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Le Rouge et le Noir (édition Martineau, 1927)/01/Texte entier

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome Ip. np-401).

LE ROUGE
ET LE NOIR
i
cette édition a été tirée à 2.525 exemplaires : 25 exem­plaires numérotés de i à xxv sur papier de rives rose et 2.500 exemplaires numérotés 1 à 2.500 sur vergé lafuma.
exemplaire no 398
STENDHAL

LE ROUGE
ET LE NOIR
CHRONIQUE DU XIXe SIÈCLE
La vérité, l’âpre vérité.
Danton.
I
PARIS
LE DIVAN
37, Rue Bonaparte, 37

mcmxxvii

PRÉFACE DE L’ÉDITEUR

En 1830, Henri Beyle vient d’avoir 47 ans. Et c’est cette année même que, sous le pseudonyme de Stendhal, il publie le premier de ses deux ou trois plus indéniables chefs-d’œuvre. Depuis neuf années il habite Paris presque continuellement. Il y était bien obligé par la police du gouvernement autrichien qui lui avait interdit le séjour de sa chère Italie. Dans ses Souvenirs d’égotisme nous trouvons le tableau fidèle de sa vie sous la Restauration. Au café il rencontre chaque jour un petit nombre d’amis fidèles, et il fréquente avec assiduité les principaux salons littéraires où il fait figure de causeur plein de verve, parfois très caustique. Lors des premières escarmouches du romantisme il a montré dans ses deux brochures sur Racine et Shakespeare qu’il savait être un polémiste redoutable. Au surplus, celui que l’Empire avait vu adjoint aux Commissaires des guerres, auditeur au Conseil d’État, inspecteur du Mobilier et de la Couronne, n’est plus qu’un dilettante, un passionné d’opéra, de peinture, de lettres, de politique. Les idées lui plaisent pour elles mêmes. Déjà il s’est fait connaître par divers ouvrages (Vie de Haydn, Mozart et Métastase, 1814 ; Histoire de la peinture en Italie, 1817 ; Rome, Naples et Florence, 1817 ; Vie de Rossini, 1824) qui purent rendre des services aux touristes comme à ceux qui goûtent la musique et les arts plastiques, mais qui ne sont pour les trois quarts, il le reconnaît lui-même, que « des extraits judicieux des meilleurs ouvrages » publiés sur les questions auxquelles ils se rapportent.

Stendhal ne s’aveuglait donc pas sur ses « plagiats ». Mais sans emploi de 1815 à 1830, il ne lui restait à peu près que sa plume pour vivre. Le retour des Bourbons le fit écrivain plus encore peut-être que ses goûts. Il n’eut jamais une grande vanité littéraire, bien qu’il appréciât justement sa valeur et qu’il sût annoncer avec une étonnante prescience sa gloire posthume. Du moins il n’attendait pas de son seul génie de grands succès d’argent, en quoi il fut sage. Au contraire il pensait assez naïvement se faire de précieuses ressources avec les divers travaux de librairie qu’il entreprenait sans se lasser, et dont il enrichissait les pages copiées de trésors puisés dans sa seule observation, sa seule raison, son seul esprit. Du jour où la Révolution de Juillet lui permit de briguer un nouvel emploi public et qu’il devint consul à Trieste, puis bientôt à Civita-Vecchia, ayant son pain quotidien assuré, il n’écrira plus que pour son plaisir. Il pourra bien emprunter le thème de ses romans et ses nouvelles, du moins on ne pourra plus sans injustice lui en tenir rigueur.

Certes, en 1822, son recueil de réflexions et d’anecdotes sur l’amour renfermait assez de traits originaux, de vues générales et profondes, d’observations aiguës et d’effusions poétiques d’autant plus fraîches qu’elles jaillissent comme une source imprévue, pour faire la célébrité d’un homme. Toutefois ce petit livre battit le record des insuccès de librairie et un premier roman, Armance, fut généralement considéré comme incompréhensible.

L’auteur n’accordait pas grande importance à tout cela. Il se faisait la main et se plaignait plus de sa pauvreté que de son manque de succès.

Le petit cercle des lettrés cependant reconnaissait sa valeur et David d’Angers venait de modeler son médaillon, l’année même qu’il fit paraître ses Promenades dans Rome (1829). Son cousin très dévoué, Romain Colomb, qui avait été pour cet ouvrage son collaborateur occasionnel avait durant bien des mois remarqué sur son bureau un dossier qui dormait, avec, en gros caractères, un seul nom pour titre sur la couverture : Julien.

C’était l’ébauche ou tout au moins le premier projet du Rouge et Noir.

Dans une note liminaire qui figurait sur la première édition et qu’à l’encontre de ce qu’ont fait presque tous les éditeurs, j’ai cru devoir rétablir dans celle-ci, Stendhal affirme que cet ouvrage fut écrit en 1827 et qu’il ne contient aucune allusion politique aux événements de 1830. Simple précaution d’un esprit prudent et qui ne trompera personne. À la page suivante du reste l’auteur donne pour sous-titre à son livre : « Chronique de 1830 », et contrairement à son allégation de nombreuses allusions à des faits immédiatement contemporains militent en faveur de cette dernière date. Aussi bien le fait-divers qui, comme nous allons le voir, servira de support à l’œuvre d’Henri Beyle ne dut lui être connu avec quelques détails que par la lecture de la Gazette des Tribunaux dont il était friand et qui le relatait dans ses numéros des 28, 29, 30 et 31 décembre 1827. Peut-être même le romancier ne lut-il ces numéros qu’avec quelques mois de retard et il n’est pas impossible, si l’on en croit une note écrite de sa main sur un exemplaire des Promenades dans Rome, que l’idée première du roman lui soit venue dans la nuit du 25 au 26 octobre 1828.

Quoi qu’il en soit, ce ne dut être qu’après avoir terminé les Promenades dans Rome et probablement au début de 1830 que Stendhal rouvrit le dossier qui dormait sous le titre de Julien, et le mit au point avec la rapidité qu’il apportait d’ordinaire à la rédaction de ses livres.

Par un traité en date du 8 avril 1830, il avait cédé pour 1.500 francs à l’éditeur Levavasseur le droit d’en donner deux éditions de 750 exemplaires chacune : la première, in-8 en 2 volumes, et la seconde, in-12, en 4 volumes. Mais il avait à peine fini de revoir ses épreuves qu’il était nommé Consul à Trieste, et que laissant à l’éditeur le soin de relire les derniers cartons, il se mettait en route le 6 novembre pour aller prendre possession de son consulat.

Il laissait derrière lui — avec ce fatalisme et ce détachement qui chez lui n’étaient point feints mais qu’il montra toujours pour tous ses écrits — ces deux volumes qui devaient mettre leur auteur au rang des premiers romanciers psychologues non seulement de son temps et de son pays, mais de tous les âges et de toutes les littératures.

Outre l’intérêt propre du roman, son titre pique notre curiosité. Stendhal, raconte Romain Colomb, le trouva subitement et comme sous le coup de l’inspiration. Ce n’était peut-être qu’une concession à la mode du temps qui était aux noms de couleurs ; mais on a voulu y voir aussi une allusion aux hasards de la destinée analogues à ceux du jeu et le très érudit stendhalien Pierre Martino a retrouvé deux ouvrages anglais antérieurs à celui de Beyle et qui portent ce même titre pris dans cette acception très nette. D’autres ont émis l’hypothèse que ces couleurs soulignaient le conflit des idées de la gauche libérale avec les menées des prêtres et de la Congrégation sous le règne de Charles X. Beyle, de son côté, aurait donné une explication aussi plausible : Le Rouge signifierait que venu plus tôt Julien Sorel eût été soldat, mais, que dans l’époque où il vécut, il dut se faire prêtre, de là Le Noir. C’est dans une intention analogue que Stendhal, quelques années plus tard, racontant l’histoire de Lucien Leuwen, l’a voulu successivement appeler l’Amaranthe et le Noir, puis le Rouge et le Blanc. Le premier titre eût symbolisé les tenues portées tour à tour par son héros : l’uniforme des lanciers puis l’habit des maîtres des requêtes ; le second eût marqué l’opposition des sentiments libéraux et des sentiments légitimistes qui se heurtent dans plus d’un chapitre de son livre.

Au lecteur de choisir sa version, mais si le titre demeure obscur, les sources du roman sont mieux connues et permettent de bien comprendre comment Stendhal composait et quelle était d’ordinaire sa méthode de travail.

On a voulu soutenir que son don d’invention était à peu près nul parce que l’anecdote dont il part, presque toujours, est prise par lui, sans y changer grand’chose, ou dans un vieux livre ou dans une gazette récente. Il est vrai que pour Stendhal le thème initial importait peu. Ce qu’il voulait, ce n’était que la vérité absolue dans l’ordre des idées. Et s’il n’avait pas l’imagination des faits, du moins avait-il celle des sentiments à un degré où bien peu surent atteindre. Le sujet pour lui est ce noyau central autour duquel il va cristalliser tout à son aise. Si la comparaison ne semblait irrespectueuse, nous dirions qu’il fait ses romans comme on fabrique les perles japonaises. Au centre, le petit morceau de nacre ou d’écaille n’a plus grande importance. Il a bientôt disparu sous les couches concentriques d’une matière sans prix et d’un orient idéal. Ainsi, par ce don qu’il a d’expliquer perpétuellement la pensée et la vie, Stendhal a su créer des types immortels.

Pourquoi a-t-il écrit Armance ? En apparence parce qu’il avait été séduit l’année précédente par un sujet assez scabreux que, d’après un roman allemand, Mme de Duras puis Henri de la Touche avaient traité tour à tour. Stendhal prit le même sujet et traita à son tour ce cas exceptionnel d’un jeune héros si disgracié de la nature qu’il était empêché de témoigner l’amour qu’il ressentait. Mais tout aussitôt il en fit une œuvre personnelle et qui n’appartient réellement qu’à lui.

On sait de même que l’idée première et parfois tout le plan de l’Abbesse de Castro, comme des Chroniques Italiennes, ou de la Chartreuse elle-même, sont puisés dans de vieux ouvrages italiens.

Le Rouge et Le Noir, quant à lui, n’est qu’un fait divers romancé. Antoine Berthet, fils d’artisan pauvre est distingué par son curé à cause de sa vive intelligence. Il entre au séminaire, mais sa mauvaise santé l’en fait sortir. M. Michoud lui confie l’éducation de ses enfants ; il devient l’amant de Mme Michoud, âgée de trente-six ans et d’une réputation jusque-là intacte. Il entre ensuite au grand séminaire de Grenoble où on ne le garde pas. Il trouve alors une nouvelle place de précepteur chez M. de Cordon. Il a une intrigue avec la fille de la maison. Congédié de nouveau, aigri de n’être toujours qu’un domestique, il jure de se venger. Et dans l’église du curé de Brangues, son bienfaiteur, le 22 juin 1827, il tire pendant la messe un coup de pistolet sur Mme Michoud. En décembre, il passe devant la cour d’assises de l’Isère ; il est condamné et porte sa tête sur l’échafaud le 23 février 1828. Il avait vingt-cinq ans.

Ce canevas si sec, l’ai-je emprunté au roman de Stendhal ? Non point : ce fait passionnel est rigoureusement authentique, et les lecteurs de la Gazette des Tribunaux ont pu le lire à l’époque dans leur journal. Mais changeons, si vous le voulez bien, quelques noms. Berthet deviendra Julien Sorel ; Mme Michoud sera Mme de Rénal, et son amie, Mme Marigny, Mme Derville ; M. de Cordon s’appellera le marquis de La Mole et Mlle de Cordon : Mathilde de La Mole. Le village de Brangues sera baptisé Verrières. Voilà ce qu’a fait Stendhal. À part cela, il n’a rien changé au fait divers lui-même et si dans un roman le lecteur n’est curieux que de savoir comment l’histoire finit, le compte rendu des assises de l’Isère en décembre 1827 lui a dit tout ce qui peut l’intéresser. Il n’a plus besoin d’ouvrir l’œuvre du romancier.

Ceux qui se soucient au contraire de la vraisemblance des actions humaines, du ressort des grandes passions, de la logique des caractères et du merveilleux spectacle d’une volonté qui sait triompher de difficultés en apparence invincibles, par le seul mérite de sa force, de sa souplesse et de son application constante, ceux-là reconnaîtront, en Stendhal, le maître le plus incontestable du roman moderne.

Car si Stendhal a utilisé abondamment l’anecdote que lui fournissait le procès Berthet, s’il a suivi les grandes lignes du drame et respecté, dans leurs linéaments, les caractères des principaux protagonistes, il y a du moins tellement ajouté au moyen de son expérience propre qu’il a vraiment recréé ce drame. Non seulement il enchaîne, explique, rend logiques tous les actes de ses personnages, les montrant conformes à leur tempérament et à leur éducation, mais surtout il construit, avec toute la rigueur de son esprit logicien, sur le terrain solide de sa perspicace observation.

Stendhal avait à vaincre d’autant plus de difficultés pour mener son roman à bien qu’il ne s’écarta pas d’un pouce des événements qui l’avaient inspiré. Il faut bien reconnaître qu’en plus d’un point cette rigide armature le gênait et le blessait, et tout particulièrement dans les dernières pages. Du reste il ne se dissimulait pas cette faiblesse, si nous en croyons Arnould Frémy qui, dans la Revue de Paris du 1er septembre 1853, écrivait ceci : « Personne ne dira plus de mal du dénouement du Rouge qu’il n’en disait lui-même. » Lié par son modèle il ne voulait pas concevoir pour Julien une autre fin que celle d’Antoine Berthet. Avec quelle adresse alors il lui fit exécuter son crime comme sous l’empire d’une impulsion somnambulique. Quel psychiatre, quel observateur un peu familier avec les sursauts instinctifs et pleins de contradictions du cœur humain, quel lecteur attentif des faits divers passionnels viendra nier la vraisemblance de l’acte homicide de Julien Sorel et de ce retour d’adoration sentimentale pour sa victime qui en est le couronnement logique ? L’exaltation grandiloquente de Mathilde de La Mole peut paraître moins naturelle, mais Stendhal a toujours adoré ces étrangetés révélatrices des caractères durement trempés. Il devait s’en permettre un nouvel exemple bien autrement significatif en imaginant plus tard le personnage de Lamiel.

Stendhal a écrit avec Le Rouge et Le Noir un roman de mœurs et un tableau politique en même temps qu’un roman psychologique. Il a rapporté les conversations qu’il avait entendues dans les salons. Et il a mis en scène, sous leur nom ou sous un nom supposé, bien des habitants de Grenoble, comme l’abbé Chélan, le géomètre Gros, son condisciple Chazel, le libraire Falcon et le bibliothécaire Ducros, tous personnages dont il nous parle plus abondamment dans la Vie d’Henri Brulard.

Par ailleurs il nous montre des personnalités politiques, comme M. Appert, membre influent de la société des prisons, ou divers ministres de la Restauration. Que le comte Altamira soit en réalité son ami di Fiori, que M. Valenod ait été copié sur Michel Faure, directeur du dépôt de mendicité à Saint-Robert (Isère), voilà ce qui aujourd’hui est absolument prouvé et su. Sur bien d’autres points il reste de la besogne pour les chercheurs ; et sur la ressemblance de Fouqué et de Bigillion, du Père Pirard et de l’abbé Raillanne, sur les traits empruntés par Stendhal à son propre père pour en doter tantôt M. de Rênal et tantôt le père de Julien, il y a toute une étude patiente à écrire et dont les grandes lignes se trouvent déjà tracées dans l’introduction historique ou dans les notes que M. Jules Marsan a ajoutées aux volumes du Rouge et Noir parus dans l’excellente édition critique des œuvres de Stendhal que nous devons aux soins éclairés de MM. Paul Arbelet et Edouard Champion.

Mais surtout, et comme tous les grands écrivains, Stendhal a rempli ses livres de lui-même. C’est toujours de son propre cœur qu’un auteur tire les traits les plus profonds.

Flaubert, avec ses grandes moustaches et sa voix bourrue, répondait volontiers quand on lui demandait quelle femme avait servi de modèle pour Mme Bovary : « Mme Bovary, c’est moi. » La boutade était renouvelée de Stendhal qui aimait affirmer que Julien Sorel avait été peint d’après lui-même. Le petit Julien, en effet, près de Mme de Rênal, les premiers soirs, ne montre-t-il pas cette même timidité dont Beyle ne sut jamais se débarrasser devant les femmes et qu’il témoigna six mois à Louason, six ans à la comtesse Marie ? Est-ce encore Julien Sorel écrivant sa première lettre pour M. de La Mole ou Stendhal, commis de Pierre Daru, qui a écrit cela avec deux l ? Mais surtout il a donné à Julien ses idées, sa sensibilité et toutes ses réactions dans la vie.

N’est-ce pas de même le jeune Beyle si candide et si vite hostile qui nous est peint dans Armance, quand un observateur dit d’Octave de Malivert : « Il dédaigne de se présenter dans un salon avec sa mémoire ; et son esprit dépend des sentiments qu’on fait naître en lui. » Nous pourrions ainsi multiplier les exemples, et, dans tous les romans de Stendhal, relever de nombreux traits qui expliquent autant l’auteur que le personnage. Mais il est certain qu’entre tous ses héros, c’est Julien Sorel qui lui ressemble le plus.

Il a été bien diversement apprécié, ce petit paysan, dont l’âme est si brûlante et l’apparence de glace. Beaucoup le tiennent pour une âme méchante. Suivant l’expression même de l’auteur, il est l’homme malheureux en guerre avec la société. On l’a traité d’hypocrite, d’ambitieux avide, de bête de proie. Il n’a cependant pas la cruelle perfidie de Valmont, ni la sécheresse de cœur d’un Rastignac ou d’un Marsay, ni la curiosité sadique et froide d’un Robert Greslou, ni l’ignoble bassesse de Bel-Ami. C’est un jeune homme dont la sensibilité trop vibrante n’est plus maîtrisée par une morale sans valeur à ses yeux. Il demeure, malgré tout, un jeune être sentimental dont les circonstances autant que l’ambition ont fait un roué. Il a le goût du risque et veut s’affranchir à la fois de la catégorie des classes sociales et du pouvoir de l’argent. Il est naturel qu’il paie de sa tête la folle gageure qu’il ne pouvait gagner. Mais ne devons-nous pas le plaindre ? Le plaindre, et lui être reconnaissant aussi de nous avoir enseigné la maîtrise de soi dans la passion, et cet art de demeurer lucide au sein même de l’action. Il est charmant au surplus, et a fait verser bien d’autres larmes que celles qu’il a tirées des beaux yeux des deux femmes qui, la veille de son supplice, se disputent encore son cœur. Comme le disait ce délicieux Alain Fournier : « Combien de jeunes femmes sont des amoureuses inconsolées de Julien Sorel ! » Bien peu, quand elles sont tout à fait sincères, ne reconnaissent pas son attrait et combien les étonnent et les séduisent sa dure fermeté et son dressage de Mathilde de La Mole. Le moins qu’on puisse reconnaître à ce petit hypocrite si plein d’énergie, dans la poitrine duquel bat un cœur aussi tendre qu’ardent, c’est un intérêt toujours nouveau, d’autant plus que ce visage inquiet et volontairement un peu sombre est encore mis en valeur par les deux figures féminines qui lui font un perpétuel cortège : Mme de Rênal, d’une admirable tendresse pudique, Mathilde de La Mole, dont l’orgueil cherche en vain à combattre l’amour insensé, s’affrontent toutes deux en une contradiction constante. Elles sont parmi les peintures les plus achevées de notre littérature romanesque avec celles précisément de la Sansévérina et de la douce et cornélienne Clélia Conti que nous devons encore à Stendhal, mais qui jouent leur rôle dans la Chartreuse de Parme, cet autre chef-d’œuvre.

Stendhal, en effet, doit nous sembler encore admirable pour cette intuition de l’âme féminine qui lui permet de tout nous montrer de la perpétuelle agitation du cœur de ses héroïnes, ces continuelles amoureuses, qui ne le sont pas moins aux heures où elles résistent à la passion envahissante qu’à la minute où elles y succombent pour toujours, sans jamais regarder en arrière.

Le Rouge et Le Noir était paru environ la fin de novembre 1830. La critique distingua bien vite ce qu’il y avait de mérites nouveaux, exceptionnels même, dans ce livre si loin de toute banalité. Mais les tendances politiques exprimées, la satire des mœurs et des institutions, ne laissaient pas d’inquiéter les mieux disposés.

Le public ne se montra pas moins choqué de tant de cynisme. Le reproche d’immoralité courut sur toutes les bouches. Les amis de Stendhal se montraient les plus susceptibles. « Vu que Julien est un coquin et que c’est mon portrait, on se brouille avec moi », écrit-il de Trieste, le 19 février 1831, à Mme Alberthe de Rubempré. Les femmes surtout lui reprochaient de les avoir mises en scène. Il charge l’une d’elles, Mme Virginie Ancelot, de le défendre : « Grand dieu ! est-ce que jamais j’ai monté à votre fenêtre par une échelle ? Je l’ai souvent désiré sans doute, mais enfin, je vous en conjure devant Dieu, est-ce que j’ai jamais eu cette audace ? » Mais sa réputation était définitivement établie, ses protestations n’y pouvaient plus rien. Tout autant que sa conversation caustique, ce livre n’avait pas peu contribué à classer son auteur parmi les cœurs secs et les hypocrites dangereux. Il n’y a pas bien longtemps que ses commentateurs et ses admirateurs récents l’ont pu laver de ces reproches immérités.

Avec ce mélange de courage et d’indifférence qu’il témoignait à l’égard de son œuvre littéraire, Stendhal se remit bientôt au travail et pensa moins désormais à ce livre de son passé qu’à tout ce qu’il projetait d’écrire encore, voulant seulement profiter de son expérience pour réussir davantage s’il se pouvait les petites drôleries à paraître. De temps à autre, lors de ses loisirs, il lui arrivait cependant de reprendre le Rouge, notamment en 1831, en 1835, en 1838 et en 1840. Il inscrivait en marge de l’exemplaire qu’il relisait les corrections qui venaient sous sa plume. Il s’approuvait parfois : « Very well, séminaire », écrit-il par exemple. Par ailleurs il jugeait son style saccadé, sec, dur, et indiquait les passages où il fallait ajouter des mots pour aider l’imagination à se figurer.

Ces corrections, ces additions, ces réflexions, on les trouvera dans l’édition Champion qui a utilisé l’exemplaire interfolié et corrigé de la main de l’auteur que Stendhal possédait dans sa bibliothèque de Civita-Vecchia et qu’il laissa par testament à son ami Donato Bucci.

