendant la tempête ! s’écria Julien. Essayons la conquête de quelque autre cuistre.

Le cours d’histoire sacrée de l’abbé Castanède sonna.

À ces jeunes paysans si effrayés du travail pénible et de la pauvreté de leurs pères, l’abbé Castanède enseignait ce jour-là que cet être si terrible à leurs yeux, le gouvernement, n’avait de pouvoir réel et légitime qu’en vertu de la délégation du vicaire de Dieu sur la terre.

Rendez-vous digne des bontés du pape par la sainteté de votre vie, par votre obéissance, soyez comme un bâton entre ses mains, ajouta-t-il, et vous allez obtenir une place superbe où vous commanderez en chef, loin de tout contrôle ; une place inamovible, dont le gouvernement paye le tiers des appointements, et les fidèles, formés par vos prédications, les deux autres tiers.

Au sortir de son cours, M. Castanède s’arrêta dans la cour.

— C’est bien d’un curé que l’on peut dire : Tant vaut l’homme, tant vaut la place, disait-il aux élèves qui faisaient cercle autour de lui. J’ai connu, moi qui vous parle, des paroisses de montagne, dont le casuel valait mieux que celui de bien des curés de ville. Il y avait autant d’argent, sans compter les chapons gras, les œufs, le beurre frais et mille agréments de détail ; et là le curé est le premier sans contredit : point de bon repas où il ne soit invité, fêté, etc.

À peine M. Castanède fut-il remonté chez lui, que les élèves se divisèrent en groupes. Julien n’était d’aucun ; on le laissait comme une brebis galeuse. Dans tous les groupes, il voyait un élève jeter un sol en l’air, et s’il devinait juste au jeu de croix ou pile, ses camarades en concluaient qu’il aurait bientôt une de ces cures à riche casuel.

Vinrent ensuite les anecdotes. Tel jeune prêtre, à peine ordonné depuis un an, ayant offert un lapin privé à la servante d’un vieux curé, avait obtenu d’être demandé pour vicaire, et, peu de mois après, car le curé était mort bien vite, l’avait remplacé dans la bonne cure. Tel autre avait réussi à se faire désigner pour successeur à la cure d’un gros bourg fort riche, en assistant à tous les repas d'un vieux curé paralytique, et lui découpant ses poulets avec grâce.

Les séminaristes, comme les jeunes gens dans toutes les carrières, s’exagèrent l’effet de ces petits moyens qui ont de l’extraordinaire et frappent l’imagination.

Il faut, se disait Julien, que je me fasse à ces conversations. Quand on ne parlait pas de saucisses et de bonnes cures, on s’entretenait de la partie mondaine des doctrines ecclésiastiques ; des différends des évêques et des préfets, des maires et des curés. Julien voyait apparaître l’idée d’un second Dieu, mais d’un Dieu bien plus à craindre et bien plus puissant que l’autre ; ce second Dieu était le pape. On se disait, mais en baissant la voix, et quand on était bien sûr de n’être pas entendu par M. Pirard, que si le pape ne se donne pas la peine de nommer tous les préfets et tous les maires de France, c’est qu’il a commis à ce soin le roi de France, en le nommant fils aîné de l’Église.

Ce fut vers ce temps que Julien crut pouvoir tirer parti pour sa considération du livre du pape, par M. de Maistre. À vrai dire, il étonna ses camarades ; mais ce fut encore un malheur. Il leur déplut en exposant mieux qu’eux-mêmes leurs propres opinions. M. Chélan avait été imprudent pour Julien comme il l’était pour lui-même. Après lui avoir donné l’habitude de raisonner juste et de ne pas se laisser payer de vaines paroles, il avait négligé de lui dire que, chez l’être peu considéré, cette habitude est un crime ; car tout bon raisonnement offense.

Le bien dire de Julien lui fut donc un nouveau crime. Ses camarades, à force de songer à lui, parvinrent à exprimer d’un seul mot toute l’horreur qu’il leur inspirait : ils le surnommèrent Martin Luther ; surtout, disaient-ils, à cause de cette infernale logique qui le rend si fier.

Plusieurs jeunes séminaristes avaient des couleurs plus fraîches et pouvaient passer pour plus jolis garçons que Julien ; mais il avait les mains blanches et ne pouvait cacher certaines habitudes de propreté délicate. Cet avantage n’en était pas un dans la triste maison où le sort l’avait jeté. Les sales paysans au milieu desquels il vivait, déclarèrent qu’il avait des mœurs fort relâchées. Nous craignons de fatiguer le lecteur du récit des mille infortunes de notre héros. Par exemple, les plus vigoureux de ses camarades voulurent prendre l’habitude de le battre ; il fut obligé de s’armer d’un compas de fer et d’annoncer, mais par signes, qu’il en ferait usage. Les signes ne peuvent pas figurer, dans un rapport d’espion, aussi avantageusement que des paroles.