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Le Rouge et le Noir/Chapitre XXXI

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 226-236).

XXXI

Les Plaisirs de la Campagne.

O rus quando ego te adspiciam !
Horace.

« Monsieur vient sans doute attendre la malle-poste de Paris ? lui dit le maître d’une auberge où il s’arrêta pour déjeuner.

— Celle d’aujourd’hui ou celle de demain, peu m’importe, dit Julien.

La malle-poste arriva comme il faisait l’indifférent. Il y avait deux places libres.

— Quoi ! c’est toi, mon pauvre Falcoz, dit le voyageur qui arrivait du côté de Genève, à celui qui montait en voiture en même temps que Julien.

— Je te croyais établi aux environs de Lyon, dit Falcoz, dans une délicieuse vallée près du Rhône.

— Joliment établi. Je fuis.

— Comment ! tu fuis ? toi, Saint-Giraud ! avec cette mine sage, tu as commis quelque crime ! dit Falcoz en riant.

— Ma foi, autant vaudrait. Je fuis l’abominable vie que l’on mène en province. J’aime la fraîcheur des bois et la tranquillité champêtre, comme tu sais ; tu m’as souvent accusé d’être romanesque. Je ne voulais de la vie entendre parler politique, et la politique me chasse.

— Mais de quel parti es-tu ?

— D’aucun, et c’est ce qui me perd. Voici toute ma politique : j’aime la musique, la peinture ; un bon livre est un événement pour moi ; je vais avoir quarante-quatre ans. Que me reste-t-il à vivre ? Quinze, vingt, trente ans tout au plus ? Eh bien, je tiens que dans trente ans, les ministres seront un peu plus adroits, mais tout aussi honnêtes gens que ceux d’aujourd’hui. L’histoire d’Angleterre me sert de miroir pour notre avenir. Toujours il se trouvera un roi qui voudra augmenter sa prérogative ; toujours l’ambition de devenir député, la gloire et les centaines de mille francs gagnés par Mirabeau, empêcheront de dormir les gens riches de la province : ils appelleront cela être libéral et aimer le peuple. Toujours l’envie de devenir pair ou gentilhomme de la Chambre galopera les ultras. Sur le vaisseau de l’État, tout le monde voudra s’occuper de la manœuvre, car elle est bien payée. N’y aura-t-il donc jamais une pauvre petite place pour le simple passager ?

— Au fait, au fait, qui doit être fort plaisant avec ton caractère tranquille. Sont-ce les dernières élections qui te chassent de ta province ?

— Mon mal vient de plus loin. J’avais, il y a quatre ans, quarante ans et cinq cent mille francs, j’ai quatre ans de plus aujourd’hui, et probablement cinquante mille francs de moins, que je vais perdre sur la vente de mon château de Monfleury près du Rhône, position superbe.

À Paris j’étais las de cette comédie perpétuelle, à laquelle oblige ce que vous appelez la civilisation du XIXe siècle. J’avais soif de bonhomie et de simplicité. J’achète une terre dans les montagnes près du Rhône, rien d’aussi beau sous le ciel.

Le vicaire du village et les hobereaux du voisinage me font la cour pendant six mois ; je leur donne à dîner ; j’ai quitté Paris, leur dis-je, pour de ma vie ne parler ni n’entendre parler politique. Comme vous le voyez, je ne suis abonné à aucun journal. Moins le facteur de la poste m’apporte de lettres plus je suis content.