Déjà l’édition de Michel Lévy, en 1854, pour les œuvres complètes, donnait en réalité au lecteur un texte nouveau qui malheureusement fut reproduit depuis lors par presque tous ceux qui ont réédité le roman fameux. Des fautes typographiques pures, des mots sautés, intervertis ou estropiés, une mauvaise ponctuation en faussent trop souvent le sens. Et ces défauts se sont multipliés à mesure que se succédèrent les tirages. Nous n’avons pas à y insister. Mais d’autres corrections ont été délibérées. On a voulu manifestement améliorer le style et supprimer les expressions fautives et les provincialismes. Ainsi, quand on voit le mot : rapidement, qui revient à chaque page sous la plume de Stendhal, remplacé une cinquantaine de fois par un adverbe différent, ne doit-on pas soupçonner les soins du méticuleux Romain Colomb ? Mais doit-on retrouver encore une nouvelle marque du même goût, un peu gourmé et choqué de certaines audaces, dans d’autres changements plus caractéristiques ? La première édition disait : « Des flots de fumée de tabac s’élançant de la bouche de tous », et l’édition Lévy porte : s’échappant. De même elle imprime : « Toujours l’envie de devenir pair gagnera les ultras », tandis que la première version était : galopera. Ce n’est pas tout, une épigraphe quelque part fut substituée à celle que Stendhal avait publiée et des phrases nouvelles ajoutées au texte original (notamment au chapitre VI du tome II). Est-il prudent d’accuser Colomb seul de ces tripatouillages ? Je sais qu’il vivait à une époque où l’on n’avait pas encore le respect absolu de la pensée et de l’écriture des maîtres, et qu’il agissait de très bonne foi pour la plus grande gloire de son cousin. Cependant plusieurs de ces corrections ont un tour vraiment stendhalien[1], et si l’on me permet une hypothèse je penserai que Colomb a eu entre les mains des indications manuscrites, laissées par Henri Beyle en vue d’une nouvelle édition, et analogues à celles utilisées par M. Jules Marsan pour l’édition Champion.

Quel que soit le sort que l’avenir réserve à ces hypothèses, j’ai cru néanmoins devoir suivre ici presque continuellement le texte de la première édition. À peine l’ai-je abandonné deux ou trois fois lorsque manifestement une faute typographique avait trahi la pensée de l’écrivain.

C’est qu’au risque d’accepter quelques négligences de forme, il est bien préférable de lire le Rouge et le Noir, avant toute retouche tel qu’il sortit, tumultueux, comme une lave, du cerveau de Stendhal.

Henri Martineau.

AVERTISSEMENT

Cet ouvrage était prêt à paraître lorsque les grands événements de juillet sont venus donner à tous les esprits une direction peu favorable aux jeux de l’imagination. Nous avons lieu de croire que les feuilles suivantes furent écrites en 1827.


LE ROUGE ET LE NOIR
CHRONIQUE DE 1830

CHAPITRE PREMIER

une petite ville

Put thousands together
Less bad,
But the cage less gay.

Hobbes.


La petite ville de Verrières peut passer pour l’une des plus jolies de la Franche-Comté. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges s’étendent sur la pente d’une colline, dont des touffes de vigoureux châtaigniers marquent les moindres sinuosités. Le Doubs coule à quelques centaines de pieds au-dessous de ses fortifications, bâties jadis par les Espagnols, et maintenant ruinées.

Verrières est abritée du côté du nord par une haute montagne, c’est une des branches du Jura. Les cimes brisées du Verra se couvrent de neige dès les premiers froids d’octobre. Un torrent, qui se précipite de la montagne, traverse Verrières avant de se jeter dans le Doubs, et donne le mouvement à un grand nombre de scies à bois, c’est une industrie fort simple et qui procure un certain bien-être à la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois. Ce ne sont pas cependant les scies à bois qui ont enrichi cette petite ville. C’est à la fabrique des toiles peintes, dites de Mulhouse, que l’on doit l’aisance générale qui, depuis la chute de Napoléon, a fait rebâtir les façades de presque toutes les maisons de Verrières.

À peine entre-t-on dans la ville que l’on est étourdi par le fracas d’une machine bruyante et terrible en apparence. Vingt marteaux pesants, et retombant avec un bruit qui fait trembler le pavé, sont élevés par une roue que l’eau du torrent fait mouvoir. Chacun de ces marteaux fabrique, chaque jour, je ne sais combien de milliers de clous. Ce sont de jeunes filles fraîches et jolies qui présentent aux coups de ces marteaux énormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement transformés en clous. Ce travail, si rude en apparence, est un de ceux qui étonnent le plus le voyageur qui pénètre pour la première fois dans les montagnes qui séparent la France de l’Helvétie. Si, en entrant à Verrières, le voyageur demande à qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue, on lui répond avec un accent traînard : Eh ! elle est à M. le maire.

Pour peu que le voyageur s’arrête quelques instants dans cette grande rue de Verrières, qui va en montant depuis la rive du Doubs jusque vers le sommet de la colline, il y a cent à parier contre un qu’il verra paraître un grand homme à l’air affairé et important.

À son aspect tous les chapeaux se lèvent rapidement. Ses cheveux sont grisonnants, et il est vêtu de gris. Il est chevalier de plusieurs ordres, il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne manque pas d’une certaine régularité : on trouve même, au premier aspect, qu’elle réunit à la dignité du maire de village cette sorte d’agrément qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais bientôt le voyageur parisien est choqué d’un certain air de contentement de soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-là se borne à se faire payer bien exactement ce qu’on lui doit, et à payer lui-même le plus tard possible quand il doit.

Tel est le maire de Verrières, M. de Rênal. Après avoir traversé la rue d’un pas grave, il entre à la mairie et disparaît aux yeux du voyageur. Mais, cent pas plus haut, si celui-ci continue sa promenade, il aperçoit une maison d’assez belle apparence, et, à travers une grille de fer attenante à la maison, des jardins magnifiques. Au delà, c’est une ligne d’horizon formée par les collines de la Bourgogne, et qui semble faite à souhait pour le plaisir des yeux. Cette vue fait oublier au voyageur l’atmosphère empestée des petits intérêts d’argent dont il commence à être asphyxié.

On lui apprend que cette maison appartient à M. de Rênal. C’est aux bénéfices qu’il a faits sur sa grande fabrique de clous que le maire de Verrières doit cette belle habitation en pierre de taille qu’il achève en ce moment. Sa famille, dit-on, est espagnole, antique, et, à ce qu’on prétend, établie dans le pays bien avant la conquête de Louis XIV.

Depuis 1815 il rougit d’être industriel : 1815 l’a fait maire de Verrières. Les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de ce magnifique jardin qui, d’étage en étage, descend jusqu’au Doubs, sont aussi la récompense de la science de M. de Rênal dans le commerce du fer.

Ne vous attendez point à trouver en France ces jardins pittoresques qui entourent les villes manufacturières de l’Allemagne, Leipsick, Francfort, Nuremberg, etc. En Franche-Comté, plus on bâtit de murs, plus on hérisse sa propriété de pierres rangées les unes au-dessus des autres, plus on acquiert de droits aux respects de ses voisins. Les jardins de M. de Rênal, remplis de murs, sont encore admirés parce qu’il a acheté, au poids de l’or, certains petits morceaux du terrain qu’ils occupent. Par exemple, cette scie à bois, dont la position singulière sur la rive du Doubs vous a frappé en entrant à Verrières, et où vous avez remarqué le nom de sorel, écrit en caractères gigantesques sur une planche qui domine le toit, elle occupait, il y a six ans, l’espace sur lequel on élève en ce moment le mur de la quatrième terrasse des jardins de M. de Rênal.

Malgré sa fierté, M. le maire a dû faire bien des démarches auprès du vieux Sorel, paysan dur et entêté ; il a dû lui compter de beaux louis d’or pour obtenir qu’il transportât son usine ailleurs. Quant au ruisseau public qui faisait aller la scie, M. de Rênal, au moyen du crédit dont il jouit à Paris, a obtenu qu’il fût détourné. Cette grâce lui vint après les élections de 182*.

Il a donné à Sorel quatre arpents pour un, à cinq cents pas plus bas sur les bords du Doubs. Et, quoique cette position fût beaucoup plus avantageuse pour son commerce de planches de sapin, le père Sorel, comme on l’appelle depuis qu’il est riche, a eu le secret d’obtenir de l’impatience et de la manie de propriétaire, qui animait son voisin, une somme de 6.000 fr.

Il est vrai que cet arrangement a été critiqué par les bonnes têtes de l’endroit. Une fois, c’était un jour de dimanche, il y a quatre ans de cela, M. de Rênal, revenant de l’église en costume de maire, vit de loin le vieux Sorel, entouré de ses trois fils, sourire en le regardant. Ce sourire a porté un jour fatal dans l’âme de M. le maire, il pense depuis lors qu’il eût pu obtenir l’échange à meilleur marché.

Pour arriver à la considération publique à Verrières, l’essentiel est de ne pas adopter, tout en bâtissant beaucoup de murs, quelque plan apporté d’Italie par ces maçons, qui au printemps traversent les gorges du Jura pour gagner Paris. Une telle innovation vaudrait à l’imprudent bâtisseur une éternelle réputation de mauvaise tête, et il serait à jamais perdu auprès des gens sages et modérés qui distribuent la considération en Franche-Comté.

Dans le fait, ces gens sages y exercent le plus ennuyeux despotisme ; c’est à cause de ce vilain mot que le séjour des petites villes est insupportable pour qui a vécu dans cette grande république qu’on appelle Paris. La tyrannie de l’opinion, et quelle opinion ! est aussi bête dans les petites villes de France qu’aux États-Unis d’Amérique.


CHAPITRE ii

un maire

L’importance ! Monsieur, n’est-ce rien ? Le respect des sots, l’ébahissement des enfants, l’envie des riches, le mépris du sage.
barnave.


Heureusement pour la réputation de M. de Rênal comme administrateur, un immense mur de soutènement était nécessaire à la promenade publique qui longe la colline à une centaine de pieds au-dessus du cours du Doubs. Elle doit à cette admirable position une des vues les plus pittoresques de France. Mais, à chaque printemps, les eaux de pluie sillonnaient la promenade, y creusaient des ravins et la rendaient impraticable. Cet inconvénient, senti par tous, mit M. de Rênal dans l’heureuse nécessité d’immortaliser son administration par un mur de vingt pieds de hauteur et de trente ou quarante toises de long.

Le parapet de ce mur pour lequel M. de Rênal a dû faire trois voyages à Paris, car l’avant-dernier ministre de l’intérieur s’était déclaré l’ennemi mortel de la promenade de Verrières ; le parapet de ce mur s’élève maintenant de quatre pieds au-dessus du sol. Et, comme pour braver tous les ministres présents et passés, on le garnit en ce moment avec des dalles de pierre de taille.

Combien de fois, songeant aux bals de Paris abandonnés la veille, et la poitrine appuyée contre ces grands blocs de pierre d’un beau gris tirant sur le bleu, mes regards ont plongé dans la vallée du Doubs ! Au delà, sur la rive gauche, serpentent cinq ou six vallées au fond desquelles l’œil distingue fort bien de petits ruisseaux. Après avoir couru de cascade en cascade on les voit tomber dans le Doubs. Le soleil est fort chaud dans ces montagnes ; lorsqu’il brille d’aplomb, la rêverie du voyageur est abritée sur cette terrasse par de magnifiques platanes. Leur croissance rapide et leur belle verdure tirant sur le bleu, ils la doivent à la terre rapportée, que M. le maire a fait placer derrière son immense mur de soutènement, car, malgré l’opposition du conseil municipal, il a élargi la promenade de plus de six pieds (quoiqu’il soit ultra et moi libéral, je l’en loue), c’est pourquoi dans son opinion et dans celle de M. Valenod, l’heureux directeur du dépôt de mendicité de Verrières, cette terrasse peut soutenir la comparaison avec celle de Saint-Germain-en-Laye.

Je ne trouve, quant à moi, qu’une chose à reprendre au cours de la fidélité ; on lit ce nom officiel en quinze ou vingt endroits, sur des plaques de marbre qui ont valu une croix de plus à M. de Rênal ; ce que je reprocherais au Cours de la Fidélité, c’est la manière barbare dont l’autorité fait tailler et tondre jusqu’au vif ces vigoureux platanes. Au lieu de ressembler par leurs têtes basses, rondes et aplaties, à la plus vulgaire des plantes potagères ils ne demanderaient pas mieux que d’avoir ces formes magnifiques qu’on leur voit en Angleterre. Mais la volonté de M. le maire est despotique, et deux fois par an tous les arbres appartenant à la commune sont impitoyablement amputés. Les libéraux de l’endroit prétendent, mais ils exagèrent, que la main du jardinier officiel est devenue bien plus sévère depuis que M. le vicaire Maslon a pris l’habitude de s’emparer des produits de la tonte.

Ce jeune ecclésiastique fut envoyé de Besançon, il y a quelques années, pour surveiller l’abbé Chélan et quelques curés des environs. Un vieux chirurgien-major de l’armée d’Italie retiré à Verrières, et qui de son vivant était à la fois, suivant M. le maire, jacobin et bonapartiste, osa bien un jour se plaindre à lui de la mutilation périodique de ces beaux arbres.

— J’aime l’ombre répondit M. de Rênal avec la nuance de hauteur convenable quand on parle à un chirurgien, membre de la Légion d’honneur ; j’aime l’ombre, je fais tailler mes arbres pour donner de l’ombre, et je ne conçois pas qu’un arbre soit fait pour autre chose, quand toutefois, comme l’utile noyer, il ne rapporte pas de revenu.

Voilà le grand mot qui décide de tout à Verrières : rapporter du revenu. À lui seul il représente la pensée habituelle de plus des trois quarts des habitants.

Rapporter du revenu est la raison qui décide de tout dans cette petite ville qui vous semblait si jolie. L’étranger qui arrive, séduit par la beauté des fraîches et profondes vallées qui l’entourent, s’imagine d’abord que ses habitants sont sensibles au beau ; ils ne parlent que trop souvent de la beauté de leur pays : on ne peut pas nier qu’ils n’en fassent grand cas ; mais c’est parce qu’elle attire quelques étrangers dont l’argent enrichit les aubergistes, ce qui, par le mécanisme de l’octroi, rapporte du revenu à la ville.

C’était par un beau jour d’automne que M. de Rênal se promenait sur le Cours de la Fidélité, donnant le bras à sa femme. Tout en écoutant son mari qui parlait d’un air grave, l’œil de madame de Rênal suivait avec inquiétude les mouvements de trois petits garçons. L’aîné, qui pouvait avoir onze ans, s’approchait trop souvent du parapet et faisait mine d’y monter. Une voix douce prononçait alors le nom d’Adolphe, et l’enfant renonçait à son projet ambitieux. Madame de Rênal paraissait une femme de trente ans, mais encore assez jolie.

— Il pourrait bien s’en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M. de Rênal d’un air offensé, et la joue plus pâle encore qu’à l’ordinaire. Je ne suis pas sans avoir quelques amis au Château…

Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, je n’aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les ménagements savants d’un dialogue de province.

Ce beau monsieur de Paris, si odieux au maire de Verrières, n’était autre que M. Appert, qui, deux jours auparavant, avait trouvé le moyen de s’introduire non seulement dans la prison et le dépôt de mendicité de Verrières, mais aussi dans l’hôpital administré gratuitement par le maire et les principaux propriétaires de l’endroit.

— Mais, disait timidement madame de Rênal, quel tort peut vous faire ce monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la plus scrupuleuse probité ?

— Il ne vient que pour déverser le blâme, et ensuite il fera insérer des articles dans les journaux du libéralisme.

— Vous ne les lisez jamais, mon ami.

— Mais on nous parle de ces articles jacobins ; tout cela nous distrait et nous empêche de faire le bien[2]. Quant à moi je ne pardonnerai jamais au curé.


CHAPITRE iii

le bien des pauvres

Un curé vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village.
Fleury.


Il faut savoir que le curé de Verrières, vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait à l’air vif de ces montagnes une santé et un caractère de fer, avait le droit de visiter à toute heure la prison, l’hôpital et même le dépôt de mendicité. C’était précisément à six heures du matin que M. Appert, qui de Paris était recommandé au curé, avait eu la sagesse d’arriver dans une petite ville curieuse. Aussitôt il était allé au presbytère.

En lisant la lettre que lui écrivait M. le marquis de La Mole, pair de France, et le plus riche propriétaire de la province, le curé Chélan resta pensif.

Je suis vieux et aimé ici, se dit-il enfin à mi-voix, ils n’oseraient ! Se tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux où, malgré le grand âge, brillait ce feu sacré qui annonce le plaisir de faire une belle action un peu dangereuse :

— Venez avec moi, monsieur, et en présence du geôlier et surtout des surveillants du dépôt de mendicité, veuillez n’émettre aucune opinion sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu’il avait affaire à un homme de cœur : il suivit le vénérable curé, visita la prison, l’hospice, le dépôt, fit beaucoup de questions et, malgré d’étranges réponses, ne se permit pas la moindre marque de blâme.

Cette visite dura plusieurs heures. Le curé invita à dîner M. Appert, qui prétendit avoir des lettres à écrire : il ne voulait pas compromettre davantage son généreux compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs allèrent achever l’inspection du dépôt de mendicité, et revinrent ensuite à la prison. Là, ils trouvèrent sur la porte le geôlier, espèce de géant de six pieds de haut et à jambes arquées ; sa figure ignoble était devenue hideuse par l’effet de la terreur.

— Ah ! monsieur, dit-il au curé, dès qu’il l’aperçut, ce monsieur, que je vois là avec vous, n’est-il pas M. Appert ?

— Qu’importe ? dit le curé.

— C’est que depuis hier j’ai l’ordre le plus précis, et que M. le préfet a envoyé par un gendarme, qui a dû galoper toute la nuit, de ne pas admettre M. Appert dans la prison.

— Je vous déclare, M. Noiroud, dit le curé, que ce voyageur, qui est avec moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j’ai le droit d’entrer dans la prison à toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant accompagner par qui je veux ?

— Oui, M. le curé, dit le geôlier à voix basse, et baissant la tête comme un bouledogue que fait obéir à regret la crainte du bâton. Seulement, M. le curé, j’ai femme et enfants, si je suis dénoncé on me destituera ; je n’ai pour vivre que ma place.

— Je serais aussi bien fâché de perdre la mienne, reprit le bon curé, d’une voix de plus en plus émue.

Quelle différence ! reprit vivement le geôlier ; vous, M. le curé, on sait que vous avez 800 livres de rente, du bon bien au soleil…

Tels sont les faits qui, commentés, exagérés de vingt façons différentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses de la petite ville de Verrières. Dans ce moment, ils servaient de texte à la petite discussion que M. de Rênal avait avec sa femme. Le matin, suivi de M. Valenod, directeur du dépôt de mendicité, il était allé chez le curé pour lui témoigner le plus vif mécontentement. M. Chélan n’était protégé par personne ; il sentit toute la portée de leurs paroles.

— Eh bien, messieurs ! je serai le troisième curé, de quatre-vingts ans d’âge, que l’on destituera dans ce voisinage. Il y a cinquante-six ans que je suis ici ; j’ai baptisé presque tous les habitants de la ville, qui n’était qu’un bourg quand j’y arrivai. Je marie tous les jours des jeunes gens, dont jadis j’ai marié les grands-pères. Verrières est ma famille ; mais je me suis dit, en voyant l’étranger : « Cet homme venu de Paris, peut être à la vérité un libéral, il n’y en a que trop ; mais quel mal peut-il faire à nos pauvres et à nos prisonniers ? »

Les reproches de M. de Rênal, et surtout ceux de M. Valenod, le directeur du dépôt de mendicité, devenant de plus en plus vifs :

— Eh bien, messieurs ! faites-moi destituer, s’était écrié le vieux curé, d’une voix tremblante. Je n’en habiterai pas moins le pays. On sait qu’il y a quarante-huit ans, j’ai hérité d’un champ qui rapporte 800 livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d’économies dans ma place, moi, messieurs, et c’est peut-être pourquoi je ne suis pas si effrayé quand on parle de me la faire perdre.

M. de Rênal vivait fort bien avec sa femme ; mais ne sachant que répondre à cette idée, qu’elle lui répétait timidement : « Quel mal ce monsieur de Paris peut-il faire aux prisonniers ? » il était sur le point de se fâcher tout à fait quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de monter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait, quoique ce mur fût élevé de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l’autre côté. La crainte d’effrayer son fils et de le faire tomber empêchait madame de Rênal de lui adresser la parole. Enfin l’enfant, qui riait de sa prouesse, ayant regardé sa mère, vit sa pâleur, sauta sur la promenade et accourut à elle. Il fut bien grondé. Ce petit événement changea le cours de la conversation.

— Je veux absolument prendre chez moi Sorel, le fils du scieur de planches, dit M. de Rênal ; il surveillera les enfants qui commencent à devenir trop diables pour nous. C’est un jeune prêtre, ou autant vaut, bon latiniste, et qui fera faire des progrès aux enfants ; car il a un caractère ferme, dit le curé. Je lui donnerai 300 francs et la nourriture. J’avais quelques doutes sur sa moralité ; car il était le Benjamin de ce vieux chirurgien, membre de la Légion d’honneur, qui, sous prétexte qu’il était leur cousin, était venu se mettre en pension chez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien n’être au fond qu’un agent secret des libéraux ; il disait que l’air de nos montagnes faisait du bien à son asthme ; mais c’est ce qui n’est pas prouvé. Il avait fait toutes les campagnes de Buonaparté en Italie, et même avait, dit-on, signé non pour l’empire dans le temps. Ce libéral montrait le latin au fils Sorel, et lui a laissé cette quantité de livres qu’il avait apportés avec lui. Aussi n’aurais-je jamais songé à mettre le fils du charpentier auprès de nos enfants ; mais le curé, justement la veille de la scène qui vient de nous brouiller à jamais, m’a dit que ce Sorel étudie la théologie depuis trois ans, avec le projet d’entrer au séminaire ; il n’est donc pas libéral, et il est latiniste.

Cet arrangement convient de plus d’une façon, continua M. de Rênal, en regardant sa femme d’un air diplomatique ; le Valenod est tout fier des deux beaux normands qu’il vient d’acheter pour sa calèche. Mais il n’a pas de précepteur pour ses enfants.

— Il pourrait bien nous enlever celui-ci.

— Tu approuves donc mon projet ? dit M. de Rênal, remerciant sa femme, par un sourire, de l’excellente idée qu’elle venait d’avoir. Allons, voilà qui est décidé.

— Ah, bon Dieu ! mon cher ami, comme tu prends vite un parti !

— C’est que j’ai du caractère, moi, et le curé l’a bien vu. Ne dissimulons rien, nous sommes environnés de libéraux ici. Tous ces marchands de toile me portent envie, j’en ai la certitude ; deux ou trois deviennent des richards ; eh bien ! j’aime assez qu’ils voient passer les enfants de M. de Rênal, allant à la promenade sous la conduite de leur précepteur. Cela imposera. Mon grand-père nous racontait souvent que, dans sa jeunesse, il avait eu un précepteur. C’est cent écus qu’il m’en pourra coûter, mais ceci doit être classé comme une dépense nécessaire pour soutenir notre rang.

Cette résolution subite laissa madame de Rênal toute pensive. C’était une femme grande, bien faite, qui avait été la beauté du pays, comme on dit dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicité, et de la jeunesse dans la démarche ; aux yeux d’un Parisien, cette grâce naïve, pleine d’innocence et de vivacité, serait même allée jusqu’à rappeler des idées de douce volupté. Si elle eût appris ce genre de succès, madame de Rênal en eût été bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l’affectation n’avaient jamais approché de ce cœur. M. Valenod, le riche directeur du dépôt, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succès, ce qui avait jeté un éclat singulier sur sa vertu ; car ce M. Valenod, grand jeune homme, taillé en force, avec un visage coloré et de gros favoris noirs, était un de ces êtres grossiers, effrontés et bruyants, qu’en province on appelle de beaux hommes.

Madame de Rênal, fort timide et d’un caractère en apparence fort inégal, était surtout choquée du mouvement continuel et des éclats de voix de M. Valenod. L’éloignement qu’elle avait pour ce qu’à Verrières on appelle de la joie, lui avait valu la réputation d’être très-fière de sa naissance. Elle n’y songeait pas, mais avait été fort contente de voir les habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons pas qu’elle passait pour sotte aux yeux de leurs dames, parce que, sans nulle politique à l’égard de son mari, elle laissait échapper les plus belles occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de Besançon. Pourvu qu’on la laissât seule errer dans son beau jardin, elle ne se plaignait jamais.

C’était une âme naïve, qui jamais ne s’était élevée même jusqu’à juger son mari, et à s’avouer qu’il l’ennuyait. Elle supposait, sans se le dire, qu’entre mari et femme il n’y avait pas de plus douces relations. Elle aimait surtout M. de Rênal quand il lui parlait de ses projets sur leurs enfants, dont il destinait l’un à l’épée, le second à la magistrature, et le troisième à l’église. En somme, elle trouvait M. de Rênal beaucoup moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance.

Ce jugement conjugal était raisonnable. Le maire de Verrières devait une réputation d’esprit et surtout de bon ton à une demi-douzaine de plaisanteries dont il avait hérité d’un oncle. Le vieux capitaine de Rênal servait avant la révolution dans le régiment d’infanterie de M. le duc d’Orléans, et, quand il allait à Paris, était admis dans les salons du prince. Il y avait vu madame de Montesson, la fameuse madame de Genlis, M. Ducrest, l’inventeur du Palais-Royal. Ces personnages ne reparaissaient que trop souvent dans les anecdotes de M. de Rênal. Mais peu à peu ce souvenir de choses aussi délicates à raconter était devenu un travail pour lui, et, depuis quelque temps, il ne répétait que dans les grandes occasions ses anecdotes relatives à la maison d’Orléans. Comme il était d’ailleurs fort poli, excepté lorsqu’on parlait d’argent, il passait, avec raison, pour le personnage le plus aristocratique de Verrières.


CHAPITRE iv

un père et un fils

E sarà mia colpa
Se cosi è ?

Machiavelli.


Ma femme a réellement beaucoup de tête ! se disait, le lendemain à six heures du matin, le maire de Verrières, en descendant à la scie du père Sorel. Quoique je le lui aie dit, pour conserver la supériorité qui m’appartient, je n’avais pas songé que si je ne prends pas ce petit abbé Sorel, qui, dit-on, sait le latin comme un ange, le directeur du dépôt, cette âme sans repos, pourrait bien avoir la même idée que moi et me l’enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du précepteur de ses enfants !… Ce précepteur, une fois à moi, portera-t-il la soutane ?

M. de Rênal était absorbé dans ce doute, lorsqu’il vit de loin un paysan, homme de près de six pieds, qui, dès le petit jour, semblait fort occupé à mesurer des pièces de bois déposées le long du Doubs, sur le chemin de halage. Le paysan n’eut pas l’air fort satisfait de voir approcher M. le maire ; car ses pièces de bois obstruaient le chemin, et étaient déposées là en contravention.

Le père Sorel, car c’était lui, fut très-surpris et encore plus content de la singulière proposition que M. de Rênal lui faisait pour son fils Julien. Il ne l’en écouta pas moins avec cet air de tristesse mécontente et de désintérêt dont sait si bien se revêtir la finesse des habitants de ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l’Égypte.

La réponse de Sorel ne fut d’abord que la longue récitation de toutes les formules de respect qu’il savait par cœur. Pendant qu’il répétait ces vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait l’air de fausseté et presque de friponnerie naturel à sa physionomie, l’esprit actif du vieux paysan cherchait à découvrir quelle raison pouvait porter un homme aussi considérable à prendre chez lui son vaurien de fils. Il était fort mécontent de Julien, et c’était pour lui que M. de Rénal lui offrait le gage inespéré de 300 fr. par an, avec la nourriture et même l’habillement. Cette dernière prétention, que le père Sorel avait eu le génie de mettre en avant subitement, avait été accordée de même par M. de Rênal.

Cette demande frappa le maire. Puisque Sorel n’est pas ravi et comblé de ma proposition, comme naturellement il devrait l’être, il est clair, se dit-il, qu’on lui a fait des offres d’un autre côté ; et de qui peuvent-elles venir, si ce n’est du Valenod ? Ce fut en vain que M. de Rênal pressa Sorel de conclure sur-le-champ : l’astuce du vieux paysan s’y refusa opiniâtrement ; il voulait, disait-il, consulter son fils, comme si, en province, un père riche consultait un fils qui n’a rien, autrement que pour la forme.

Une scie à eau se compose d’un hangar au bord d’un ruisseau. Le toit est soutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois. À huit ou dix pieds d’élévation, au milieu du hangar, on voit une scie qui monte et descend, tandis qu’un mécanisme fort simple pousse contre cette scie une pièce de bois. C’est une roue mise en mouvement par le ruisseau qui fait aller ce double mécanisme ; celui de la scie qui monte et descend, et celui qui pousse doucement la pièce de bois vers la scie, qui la débite en planches.

En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèce de géants qui, armés de lourdes haches, équarissaient les troncs de sapin, qu’ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n’entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même.

Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche, comme il tombait :

— Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure.

Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu’il adorait.

« Descends, animal, que je te parle. » Le bruit de la machine empêcha encore Julien d’entendre cet ordre. Son père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l’en frappa sur l’épaule. À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu’il va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ; c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.

Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C’était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de l’expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n’en est peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l’idée à son père qu’il ne vivrait pas, ou qu’il vivrait pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maison, il haïssait ses frères et son père ; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu.

Il n’y avait pas un an que sa jolie figure commençait à lui donner quelques voix amies parmi les jeunes filles. Méprisé de tout le monde, comme un être faible, Julien avait adoré ce vieux chirurgien-major qui un jour osa parler au maire au sujet des platanes.

Ce chirurgien payait quelquefois au père Sorel la journée de son fils, et lui enseignait le latin et l’histoire, c’est-à-dire ce qu’il savait d’histoire, la campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait légué sa croix de la Légion d’honneur, les arrérages de sa demi-solde et trente ou quarante volumes, dont le plus précieux venait de faire le saut dans le ruisseau public, détourné par le crédit de M. le maire.

À peine entré dans la maison, Julien se sentit l’épaule arrêtée par la puissante main de son père ; il tremblait, s’attendant à quelques coups.

— Réponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d’un enfant retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes de Julien se trouvèrent en face des petits yeux gris et méchants du vieux charpentier, qui avait l’air de vouloir lire jusqu’au fond de son âme.


CHAPITRE V

une négociation

Cunctando restituit rem.
Ennius.


Réponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard ; d’où connais-tu madame de Rênal, quand lui as-tu parlé ?

— Je ne lui ai jamais parlé, répondit Julien, je n’ai jamais vu cette dame qu’à l’église.

— Mais tu l’auras regardée, vilain effronté ?

— Jamais ! Vous savez qu’à l’église je ne vois que Dieu, ajouta Julien, avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, à éloigner le retour des taloches.

— Il y a pourtant quelque chose là-dessous, répliqua le paysan malin, et il se tut un instant ; mais je ne saurai rien de toi, maudit hypocrite. Au fait, je vais être délivré de toi, et ma scie n’en ira que mieux. Tu as gagné M. le curé ou tout autre, qui t’a procuré une belle place. Va faire ton paquet, et je te mènerai chez M. de Rênal, où tu seras précepteur des enfants.

— Qu’aurai-je pour cela ?

— La nourriture, l’habillement et trois cents francs de gages.

— Je ne veux pas être domestique.

— Animal, qui te parle d’être domestique, est-ce que je voudrais que mon fils fût domestique ?

— Mais, avec qui mangerai-je ?

Cette demande déconcerta le vieux Sorel, il sentit qu’en parlant il pourrait commettre quelque imprudence ; il s’emporta contre Julien, qu’il accabla d’injures, en l’accusant de gourmandise, et le quitta pour aller consulter ses autres fils.

Julien les vit bientôt après, chacun appuyé sur sa hache et tenant conseil. Après les avoir longtemps regardés, Julien, voyant qu’il ne pouvait rien deviner, alla se placer de l’autre côté de la scie, pour éviter d’être surpris. Il voulait penser à cette annonce imprévue qui changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence ; son imagination était tout entière à se figurer ce qu’il verrait dans la belle maison de M. de Rênal.

Il faut renoncer à tout cela, se dit-il, plutôt que de se laisser réduire à manger avec les domestiques. Mon père voudra m’y forcer ; plutôt mourir. J’ai quinze francs huit sous d’économies, je me sauve cette nuit ; en deux jours, par des chemins de traverse où je ne crains nul gendarme, je suis à Besançon ; là, je m’engage comme soldat, et, s’il le faut, je passe en Suisse. Mais alors plus d’avancement, plus d’ambition pour moi, plus de ce bel état de prêtre qui mène à tout.

Cette horreur pour manger avec les domestiques n’était pas naturelle à Julien, il eût fait pour arriver à la fortune des choses bien autrement pénibles. Il puisait cette répugnance dans les Confessions de Rousseau. C’était le seul livre à l’aide duquel son imagination se figurait le monde. Le recueil des bulletins de la grande-armée et le Mémorial de Sainte-Hélène complétaient son Coran. Il se serait fait tuer pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D’après un mot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du monde comme menteurs, et écrits par des fourbes pour avoir de l’avancement.

Avec une âme de feu, Julien avait une de ces mémoires étonnantes si souvent unies à la sottise. Pour gagner le vieux curé Chélan, duquel il voyait bien que dépendait son sort à venir, il avait appris par cœur tout le Nouveau Testament en latin ; il savait aussi le livre du Pape de M. de Maistre, et croyait à l’un aussi peu qu’à l’autre.

Comme par un accord mutuel, Sorel et son fils évitèrent de se parler ce jour-là. Sur la brune, Julien alla prendre sa leçon de théologie chez le curé, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l’étrange proposition qu’on avait faite à son père. Peut-être est-ce un piège, se disait-il, il faut faire semblant de l’avoir oublié.

Le lendemain de bonne heure, M. de Rênal fit appeler le vieux Sorel, qui, après s’être fait attendre une heure ou deux, finit par arriver, en faisant dès la porte cent excuses, entremêlées d’autant de révérences. À force de parcourir toutes sortes d’objections, Sorel comprit que son fils mangerait avec le maître et la maîtresse de la maison, et les jours où il y aurait du monde, seul dans une chambre à part avec les enfants. Toujours plus disposé à incidenter à mesure qu’il distinguait un véritable empressement chez M. le maire, et d’ailleurs rempli de défiance et d’étonnement, Sorel demanda à voir la chambre où coucherait son fils. C’était une grande pièce meublée fort proprement, mais dans laquelle on était déjà occupé à transporter les lits des trois enfants.

Cette circonstance fut un trait de lumière pour le vieux paysan ; il demanda aussitôt avec assurance à voir l’habit que l’on donnerait à son fils. M. de Rênal ouvrit son bureau et prit cent francs.

— Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et lèvera un habit noir complet.

— Et quand même je le retirerais de chez vous, dit le paysan, qui avait tout à coup oublié ses formes révérencieuses, cet habit noir lui restera ?

— Sans doute.

— Oh bien ! dit Sorel d’un ton de voix traînard, il ne reste donc plus qu’à nous mettre d’accord sur une seule chose l’argent que vous lui donnerez.

— Comment ! s’écria M. de Rênal indigné, nous sommes d’accord depuis hier : je donne trois cents francs ; je crois que c’est beaucoup, et peut-être trop.

— C’était votre offre, je ne le nie point, dit le vieux Sorel, parlant encore plus lentement ; et, par un effort de génie qui n’étonnera que ceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtois, il ajouta, en regardant fixement M. de Rênal : Nous trouvons mieux ailleurs.

À ces mots la figure du maire fut bouleversée. Il revint cependant à lui, et, après une conversation savante de deux grandes heures, où pas un mot ne fut dit au hasard, la finesse du paysan l’emporta sur la finesse de l’homme riche, qui n’en a pas besoin pour vivre. Tous les nombreux articles qui devaient régler la nouvelle existence de Julien se trouvèrent arrêtés ; non-seulement ses appointements furent réglés à quatre cents francs, mais on dut les payer d’avance, le premier de chaque mois.

— Eh bien ! je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de Rênal.

— Pour faire la somme ronde, un homme riche et généreux comme monsieur notre maire, dit le paysan d’une voix câline, ira bien jusqu’à trente-six francs.

— Soit, dit M. de Rênal, mais finissons-en.

Pour le coup, la colère lui donnait le ton de la fermeté. Le paysan vit qu’il fallait cesser de marcher en avant. Alors, à son tour, M. de Rênal fit des progrès. Jamais il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux Sorel, fort empressé de le recevoir pour son fils. M. de Rênal vint à penser qu’il serait obligé de raconter à sa femme le rôle qu’il avait joué dans toute cette négociation.

— Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur. M. Durand me doit quelque chose. J’irai avec votre fils faire la levée du drap noir.

Après cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules respectueuses ; elles prirent un bon quart d’heure. À la fin, voyant qu’il n’y avait décidément plus rien à gagner, il se retira. Sa dernière révérence finit par ces mots :

— Je vais envoyer mon fils au château.

C’était ainsi que les administrés de M. le maire appelaient sa maison quand ils voulaient lui plaire.

De retour à son usine, ce fut en vain que Sorel chercha son fils. Se méfiant de ce qui pouvait arriver, Julien était sorti au milieu de la nuit. Il avait voulu mettre en sûreté ses livres et sa croix de la Légion d’honneur. Il avait transporté le tout chez un jeune marchand de bois, son ami, nommé Fouqué qui habitait dans la haute montagne qui domine Verrières.

Quand il reparut : — Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son père, si tu auras jamais assez d’honneur pour me payer le prix de ta nourriture, que j’avance depuis tant d’années ! Prends tes guenilles, et va-t’en chez M. le maire.

Julien, étonné de n’être pas battu, se hâta de partir. Mais à peine hors de la vue de son terrible père, il ralentit le pas. Il jugea qu’il serait utile à son hypocrisie d’aller faire une station à l’église.

Ce mot vous surprend ? Avant d’arriver à cet horrible mot, l’âme du jeune paysan avait eu bien du chemin à parcourir.

Dès sa première enfance, la vue de certains dragons du 6me, aux longs manteaux blancs, et la tête couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d’Italie, et que Julien vit attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de la maison de son père, le rendit fou de l’état militaire. Plus tard il écoutait avec transport les récits des batailles du pont de Lodi, d’Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien-major. Il remarqua les regards enflammés que le vieillard jetait sur sa croix.

Mais lorsque Julien avait quatorze ans, on commença à bâtir à Verrières une église, que l’on peut appeler magnifique pour une aussi petite ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa Julien ; elles devinrent célèbres dans le pays, par la haine mortelle qu’elles suscitèrent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoyé de Besançon, qui passait pour être l’espion de la congrégation. Le juge de paix fut sur le point de perdre sa place, du moins telle était l’opinion commune. N’avait-il pas osé avoir un différend avec un prêtre qui, presque tous les quinze jours, allait à Besançon, où il voyait, disait-on, monseigneur l’évêque ?

Sur ces entrefaites, le juge de paix, père d’une nombreuse famille, rendit plusieurs sentences qui semblèrent injustes ; toutes furent portées contre ceux des habitants qui lisaient le Constitutionnel. Le bon parti triompha. Il ne s’agissait, il est vrai, que de sommes de trois ou de cinq francs ; mais une de ces petites amendes dut être payée par un cloutier, parrain de Julien. Dans sa colère, cet homme s’écriait : « Quel changement ! et dire que, depuis plus de vingt ans, le juge de paix passait pour un si honnête homme ! » Le chirurgien-major, ami de Julien, était mort.

Tout-à-coup Julien cessa de parler de Napoléon ; il annonça le projet de se faire prêtre, et on le vit constamment, dans la scie de son père, occupé à apprendre par cœur une bible latine que le curé lui avait prêtée. Ce bon vieillard, émerveillé de ses progrès, passait des soirées entières à lui enseigner la théologie. Julien ne faisait paraître devant lui que des sentiments pieux. Qui eût pu deviner que cette figure de jeune fille, si pâle et si douce, cachait la résolution inébranlable de s’exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune.

Pour Julien, faire fortune, c’était d’abord sortir de Verrières ; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu’il y voyait glaçait son imagination.

Dès sa première enfance, il avait eu des moments d’exaltation. Alors il songeait avec délices qu’un jour il serait présenté aux jolies femmes de Paris, il saurait attirer leur attention par quelque action d’éclat. Pourquoi ne serait-il pas aimé de l’une d’elles, comme Bonaparte, pauvre encore, avait été aimé de la brillante madame de Beauharnais ? Depuis bien des années, Julien ne passait peut-être pas une heure de sa vie sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s’était fait le maître du monde avec son épée. Cette idée le consolait de ses malheurs qu’il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait.

La construction de l’église et les sentences du juge de paix l’éclairèrent tout à coup ; une idée qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaines, et enfin s’empara de lui avec la toute-puissance de la première idée qu’une âme passionnée croit avoir inventée.

« Quand Bonaparte fit parler de lui, la France avait peur d’être envahie ; le mérite militaire était nécessaire et à la mode. Aujourd’hui, on voit des prêtres de quarante ans avoir cent mille francs d’appointements, c’est-à-dire trois fois autant que les fameux généraux de division de Napoléon. Il leur faut des gens qui les secondent. Voilà ce juge de paix, si bonne tête, si honnête homme, jusqu’ici, si vieux, qui se déshonore par crainte de déplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il faut être prêtre. »

Une fois, au milieu de sa nouvelle piété, il y avait déjà deux ans que Julien étudiait la théologie, il fut trahi par une irruption soudaine du feu qui dévorait son âme. Ce fut chez M. Chélan, à un dîner de prêtres auquel le bon curé l’avait présenté comme un prodige d’instruction, il lui arriva de louer Napoléon avec fureur. Il se lia le bras droit contre la poitrine, prétendit s’être disloqué le bras en remuant un tronc de sapin, et le porta pendant deux mois dans cette position gênante. Après cette peine afflictive, il se pardonna. Voilà le jeune homme de dix-neuf ans, mais faible en apparence, et à qui l’on en eût tout au plus donné dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la magnifique église de Verrières.

Il la trouva sombre et solitaire. À l’occasion d’une fête, toutes les croisées de l’édifice avaient été couvertes d’étoffe cramoisie. Il en résultait, aux rayons du soleil, un effet de lumière éblouissant, du caractère le plus imposant et le plus religieux. Julien tressaillit. Seul, dans l’église, il s’établit dans le banc qui avait la plus belle apparence. Il portait les armes de M. de Rênal.

Sur le prie-Dieu. Julien remarqua un morceau de papier imprimé, étalé là comme pour être lu. Il y porta les yeux et vit :

Détails de l’exécution et des derniers moments de Louis Jenrel, exécuté à Besançon, le…

Le papier était déchiré. Au revers on lisait les deux premiers mots d’une ligne, c’étaient : Le premier pas.

— Qui a pu mettre ce papier là, dit Julien ? Pauvre malheureux, ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien… et il froissa le papier.

En sortant, Julien crut voir du sang près du bénitier, c’était de l’eau bénite qu’on avait répandue : le reflet des rideaux rouges qui couvraient les fenêtres la faisait paraître du sang.

Enfin, Julien eut honte de sa terreur secrète.

— Serais-je un lâche ! se dit-il, aux armes !

Ce mot si souvent répété dans les récits de batailles du vieux chirurgien était héroïque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement vers la maison de M. de Rênal.

Malgré ces belles résolutions, dès qu’il l’aperçut à vingt pas de lui, il fut saisi d’une invincible timidité. La grille de fer était ouverte, elle lui semblait magnifique, il fallait entrer là-dedans.

Julien n’était pas la seule personne dont le cœur fût troublé par son arrivée dans cette maison. L’extrême timidité de madame de Rênal était déconcertée par l’idée de cet étranger, qui, d’après ses fonctions, allait constamment se trouver entre elle et ses enfants. Elle était accoutumée à avoir ses fils couchés dans sa chambre. Le matin, bien des larmes avaient coulé quand elle avait vu transporter leurs petits lits dans l’appartement destiné au précepteur. Ce fut en vain qu’elle demanda à son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le plus jeune, fût reporté dans sa chambre.

La délicatesse de femme était poussée à un point excessif chez madame de Rênal. Elle se faisait l’image la plus désagréable d’un être grossier et mal peigné, chargé de gronder ses enfants, uniquement parce qu’il savait le latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils.


CHAPITRE VI

l’ennui

Non so più cosa son,
Cosa facio.

Mozart. (Figaro.)


Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, madame de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.

Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de madame de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Madame de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce dit tout près de son oreille :

— Que voulez-vous ici, mon enfant ? Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de madame de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Madame de Rênal avait répété sa question.

— Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux.

Madame de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Madame de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants !

— Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ?

Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu’il réfléchit un instant.

— Oui, madame, dit-il timidement.

Madame de Rênal était si heureuse, qu’elle osa dire à Julien :

— Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ?

— Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi ?

— N’est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d’une voix dont chaque instant augmentait l’émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez ?

S’entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue, était au-dessus de toutes les prévisions de Julien : dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s’était dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Madame de Rênal, de son côté, était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu’à l’ordinaire, parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. À sa grande joie, elle trouvait l’air timide d’une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l’air rébarbatif. Pour l’âme si paisible de madame de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu’elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.

— Entrons, monsieur, lui dit-elle d’un air assez embarrassé.

De sa vie une sensation purement agréable n’avait aussi profondément ému madame de Rênal, jamais une apparition aussi gracieuse n’avait succédé à des craintes plus inquiétantes. Ainsi ces jolis enfants, si soignés par elle, ne tomberaient pas dans les mains d’un prêtre sale et grognon. À peine entrée sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air étonné, à l’aspect d’une maison si belle, était une grâce de plus aux yeux de madame de Rênal. Elle ne pouvait en croire ses yeux, il lui semblait surtout que le précepteur devait avoir un habit noir.

— Mais, est-il vrai, monsieur, lui dit-elle en s’arrêtant encore, et craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait heureuse, vous savez le latin ?

Ces mots choquèrent l’orgueil de Julien et dissipèrent le charme dans lequel il vivait depuis un quart d’heure.