Ce n’était pas le compte du vicaire, bientôt je suis en butte à mille demandes indiscrètes, tracasseries, etc. Je voulais donner deux ou trois cents francs par an aux pauvres, on me les demande pour des associations pieuses : celle de Saint-Joseph, celle de la Vierge, etc., je refuse : alors on me fait cent insultes. J’ai la bêtise d’en être piqué. Je ne puis plus sortir le matin pour aller jouir de la beauté de nos montagnes, sans trouver quelque ennui qui me tire de mes rêveries et me rappelle désagréablement les hommes et leur méchanceté. Aux processions des Rogations, par exemple, dont le chant me plaît (c’est probablement une mélodie grecque), on ne bénit plus mes champs, parce que, dit le vicaire, ils appartiennent à un impie. La vache d’une vieille paysanne dévote meurt, elle dit que c’est à cause du voisinage d’un étang qui appartient à moi impie, philosophe venant de Paris, et huit jours après, je trouve tous mes poissons le ventre en l’air empoisonnés avec de la chaux. La tracasserie m’environne sous toutes les formes. Le juge de paix, honnête homme, mais qui craint pour sa place, me donne toujours tort. La paix des champs est pour moi un enfer. Une fois que l’on m’a vu abandonné par le vicaire, chef de la congrégation du village, et non soutenu par le capitaine en retraite, chef des libéraux, tous me sont tombés dessus, jusqu’au maçon que je faisais vivre depuis un an ; jusqu’au charron qui voulait me friponner impunément en raccommodant mes charrues.

Afin d’avoir un appui et de gagner pourtant quelques-uns de mes procès, je me fais libéral ; mais, comme tu dis, ces diables d’élections arrivent, on me demande ma voix…

— Pour un inconnu ?

— Pas du tout, pour un homme que je ne connais que trop. Je refuse, imprudence affreuse ! dès ce moment me voilà aussi les libéraux sur les bras, ma position devient intolérable. Je crois que s’il fût venu dans la tête au vicaire de m’accuser d’avoir assassiné ma servante, il y aurait eu vingt témoins des deux partis, qui auraient juré avoir vu commettre le crime.

— Tu veux vivre à la campagne sans servir les passions de tes voisins, sans même écouter leurs bavardages. Quelle faute !…

— Enfin elle est réparée. Monfleury est en vente, je perds cinquante mille francs s’il le faut, mais je suis tout joyeux, je quitte cet enfer d’hypocrisie et de tracasseries. Je vais chercher la solitude et la paix champêtre au seul lieu où elles existent en France, dans un quatrième étage donnant sur les Champs-Élysées. Et encore j’en suis à délibérer, si je ne commencerai pas ma carrière politique, dans le quartier du Roule, par rendre le pain bénit à la paroisse.

— Tout cela ne te fût pas arrivé sous Bonaparte, dit Falcoz avec des yeux brillants de courroux et de regret.

— À la bonne heure, mais pourquoi n’a-t-il pas su se tenir en place ton Bonaparte ? tout ce dont je souffre aujourd’hui, c’est lui qui l’a fait.

Ici l’attention de Julien redoubla. Il avait compris du premier mot que le bonapartiste Falcoz était l’ancien ami d’enfance de M. de Rênal, par lui répudié en 1816, et le philosophe Saint-Giraud devait être frère de ce chef de bureau à la préfecture de… qui savait se faire adjuger à bon compte les maisons des communes.

— Et tout cela c’est ton Bonaparte qui l’a fait, continuait Saint-Giraud : un honnête homme, inoffensif s’il en fut, avec quarante ans et cinq cent mille francs, ne peut pas s’établir en province et y trouver la paix ; ses prêtres et ses nobles l’en chassent.

— Ah ! ne dis pas de mal de lui, s’écria Falcoz, jamais la France n’a été si haut dans l’estime des peuples que pendant les treize ans qu’il a régné. Alors, il y avait de la grandeur dans tout ce qu’on faisait.

— Ton empereur, que le diable emporte, reprit l’homme de quarante-quatre ans, n’a été grand que sur ses champs de batailles, et lorsqu’il a rétabli les finances vers 1802. Que veut dire toute sa conduite depuis ? Avec ses chambellans, sa pompe et ses réceptions aux Tuileries, il a donné une nouvelle édition de toutes les niaiseries monarchiques. Elle était corrigée, elle eût pu passer encore un siècle ou deux. Les nobles et les prêtres ont voulu revenir à l’ancienne, mais ils n’ont pas la main de fer qu’il faut pour la débiter au public.