— Oui, madame, lui dit-il en cherchant à prendre un air froid ; je sais le latin aussi bien que M. le curé, et même quelquefois il a la bonté de dire mieux que lui.

Madame de Rênal trouva que Julien avait l’air fort méchant, il s’était arrêté à deux pas d’elle. Elle s’approcha et lui dit à mi-voix :

— N’est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet à mes enfants, même quand ils ne sauraient pas leurs leçons.

Ce ton si doux et presque suppliant d’une si belle dame fit tout à coup oublier à Julien ce qu’il devait à sa réputation de latiniste. La figure de madame de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des vêtements d’été d’une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extrêmement et dit avec un soupir et d’une voix défaillante :

— Ne craignez rien, madame, je vous obéirai en tout.

Ce fut en ce moment seulement, quand son inquiétude pour ses enfants fut tout à fait dissipée, que madame de Rênal fut frappée de l’extrême beauté de Julien. La forme presque féminine de ses traits et son air d’embarras ne semblèrent point ridicules à une femme extrêmement timide elle-même. L’air mâle que l’on trouve communément nécessaire à la beauté d’un homme lui eût fait peur.

— Quel âge avez-vous, monsieur ? dit-elle à Julien.

— Bientôt dix-neuf ans.

— Mon fils aîné à onze ans, reprit madame de Rênal tout à fait rassurée, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son père a voulu le battre, l’enfant a été malade pendant toute une semaine, et cependant c’était un bien petit coup.

Quelle différence avec moi, pensa Julien. Hier encore, mon père m’a battu. Que ces gens riches sont heureux !

Madame de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l’âme du précepteur ; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timidité, et voulut l’encourager.

— Quel est votre nom, monsieur, lui dit-elle avec un accent et une grâce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s’en rendre compte.

— On m’appelle Julien Sorel, madame : je tremble en entrant pour la première fois de ma vie dans une maison étrangère, j’ai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours. Je n’ai jamais été au collège, j’étais trop pauvre ; je n’ai jamais parlé à d’autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la Légion d’honneur, et M. le curé Chélan. Il vous rendra bon témoignage de moi. Mes frères m’ont toujours battu, ne les croyez pas s’ils vous disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, madame, je n’aurai jamais mauvaise intention.

Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait madame de Rênal. Tel est l’effet de la grâce parfaite, quand elle est naturelle au caractère, et que surtout la personne qu’elle décore ne songe pas à avoir de la grâce, Julien, qui se connaissait fort bien en beauté féminine, eût juré dans cet instant qu’elle n’avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l’idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il eut peur de son idée ; un instant après il se dit : Il y aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m’être utile, et diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à peine arraché à la scie. Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par ce mot de joli garçon, que depuis six mois il entendait répéter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieurs, madame de Rênal lui adressait deux ou trois mots d’instruction sur la façon de débuter avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort pâle ; il dit, d’un air contraint :

— Jamais, madame, je ne battrai vos enfants ; je le jure devant Dieu.

Et en disant ces mots, il osa prendre la main de madame de Rênal et la porter à ses lèvres. Elle fut étonnée de ce geste, et par réflexion choquée. Comme il faisait très-chaud, son bras était tout à fait nu sous son châle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres, l’avait entièrement découvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-même, il lui sembla qu’elle n’avait pas été assez rapidement indignée.

M. de Rênal, qui avait entendu parler, sortit de son cabinet ; du même air majestueux et paterne qu’il prenait lorsqu’il faisait des mariages à la mairie, il dit à Julien :

— Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous voient.

Il fit entrer Julien dans une chambre et retint sa femme qui voulait les laisser seuls. La porte fermée, M. de Rênal s’assit avec gravité.

M. le curé m’a dit que vous étiez un bon sujet, tout le monde vous traitera ici avec honneur, et si je suis content, j’aiderai à vous faire par la suite un petit établissement. Je veux que vous ne voyez plus ni parents ni amis, leur ton ne peut convenir à mes enfants. Voici trente-six francs pour le premier mois ; mais j’exige votre parole de ne pas donner un sou de cet argent à votre père.

M. de Rênal était piqué contre le vieillard, qui, dans cette affaire, avait été plus fin que lui.

— Maintenant, monsieur, car d’après mes ordres tout le monde ici va vous appeler monsieur, et vous sentirez l’avantage d’entrer dans une maison de gens comme il faut ; maintenant, monsieur, il n’est pas convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques l’ont-ils vu ? dit M. de Rênal à sa femme.

— Non, mon ami, répondit-elle d’un air profondément pensif.

— Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote à lui. Allons maintenant chez M. Durand, le marchand de drap.

Plus d’une heure après, quand M. de Rênal rentra avec le nouveau précepteur tout habillé de noir, il retrouva sa femme assise à la même place. Elle se sentit tranquillisée par la présence de Julien, en l’examinant elle oubliait d’en avoir peur. Julien ne songeait point à elle ; malgré toute sa méfiance du destin et des hommes, son âme dans ce moment n’était que celle d’un enfant, il lui semblait avoir vécu des années depuis l’instant où, trois heures auparavant, il était tremblant dans l’église. Il remarqua l’air glacé de madame de Rênal, il comprit qu’elle était en colère de ce qu’il avait osé lui baiser la main. Mais le sentiment d’orgueil que lui donnait le contact d’habits si différents de ceux qu’il avait coutume de porter, le mettait tellement hors de lui-même, et il avait tant d’envie de cacher sa joie, que tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Madame de Rênal le contemplait avec des yeux étonnés.

— De la gravité, monsieur, lui dit M. de Rênal, si vous voulez être respecté de mes enfants et de mes gens.

— Monsieur, répondit Julien, je suis gêné dans ces nouveaux habits ; moi, pauvre paysan, je n’ai jamais porté que des vestes : j’irai, si vous le permettez, me renfermer dans ma chambre.

— Que te semble de cette nouvelle acquisition, dit M. de Rênal à sa femme ?

Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se rendit pas compte, madame de Rênal déguisa la vérité à son mari.

— Je ne suis point aussi enchantée que vous de ce petit paysan, vos prévenances en feront un impertinent que vous serez obligé de renvoyer avant un mois.

— Eh bien ! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu’il m’en pourra coûter, et Verrières sera accoutumée à voir un précepteur aux enfants de M. de Rênal. Ce but n’eût point été rempli si j’eusse laissé à Julien l’accoutrement d’un ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai, bien entendu, l’habit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleur, et dont je l’ai couvert.

L’heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant à madame de Rênal. Les enfants, auxquels l’on avait annoncé le nouveau précepteur, accablaient leur mère de questions. Enfin Julien parut. C’était un autre homme. C’eût été mal parler que de dire qu’il était grave ; c’était la gravité incarnée. Il fut présenté aux enfants, et leur parla d’un air qui étonna M. de Rênal lui-même.

— Je suis ici, messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour vous apprendre le latin. Vous savez ce que c’est que de réciter une leçon. Voici la sainte Bible, dit-il en leur montrant un petit volume in-32, relié en noir. C’est particulièrement l’histoire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c’est la partie qu’on appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent réciter des leçons, faites-moi réciter la mienne.

Adolphe, l’aîné des enfants, avait pris le livre.

— Ouvrez-le au hasard, continua Julien, et dites-moi le premier mot d’un alinéa. Je réciterai par cœur le livre sacré, règle de notre conduite à tous, jusqu’à ce que vous m’arrêtiez.

Adolphe ouvrit le livre, lut un mot, et Julien récita toute la page avec la même facilité que s’il eût parlé français. M. de Rênal regardait sa femme d’un air de triomphe. Les enfants, voyant l’étonnement de leurs parents, ouvraient de grands yeux. Un domestique vint à la porte du salon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta d’abord immobile, et ensuite disparut. Bientôt la femme de chambre de madame et la cuisinière arrivèrent près de la porte ; alors Adolphe avait déjà ouvert le livre en huit endroits, et Julien récitait toujours avec la même facilité.

— Ah mon Dieu ! le joli petit prêtre, dit tout haut la cuisinière, bonne fille fort dévote.

L’amour-propre de M. de Rênal était inquiet ; loin de songer à examiner le précepteur il était tout occupé à chercher dans sa mémoire quelques mots latins ; enfin, il put dire un vers d’Horace. Julien ne savait de latin que sa Bible. Il répondit en fronçant le sourcil :

— Le saint ministère auquel je me destine m’a défendu de lire un poète aussi profane.

M. de Rênal cita un assez grand nombre de prétendus vers d’Horace. Il expliqua à ses enfants ce que c’était qu’Horace ; mais les enfants, frappés d’admiration, ne faisaient guère attention à ce qu’il disait. Ils regardaient Julien.

Les domestiques étant toujours à la porte, Julien crut devoir prolonger l’épreuve :

— Il faut, dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier m’indique aussi un passage du livre saint.

Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot d’un alinéa, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquât au triomphe de M. de Rênal, comme Julien récitait, entrèrent M. Valenod, le possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron, sous-préfet de l’arrondissement. Cette scène valut à Julien le titre de monsieur ; les domestiques eux-mêmes n’osèrent pas le lui refuser.

Le soir, tout Verrières afflua chez M. de Rênal pour voir la merveille. Julien répondait à tous d’un air sombre qui tenait à distance. Sa gloire s’étendit si rapidement dans la ville, que peu de jours après M. de Rênal, craignant qu’on ne le lui enlevât, lui proposa de signer un engagement de deux ans.

— Non, monsieur, répondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer je serais obligé de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger à rien n’est point égal, je le refuse.

Julien sut si bien faire que, moins d’un mois après son arrivée dans la maison, M. de Rênal lui-même le respectait. Le curé étant brouillé avec MM. de Rênal et Valenod, personne ne put trahir l’ancienne passion de Julien pour Napoléon, il n’en parlait qu’avec horreur.


CHAPITRE VII

les affinités électives

Ils ne savent toucher le cœur qu’en le froissant
Un Moderne.


Les enfants l’adoraient, lui ne les aimait point ; sa pensée était ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l’impatientait jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aimé, parce que son arrivée avait en quelque sorte chassé l’ennui de la maison, il fut un bon précepteur. Pour lui, il n’éprouvait que haine et horreur pour la haute société où il était admis, à la vérité au bas bout de la table, ce qui explique peut-être la haine et l’horreur. Il y eut certains dîners d’apparat, où il put à grande peine contenir sa haine pour tout ce qui l’environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod tenait le dé chez M. de Rênal, Julien fut sur le point de se trahir ; il se sauva dans le jardin, sous prétexte de voir les enfants. Quels éloges de la probité ! s’écria-t-il ; on dirait que c’est la seule vertu ; et cependant quelle considération, quel respect bas pour un homme qui évidemment a doublé et triplé sa fortune, depuis qu’il administre le bien des pauvres ! je parierais qu’il gagne même sur les fonds destinés aux enfants trouvés, à ces pauvres dont la misère est encore plus sacrée que celle des autres ! Ah ! monstres ! monstres ! Et moi aussi, je suis une sorte d’enfant trouvé, haï de mon père, de mes frères, de toute ma famille.

Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant son bréviaire dans un petit bois, qu’on appelle le Belvédère, et qui domine le cours de la Fidélité, avait cherché en vain à éviter ses deux frères, qu’il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie de ces ouvriers grossiers avait été tellement provoquée par le bel habit noir, par l’air extrêmement propre de leur frère, par le mépris sincère qu’il avait pour eux, qu’ils l’avaient battu au point de le laisser évanoui et tout sanglant. Madame de Rênal, se promenant avec M. Valenod et le sous-préfet, arriva par hasard dans le petit bois ; elle vit Julien étendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu’il donna de la jalousie à M. Valenod.

Il prenait l’alarme trop tôt. Julien trouvait madame de Rênal fort belle, mais il la haïssait à cause de sa beauté ; c’était le premier écueil qui avait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possible, afin de faire oublier le transport qui, le premier jour, l’avait porté à lui baiser la main.

Élisa, la femme de chambre de madame de Rênal, n’avait pas manqué de devenir amoureuse du jeune précepteur ; elle en parlait souvent à sa maîtresse. L’amour de mademoiselle Élisa avait valu à Julien la haine d’un des valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait à Élisa : Vous ne voulez plus me parler depuis que ce précepteur crasseux est entré dans la maison. Julien ne méritait pas cette injure ; mais, par instinct de joli garçon, il redoubla de soins pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas à un jeune abbé. À la soutane près, c’était le costume que portait Julien.

Madame de Rênal remarqua qu’il parlait plus souvent que de coutume à mademoiselle Élisa ; elle apprit que ces entretiens étaient causés par la pénurie de la très-petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu’il était obligé de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c’est pour ces petits soins qu’Élisa lui était utile. Cette extrême pauvreté, qu’elle ne soupçonnait pas, toucha madame de Rênal ; elle eut envie de lui faire des cadeaux, mais elle n’osa pas ; cette résistance intérieure fut le premier sentiment pénible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de Julien et le sentiment d’une joie pure et tout intellectuelle étaient synonymes pour elle. Tourmentée par l’idée de la pauvreté de Julien, madame de Rênal parla à son mari de lui faire un cadeau de linge :

— Quelle duperie ! répondit-il. Quoi ! faire des cadeaux à un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien ? ce serait dans le cas où il se négligerait qu’il faudrait stimuler son zèle.

Madame de Rênal fut humiliée de cette manière de voir ; elle ne l’eût pas remarquée avant l’arrivée de Julien. Elle ne voyait jamais l’extrême propreté de la mise, d’ailleurs fort simple, du jeune abbé, sans se dire : Ce pauvre garçon, comment peut-il faire ?

Peu à peu, elle eut pitié de tout ce qui manquait à Julien, au lieu d’en être choquée.

Madame de Rênal était une de ces femmes de province, que l’on peut très-bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu’on les voit. Elle n’avait aucune expérience de la vie, et ne se souciait pas de parler. Douée d’une âme délicate et dédaigneuse, cet instinct de bonheur naturel à tous les êtres faisait que, la plupart du temps, elle ne donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers au milieu desquels le hasard l’avait jetée.

On l’eût remarquée pour le naturel et la vivacité d’esprit, si elle eût reçu la moindre éducation. Mais en sa qualité d’héritière, elle avait été élevée chez des religieuses adoratrices passionnées du Sacré Cœur de Jésus, et animées d’une haine violente pour les Français ennemis des jésuites. Madame de Rênal s’était trouvée assez de sens pour oublier bientôt, comme absurde, tout ce qu’elle avait appris au couvent ; mais elle ne mit rien à la place, et finit par ne rien savoir. Les flatteries précoces dont elle avait été l’objet, en sa qualité d’héritière d’une grande fortune, et un penchant décidé à la dévotion passionnée, lui avaient donné une manière de vivre tout intérieure. Avec l’apparence de la condescendance la plus parfaite, et d’une abnégation de volonté, que les maris de Verrières citaient en exemple à leurs femmes, et qui faisait l’orgueil de M. de Rênal, la conduite habituelle de son âme était en effet le résultat de l’humeur la plus altière. Telle princesse, citée à cause de son orgueil, prête infiniment plus d’attention à ce que ses gentilshommes font autour d’elle, que cette femme si douce, si modeste en apparence, n’en donnait à tout ce que disait ou faisait son mari. Jusqu’à l’arrivée de Julien, elle n’avait réellement eu d’attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs douleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilité de cette âme qui, de la vie, n’avait adoré que Dieu, quand elle était au Sacré-Cœur de Besançon.

Sans qu’elle daignât le dire à personne, un accès de fièvre d’un de ses fils la mettait presque dans le même état que si l’enfant eût été mort. Un éclat de rire grossier, un haussement d’épaules, accompagné de quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin d’épanchement l’avait portée à faire à son mari, dans les premières années de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout elles portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans le cœur de madame de Rênal. Voilà ce qu’elle trouva au lieu des flatteries empressées et mielleuses du couvent jésuitique où elle avait passé sa jeunesse. Son éducation fut faite par la douleur. Trop fière pour parler de ce genre de chagrins, même à son amie madame Derville, elle se figura que tous les hommes étaient comme son mari, M. Valenod et le sous-préfet Charcot de Maugiron. La grossièreté, et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n’était pas intérêt d’argent, de préséance ou de croix ; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre.

Après de longues années, madame de Rênal n’était pas encore accoutumée à ces gens à argent au milieu desquels il fallait vivre.

De là le succès du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances douces, et toutes brillantes du charme de la nouveauté dans la sympathie de cette âme noble et fière. Madame de Rénal lui eut bientôt pardonné son ignorance extrême qui était une grâce de plus, et la rudesse de ses façons qu’elle parvint à corriger. Elle trouva qu’il valait la peine de l’écouter, même quand on parlait des choses les plus communes, même quand il s’agissait d’un pauvre chien écrasé, comme il traversait la rue, par la charrette d’un paysan allant au trot. Le spectacle de cette douleur donnait son gros rire à son mari, tandis qu’elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqués de Julien. La générosité, la noblesse d’âme, l’humanité lui semblèrent peu à peu n’exister que chez ce jeune abbé. Elle eut pour lui seul toute la sympathie et même l’admiration que ces vertus excitent chez les âmes bien nées.

À Paris, la position de Julien envers madame de Rênal eût été bien vite simplifiée ; mais à Paris, l’amour est fils des romans. Le jeune précepteur et sa timide maîtresse auraient retrouvé dans trois ou quatre romans, et jusque dans les couplets du Gymnase, l’éclaircissement de leur position. Les romans leur auraient tracé le rôle à jouer, montré le modèle à imiter ; et ce modèle, tôt ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-être en rechignant, la vanité eût forcé Julien à le suivre.

Dans une petite ville de l’Aveyron ou des Pyrénées, le moindre incident eût été rendu décisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres, un jeune homme pauvre, et qui n’est qu’ambitieux parce que la délicatesse de son cœur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l’argent, voit tous les jours une femme de trente ans sincèrement sage, occupée de ses enfants, et qui ne prend nullement dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se fait peu à peu dans les provinces, il y a plus de naturel.

Souvent, en songeant à la pauvreté du jeune précepteur, madame de Rênal était attendrie jusqu’aux larmes. Julien la surprit, un jour, pleurant tout à fait.

— Eh ! madame, vous serait-il arrivé quelque malheur !

— Non, mon ami, lui répondit-elle ; appelez les enfants, allons nous promener.

Elle prit son bras et s’appuya d’une façon qui parut singulière à Julien. C’était pour la première fois qu’elle l’avait appelé mon ami.

Vers la fin de la promenade, Julien remarqua qu’elle rougissait beaucoup. Elle ralentit le pas.

On vous aura raconté, dit-elle sans le regarder, que je suis l’unique héritière d’une tante fort riche qui habite Besançon. Elle me comble de présents… Mes fils font des progrès… si étonnants… que je voudrais vous prier d’accepter un petit présent comme marque de ma reconnaissance. Il ne s’agit que de quelques louis pour vous faire du linge. Mais… ajouta-t-elle en rougissant encore plus, et elle cessa de parler.

— Quoi, madame, dit Julien ?

— Il serait inutile, continua-t-elle en baissant la tête, de parler de ceci à mon mari.

— Je suis petit, madame, mais je ne suis pas bas, reprit Julien en s’arrêtant les yeux brillants de colère, et se relevant de toute sa hauteur, c’est à quoi vous n’avez pas assez réfléchi. Je serais moins qu’un valet si je me mettais dans le cas de cacher à M. de Rênal quoi que ce soit de relatif à mon argent.

Madame de Rênal était atterrée.

— M. le maire, continua Julien, m’a remis cinq fois trente-six francs depuis que j’habite sa maison, je suis prêt à montrer mon livre de dépenses à M. de Rênal et à qui que ce soit, même à M. Valenod qui me hait.

À la suite de cette sortie, madame de Rênal était restée pâle et tremblante, et la promenade se termina sans que ni l’un ni l’autre pût trouver un prétexte pour renouer le dialogue. L’amour pour madame de Rênal devint de plus en plus impossible dans le cœur orgueilleux de Julien ; quant à elle, elle le respecta, elle l’admira ; elle en avait été grondée. Sous prétexte de réparer l’humiliation involontaire qu’elle lui avait causée, elle se permit les soins les plus tendres. La nouveauté de ces manières fit pendant huit jours le bonheur de madame de Rênal. Leur effet fut d’apaiser en partie la colère de Julien ; il était loin d’y voir rien qui pût ressembler à un goût personnel.

— Voilà, se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient, et croient ensuite pouvoir tout réparer par quelques singeries !

Le cœur de madame de Rênal était trop plein, et encore trop innocent, pour que, malgré ses résolutions à cet égard, elle ne racontât pas à son mari l’offre qu’elle avait faite à Julien, et la façon dont elle avait été repoussée.

— Comment, reprit M. de Rênal vivement piqué, avez-vous pu tolérer un refus de la part d’un domestique ?

Et comme madame de Rênal se récriait sur ce mot :

— Je parle, madame, comme feu M. le prince de Condé, présentant ses chambellans à sa nouvelle épouse : « Tous ces gens-là, lui dit-il, sont nos domestiques. » Je vous ai lu ce passage des Mémoires de Besenval, essentiel pour les préséances. Tout ce qui n’est pas gentilhomme qui vit chez vous et reçoit un salaire, est votre domestique. Je vais dire deux mots à ce monsieur Julien, et lui donner cent francs.

— Ah ! mon ami, dit madame de Rênal tremblante, que ce ne soit pas du moins devant les domestiques !

— Oui, ils pourraient être jaloux et avec raison, dit son mari en s’éloignant et pensant à la quotité de la somme.

Madame de Rênal tomba sur une chaise, presque évanouie de douleur. Il va humilier Julien, et par ma faute ! Elle eut horreur de son mari, et se cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire de confidences.

Lorsqu’elle revit Julien, elle était toute tremblante, sa poitrine était tellement contractée qu’elle ne put parvenir à prononcer la moindre parole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu’elle serra.

— Eh bien ! mon ami, lui dit-elle enfin, êtes-vous content de mon mari ?

— Comment ne le serais-je pas ? répondit Julien avec un sourire amer ; il m’a donné cent francs.

Madame de Rênal le regarda comme incertaine.

— Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent de courage que Julien ne lui avait jamais vu.