— Voilà bien le langage d’un ancien imprimeur !

— Qui me chasse de ma terre, continua l’imprimeur en colère ?

Les prêtres que Napoléon a rappelés par son concordat, au lieu de les traiter comme l’État traite les médecins, les avocats, les astronomes, de ne voir en eux que des citoyens, sans s’inquiéter de l’industrie par laquelle ils cherchent à gagner leur vie. Y aurait-il aujourd’hui des gentilshommes insolents, si ton Bonaparte n’eût fait des barons et des comtes ? Non, la mode en était passée. Après les prêtres, ce sont les petits nobles campagnards qui m’ont donné le plus d’humeur, et m’ont forcé à me faire libéral.

La conversation fut infinie, ce texte va occuper la France encore un demi-siècle. Comme Saint-Giraud répétait toujours qu’il était impossible de vivre en province, Julien proposa timidement l’exemple de M. de Rênal.

— Parbleu, jeune homme, vous êtes bon ! s’écria Falcoz, il s’est fait marteau pour n’être pas enclume, et un terrible marteau encore. Mais je le vois débordé par le Valenod. Connaissez-vous ce coquin-là ? voilà le véritable. Que dira votre M. de Rênal lorsqu’il se verra destitué un de ces quatre matins, et le Valenod mis à sa place ?

— Il restera tête à tête avec ses crimes, dit Saint-Giraud. Vous connaissez donc Verrières, jeune homme ? Eh bien ! Bonaparte, que le ciel confonde, lui et ses friperies monarchiques, a rendu possible le règne des Rênal et des Chélan, qui a amené le règne des Valenod et des Maslon.

Cette conversation d’une sombre politique étonnait Julien, et le distrayait de ses rêveries voluptueuses.

Il fut peu sensible au premier aspect de Paris, aperçu dans le lointain. Les châteaux en Espagne sur son sort à venir avaient à lutter avec le souvenir encore présent des vingt-quatre heures qu’il venait de passer à Verrières. Il se jurait de ne jamais abandonner les enfants de son amie, et de tout quitter pour les protéger, si les impertinences des prêtres nous donnent la république et les persécutions contre les nobles.

Que serait-il arrivé la nuit de son arrivée à Verrières, si, au moment où il appuyait son échelle contre la croisée de la chambre à coucher de madame de Rênal, il avait trouvé cette chambre occupée par un étranger, ou par M. de Rênal ?

Mais aussi quelles délices, les deux premières heures, quand son amie voulait sincèrement le renvoyer et qu’il plaidait sa cause assis auprès d’elle dans l’obscurité ! Une âme comme celle de Julien est suivie par de tels souvenirs durant toute une vie. Le reste de l’entrevue se confondait déjà avec les premières époques de leurs amours, quatorze mois auparavant.

Julien fut réveillé de sa rêverie profonde, parce que la voiture s’arrêta. On venait d’entrer dans la cour des postes, rue J.-J. Rousseau. Je veux aller à la Malmaison, dit-il à un cabriolet qui s’approcha.

— À cette heure, monsieur, et pour quoi faire ?

— Que vous importe, marchez.

Toute vraie passion ne songe qu’à elle. C’est pourquoi, ce me semble, les passions sont si ridicules à Paris, où le voisin prétend toujours qu’on pense beaucoup à lui. Je me garderai de raconter les transports de Julien à la Malmaison. Il pleura. Quoi ! malgré les vilains murs blancs construits cette année, et qui coupent ce parc en morceaux ? — Oui, monsieur ; pour Julien comme pour la postérité, il n’y avait rien entre Arcole, Sainte-Hélène et la Malmaison.

Le soir, Julien hésita beaucoup avant d’entrer au spectacle, il avait des idées étranges sur ce lieu de perdition.

Une profonde méfiance l’empêcha d’admirer le Paris vivant, il n’était touché que des monuments laissés par son héros.

Me voici donc dans le centre de l’intrigue et de l’hypocrisie ! Ici règnent les protecteurs de l’abbé de Frilair.

Le soir du troisième jour, la curiosité l’emporta sur le projet de tout voir avant de se présenter à l’abbé Pirard. Cet abbé lui expliqua, d’un ton froid, le genre de vie qui l’attendait chez M. de La Mole.

— Si au bout de quelques mois vous n’êtes pas utile, vous rentrerez au séminaire, mais par la bonne porte. Vous allez loger chez le marquis, l’un des plus grands seigneurs de France. Vous porterez l’habit noir, mais comme un homme qui est en deuil, et non pas comme un ecclésiastique. J’exige que trois fois la semaine vous suiviez vos études en théologie dans un séminaire où je vous ferai présenter. Chaque jour à midi vous vous établirez dans la bibliothèque du marquis qui compte vous employer à faire des lettres pour des procès et d’autres affaires. Le marquis écrit en deux mots, en marge de chaque lettre qu’il reçoit, le genre de réponse qu’il faut y faire. J’ai prétendu qu’au bout de trois mois, vous seriez en état de faire ces réponses, de façon que sur douze que vous présenterez à la signature du marquis, il puisse en signer huit ou neuf. Le soir à huit heures, vous mettrez son bureau en ordre et à dix vous serez libre.

Il se peut, continua l’abbé Pirard, que quelque vieille dame ou quelque homme au ton doux, vous fasse entrevoir des avantages immenses, ou tout grossièrement vous offre de l’or, pour lui montrer les lettres reçues par le marquis…

— Ah monsieur ! s’écria Julien rougissant.

— Il est singulier, dit l’abbé avec un sourire amer, que pauvre comme vous l’êtes, et après une année de séminaire, il vous reste encore de ces indignations vertueuses. Il faut que vous ayez été bien aveugle !

Serait-ce la force du sang ? se dit l’abbé à demi-voix et comme se parlant à soi-même. — Ce qu’il y a de singulier, ajouta-t-il en regardant Julien, c’est que le marquis vous connaît… Je ne sais comment. Il vous donne pour commencer cent louis d’appointements. C’est un homme qui n’agit que par caprice, c’est là son défaut ; il luttera d’enfantillages avec vous. S’il est content, vos appointements pourront s’élever par la suite jusqu’à huit mille francs.

Mais vous sentez bien, reprit l’abbé d’un ton aigre, qu’il ne vous donne pas tout cet argent pour vos beaux yeux. Il s’agit d’être utile. À votre place, moi, je parlerais très peu, et surtout je ne parlerais jamais de ce que j’ignore.

Ah ! dit l’abbé, j’ai pris des informations pour vous ; j’oubliais la famille de M. de La Mole. Il a deux enfants, une fille, et un fils de dix-neuf ans, élégant par excellence, espèce de fou, qui ne sait jamais à midi ce qu’il fera à deux heures. Il a de l’esprit, de la bravoure ; il a fait la guerre d’Espagne. Le marquis espère, je ne sais pourquoi, que vous deviendrez l’ami du jeune comte Norbert. J’ai dit que vous étiez un grand latiniste, peut-être compte-t-il que vous apprendrez à son fils quelques phrases toutes faites, sur Cicéron et Virgile.

À votre place, je ne me laisserais jamais plaisanter par ce beau jeune homme ; et, avant de céder à ses avances parfaitement polies, mais un peu gâtées par l’ironie, je me les ferais répéter plus d’une fois.

Je ne vous cacherai pas que le jeune comte de La Mole doit vous mépriser d’abord, parce que vous n’êtes qu’un petit bourgeois. Son aïeul à lui était de la Cour, et eut l’honneur d’avoir la tête tranchée en place de Grève, le 26 avril 1574, pour une intrigue politique.