Elle osa aller jusque chez le libraire de Verrières, malgré son affreuse réputation de libéralisme. Là, elle choisit pour dix louis de livres qu’elle donna à ses fils. Mais ces livres étaient ceux qu’elle savait que Julien désirait. Elle exigea que là, dans la boutique du libraire, chacun des enfants écrivît son nom sur les livres qui lui étaient échus en partage. Pendant que madame de Rênal était heureuse de la sorte de réparation qu’elle avait l’audace de faire à Julien, celui-ci était étonné de la quantité de livres qu’il apercevait chez le libraire. Jamais il n’avait osé entrer en un lieu aussi profane ; son cœur palpitait. Loin de songer à deviner ce qui se passait dans le cœur de madame de Rênal, il rêvait profondément au moyen qu’il y aurait, pour un jeune étudiant en théologie, de se procurer quelques-uns de ces livres. Enfin il eut l’idée qu’il serait possible avec de l’adresse de persuader à M. de Rênal qu’il fallait donner pour sujet de thème à ses fils l’histoire des gentilshommes célèbres nés dans la province. Après un mois de soins, Julien vit réussir cette idée, et à un tel point que, quelque temps après, il osa hasarder, en parlant à M. de Rênal, la mention d’une action bien autrement pénible pour le noble maire ; il s’agissait de contribuer à la fortune d’un libéral, en prenant un abonnement chez le libraire. M. de Rênal convenait bien qu’il était sage de donner à son fils aîné l’idée de visu de plusieurs ouvrages qu’il entendrait mentionner dans la conversation, lorsqu’il serait à l’École militaire ; mais Julien voyait M. le maire s’obstiner à ne pas aller plus loin. Il soupçonnait une raison secrète, mais ne pouvait la deviner.

— Je pensais, monsieur, lui dit-il un jour, qu’il y aurait une haute inconvenance à ce que le nom d’un bon gentilhomme tel qu’un Rênal parût sur le sale registre du libraire.

Le front de M. de Rênal s’éclaircit.

— Ce serait aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d’un ton plus humble, pour un pauvre étudiant en théologie, si l’on pouvait un jour découvrir que son nom a été sur le registre d’un libraire loueur de livres. Les libéraux pourraient m’accuser d’avoir demandé les livres les plus infâmes ; qui sait même s’ils n’iraient pas jusqu’à écrire après mon nom les titres de ces livres pervers.

Mais Julien s’éloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire reprendre l’expression de l’embarras et de l’humeur. Julien se tut. Je tiens mon homme, se dit-il.

Quelques jours après, l’aîné des enfants interrogeant Julien sur un livre annoncé dans la Quotidienne, en présence de M. de Rênal :

— Pour éviter tout sujet de triomphe au parti jacobin, dit le jeune précepteur, et cependant me donner les moyens de répondre à M. Adolphe, on pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier de vos gens.

— Voilà une idée qui n’est pas mal, dit M. de Rênal évidemment fort joyeux.

— Toutefois il faudrait spécifier, dit Julien de cet air grave et presque malheureux qui va si bien à de certaines gens, quand ils voient le succès des affaires qu’ils ont le plus longtemps désirées, il faudrait spécifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une fois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les filles de madame, et le domestique lui-même.

— Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de Rênal, d’un air hautain. Il voulait cacher l’admiration que lui donnait le savant mezzo-termine inventé par le précepteur de ses enfants.

La vie de Julien se composait ainsi d’une suite de petites négociations ; et leur succès l’occupait beaucoup plus que le sentiment de préférence marquée qu’il n’eût tenu qu’à lui de lire dans le cœur de madame de Rênal.

La position morale où il avait été toute sa vie se renouvelait chez M. le maire de Verrières. Là, comme à la scierie de son père, il méprisait profondément les gens avec qui il vivait, et en était haï. Il voyait chaque jour dans les récits faits par le sous-préfet, par M. Valenod, par les autres amis de la maison, à l’occasion de choses qui venaient de se passer sous leurs yeux, combien leurs idées ressemblaient peu à la réalité. Une action lui semblait-elle admirable, c’était celle-là précisément qui attirait le blâme des gens qui l’environnaient. Sa réplique intérieure était toujours : Quels monstres ou quels sots ! Le plaisant, avec tant d’orgueil, c’est que souvent il ne comprenait absolument rien à ce dont on parlait.

De la vie, il n’avait parlé avec sincérité qu’au vieux chirurgien-major ; le peu d’idées qu’il avait étaient relatives aux campagnes de Bonaparte en Italie, ou à la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au récit circonstancié des opérations les plus douloureuses ; il se disait : Je n’aurais pas sourcillé.

La première fois que madame de Rênal essaya avec lui une conversation étrangère à l’éducation des enfants, il se mit à parler d’opérations chirurgicales ; elle pâlit et le pria de cesser.

Julien ne savait rien au delà. Ainsi, passant sa vie avec madame de Rênal, le silence le plus singulier s’établissait entre eux dès qu’ils étaient seuls. Dans le salon, quelle que fût l’humilité de son maintien, elle trouvait dans ses yeux un air de supériorité intellectuelle envers tout ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec lui, elle le voyait visiblement embarrassé. Elle en était inquiète, car son instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n’était nullement tendre.

D’après je ne sais quelle idée prise dans quelque récit de la bonne société, telle que l’avait vue le vieux chirurgien-major, dès qu’on se taisait dans un lieu où il se trouvait avec une femme, Julien se sentait humilié, comme si ce silence eût été son tort particulier. Cette sensation était cent fois plus pénible dans le tête-à-tête. Son imagination remplie des notions les plus exagérées, les plus espagnoles, sur ce qu’un homme doit dire, quand il est seul avec une femme, ne lui offrait dans son trouble que des idées inadmissibles. Son âme était dans les nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus humiliant. Ainsi son air sévère, pendant ses longues promenades avec madame de Rênal et les enfants, était augmenté par les souffrances les plus cruelles. Il se méprisait horriblement. Si par malheur il se forçait à parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour comble de misère, il voyait et s’exagérait son absurdité ; mais ce qu’il ne voyait pas, c’était l’expression de ses yeux, ils étaient si beaux et annonçaient une âme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils donnaient quelquefois un sens charmant à ce qui n’en avait pas. Madame de Rênal remarqua que, seul avec elle, il n’arrivait jamais à dire quelque chose de bien que lorsque, distrait par quelque événement imprévu, il ne songeait pas à bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison ne la gâtaient pas en lui présentant des idées nouvelles et brillantes, elle jouissait avec délices des éclairs d’esprit de Julien.

Depuis la chute de Napoléon, toute apparence de galanterie est sévèrement bannie des mœurs de la province. On a peur d’être destitué. Les fripons cherchent un appui dans la congrégation ; et l’hypocrisie a fait les plus beaux progrès même dans les classes libérales. L’ennui redouble. Il ne reste d’autre plaisir que la lecture et l’agriculture.

Madame de Rênal, riche héritière d’une tante dévote, mariée à seize ans à un bon gentilhomme, n’avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le moins du monde à l’amour. Ce n’était guère que son confesseur, le bon curé Chélan, qui lui avait parlé de l’amour, à propos des poursuites de M. Valenod, et il lui en avait fait une image si dégoûtante, que ce mot ne lui représentait que l’idée du libertinage le plus abject. Elle regardait comme une exception, ou même comme tout à fait hors de nature, l’amour tel qu’elle l’avait trouvé dans le très-petit nombre de romans que le hasard avait mis sous ses yeux. Grâce à cette ignorance, madame de Rênal, parfaitement heureuse, occupée sans cesse de Julien, était loin de se faire le plus petit reproche.

CHAPITRE VIII

petits événements

Then there were sighs, the deeper for suppression,
And stolen glances, sweeter for the theft,
And burning blushes, though for no transgression.

Don Juan, C. I, st. 74.


L’angélique douceur que madame de Rênal devait à son caractère et à son bonheur actuel n’était un peu altérée que quand elle venait à songer à sa femme de chambre Élisa. Cette fille fit un héritage, alla se confesser au curé Chélan et lui avoua le projet d’épouser Julien. Le curé eut une véritable joie du bonheur de son ami ; mais sa surprise fut extrême, quand Julien lui dit d’un air résolu que l’offre de mademoiselle Élisa ne pouvait lui convenir.

— Prenez garde, mon enfant, à ce qui se passe dans votre cœur, dit le curé fronçant le sourcil ; je vous félicite de votre vocation, si c’est à elle seule que vous devez le mépris d’une fortune plus que suffisante. Il y a cinquante-six ans sonnés que je suis curé de Verrières, et cependant, suivant toute apparence, je vais être destitué. Ceci m’afflige, et toutefois j’ai huit cents livres de rente. Je vous fais part de ce détail afin que vous ne vous fassiez pas d’illusions sur ce qui vous attend dans l’état de prêtre. Si vous songez à faire la cour aux hommes qui ont la puissance, votre perte éternelle est assurée. Vous pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux misérables, flatter le sous-préfet, le maire, l’homme considéré, et servir ses passions : cette conduite, qui dans le monde s’appelle savoir-vivre, peut, pour un laïque, n’être pas absolument incompatible avec le salut ; mais, dans notre état, il faut opter ; il s’agit de faire fortune dans ce monde ou dans l’autre, il n’y a pas de milieu. Allez, mon cher ami, réfléchissez, et revenez dans trois jours me rendre une réponse définitive. J’entrevois avec peine, au fond de votre caractère, une ardeur sombre qui ne m’annonce pas la modération et la parfaite abnégation des avantages terrestres nécessaires à un prêtre ; j’augure bien de votre esprit ; mais, permettez-moi de vous le dire, ajouta le bon curé, les larmes aux yeux, dans l’état de prêtre, je tremblerai pour votre salut.

Julien avait honte de son émotion ; pour la première fois de sa vie, il se voyait aimé ; il pleurait avec délices, et alla cacher ses larmes dans les grands bois au-dessus de Verrières.

Pourquoi l’état où je me trouve ? se dit-il enfin ; je sens que je donnerais cent fois ma vie pour ce bon curé Chélan, et cependant il vient de me prouver que je ne suis qu’un sot. C’est lui surtout qu’il m’importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secrète dont il me parle, c’est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d’être prêtre, et cela précisément quand je me figurais que le sacrifice de cinquante louis de rente allait lui donner la plus haute idée de ma piété et de ma vocation.

À l’avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon caractère que j’aurai éprouvées. Qui m’eût dit que je trouverais du plaisir à répandre des larmes ! que j’aimerais celui qui me prouve que je ne suis qu’un sot !

Trois jours après, Julien avait trouvé le prétexte dont il eût dû se munir dès le premier jour ; ce prétexte était une calomnie, mais qu’importe ? Il avoua au curé, avec beaucoup d’hésitation, qu’une raison qu’il ne pouvait lui expliquer, parce qu’elle nuirait à un tiers, l’avait détourné tout d’abord de l’union projetée. C’était accuser la conduite d’Élisa. M. Chélan trouva dans ses manières un certain feu tout mondain, bien différent de celui qui eût dû animer un jeune lévite.

— Mon ami, lui-dit-il encore, soyez un bon bourgeois de campagne, estimable et instruit, plutôt qu’un prêtre sans vocation.

Julien répondit à ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux paroles : il trouvait les mots qu’eût employés un jeune séminariste fervent ; mais le ton dont il les prononçait, mais le feu mal caché qui éclatait dans ses yeux alarmaient M. Chélan.

Il ne faut pas trop mal augurer de Julien ; il inventait correctement les paroles d’une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n’est pas mal à son âge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards ; il avait été privé de la vue des grands modèles. Par la suite, à peine lui eut-il été donné d’approcher de ces messieurs, qu’il fut admirable pour les gestes comme pour les paroles.

Madame de Rênal fut étonnée que la nouvelle fortune de sa femme de chambre ne rendît pas cette fille plus heureuse ; elle la voyait aller sans cesse chez le curé, et en revenir les larmes aux yeux ; enfin Élisa lui parla de son mariage.

Madame de Rênal se crut malade ; une sorte de fièvre l’empêchait de trouver le sommeil ; elle ne vivait que lorsqu’elle avait sous les yeux sa femme de chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu’à eux et au bonheur qu’ils trouveraient dans leur ménage. La pauvreté de cette petite maison, où l’on devrait vivre avec cinquante louis de rente, se peignait à elle sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait très bien se faire avocat à Bray, la sous-préfecture à deux lieues de Verrières ; dans ce cas elle le verrait quelquefois.

Madame de Rênal crut sincèrement qu’elle allait devenir folle ; elle le dit à son mari, et enfin tomba malade. Le soir même, comme sa femme de chambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle abhorrait Élisa dans ce moment, et venait de la brusquer ; elle lui en demanda pardon. Les larmes d’Élisa redoublèrent ; elle dit que si sa maîtresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur.

— Dites, répondit madame de Rênal.

— Eh bien, madame, il me refuse ; des méchants lui auront dit du mal de moi, il les croit.

— Qui vous refuse ? dit madame de Rênal respirant à peine.

— Eh qui, madame, si ce n’est M. Julien ? répliqua la femme de chambre en sanglotant. M. le curé n’a pu vaincre sa résistance ; car M. le curé trouve qu’il ne doit pas refuser une honnête fille, sous prétexte qu’elle a été femme de chambre. Après tout, le père de M. Julien n’est autre chose qu’un charpentier ; lui-même comment gagnait-il sa vie avant d’être chez madame ?

Madame de Rênal n’écoutait plus ; l’excès du bonheur lui avait presque ôté l’usage de la raison. Elle se fit répéter plusieurs fois l’assurance que Julien avait refusé d’une façon positive, et qui ne permettait plus de revenir à une résolution plus sage.

— Je veux tenter un dernier effort, dit-elle à sa femme de chambre, je parlerai à M. Julien.

Le lendemain après le déjeuner, madame de Rênal se donna la délicieuse volupté de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la fortune d’Élisa refusées constamment pendant une heure.

Peu à peu Julien sortit de ses réponses compassées, et finit par répondre avec esprit aux sages représentations de madame de Rênal. Elle ne put résister au torrent de bonheur qui inondait son âme après tant de jours de désespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut remise et bien établie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle était profondément étonnée.

Aurais-je de l’amour pour Julien, se dit-elle enfin ?

Cette découverte, qui dans tout autre moment l’aurait plongée dans les remords et dans une agitation profonde, ne fut pour elle qu’un spectacle singulier, mais comme indifférent. Son âme, épuisée par tout ce qu’elle venait d’éprouver, n’avait plus de sensibilité au service des passions.

Madame de Rênal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil ; quand elle se réveilla, elle ne s’effraya pas autant qu’elle l’aurait dû. Elle était trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Naïve et innocente, jamais cette bonne provinciale n’avait torturé son âme, pour tâcher d’en arracher un peu de sensibilité à quelque nouvelle nuance de sentiment ou de malheur. Entièrement absorbée avant l’arrivée de Julien, par cette masse de travail qui, loin de Paris, est le lot d’une bonne mère de famille, madame de Rênal pensait aux passions, comme nous pensons à la loterie : duperie certaine et bonheur cherché par des fous.

La cloche du dîner sonna ; madame de Rênal rougit beaucoup quand elle entendit la voix de Julien, qui amenait les enfants. Un peu adroite depuis qu’elle aimait, pour expliquer sa rougeur, elle se plaignit d’un affreux mal de tête.

— Voilà comme sont toutes les femmes, lui répondit M. de Rênal, avec un gros rire. Il y a toujours quelque chose à raccommoder à ces machines-là !

Quoique accoutumée à ce genre d’esprit, ce ton de voix choqua madame de Rênal. Pour se distraire, elle regarda la physionomie de Julien ; il eût été l’homme le plus laid, que dans cet instant il lui eût plu.

Attentif à copier les habitudes des gens de cour, dès les premiers beaux jours du printemps, M. de Rênal s’établit à Vergy ; c’est le village rendu célèbre par l’aventure tragique de Gabrielle. À quelques centaines de pas des ruines si pittoresques de l’ancienne église gothique, M. de Rênal possède un vieux château avec ses quatre tours, et un jardin dessiné comme celui des Tuileries, avec force bordures de buis et allées de marronniers taillés deux fois par an. Un champ voisin planté de pommiers, servait de promenade. Huit ou dix noyers magnifiques étaient au bout du verger ; leur feuillage immense s’élevait peut-être à quatre-vingts pieds de hauteur.

Chacun de ces maudits noyers, disait M. de Rênal quand sa femme les admirait, me coûte la récolte d’un demi-arpent, le blé ne peut venir sous leur ombre.

La vue de la campagne sembla nouvelle à madame de Rénal ; son admiration allait jusqu’aux transports. Le sentiment dont elle était animée lui donnait de l’esprit et de la résolution. Dès le surlendemain de l’arrivée à Vergy, M. de Rênal étant retourné à la ville, pour les affaires de la mairie, madame de Rênal prit des ouvriers à ses frais. Julien lui avait donné l’idée d’un petit chemin sablé, qui circulerait dans le verger et sous les grands noyers, et permettrait aux enfants de se promener dès le matin, sans que leurs souliers fussent mouillés par la rosée. Cette idée fut mise à exécution moins de vingt-quatre heures après avoir été conçue. Madame de Rênal passa toute la journée gaiement avec Julien à diriger les ouvriers.

Lorsque le maire de Verrières revint de la ville, il fut bien surpris de trouver l’allée faite. Son arrivée surprit aussi madame de Rênal ; elle avait oublié son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de la hardiesse qu’on avait eue de faire, sans le consulter, une réparation aussi importante, mais madame de Rénal l’avait exécutée à ses frais, ce qui le consolait un peu.

Elle passait ses journées à courir avec ses enfants dans le verger, et à faire la chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons de gaze claire, avec lesquels on prenait les pauvres lépidoptères. C’est le nom barbare que Julien apprenait à madame de Rênal. Car elle avait fait venir de Besançon le bel ouvrage de M. Godart ; et Julien lui racontait les mœurs singulières de ces pauvres bêtes.

On les piquait sans pitié avec des épingles dans un grand cadre de carton arrangé aussi par Julien.

Il y eut enfin entre madame de Rênal et Julien un sujet de conversation, il ne fut plus exposé à l’affreux supplice que lui donnaient les moments de silence.

Ils se parlaient sans cesse, et avec un intérêt extrême, quoique toujours de choses fort innocentes. Cette vie active, occupée et gaie, était du goût de tout le monde, excepté de mademoiselle Élisa, qui se trouvait excédée de travail. Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal à Verrières, madame ne s’est donné tant de soins pour sa toilette ; elle change de robes deux ou trois fois par jour.

Comme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point que madame de Rênal, qui avait une peau superbe, ne se fît arranger des robes qui laissaient les bras et la poitrine fort découverts. Elle était très-bien faite, et cette manière de se mettre lui allait à ravir.

— Jamais vous n’avez été si jeune, madame, lui disaient ses amis de Verrières qui venaient dîner à Vergy. (C’est une façon de parler du pays.)

Une chose singulière, qui trouvera peu de croyance parmi nous, c’était sans intention directe que madame de Rênal se livrait à tant de soins. Elle y trouvait du plaisir ; et, sans y songer autrement, tout le temps qu’elle ne passait pas à la chasse aux papillons avec les enfants et Julien, elle travaillait avec Élisa à bâtir des robes. Sa seule course à Verrières fut causée par l’envie d’acheter de nouvelles robes d’été qu’on venait d’apporter de Mulhouse.

Elle ramena à Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son mariage, madame de Rênal s’était liée insensiblement avec madame Derville qui autrefois avait été sa compagne au Sacré-Cœur.

Madame Derville riait beaucoup de ce qu’elle appelait les idées folles de sa cousine : Seule, jamais je n’y penserais, disait-elle. Ces idées imprévues qu’on eût appelées saillies à Paris, madame de Rênal en avait honte comme d’une sottise, quand elle était avec son mari ; mais la présence de madame Derville lui donnait du courage. Elle lui disait d’abord ses pensées d’une voix timide ; quand ces dames étaient longtemps seules, l’esprit de madame de Rênal s’animait, et une longue matinée solitaire passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. À ce voyage la raisonnable madame Derville trouva sa cousine beaucoup moins gaie et beaucoup plus heureuse.

Julien, de son côté, avait vécu en véritable enfant depuis son séjour à la campagne, aussi heureux de courir à la suite des papillons que ses élèves. Après tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point madame de Rênal, il se livrait au plaisir d’exister, si vif à cet âge, et au milieu des plus belles montagnes du monde.

Dès l’arrivée de madame Derville, il sembla à Julien qu’elle était son amie ; il se hâta de lui montrer le point de vue que l’on a de l’extrémité de la nouvelle allée sous les grands noyers ; dans le fait, il est égal, si ce n’est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d’Italie peuvent offrir de plus admirable. Si l’on monte la côte rapide qui commence à quelques pas de là, on arrive bientôt à de grands précipices bordés par des bois de chênes, qui s’avancent presque jusque sur la rivière. C’est sur les sommets de ces rochers coupés à pic, que Julien, heureux, libre, et même quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes.

— C’est pour moi comme de la musique de Mozart, disait madame Derville.

La jalousie de ses frères, la présence d’un père despote et rempli d’humeur avaient gâté aux yeux de Julien les campagnes des environs de Verrières. À Vergy, il ne trouvait point de ces souvenirs amers ; pour la première fois de sa vie, il ne voyait point d’ennemi. Quand M. de Rênal était à la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire ; bientôt, au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond d’un vase à fleurs renversé, il put se livrer au sommeil ; le jour, dans l’intervalle des leçons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre unique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait à la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de découragement.

Certaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur le mérite des romans à la mode sous son règne lui donnèrent alors, pour la première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge aurait eues depuis longtemps.

Les grandes chaleurs arrivèrent. On prit l’habitude de passer les soirées sous un immense tilleul à quelques pas de la maison. L’obscurité y était profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec délices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes ; en gesticulant, il toucha la main de madame de Rênal qui était appuyée sur le dos d’une de ces chaises de bois peint que l’on place dans les jardins.

Cette main se retira bien vite ; mais Julien pensa qu’il était de son devoir d’obtenir que l’on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L’idée d’un devoir à accomplir, et d’un ridicule ou plutôt d’un sentiment d’infériorité à encourir si l’on n’y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur.


CHAPITRE IX

une soirée à la campagne

La Didon de M. Guérin, esquisse charmante
Strombeck.


Ses regards le lendemain, quand il revit madame de Rênal, étaient singuliers ; il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards, si différents de ceux de la veille, firent perdre la tête à madame de Rênal : elle avait été bonne pour lui, et il paraissait fâché. Elle ne pouvait détacher ses regards des siens.

La présence de madame Derville permettait à Julien de moins parler et de s’occuper davantage de ce qu’il avait dans la tête. Son unique affaire, toute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre inspiré qui retrempait son âme.

Il abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la présence de madame de Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire, il décida qu’il fallait absolument qu’elle permît ce soir là que sa main restât dans la sienne.

Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une façon singulière. La nuit vint. Il observa, avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très-chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer.

On s’assit enfin, madame de Rênal à côté de Julien, et madame Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.

Serai-je aussi tremblant, et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien, car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l’état de son âme.

Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à madame de Rênal quelque affaire qui l’obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin ! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée ; bientôt la voix de madame de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s’en aperçut point. L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du château, sans qu’il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle.

Après un dernier moment d’attente et d’anxiété, pendant lequel l’excès de l’émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l’horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique.

Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore il étendit la main et prit celle de madame de Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.

Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât madame de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que madame Derville ne s’aperçût de rien, il se crut obligé de parler ; sa voix alors était éclatante et forte. Celle de madame de Rênal, au contraire, trahissait tant d’émotion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger : Si madame de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j’ai passé la journée. J’ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m’est acquis.

Au moment où madame Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu’on lui abandonnait.