Vous, vous êtes le fils d’un charpentier de Verrières, et de plus aux gages de son père. Pesez bien ces différences, et étudiez l’histoire de cette famille dans Moreri ; tous les flatteurs qui dînent chez eux y font de temps en temps ce qu’ils appellent des allusions délicates.

Prenez garde à la façon dont vous répondrez aux plaisanteries de M. le comte Norbert de La Mole, chef d’escadron de hussards, et futur pair de France, et ne venez pas me faire des doléances par la suite.

— Il me semble, dit Julien, en rougissant beaucoup, que je ne devrais pas même répondre à un homme qui me méprise.

— Vous n’avez pas d’idée de ce mépris-là ; il ne se montrera que par des compliments exagérés. Si vous étiez un sot, vous pourriez vous y laisser prendre ; si vous vouliez faire fortune, vous devriez vous y laisser prendre.

— Le jour où tout cela ne me conviendra plus, dit Julien, passerai-je pour un ingrat, si je retourne à ma petite cellule no 108 ?

— Sans doute, répondit l’abbé, tous les complaisants de la maison vous calomnieront, mais je paraîtrai, moi. Adsum qui feci. Je dirai que c’est de moi que vient cette résolution.

Julien était navré du ton amer et presque méchant qu’il remarquait chez M. Pirard ; ce ton gâtait tout à fait sa dernière réponse.

Le fait est que l’abbé se faisait un scrupule de conscience d’aimer Julien, et c’est avec une sorte de terreur religieuse qu’il se mêlait aussi directement du sort d’un autre.

— Vous verrez encore, ajouta-t-il avec la même mauvaise grâce, et comme accomplissant un devoir pénible, vous verrez madame la marquise de La Mole. C’est une grande femme blonde, dévote, hautaine, parfaitement polie, et encore plus insignifiante. Elle est fille du vieux duc de Chaulnes, si connu par ses préjugés nobiliaires. Cette grande dame est une sorte d’abrégé, en haut relief, de ce qui fait au fond le caractère des femmes de son rang. Elle ne cache pas, elle, qu’avoir eu des ancêtres qui soient allés aux croisades est le seul avantage qu’elle estime. L’argent ne vient que longtemps après : cela vous étonne ? nous ne sommes plus en province, mon ami.

Vous verrez dans son salon plusieurs grands seigneurs parler de nos princes avec un ton de légèreté singulier. Pour madame de La Mole, elle baisse la voix par respect toutes les fois qu’elle nomme un prince et surtout une princesse. Je ne vous conseillerais pas de dire devant elle que Philippe II ou Henri VIII furent des monstres. Ils ont été rois, ce qui leur donne des droits imprescriptibles aux respects de tous et surtout aux respects d’êtres sans naissance, tels que vous et moi. Cependant, ajouta M. Pirard, nous sommes prêtres, car elle vous prendra pour tel ; à ce titre elle nous considère comme des valets de chambre nécessaires à son salut.

— Monsieur, dit Julien, il me semble que je ne serai pas longtemps à Paris.

— À la bonne heure ; mais remarquez qu’il n’y a de fortune pour un homme de notre robe, que par les grands seigneurs. Avec ce je-ne-sais-quoi d’indéfinissable, du moins pour moi, qu’il y a dans votre caractère, si vous ne faites pas fortune vous serez persécuté ; il n’y a pas de moyen terme pour vous. Ne vous abusez pas. Les hommes voient qu’ils ne vous font pas plaisir en vous adressant la parole ; dans un pays social comme celui-ci, vous êtes voué au malheur, si vous n’arrivez pas aux respects.

Que seriez-vous devenu à Besançon, sans ce caprice du marquis de La Mole ? Un jour, vous comprendrez toute la singularité de ce qu’il fait pour vous, et, si vous n’êtes pas un monstre, vous aurez pour lui et sa famille une éternelle reconnaissance. Que de pauvres abbés, plus savants que vous, ont vécu des années à Paris, avec les quinze sous de leur messe et les dix sous de leurs arguments en Sorbonne !… Rappelez-vous ce que je vous contais, l’hiver dernier, des premières années de ce mauvais sujet de cardinal Dubois. Votre orgueil se croirait-il par hasard plus de talent que lui ?