Madame de Rênal, qui se levait déjà, se rassit, en disant, d’une voix mourante :

— Je me sens, à la vérité, un peu malade, mais le grand air me fait du bien.

Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était extrême : il parla, il oublia de feindre, il parut l’homme le plus aimable aux deux amies qui l’écoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à coup. Il craignait mortellement que madame Derville, fatiguée du vent qui commençait à s’élever et qui précédait la tempête, ne voulût rentrer seule au salon. Alors il serait resté en tête à tête avec madame de Rênal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir ; mais il sentait qu’il était hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à madame de Rênal. Quelques légers que fussent ses reproches, il allait être battu, et l’avantage qu’il venait d’obtenir anéanti.

Heureusement pour lui, ce soir-là, ses discours touchants et emphatiques trouvèrent grâce devant madame Derville, qui très-souvent le trouvait gauche comme un enfant, et peu amusant. Pour madame de Rênal, la main dans celle de Julien, elle ne pensait à rien ; elle se laissait vivre. Les heures qu’on passa sous ce grand tilleul, que la tradition du pays dit planté par Charles le Téméraire, furent pour elle une époque de bonheur. Elle écoutait avec délices les gémissements du vent dans l’épais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l’eût bien rassuré ; madame de Rênal, qui avait été obligée de lui ôter sa main, parce qu’elle se leva pour aider sa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à leurs pieds, fut à peine assise de nouveau, qu’elle lui rendit sa main presque sans difficulté, et comme si déjà c’eût été entre eux une chose convenue.

Minuit était sonné depuis longtemps ; il fallut enfin quitter le jardin : on se sépara. Madame de Rênal, transportée du bonheur d’aimer, était tellement ignorante, qu’elle ne se faisait presque aucun reproche. Le bonheur lui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s’empara de Julien, mortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et l’orgueil s’étaient livrés dans son cœur.

Le lendemain on le réveilla à cinq heures ; et, ce qui eût été cruel pour madame de Rênal si elle l’eût su, à peine lui donna-t-il une pensée. Il avait fait son devoir, et un devoir héroïque. Rempli de bonheur par ce sentiment, il s’enferma à clef dans sa chambre, et se livra avec un plaisir tout nouveau à la lecture des exploits de son héros.

Quand la cloche du déjeuner se fit entendre, il avait oublié, en lisant les bulletins de la grande armée, tous ses avantages de la veille. Il se dit, d’un ton léger, en descendant au salon : Il faut dire à cette femme que je l’aime.

Au lieu de ces regards chargés de volupté, qu’il s’attendait à rencontrer, il trouva la figure sévère de M. de Rênal, qui, arrivé depuis deux heures de Verrières, ne cachait point son mécontentement de ce que Julien passait toute la matinée sans s’occuper des enfants. Rien n’était laid comme cet homme important, ayant de l’humeur et croyant pouvoir la montrer.

Chaque mot aigre de son mari perçait le cœur de madame de Rênal. Quant à Julien, il était tellement plongé dans l’extase, encore si occupé des grandes choses qui, pendant plusieurs heures, venaient de passer devant ses yeux, qu’à peine d’abord put-il rabaisser son attention jusqu’à écouter les propos durs que lui adressait M. de Rênal. Il lui dit enfin, assez brusquement :

— J’étais malade.

Le ton de cette réponse eût piqué un homme beaucoup moins susceptible que le maire de Verrières, il eut quelque idée de répondre à Julien en le chassant à l’instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu’il s’était faite de ne jamais trop se hâter en affaires.

Ce jeune sot, se dit-il bientôt, s’est fait une sorte de réputation dans ma maison, le Valenod peut le prendre chez lui, ou bien il épousera Élisa, et dans les deux cas, au fond du cœur, il pourra se moquer de moi.

Malgré la sagesse de ses réflexions, le mécontentement de M. de Rênal n’en éclata pas moins par une suite de mots grossiers qui peu à peu irritèrent Julien. Madame de Rênal était sur le point de fondre en larmes. À peine le déjeuner fut-il fini, qu’elle demanda à Julien de lui donner le bras pour la promenade, elle s’appuyait sur lui avec amitié. À tout ce que madame de Rénal lui disait, Julien ne pouvait que répondre à demi-voix :

Voilà bien les gens riches !

M. de Rênal marchait tout près d’eux ; sa présence augmentait la colère de Julien. Il s’aperçut tout à coup que madame de Rênal s’appuyait sur son bras d’une façon marquée ; ce mouvement lui fît horreur, il la repoussa avec violence et dégagea son bras.

Heureusement M. de Rênal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle ne fut remarquée que de madame Derville, son amie fondait en larmes. En ce moment M. de Rênal se mit à poursuivre à coups de pierres une petite paysanne qui avait pris un sentier abusif, et traversait un coin du verger.

— Monsieur Julien, de grâce, modérez-vous ; songez que nous avons tous des moments d’humeur, dit rapidement madame Derville.

Julien la regarda froidement avec des yeux où se peignait le plus souverain mépris.

Ce regard étonna madame Derville, et l’eût surprise bien davantage si elle en eût deviné la véritable expression ; elle y eût lu comme un espoir vague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans doute de tels moments d’humiliation qui ont fait les Robespierre.

— Votre Julien est bien violent, il m’effraie, dit tout bas madame Derville à son amie.

— Il a raison d’être en colère, lui répondit celle-ci. Après les progrès étonnants qu’il a fait faire aux enfants, qu’importe qu’il passe une matinée sans leur parler ; il faut convenir que les hommes sont bien durs.

Pour la première fois de sa vie, madame de Rênal sentit une sorte de désir de vengeance contre son mari. La haine extrême qui animait Julien contre les riches allait éclater. Heureusement M. de Rênal appela son jardinier, et resta occupé avec lui à barrer, avec des fagots d’épines, le sentier abusif à travers le verger. Julien ne répondit pas un seul mot aux prévenances dont pendant tout le reste de la promenade il fut l’objet. À peine M. de Rênal s’était-il éloigné, que les deux amies, se prétendant fatiguées, lui avaient demandé chacune un bras.

Entre ces deux femmes dont un trouble extrême couvrait les joues de rougeur et d’embarras, la pâleur hautaine, l’air sombre et décidé de Julien formait un étrange contraste. Il méprisait ces femmes, et tous les sentiments tendres.

Quoi ! se disait-il, pas même cinq cents francs de rente pour terminer mes études ! Ah ! comme je l’enverrais promener !

Absorbé par ces idées sévères, le peu qu’il daignait comprendre des mots obligeants des deux amies lui déplaisait comme vide de sens, niais, faible, en un mot féminin.

À force de parler pour parler, et de chercher à maintenir la conversation vivante, il arriva à madame de Rênal de dire que son mari était venu de Verrières parce qu’il avait fait marché, pour de la paille de maïs, avec un de ses fermiers. (Dans ce pays, c’est avec de la paille de maïs que l’on remplit les paillasses des lits.)

— Mon mari ne nous rejoindra pas, ajouta madame de Rênal ; avec le jardinier et son valet de chambre, il va s’occuper d’achever le renouvellement des paillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de maïs dans tous les lits du premier étage, maintenant il est au second.

Julien changea de couleur ; il regarda madame de Rênal d’un air singulier, et bientôt la prit à part en quelque sorte en doublant le pas. Madame Derville les laissa s’éloigner.

— Sauvez-moi la vie, dit Julien à madame de Rênal, vous seule le pouvez ; car vous savez que le valet de chambre me hait à la mort. Je dois vous avouer, madame, que j’ai un portrait ; je l’ai caché dans la paillasse de mon lit.

À ce mot, madame de Rênal devint pâle à son tour.

— Vous seule, madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre ; fouillez, sans qu’il y paraisse, dans l’angle de la paillasse qui est le plus rapproché de la fenêtre, vous y trouverez une petite boîte de carton noir et lisse.

— Elle renferme un portrait ! dit madame de Rênal pouvant à peine se tenir debout.

Son air de découragement fut aperçu de Julien, qui aussitôt en profita.

— J’ai une seconde grâce à vous demander, madame, je vous supplie de ne pas regarder ce portrait, c’est mon secret.

— C’est un secret, répéta madame de Rênal d’une voix éteinte.

Mais, quoique élevée parmi des gens fiers de leur fortune, et sensibles au seul intérêt d’argent, l’amour avait déjà mis de la générosité dans cette âme. Cruellement blessée, ce fut avec l’air du dévouement le plus simple que madame de Rênal fit à Julien les questions nécessaires pour pouvoir bien s’acquitter de sa commission.

— Ainsi, lui dit-elle en s’éloignant, une petite boîte ronde, de carton noir, bien lisse.

— Oui, madame, répondit Julien de cet air dur que le danger donne aux hommes.

Elle monta au second étage du château, pâle comme si elle fût allée à la mort. Pour comble de misère elle sentit qu’elle était sur le point de se trouver mal ; mais la nécessité de rendre service à Julien lui rendit des forces.

— Il faut que j’aie cette boîte, se dit-elle en doublant le pas.

Elle entendit son mari parler au valet de chambre, dans la chambre même de Julien. Heureusement ils passèrent dans celle des enfants. Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu’elle s’écorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genre, elle n’eut pas la conscience de celle-ci, car presque en même temps, elle sentit le poli de la boîte de carton. Elle la saisit et disparut.

À peine fut-elle délivrée de la crainte d’être surprise par son mari, que l’horreur que lui causait cette boîte fut sur le point de la faire décidément se trouver mal.

Julien est donc amoureux, et je tiens là le portrait de la femme qu’il aime !

Assise sur une chaise dans l’antichambre de cet appartement, madame de Rênal était en proie à toutes les horreurs de la jalousie. Son extrême ignorance lui fut encore utile en ce moment, l’étonnement tempérait la douleur. Julien parut, saisit la boîte, sans remercier, sans rien dire, et courut dans sa chambre où il fit du feu, et la brûla à l’instant. Il était pâle, anéanti, il s’exagérait l’étendue du danger qu’il venait de courir.

Le portrait de Napoléon, se disait-il en hochant la tête, trouvé caché chez un homme qui fait profession d’une telle haine pour l’usurpateur ! trouvé par M. de Rênal, tellement ultra et tellement irrité ! et pour comble d’imprudence, sur le carton blanc derrière le portrait, des lignes écrites de ma main ! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l’excès de mon admiration ! et chacun de ces transports d’amour est daté ! il y en a d’avant-hier.

Toute ma réputation tombée, anéantie en un moment ! se disait Julien, en voyant brûler la boîte, et ma réputation est tout mon bien, je ne vis que par elle… et encore, quelle vie, grand Dieu !

Une heure après, la fatigue et la pitié qu’il sentait pour lui-même le disposaient à l’attendrissement. Il rencontra madame de Rênal et prit sa main qu’il baisa avec plus de sincérité qu’il n’avait jamais fait. Elle rougit de bonheur, et, presque au même instant, repoussa Julien avec la colère de la jalousie. La fierté de Julien, si récemment blessée, en fit un sot dans ce moment. Il ne vit en madame de Rênal qu’une femme riche, il laissa tomber sa main avec dédain, et s’éloigna. Il alla se promener pensif dans le jardin, bientôt un sourire amer parut sur ses lèvres.

Je me promène là, tranquille comme un homme maître de son temps ! Je ne m’occupe pas des enfants ! je m’expose aux mots humiliants de M. de Rênal, et il aura raison. Il courut à la chambre des enfants.

Les caresses du plus jeune, qu’il aimait beaucoup, calmèrent un peu sa cuisante douleur.

Celui-là ne me méprise pas encore, pensa Julien. Mais bientôt il se reprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse. Ces enfants me caressent comme ils caresseraient le jeune chien de chasse que l’on a acheté hier.


CHAPITRE X

un grand cœur et une petite fortune

But passion most dissembles, yet betrays,
Even by its darkness ; as the blackest sky
Foretells the heaviest tempest.
Don Juan, C. I, st. 73.



M.de rênal qui suivait toutes les chambres du château, revint dans celle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses. L’entrée soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Plus pâle, plus sombre qu’à l’ordinaire, il s’élança vers lui. M. de Rênal s’arrêta et regarda ses domestiques.

— Monsieur, lui dit Julien, croyez-vous qu’avec tout autre précepteur, vos enfants eussent fait les mêmes progrès qu’avec moi ? Si vous répondez que non, continua Julien sans laisser à M. de Rênal le temps de parler, comment osez-vous m’adresser le reproche que je les néglige ?

M. de Rênal, à peine remis de sa peur, conclut du ton étrange qu’il voyait prendre à ce petit paysan, qu’il avait en poche quelque proposition avantageuse et qu’il allait le quitter. La colère de Julien, s’augmentant à mesure qu’il parlait :

— Je puis vivre sans vous, monsieur, ajouta-t-il.

— Je suis vraiment fâché de vous voir si agité, répondit M. de Rênal en balbutiant un peu. Les domestiques étaient à dix pas, occupés à arranger les lits.

— Ce n’est pas ce qu’il me faut, monsieur, reprit Julien hors de lui ; songez à l’infamie des paroles que vous m’avez adressées, et devant des femmes encore !

M. de Rênal ne comprenait que trop ce que demandait Julien, et un pénible combat déchirait son âme. Il arriva que Julien, effectivement fou de colère, s’écria :

— Je sais où aller, monsieur, en sortant de chez vous.

À ce mot, M. de Rênal vit Julien installé chez M. Valenod.

— Eh bien ! monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l’air dont il eût appelé le chirurgien pour l’opération la plus douloureuse, j’accède à votre demande. À compter d’après-demain, qui est le premier du mois, je vous donne cinquante francs par mois.

Julien eut envie de rire et resta stupéfait : toute sa colère avait disparu.

Je ne méprisais pas assez l’animal, se dit-il. Voilà sans doute la plus grande excuse que puisse faire une âme aussi basse.

Les enfants qui écoutaient cette scène bouche béante, coururent au jardin dire à leur mère que M. Julien était bien en colère, mais qu’il allait avoir cinquante francs par mois.

Julien les suivit par habitude, sans même regarder M. de Rênal, qu’il laissa profondément irrité.

Voilà cent soixante-huit francs, se disait le maire, que me coûte M. Valenod. Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son entreprise des fournitures pour les enfants trouvés.

Un instant après, Julien se retrouva vis-à-vis de M. de Rênal :

— J’ai à parler de ma conscience à M. Chélan ; j’ai l’honneur de vous prévenir que je serai absent quelques heures.

— Eh, mon cher Julien ! dit M. de Rênal en riant de l’air le plus faux, toute la journée, si vous voulez, toute celle de demain, mon bon ami. Prenez le cheval du jardinier pour aller à Verrières.

Le voilà, se dit M. de Rênal, qui va rendre réponse à Valenod, il ne m’a rien promis, mais il faut laisser se refroidir cette tête de jeune homme.

Julien s’échappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy à Verrières. Il ne voulait point arriver sitôt chez M. Chélan. Loin de désirer s’astreindre à une nouvelle scène d’hypocrisie, il avait besoin d’y voir clair dans son âme, et de donner audience à la foule de sentiments qui l’agitaient.

J’ai gagné une bataille, se dit-il aussitôt qu’il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j’ai donc gagné une bataille !

Ce mot lui peignait en beau toute sa position, et rendit à son âme quelque tranquillité.

Me voilà avec cinquante francs d’appointements par mois, il faut que M. de Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi ?

Cette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l’homme heureux et puissant contre lequel une heure auparavant il était bouillant de colère acheva de rasséréner l’âme de Julien. Il fut presque sensible un moment à la beauté ravissante des bois au milieu desquels il marchait. D’énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au milieu de la forêt du côté de la montagne. De grands hêtres s’élevaient presque aussi haut que ces rochers dont l’ombre donnait une fraîcheur délicieuse à trois pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût rendu impossible de s’arrêter.

Julien prenait haleine un instant à l’ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d’être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu’il brûlait d’atteindre au moral. L’air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait de l’agiter, malgré la violence de ses mouvements, n’avait rien de personnel. S’il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l’eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l’ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! un instant auparavant je m’étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour ; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches.

Julien, debout sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.

C’était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?


CHAPITRE XI

une soirée

Yet Julia’s very coldness still was kind,
And tremulously gentle her small hand
Withdrew itself from his, but left behind,
A little pressure, thrilling, and so bland
And slight, so very slight that to the mind,
’Twas but a doubt.
Don Juan, C. I, st. 71.



Il fallut pourtant paraître à Verrières. En sortant du presbytère, un heureux hasard fit que Julien rencontra M. Valenod auquel il se hâta de raconter l’augmentation de ses appointements.

De retour à Vergy, Julien ne descendit au jardin que lorsqu’il fut nuit close. Son âme était fatiguée de ce grand nombre d’émotions puissantes qui l’avaient agitée dans cette journée. Que leur dirai-je ? pensait-il avec inquiétude, en songeant aux dames. Il était loin de voir que son âme était précisément au niveau des petites circonstances qui occupent ordinairement tout l’intérêt des femmes. Souvent Julien était inintelligible pour madame Derville et même pour son amie, et à son tour ne comprenait qu’à demi tout ce qu’elles lui disaient. Tel était l’effet de la force, et, si j’ose parler ainsi, de la grandeur des mouvements de passion qui bouleversaient l’âme de ce jeune ambitieux. Chez cet être singulier, c’était presque tous les jours tempête.

En entrant ce soir-là au jardin, Julien était disposé à s’occuper des idées des jolies cousines. Elles l’attendaient avec impatience. Il prit sa place ordinaire, à côté de madame de Rênal. L’obscurité devint bientôt profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il voyait près de lui, appuyée sur le dos d’une chaise. On hésita un peu, mais on finit par la lui retirer d’une façon qui marquait de l’humeur. Julien était disposé à se le tenir pour dit, et à continuer gaiement la conversation, quand il entendit M. de Rênal qui s’approchait.

Julien avait encore dans l’oreille les paroles grossières du matin. Ne serait-ce pas, se dit-il, une façon de se moquer de cet être, si comblé de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la main de sa femme, précisément en sa présence ? Oui, je le ferai, moi, pour qui il a témoigné tant de mépris.

De ce moment la tranquillité, si peu naturelle au caractère de Julien, s’éloigna bien vite ; il désira avec anxiété, et sans pouvoir songer à rien autre chose, que madame de Rênal voulût bien lui laisser sa main.

M. de Rênal parlait politique avec colère : deux ou trois industriels de Verrières devenaient décidément plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les élections. Madame Derville l’écoutait. Julien, irrité de ses discours, approcha sa chaise de celle de madame de Rênal. L’obscurité cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main très-près du joli bras que la robe laissait à découvert. Il fut troublé, sa pensée ne fut plus à lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses lèvres.

Madame de Rênal frémit. Son mari était à quatre pas, elle se hâta de donner sa main à Julien, et en même temps de le repousser un peu. Comme M. de Rênal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s’enrichissent, Julien couvrait la main qu’on lui avait laissée de baisers passionnés ou du moins qui semblaient tels à madame de Rênal. Cependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journée fatale, que l’homme qu’elle adorait sans se l’avouer aimait ailleurs ! Pendant toute l’absence de Julien, elle avait été en proie à un malheur extrême, qui l’avait fait réfléchir.

Quoi ! j’aimerais, se disait-elle, j’aurais de l’amour ! Moi, femme mariée, je serais amoureuse ! mais, se disait-elle, je n’ai jamais éprouvé pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis détacher ma pensée de Julien. Au fond ce n’est qu’un enfant plein de respect pour moi ! Cette folie sera passagère. Qu’importe à mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme ? M. de Rênal serait ennuyé des conversations que j’ai avec Julien, sur des choses d’imagination. Lui, il pense à ses affaires. Je ne lui enlève rien pour le donner à Julien.

Aucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette âme naïve, égarée par une passion qu’elle n’avait jamais éprouvée. Elle était trompée, mais à son insu, et cependant un instinct de vertu était effrayé. Tels étaient les combats qui l’agitaient quand Julien parut au jardin. Elle l’entendit parler, presque au même instant elle le vit s’asseoir à ses côtés. Son âme fut comme enlevée par ce bonheur charmant qui depuis quinze jours l’étonnait plus encore qu’il ne la séduisait. Tout était imprévu pour elle. Cependant après quelques instants, il suffit donc, se dit-elle, de la présence de Julien pour effacer tous ses torts ? Elle fut effrayée ; ce fut alors qu’elle lui ôta sa main.

Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle n’en avait reçu de pareils, lui firent tout à coup oublier que peut-être il aimait une autre femme. Bientôt il ne fut plus coupable à ses yeux. La cessation de la douleur poignante, fille du soupçon, la présence d’un bonheur que jamais elle n’avait même rêvé, lui donnèrent des transports d’amour et de folle gaieté. Cette soirée fut charmante pour tout le monde excepté pour le maire de Verrières qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis. Julien ne pensait plus à sa noire ambition, ni à ses projets si difficiles à exécuter. Pour la première fois de sa vie, il était entraîné par le pouvoir de la beauté. Perdu dans une rêverie vague et douce, si étrangère à son caractère, pressant doucement cette main qui lui plaisait comme parfaitement jolie, il écoutait à demi le mouvement des feuilles du tilleul agitées par ce léger vent de la nuit, et les chiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain.

Mais cette émotion était un plaisir et non une passion. En rentrant dans sa chambre il ne songea qu’à un bonheur, celui de reprendre son livre favori ; à vingt ans, l’idée du monde et de l’effet à y produire l’emporte sur tout.

Bientôt cependant il posa le livre. À force de songer aux victoires de Napoléon, il avait vu quelque chose de nouveau dans la sienne. Oui, j’ai gagné une bataille, se dit-il, mais il faut en profiter, il faut écraser l’orgueil de ce fier gentilhomme pendant qu’il est en retraite. C’est là Napoléon tout pur. Il faut que je demande un congé de trois jours pour aller voir mon ami Fouqué. S’il me le refuse, je lui mets encore le marché à la main, mais il cédera.

Madame de Rênal ne put fermer l’œil. Il lui semblait n’avoir pas vécu jusqu’à ce moment. Elle ne pouvait distraire sa pensée du bonheur de sentir Julien couvrir sa main de baisers enflammés.

Tout à coup l’affreuse parole : adultère, lui apparut. Tout ce que la plus vile débauche peut imprimer de dégoûtant à l’idée de l’amour des sens se présenta en foule à son imagination. Ces idées voulaient tâcher de ternir l’image tendre et divine qu’elle se faisait de Julien et du bonheur de l’aimer. L’avenir se peignait sous des couleurs terribles. Elle se voyait méprisable.

Ce moment fut affreux ; son âme arrivait dans des pays inconnus. La veille elle avait goûté un bonheur inéprouvé ; maintenant elle se trouvait tout à coup plongée dans un malheur atroce. Elle n’avait aucune idée de telles souffrances, elles troublèrent sa raison. Elle eut un instant la pensée d’avouer à son mari qu’elle craignait d’aimer Julien. C’eût été parler de lui. Heureusement elle rencontra dans sa mémoire un précepte donné jadis par sa tante, la veille de son mariage. Il s’agissait du danger des confidences faites à un mari, qui après tout est un maître. Dans l’excès de sa douleur, elle se tordait les mains.

Elle était entraînée au hasard par des images contradictoires et douloureuses. Tantôt elle craignait de n’être pas aimée, tantôt l’affreuse idée du crime la torturait comme si le lendemain elle eût dû être exposée au pilori, sur la place publique de Verrières, avec un écriteau expliquant son adultère à la populace.

Madame de Rênal n’avait aucune expérience de la vie ; même pleinement éveillée et dans l’exercice de toute sa raison, elle n’eût aperçu aucun intervalle entre être coupable aux yeux de Dieu, et se trouver accablée en public des marques les plus bruyantes du mépris général.

Quand l’affreuse idée d’adultère et de toute l’ignominie que, dans son opinion, ce crime entraîne à sa suite, lui laissait quelque repos, et qu’elle venait à songer à la douceur de vivre avec Julien innocemment, et comme par le passé, elle se trouvait jetée dans l’idée horrible que Julien aimait une autre femme. Elle voyait encore sa pâleur quand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en le laissant voir. Pour la première fois, elle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s’était montré ému ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce surcroît de douleur arriva à toute l’intensité de malheur qu’il est donné à l’âme humaine de pouvoir supporter. Sans s’en douter, madame de Rênal jeta des cris qui réveillèrent sa femme de chambre. Tout à coup elle vit paraître auprès de son lit la clarté d’une lumière, et reconnut Élisa.

— Est-ce vous qu’il aime ? s’écria-t-elle dans sa folie.

La femme de chambre, étonnée du trouble affreux dans lequel elle surprenait sa maîtresse, ne fit heureusement aucune attention à ce mot singulier. Madame de Rênal sentit son imprudence : « J’ai la fièvre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de délire, restez auprès de moi. » Tout à fait réveillée par la nécessité de se contraindre, elle se trouva moins malheureuse ; la raison reprit l’empire que l’état de demi-sommeil lui avait ôté. Pour se délivrer du regard fixe de sa femme de chambre, elle lui ordonna de lire le journal, et ce fut au bruit monotone de la voix de cette fille, lisant un long article de la Quotidienne, que madame de Rénal prit la résolution vertueuse de traiter Julien avec une froideur parfaite quand elle le reverrait.


CHAPITRE XII

un voyage

On trouve à Paris des gens élégants, il peut y avoir en province des gens à caractère.
Sièyès.


Le lendemain, dès cinq heures, avant que madame de Rênal fût visible, Julien avait obtenu de son mari un congé de trois jours. Contre son attente, Julien se trouva le désir de la revoir, il songeait à sa main si jolie. Il descendit au jardin, madame de Rênal se fit longtemps attendre. Mais si Julien l’eût aimée, il l’eût aperçue derrière les persiennes à demi fermées du premier étage, le front appuyé contre la vitre. Elle le regardait. Enfin, malgré ses résolutions, elle se détermina à paraître au jardin. Sa pâleur habituelle avait fait place aux plus vives couleurs. Cette femme si naïve était évidemment agitée : un sentiment de contrainte et même de colère altérait cette expression de sérénité profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires intérêts de la vie, qui donnait tant de charmes à cette figure céleste.

Julien s’approcha d’elle avec empressement ; il admirait ces bras si beaux qu’un châle jeté à la hâte laissait apercevoir. La fraîcheur de l’air du matin semblait augmenter encore l’éclat d’un teint que l’agitation de la nuit ne rendait que plus sensible à toutes les impressions. Cette beauté modeste et touchante, et cependant pleine de pensées que l’on ne trouve point dans les classes inférieures, semblait révéler à Julien une faculté de son âme qu’il n’avait jamais sentie. Tout entier à l’admiration des charmes que surprenait son regard avide, Julien ne songeait nullement à l’accueil amical qu’il s’attendait à recevoir. Il fut d’autant plus étonné de la froideur glaciale qu’on cherchait à lui montrer, et à travers laquelle il crut même distinguer l’intention de le remettre à sa place.

Le sourire du plaisir expira sur ses lèvres : il se souvint du rang qu’il occupait dans la société, et surtout aux yeux d’une noble et riche héritière. En un moment il n’y eut plus sur sa physionomie que de la hauteur et de la colère contre lui-même. Il éprouvait un violent dépit d’avoir pu retarder son départ de plus d’une heure pour recevoir un accueil aussi humiliant.

Il n’y a qu’un sot, se dit-il, qui soit en colère contre les autres : une pierre tombe parce qu’elle est pesante. Serais-je toujours un enfant ? quand donc aurai-je contracté la bonne habitude de donner de mon âme à ces gens-là juste pour leur argent ? Si je veux être estimé et d’eux et de moi-même, il faut leur montrer que c’est ma pauvreté qui est en commerce avec leur richesse, mais que mon cœur est à mille lieues de leur insolence, et placé dans une sphère trop haute pour être atteint par leurs petites marques de dédain ou de faveur.

Pendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l’âme du jeune précepteur, sa physionomie mobile prenait l’expression de l’orgueil souffrant et de la férocité. Madame de Rênal en fut toute troublée. La froideur vertueuse qu’elle avait voulu donner à son accueil fit place à l’expression de l’intérêt, et d’un intérêt animé par toute la surprise du changement subit qu’elle venait de voir. Les paroles vaines que l’on s’adresse le matin sur la santé, sur la beauté de la journée, tarirent à la fois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n’était troublé par aucune passion, trouva bien vite un moyen de marquer à madame de Rênal combien peu il se croyait avec elle dans des rapports d’amitié ; il ne lui dit rien du petit voyage qu’il allait entreprendre, la salua et partit.

Comme elle le regardait aller, atterrée de la hauteur sombre qu’elle lisait dans ce regard si aimable la veille, son fils aîné, qui accourait du fond du jardin, lui dit en l’embrassant :

— Nous avons congé, M. Julien s’en va pour un voyage.

À ce mot, madame de Rênal se sentit saisie d’un froid mortel ; elle était malheureuse par sa vertu, et plus malheureuse encore par sa faiblesse.

Ce nouvel événement vint occuper toute son imagination ; elle fut emportée bien au delà des sages résolutions qu’elle devait à la nuit terrible qu’elle venait de passer. Il n’était plus question de résister à cet amant si aimable, mais de le perdre à jamais.

Il fallut assister au déjeuner. Pour comble de douleur, M. de Rênal et madame Derville ne parlèrent que du départ de Julien. Le maire de Verrières avait remarqué quelque chose d’insolite dans le ton ferme avec lequel il avait demandé un congé.

— Ce petit paysan a sans doute en poche des propositions de quelqu’un. Mais ce quelqu’un, fût-ce M. Valenod, doit être un peu découragé par la somme de 600 francs, à laquelle maintenant il faut porter le déboursé annuel. Hier, à Verrières, on aura demandé un délai de trois jours pour réfléchir ; et ce matin, afin de n’être pas obligé à me donner une réponse, le petit monsieur part pour la montagne. Être obligé de compter avec un misérable ouvrier qui fait l’insolent, voilà pourtant où nous sommes arrivés !

Puisque mon mari, qui ignore combien profondément il a blessé Julien, pense qu’il nous quittera, que dois-je croire moi-même ? se dit madame de Rênal. Ah ! tout est décidé !

Afin de pouvoir du moins pleurer en liberté, et ne pas répondre aux questions de madame Derville, elle parla d’un mal de tête affreux, et se mit au lit.

— Voilà ce que c’est que les femmes, répéta M. de Rênal, il y a toujours quelque chose de dérangé à ces machines compliquées. Et il s’en alla goguenard.

Pendant que madame de Rênal était en proie à ce qu’a de plus cruel la passion terrible dans laquelle le hasard l’avait engagée, Julien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que puissent présenter les scènes de montagnes. Il fallait traverser la grande chaîne au nord de Vergy. Le sentier qu’il suivait, s’élevant peu à peu parmi de grands bois de hêtres, forme des zigzags infinis sur la pente de la haute montagne qui dessine au nord la vallée du Doubs. Bientôt les regards du voyageur, passant par-dessus les coteaux moins élevés qui contiennent le cours du Doubs vers le midi, s’étendirent jusqu’aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais. Quelque insensible que l’âme de ce jeune ambitieux fût à ce genre de beauté, il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter de temps à autre pour regarder un spectacle si vaste et si imposant.

Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, près duquel il fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, à la vallée solitaire qu’habitait Fouqué, le jeune marchand de bois son ami. Julien n’était point pressé de le voir, lui ni aucun autre être humain. Caché comme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la grande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se serait approché de lui. Il découvrit une petite grotte au milieu de la pente presque verticale d’un des rochers. Il prit sa course, et bientôt fut établi dans cette retraite. Ici, dit-il avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal. Il eut l’idée de se livrer au plaisir d’écrire ses pensées, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carrée lui servait de pupitre. Sa plume volait : il ne voyait rien de ce qui l’entourait. Il remarqua enfin que le soleil se couchait derrière les montagnes éloignées du Beaujolais.

Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici ? se dit-il, j’ai du pain, et je suis libre ! Au son de ce grand mot son âme s’exalta, son hypocrisie faisait qu’il n’était pas libre même chez Fouqué. La tête appuyée sur les deux mains, Julien resta dans cette grotte plus heureux qu’il ne l’avait été de la vie, agité par ses rêveries et par son bonheur de liberté. Sans y songer il vit s’éteindre, l’un après l’autre, tous les rayons du crépuscule. Au milieu de cette obscurité immense, son âme s’égarait dans la contemplation de ce qu’il s’imaginait rencontrer un jour à Paris. C’était d’abord une femme bien plus belle et d’un génie bien plus élevé que tout ce qu’il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il était aimé. S’il se séparait d’elle pour quelques instants, c’était pour aller se couvrir de gloire et mériter d’en être encore plus aimé.

Même en lui supposant l’imagination de Julien, un jeune homme élevé au milieu des tristes vérités de la société de Paris, eût été réveillé à ce point de son roman par la froide ironie ; les grandes actions auraient disparu avec l’espoir d’y atteindre, pour faire place à la maxime si connue : Quitte-t-on sa maîtresse, on risque, hélas ! d’être trompé deux ou trois fois par jour. Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus héroïques, que le manque d’occasion.

Mais une nuit profonde avait remplacé le jour, et il avait encore deux lieues à faire pour descendre au hameau habité par Fouqué. Avant de quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et brûla avec soin tout ce qu’il avait écrit.

Il étonna bien son ami en frappant à sa porte à une heure du matin. Il trouva Fouqué occupé à écrire ses comptes. C’était un jeune homme de haute taille, assez mal fait, avec de grands traits durs, un nez infini, et beaucoup de bonhomie cachée sous cet aspect repoussant.

— T’es-tu donc brouillé avec ton M. de Rênal, que tu m’arrives ainsi à l’improviste ?

Julien lui raconta, mais comme il le fallait, les événements de la veille.

— Reste avec moi, lui dit Fouqué, je vois que tu connais M. de Rênal, M. Valenod, le sous-préfet Maugiron, le curé Chélan ; tu as compris les finesses du caractère de ces gens-là ; te voilà en état de paraître aux adjudications. Tu sais l’arithmétique mieux que moi, tu tiendras mes comptes. Je gagne gros dans mon commerce. L’impossibilité de tout faire par moi-même et la crainte de rencontrer un fripon dans l’homme que je prendrais pour associé m’empêchent tous les jours d’entreprendre d’excellentes affaires. Il n’y a pas un mois que j’ai fait gagner six mille francs à Michaud de Saint-Amand, que je n’avais pas revu depuis six ans, et que j’ai trouvé par hasard à la vente de Pontarlier. Pourquoi n’aurais-tu pas gagné, toi, ces six mille francs, ou du moins trois mille ? car, si ce jour-là je t’avais eu avec moi, j’aurais mis l’enchère à cette coupe de bois, et tout le monde me l’eût bientôt laissée. Sois mon associé.

Cette offre donna de l’humeur à Julien, elle dérangeait sa folie. Pendant tout le souper, que les deux amis préparèrent eux-mêmes comme des héros d’Homère, car Fouqué vivait seul, il montra ses comptes à Julien, et lui prouva combien son commerce de bois présentait d’avantages. Fouqué avait la plus haute idée des lumières et du caractère de Julien.

Quand enfin celui-ci fut seul dans sa petite chambre de bois de sapin. Il est vrai, se dit-il, je puis gagner ici quelques mille francs, puis reprendre avec avantage le métier de soldat ou celui de prêtre, suivant la mode qui alors régnera en France. Le petit pécule que j’aurai amassé lèvera toutes les difficultés de détail. Solitaire dans cette montagne, j’aurai dissipé un peu l’affreuse ignorance où je suis de tant de choses qui occupent tous ces hommes de salon. Mais Fouqué renonce à se marier, il me répète que la solitude le rend malheureux. Il est évident que s’il prend un associé qui n’a pas de fonds à verser dans son commerce, c’est dans l’espoir de se faire un compagnon qui ne le quitte jamais.

Tromperai-je mon ami ? s’écria Julien avec humeur. Cet être, dont l’hypocrisie et l’absence de toute sympathie étaient les moyens ordinaires de salut, ne put cette fois supporter l’idée du plus petit manque de délicatesse envers un homme qui l’aimait.

Mais tout à coup Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser. Quoi ! je perdrais lâchement sept ou huit années ! j’arriverais ainsi à vingt-huit ans ; mais, à cet âge, Bonaparte avait fait ses plus grandes choses ! Quand j’aurai gagné obscurément quelque argent en courant ces ventes de bois et méritant la faveur de quelques fripons subalternes, qui me dit que j’aurai encore le feu sacré avec lequel on se fait un nom ?

Le lendemain matin, Julien répondit d’un grand sang-froid au bon Fouqué, qui regardait l’affaire de l’association comme terminée, que sa vocation pour le saint ministère des autels ne lui permettait pas d’accepter. Fouqué n’en revenait pas.

— Mais songes-tu, lui répétait-il, que je t’associe, ou, si tu l’aimes mieux, que je te donne quatre mille francs par an ? et tu veux retourner chez ton M. Rênal, qui te méprise comme la boue de ses souliers ! quand tu auras deux cents louis devant toi, qu’est-ce qui t’empêche d’entrer au séminaire ? Je te dirai plus, je me charge de te procurer la meilleure cure du pays. Car, ajouta Fouqué en baissant la voix, je fournis de bois à brûler M. le…, M. le…, M… Je leur livre de l’essence de chêne de première qualité qu’ils ne me payent que comme du bois blanc, mais jamais argent ne fut mieux placé.

Rien ne put vaincre la vocation de Julien. Fouqué finit par le croire un peu fou. Le troisième jour, de grand matin. Julien quitta son ami pour passer la journée au milieu des rochers de la grande montagne. Il retrouva sa petite grotte, mais il n’avait plus la paix de l’âme, les offres de son ami la lui avaient enlevée. Comme Hercule, il se trouvait non entre le vice et la vertu, mais entre la médiocrité suivie d’un bien-être assuré et tous les rêves héroïques de sa jeunesse. Je n’ai donc pas une véritable fermeté, se disait-il ; et c’était là le doute qui lui faisait le plus de mal. Je ne suis pas du bois dont on fait les grands hommes, puisque je crains que huit années passées à me procurer du pain ne m’enlèvent cette énergie sublime qui fait faire les choses extraordinaires.


CHAPITRE XIII

les bas à jour

Un roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin.
Saint-Réal.


Quand Julien aperçut les ruines pittoresques de l’ancienne église de Vergy, il remarqua que depuis l’avant-veille il n’avait pas pensé une seule fois à madame de Rênal. L’autre jour en partant, cette femme m’a rappelé la distance infinie qui nous sépare, elle m’a traité comme le fils d’un ouvrier. Sans doute elle a voulu me marquer son repentir de m’avoir laissé sa main la veille… Elle est pourtant bien jolie, cette main ! quel charme ! quelle noblesse dans les regards de cette femme !

La possibilité de faire fortune avec Fouqué donnait une certaine facilité aux raisonnements de Julien ; ils n’étaient plus aussi souvent gâtés par l’irritation, et le sentiment vif de sa pauvreté et de sa bassesse aux yeux du monde. Placé comme sur un promontoire élevé, il pouvait juger, et dominait pour ainsi dire l’extrême pauvreté et l’aisance qu’il appelait encore richesse. Il était loin de juger sa position en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance pour se sentir différent après ce petit voyage dans la montagne.

Il fut frappé du trouble extrême avec lequel madame de Rênal écouta le petit récit de son voyage, qu’elle lui avait demandé.

Fouqué avait eu des projets de mariage, des amours malheureuses ; de longues confidences à ce sujet avaient rempli les conversations des deux amis. Après avoir trouvé le bonheur trop tôt, Fouqué s’était aperçu qu’il n’était pas seul aimé. Tous ces récits avaient étonné Julien ; il avait appris bien des choses nouvelles. Sa vie solitaire toute d’imagination et de méfiance l’avait éloigné de tout ce qui pouvait l’éclairer.

Pendant son absence, la vie n’avait été pour madame de Rênal qu’une suite de supplices différents, mais tous intolérables ; elle était réellement malade.

— Surtout, lui dit madame Derville, lorsqu’elle vit arriver Julien, indisposée comme tu l’es, tu n’iras pas ce soir au jardin, l’air humide redoublerait ton malaise.

Madame Derville voyait avec étonnement que son amie, toujours grondée par M. de Rênal à cause de l’excessive simplicité de sa toilette, venait de prendre des bas à jour et de charmants petits souliers arrivés de Paris. Depuis trois jours la seule distraction de madame de Rênal avait été de tailler et de faire faire en toute hâte par Élisa une robe d’été, d’une jolie petite étoffe fort à la mode. À peine cette robe put-elle être terminée quelques instants après l’arrivée de Julien ; madame de Rênal la mit aussitôt. Son amie n’eut plus de doutes. Elle aime, l’infortunée ! se dit madame Derville. Elle comprit toutes les apparences singulières de sa maladie.

Elle la vit parler à Julien. La pâleur succédait à la rougeur la plus vive. L’anxiété se peignait dans ses yeux attachés sur ceux du jeune précepteur. Madame de Rênal s’attendait à chaque moment qu’il allait s’expliquer, et annoncer qu’il quittait la maison ou y restait. Julien n’avait garde de rien dire sur ce sujet, auquel il ne songeait pas. Après des combats affreux, madame de Rênal osa enfin lui dire, d’une voix tremblante, et où se peignait toute sa passion :

— Quitterez-vous vos élèves pour vous placer ailleurs ?

Julien fut frappé de la voix incertaine et du regard de madame de Rênal. Cette femme-là m’aime, se dit-il ; mais après ce moment passager de faiblesse que se reproche son orgueil, et dès qu’elle ne craindra plus mon départ, elle reprendra sa fierté. Cette vue de la position respective fut chez Julien, rapide comme l’éclair, il répondit en hésitant :

— J’aurais beaucoup de peine à quitter des enfants si aimables et si bien nés, mais peut-être le faudra-t-il. On a aussi des devoirs envers soi.

En prononçant la parole si bien nés (c’était un de ces mots aristocratiques que Julien avait appris depuis peu), il s’anima d’un profond sentiment d’anti-sympathie.

Aux yeux de cette femme, moi, se disait-il, je ne suis pas bien né.

Madame de Rênal, en l’écoutant, admirait son génie, sa beauté, elle avait le cœur percé de la possibilité de départ qu’il lui faisait entrevoir. Tous ses amis de Verrières, qui, pendant l’absence de Julien, étaient venus dîner à Vergy, lui avaient fait compliment comme à l’envi sur l’homme étonnant que son mari avait eu le bonheur de déterrer. Ce n’est pas que l’on comprît rien aux progrès des enfants. L’action de savoir par cœur la Bible, et encore en latin, avait frappé les habitants de Verrières d’une admiration qui durera peut-être un siècle.

Julien, ne parlant à personne, ignorait tout cela. Si madame de Rênal avait eu le moindre sang-froid, elle lui eût fait compliment de la réputation qu’il avait conquise, et l’orgueil de Julien rassuré, il eût été pour elle doux et aimable, d’autant plus que la robe nouvelle lui semblait charmante. Madame de Rênal contente aussi de sa jolie robe, et de ce que lui en disait Julien, avait voulu faire un tour de jardin ; bientôt elle avoua qu’elle était hors d’état de marcher. Elle avait pris le bras du voyageur et, bien loin d’augmenter ses forces, le contact de ce bras les lui ôtait tout à fait.

Il était nuit ; à peine fut-on assis, que Julien, usant de son ancien privilège, osa approcher les lèvres du bras de sa jolie voisine, et lui prendre la main. Il pensait à la hardiesse dont Fouqué avait fait preuve avec ses maîtresses, et non à madame de Rênal ; le mot bien nés pesait encore sur son cœur. On lui serra la main, ce qui ne lui fit aucun plaisir. Loin d’être fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que madame de Rênal trahissait ce soir-là par des signes trop évidents, la beauté, l’élégance, la fraîcheur le trouvèrent presque insensible. La pureté de l’âme, l’absence de toute émotion haineuse prolongent sans doute la durée de la jeunesse. C’est la physionomie qui vieillit la première chez la plupart des jolies femmes.

Julien fut maussade toute la soirée ; jusqu’ici il n’avait été en colère qu’avec le hasard et la société ; depuis que Fouqué lui avait offert un moyen ignoble d’arriver à l’aisance, il avait de l’humeur contre lui-même. Tout à ses pensées, quoique de temps en temps il dit quelques mots à ces dames, Julien finit sans s’en apercevoir par abandonner la main de madame de Rênal. Cette action bouleversa l’âme de cette pauvre femme ; elle y vit la manifestation de son sort.

Certaine de l’affection de Julien, peut-être sa vertu eût trouvé des forces contre lui. Tremblante de le perdre à jamais, sa passion l’égara jusqu’au point de reprendre la main de Julien, que, dans sa distraction, il avait laissée appuyée sur le dossier d’une chaise. Cette action réveilla ce jeune ambitieux : il eût voulu qu’elle eût pour témoins tous ces nobles si fiers qui, à table, lorsqu’il était au bas bout avec les enfants, le regardaient avec un sourire si protecteur. Cette femme ne peut plus me mépriser : dans ce cas, se dit-il, je dois être sensible à sa beauté ; je me dois à moi-même d’être son amant. Une telle idée ne lui fût pas venue avant les confidences naïves faites par son ami.

La détermination subite qu’il venait de prendre forma une distraction agréable. Il se disait : Il faut que j’aie une de ces deux femmes ; il s’aperçut qu’il aurait beaucoup mieux aimé faire la cour à madame Derville ; ce n’est pas qu’elle fût plus agréable, mais toujours elle l’avait vu précepteur honoré pour sa science, et non pas ouvrier charpentier, avec une veste de ratine pliée sous le bras, comme il était apparu à madame de Rênal.

C’était précisément comme jeune ouvrier, rougissant jusqu’au blanc des yeux, arrêté à la porte de la maison et n’osant sonner, que madame de Rênal se le figurait avec le plus de charme.