Moi, par exemple, homme tranquille et médiocre, je comptais mourir dans mon séminaire ; j’ai eu l’enfantillage de m’y attacher. Eh bien ! j’allais être destitué quand j’ai donné ma démission. Savez-vous quelle était ma fortune ? J’avais cinq cent vingt francs de capital, ni plus ni moins ; pas un ami, à peine deux ou trois connaissances. M. de La Mole, que je n’avais jamais vu, m’a tiré de ce mauvais pas ; il n’a eu qu’un mot à dire, et l’on m’a donné une cure dont tous les paroissiens sont des gens aisés, au-dessus des vices grossiers, et le revenu me fait honte, tant il est peu proportionné à mon travail. Je ne vous ai parlé aussi longtemps que pour mettre un peu de plomb dans cette tête.

Encore un mot, j’ai le malheur d’être irascible ; il est possible que vous et moi nous cessions de nous parler.

Si les hauteurs de la marquise, ou les mauvaises plaisanteries de son fils, vous rendent cette maison décidément insupportable, je vous conseille de finir vos études dans quelque séminaire à trente lieues de Paris, et plutôt au nord qu’au midi. Il y a au nord plus de civilisation et moins d’injustices ; et, ajouta-t-il en baissant la voix, il faut que je l’avoue, le voisinage des journaux de Paris fait peur aux petits tyrans.

Si nous continuons à trouver du plaisir à nous voir, et que la maison du marquis ne vous convienne pas, je vous offre la place de mon vicaire, et je partagerai par moitié avec vous ce que rend cette cure. Je vous dois cela et plus encore, ajouta-t-il en interrompant les remerciements de Julien, pour l’offre singulière que vous m’avez faite à Besançon. Si au lieu de cinq cent vingt francs, je n’avais rien eu, vous m’eussiez sauvé.

L’abbé avait perdu son ton de voix cruel. À sa grande honte, Julien se sentit les larmes aux yeux ; il mourait d’envie de se jeter dans les bras de son ami : il ne put s’empêcher de lui dire, de l’air le plus mâle qu’il put affecter :

— J’ai été haï de mon père depuis le berceau ; c’était un de mes grands malheurs ; mais je ne me plaindrai plus du hasard, j’ai retrouvé un père en vous, monsieur.

— C’est bon, c’est bon, dit l’abbé embarrassé ; puis rencontrant fort à propos un mot de directeur de séminaire : il ne faut jamais dire le hasard, mon enfant, dites toujours la Providence.

Le fiacre s’arrêta ; le cocher souleva le marteau de bronze d’une porte immense : c’était l’hôtel de la mole ; et, pour que les passants ne pussent en douter, ces mots se lisaient sur un marbre noir au-dessus de la porte.

Cette affectation déplut à Julien. Ils ont tant de peur des jacobins ! Ils voient un Robespierre et sa charrette derrière chaque haie ; ils en sont souvent à mourir de rire, et ils affichent ainsi leur maison pour que la canaille la reconnaisse en cas d’émeute, et la pille. Il communiqua sa pensée à l’abbé Pirard.

— Ah ! pauvre enfant, vous serez bientôt mon vicaire. Quelle épouvantable idée vous est venue là !

— Je ne trouve rien de si simple, dit Julien.

La gravité du portier et surtout la propreté de la cour l’avaient frappé d’admiration. Il faisait un beau soleil.

— Quelle architecture magnifique ! dit-il à son ami.

Il s’agissait d’un de ces hôtels à façade si plate du faubourg Saint-Germain, bâtis vers le temps de la mort de Voltaire. Jamais la mode et le beau n’ont été si loin l’un de l’autre.