En poursuivant la revue de sa position, Julien vit qu’il ne fallait pas songer à la conquête de madame Derville, qui s’apercevait probablement du goût que madame de Rênal montrait pour lui. Forcé de revenir à celle-ci : Que connais-je du caractère de cette femme ? se dit Julien. Seulement ceci : avant mon voyage, je lui prenais la main, elle la retirait ; aujourd’hui je retire ma main, elle la saisit et la serre. Belle occasion de lui rendre tous les mépris qu’elle a eus pour moi. Dieu sait combien elle a eu d’amants ! elle ne se décide peut-être en ma faveur qu’à cause de la facilité des entrevues.

Tel est, hélas, le malheur d’une excessive civilisation ! À vingt ans, l’âme d’un jeune homme, s’il a quelque éducation, est à mille lieues du laisser-aller, sans lequel l’amour n’est souvent que le plus ennuyeux des devoirs.

Je me dois d’autant plus, continua la petite vanité de Julien, de réussir auprès de cette femme, que si jamais je fais fortune, et que quelqu’un me reproche le bas emploi de précepteur, je pourrai faire entendre que l’amour m’avait jeté à cette place.

Julien éloigna de nouveau sa main de celle de madame de Rênal, puis il la reprit en la serrant. Comme on rentrait au salon, vers minuit, madame de Rênal lui dit à demi-voix :

— Vous nous quitterez, vous partirez ?

Julien répondit en soupirant :

— Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion, c’est une faute… et quelle faute pour un jeune prêtre !

Madame de Rênal s’appuya sur son bras, et avec tant d’abandon que sa joue sentit la chaleur de celle de Julien.

Les nuits de ces deux êtres furent bien différentes. Madame de Rênal était exaltée par les transports de la volupté morale la plus élevée. Une jeune fille coquette qui aime de bonne heure s’accoutume au trouble de l’amour ; quand elle arrive à l’âge de la vraie passion, le charme de la nouveauté manque. Comme madame de Rênal n’avait jamais lu de romans, toutes les nuances de son bonheur étaient neuves pour elle. Aucune triste vérité ne venait la glacer, pas même le spectre de l’avenir. Elle se vit aussi heureuse dans dix ans qu’elle l’était en ce moment. L’idée même de la vertu et de la fidélité jurée à M. de Rênal, qui l’avait agitée quelques jours auparavant, se présenta en vain, on la renvoya comme un hôte importun. Jamais je n’accorderai rien à Julien, se dit madame de Rênal, nous vivrons à l’avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un ami.


CHAPITRE XIV

les ciseaux anglais

Une jeune fille de seize ans avait un teint de rose, et elle mettait du rouge.
Polidori.


Pour Julien, l’offre de Fouqué lui avait en effet enlevé tout bonheur : il ne pouvait s’arrêter à aucun parti.

Hélas ! peut être manqué-je de caractère, j’eusse été un mauvais soldat de Napoléon. Du moins, ajouta-t-il, ma petite intrigue avec la maîtresse du logis va me distraire un moment.

Heureusement pour lui, même dans ce petit incident subalterne, l’intérieur de son âme répondait mal à son langage cavalier. Il avait peur de madame de Rênal à cause de sa robe si jolie. Cette robe était à ses yeux l’avant-garde de Paris. Son orgueil ne voulut rien laisser au hasard et à l’inspiration du moment. D’après les confidences de Fouqué et le peu qu’il avait lu sur l’amour dans sa Bible, il se fit un plan de campagne fort détaillé. Comme, sans se l’avouer, il était fort troublé, il écrivit ce plan.

Le lendemain matin au salon, madame de Rênal fut un instant seule avec lui :

— N’avez-vous point d’autre nom que Julien ? lui dit-elle.

À cette demande si flatteuse, notre héros ne sut que répondre. Cette circonstance n’était pas prévue dans son plan. Sans cette sottise de faire un plan, l’esprit vif de Julien l’eût bien servi, la surprise n’eût fait qu’ajouter à la vivacité de ses aperçus.

Il fut gauche et s’exagéra sa gaucherie. Madame de Rénal la lui pardonna bien vite. Elle y vit l’effet d’une candeur charmante. Et ce qui manquait précisément à ses yeux à cet homme, auquel on trouvait tant de génie, c’était l’air de la candeur.

— Ton petit précepteur m’inspire beaucoup de méfiance, lui disait quelquefois madame Derville. Je lui trouve l’air de penser toujours et de n’agir qu’avec politique. C’est un sournois.

Julien resta profondément humilié du malheur de n’avoir su que répondre à madame de Rênal.

Un homme comme moi se doit de réparer cet échec, et saisissant le moment où l’on passait d’une pièce à l’autre, il crut de son devoir de donner un baiser à madame de Rênal.

Rien de moins amené, rien de moins agréable et pour lui et pour elle, rien de plus imprudent. Ils furent sur le point d’être aperçus. Madame de Rênal le crut fou. Elle fut effrayée et surtout choquée. Cette sottise lui rappela M. Valenod.

Que m’arriverait-il, se dit-elle, si j’étais seule avec lui ? Toute sa vertu revint, parce que l’amour s’éclipsait.

Elle s’arrangea de façon à ce qu’un de ses enfants restât toujours auprès d’elle.

La journée fut ennuyeuse pour Julien, il la passa tout entière à exécuter avec gaucherie son plan de séduction. Il ne regarda pas une seule fois madame de Rênal, sans que ce regard n’eût un pourquoi ; cependant, il n’était pas assez sot pour ne pas voir qu’il ne réussissait point à être aimable, et encore moins séduisant.

Madame de Rênal ne revenait point de son étonnement de le trouver si gauche et en même temps si hardi. C’est la timidité de l’amour dans un homme d’esprit ! se dit-elle enfin, avec une joie inexprimable. Serait-il possible qu’il n’eût jamais été aimé de ma rivale !

Après le déjeuner, madame de Rênal rentra dans le salon pour recevoir la visite de M. Charcot de Maugiron, le sous-préfet de Bray. Elle travaillait à un petit métier de tapisserie fort élevé. Madame Derville était à ses côtés. Ce fut dans une telle position, et par le plus grand jour, que notre héros trouva convenable d’avancer sa botte et de presser le joli pied de madame de Rênal, dont le bas à jour et le joli soulier de Paris attiraient évidemment les regards du galant sous-préfet.

Madame de Rênal eut une peur extrême ; elle laissa tomber ses ciseaux, son peloton de laine, ses aiguilles, et le mouvement de Julien put passer pour une tentative gauche destinée à empêcher la chute des ciseaux, qu’il avait vu glisser. Heureusement ces petits ciseaux d’acier anglais se brisèrent, et madame de Rênal ne tarit pas en regrets de ce que Julien ne s’était pas trouvé plus près d’elle.

— Vous avez aperçu la chute avant moi, vous l’eussiez empêchée ; au lieu de cela votre zèle n’a réussi qu’à me donner un fort grand coup de pied.

Tout cela trompa le sous-préfet, mais non madame Derville. Ce joli garçon a de bien sottes manières ! pensa-t-elle ; le savoir-vivre d’une capitale de province ne pardonne point ces sortes de fautes. Madame de Rênal trouva le moment de dire à Julien :

— Soyez prudent, je vous l’ordonne.

Julien voyait sa gaucherie, il avait de l’humeur. Il délibéra longtemps avec lui-même pour savoir s’il devait se fâcher de ce mot : Je vous l’ordonne. Il fut assez sot pour penser : Elle pourrait me dire je l’ordonne, s’il s’agissait de quelque chose de relatif à l’éducation des enfants, mais en répondant à mon amour, elle suppose l’égalité. On ne peut aimer sans égalité… ; et tout son esprit se perdit à faire des lieux communs sur l’égalité. Il se répétait avec colère ce vers de Corneille, que madame Derville lui avait appris quelques jours auparavant :

...........L’amour
Fait les égalités et ne les cherche pas.

Julien s’obstinant à jouer le rôle d’un don Juan, lui qui de la vie n’avait eu de maîtresse, il fut sot à mourir toute la journée. Il n’eut qu’une idée juste ; ennuyé de lui et de madame de Rênal, il voyait avec effroi s’avancer la soirée où il serait assis au jardin, à côté d’elle et dans l’obscurité. Il dit à M. de Rênal qu’il allait à Verrières voir le curé ; il partit après dîner, et ne rentra que dans la nuit.

À Verrières, Julien trouva M. Chélan occupé à déménager ; il venait enfin d’être destitué, le vicaire Maslon le remplaçait. Julien aida le bon curé, et il eut l’idée d’écrire à Fouqué que la vocation irrésistible qu’il se sentait pour le saint ministère l’avait empêché d’accepter d’abord ses offres obligeantes, mais qu’il venait de voir un tel exemple d’injustice, que peut-être il serait plus avantageux à son salut de ne pas entrer dans les ordres sacrés.

Julien s’applaudit de sa finesse à tirer parti de la destitution du curé de Verrières pour se laisser une porte ouverte et revenir au commerce, si dans son esprit la triste prudence l’emportait sur l’héroïsme.


CHAPITRE XV

le chant du coq

Amour en latin, faict amor ;
Or donc provient d’amour la mort,
Et, par avant, soulcy qui mord,
Deuil, plours, pièges, forfaitz, remords.

Blason D’amour.


Si Julien avait eu un peu de l’adresse qu’il se supposait si gratuitement, il eût pu s’applaudir le lendemain de l’effet produit par son voyage à Verrières. Son absence avait fait oublier ses gaucheries. Ce jour-là encore, il fut assez maussade ; sur le soir, une idée ridicule lui vint, et il la communiqua à madame de Rênal avec une rare intrépidité.

À peine fut-on assis au jardin, que sans attendre une obscurité suffisante, Julien approcha sa bouche de l’oreille de madame de Rênal, et, au risque, de la compromettre horriblement, il lui dit :

— Madame, cette nuit, à deux heures, j’irai dans votre chambre, je dois vous dire quelque chose.

Julien tremblait que sa demande ne fût accordée ; son rôle de séducteur lui pesait si horriblement, que s’il eût pu suivre son penchant, il se fût retiré dans sa chambre pour plusieurs jours, et n’eût plus vu ces dames. Il comprenait que, par sa conduite savante de la veille, il avait gâté toutes les belles apparences du jour précédent, et ne savait réellement à quel saint se vouer.

Madame de Rênal répondit avec une indignation réelle, et nullement exagérée, à l’annonce impertinente que Julien osait lui faire. Il crut voir du mépris dans sa courte réponse. Il est sûr que dans cette réponse, prononcée fort bas, le mot fi donc avait paru. Sous prétexte de quelque chose à dire aux enfants, Julien alla dans leur chambre, et à son retour il se plaça à côté de madame Derville et fort loin de madame de Rênal. Il s’ôta ainsi toute possibilité de lui prendre la main. La conversation fut sérieuse, et Julien s’en tira fort bien, à quelques moments de silence près, pendant lesquels il se creusait la cervelle. Que ne puis-je inventer quelque belle manœuvre, se disait-il, pour forcer madame de Rênal à me rendre ces marques de tendresse non équivoques qui me faisaient croire, il y a trois jours, qu’elle était à moi !

Julien était extrêmement déconcerté de l’état presque désespéré où il avait mis ses affaires. Rien cependant ne l’eût plus embarrassé que le succès.

Lorsqu’on se sépara à minuit, son pessimisme lui fit croire qu’il jouissait du mépris de madame Derville, et que probablement il n’était guère mieux avec madame de Rênal.

De fort mauvaise humeur et très-humilié, Julien ne dormit point. Il était à mille lieues de l’idée de renoncer à toute feinte, à tout projet, et de vivre au jour le jour avec madame de Rênal, en se contentant comme un enfant du bonheur qu’apporterait chaque journée.

Il se fatigua le cerveau à inventer des manœuvres savantes, un instant après, il les trouvait absurdes ; il était en un mot fort malheureux, quand deux heures sonnèrent à l’horloge du château.

Ce bruit le réveilla comme le chant du coq réveilla saint Pierre. Il se vit au moment de l’événement le plus pénible. Il n’avait plus songé à sa proposition impertinente depuis le moment où il l’avait faite ; elle avait été si mal reçue !

Je lui ai dit que j’irais chez elle à deux heures, se dit-il en se levant, je puis être inexpérimenté et grossier comme il appartient au fils d’un paysan. Madame Derville me l’a fait assez entendre, mais du moins je ne serai pas faible.

Julien avait raison de s’applaudir de son courage, jamais il ne s’était imposé une contrainte plus pénible. En ouvrant sa porte, il était tellement tremblant que ses genoux se dérobaient sous lui, et il fut forcé de s’appuyer contre le mur.

Il était sans souliers. Il alla écouter à la porte de M. de Rênal, dont il put distinguer le ronflement. Il en fut désolé. Il n’y avait donc plus de prétexte pour ne pas aller chez elle. Mais, grand Dieu ! qu’y ferait-il ? Il n’avait aucun projet, et quand il en aurait eu, il se sentait tellement troublé qu’il eût été hors d’état de les suivre.

Enfin, souffrant plus mille fois que s’il eût marché à la mort, il entra dans le petit corridor qui menait à la chambre de madame de Rênal. Il ouvrit la porte d’une main tremblante et en faisant un bruit effroyable.

Il y avait de la lumière, une veilleuse brûlait sous la cheminée ; il ne s’attendait pas à ce nouveau malheur. En le voyant entrer, madame de Rênal se jeta vivement hors de son lit. Malheureux ! s’écria-t-elle. Il y eut un peu de désordre. Julien oublia ses vains projets et revint à son rôle naturel ; ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes.

Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de madame de Rénal, on eût pu dire, en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer. En effet, il devait à l’amour qu’il avait inspiré et à l’impression imprévue qu’avaient produite sur lui des charmes séduisants, une victoire à laquelle ne l’eût pas conduit toute son adresse si maladroite.

Mais, dans les moments les plus doux, victime d’un orgueil bizarre, il prétendit encore jouer le rôle d’un homme accoutumé à subjuguer des femmes : il fit des efforts d’attention incroyables pour gâter ce qu’il avait d’aimable. Au lieu d’être attentif aux transports qu’il faisait naître, et aux remords qui en relevaient la vivacité, l’idée du devoir ne cessa jamais d’être présente à ses yeux. Il craignait un remords affreux et un ridicule éternel, s’il s’écartait du modèle idéal qu’il se proposait de suivre. En un mot, ce qui faisait de Julien un être supérieur fut précisément ce qui l’empêcha de goûter le bonheur qui se plaçait sous ses pas. C’est une jeune fille de seize ans, qui a des couleurs charmantes, et qui, pour aller au bal, a la folie de mettre du rouge.

Mortellement effrayée de l’apparition de Julien, madame de Rênal fut bientôt en proie aux plus cruelles alarmes. Les pleurs et le désespoir de Julien la troublaient vivement.

Même, quand elle n’eut plus rien à lui refuser, elle repoussait Julien loin d’elle, avec une indignation réelle, et ensuite se jetait dans ses bras. Aucun projet ne paraissait dans toute cette conduite. Elle se croyait damnée sans rémission, et cherchait à se cacher la vue de l’enfer en accablant Julien des plus vives caresses. En un mot, rien n’eût manqué au bonheur de notre héros, pas même une sensibilité brûlante dans la femme qu’il venait d’enlever, s’il eût su en jouir. Le départ de Julien ne fit point cesser les transports qui l’agitaient malgré elle, et ses combats avec les remords qui la déchiraient.

Mon Dieu ! être heureux, être aimé, n’est-ce que ça ? Telle fut la première pensée de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il était dans cet état d’étonnement et de trouble inquiet où tombe l’âme qui vient d’obtenir ce qu’elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirer, ne trouve plus quoi désirer, et cependant n’a pas encore de souvenirs. Comme le soldat qui revient de la parade, Julien fut attentivement occupé à repasser tous les détails de sa conduite. — N’ai-je manqué à rien de ce que je me dois à moi-même ? Ai-je bien joué mon rôle ?

Et quel rôle ? celui d’un homme accoutumé à être brillant avec les femmes.


CHAPITRE XVI

le lendemain

He turn’d his lip to hers, and with his hand
Call’d back the tangles of her wandering hair.

Don Juan, C. I, st. 170.


Heureusement, pour la gloire de Julien, madame de Rênal avait été trop agitée, trop étonnée, pour apercevoir la sottise de l’homme qui en un moment était devenu tout au monde pour elle.

Comme elle l’engageait à se retirer, voyant poindre le jour :

— Oh ! mon Dieu, disait-elle, si mon mari a entendu du bruit, je suis perdue.

Julien, qui avait le temps de faire des phrases, se souvint de celle-ci :

— Regretteriez-vous la vie ?

— Ah ! beaucoup dans ce moment ! mais je ne regretterais pas de vous avoir connu.

Julien trouva de sa dignité de rentrer exprès au grand jour et avec imprudence.

L’attention continue avec laquelle il étudiait ses moindres actions, dans la folle idée de paraître un homme d’expérience, n’eut qu’un avantage ; lorsqu’il revit madame de Rênal à déjeuner, sa conduite fut un chef-d’œuvre de prudence.

Pour elle, elle ne pouvait le regarder sans rougir jusqu’aux yeux, et ne pouvait vivre un instant sans le regarder ; elle s’apercevait de son trouble, et ses efforts pour le cacher le redoublaient. Julien ne leva qu’une seule fois les yeux sur elle. D’abord, madame de Rênal admira sa prudence. Bientôt, voyant que cet unique regard ne se répétait pas, elle fut alarmée : « Est-ce qu’il ne m’aimerait plus, se dit-elle ; hélas ! je suis bien vieille pour lui. ; j’ai dix ans de plus que lui. »

En passant de la salle à manger au jardin, elle serra la main de Julien. Dans la surprise que lui causa une marque d’amour si extraordinaire, il la regarda avec passion, car elle lui avait semblé bien jolie au déjeuner, et, tout en baissant les yeux, il avait passé son temps à se détailler ses charmes. Ce regard consola madame de Rênal ; il ne lui ôta pas toutes ses inquiétudes ; mais ses inquiétudes lui ôtaient presque tout à fait ses remords envers son mari.

Au déjeuner, ce mari ne s’était aperçu de rien ; il n’en était pas de même de madame Derville : elle crut madame de Rênal sur le point de succomber. Pendant toute la journée, son amitié hardie et incisive ne lui épargna pas les demi-mots destinés à lui peindre, sous de hideuses couleurs, le danger qu’elle courait.

Madame de Rênal brûlait de se trouver seule avec Julien ; elle voulait lui demander s’il l’aimait encore. Malgré la douceur inaltérable de son caractère, elle fut plusieurs fois sur le point de faire entendre à son amie combien elle était importune.

Le soir, au jardin, madame Derville arrangea si bien les choses, qu’elle se trouva placée entre madame de Rênal et Julien. Madame de Rênal, qui s’était fait une image délicieuse du plaisir de serrer la main de Julien et de la porter à ses lèvres, ne put pas même lui adresser un mot.

Ce contre-temps augmenta son agitation. Elle était dévorée d’un remords. Elle avait tant grondé Julien de l’imprudence qu’il avait faite en venant chez elle la nuit précédente, qu’elle tremblait qu’il ne vînt pas celle-ci. Elle quitta le jardin de bonne heure, et alla s’établir dans sa chambre. Mais, ne tenant pas à son impatience, elle vint coller son oreille contre la porte de Julien. Malgré l’incertitude et la passion qui la dévoraient, elle n’osa point entrer. Cette action lui semblait la dernière des bassesses, car elle sert de texte à un dicton de province.

Les domestiques n’étaient pas tous couchés. La prudence l’obligea enfin à revenir chez elle. Deux heures d’attente furent deux siècles de tourments.

Mais Julien était trop fidèle à ce qu’il appelait le devoir, pour manquer à exécuter de point en point ce qu’il s’était prescrit.

Comme une heure sonnait, il s’échappa doucement de sa chambre, s’assura que le maître de la maison était profondément endormi, et parut chez madame de Rênal. Ce jour-là, il trouva plus de bonheur auprès de son amie, car il songea moins constamment au rôle à jouer. Il eut des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Ce que madame de Rênal lui dit de son âge contribua à lui donner quelque assurance.

— Hélas ! j’ai dix ans de plus que vous ! comment pouvez-vous m’aimer ! lui répétait-elle sans projet, et parce que cette idée l’opprimait.

Julien ne concevait pas ce malheur, mais il vit qu’il était réel, et il oublia presque toute sa peur d’être ridicule.

La sotte idée d’être regardé comme un amant subalterne, à cause de sa naissance obscure, disparut aussi. À mesure que les transports de Julien rassuraient sa timide maîtresse, elle reprenait un peu de bonheur et la faculté de juger son amant. Heureusement, il n’eut presque pas, ce jour-là, cet air emprunté qui avait fait du rendez-vous de la veille une victoire, mais non pas un plaisir. Si elle se fût aperçue de son attention à jouer un rôle, cette triste découverte lui eût à jamais enlevé tout bonheur. Elle n’y eût pu voir autre chose qu’un triste effet de la disproportion des âges.

Quoique madame de Rênal n’eût jamais pensé aux théories de l’amour, la différence d’âge est, après celle de fortune, un des grands lieux communs de la plaisanterie de province, toutes les fois qu’il est question d’amour.

En peu de jours, Julien, rendu à toute l’ardeur de son âge, fut éperdument amoureux. Il faut convenir, se disait-il, qu’elle a une bonté d’âme angélique, et l’on n’est pas plus jolie.

Il avait perdu presque tout à fait l’idée du rôle à jouer. Dans un moment d’abandon, il lui avoua même toutes ses inquiétudes. Cette confidence porta à son comble la passion qu’il inspirait. Je n’ai donc point eu de rivale heureuse, se disait madame de Rênal avec délices ! Elle osa l’interroger sur le portrait auquel il mettait tant d’intérêt ; Julien lui jura que c’était celui d’un homme.

Quand il restait à madame de Rênal assez de sang-froid pour réfléchir, elle ne revenait pas de son étonnement qu’un tel bonheur existât, et que jamais elle ne s’en fût doutée.

Ah ! se disait-elle, si j’avais connu Julien il y a dix ans, quand je pouvais encore passer pour jolie !

Julien était fort éloigné de ces pensées. Son amour était encore de l’ambition ; c’était de la joie de posséder, lui pauvre être malheureux et si méprisé, une femme aussi noble et aussi belle. Ses actes d’adoration, ses transports à la vue des charmes de son amie, finirent par la rassurer un peu sur la différence d’âge. Si elle eût possédé un peu de ce savoir-vivre dont une femme de trente ans jouit depuis longtemps dans les pays plus civilisés, elle eût frémi pour la durée d’un amour qui ne semblait vivre que de surprise et de ravissement d’amour-propre.

Dans ses moments d’oubli d’ambition, Julien admirait avec transport jusqu’aux chapeaux, jusqu’aux robes de madame de Rênal. Il ne pouvait se rassasier du plaisir de sentir leur parfum. Il ouvrait son armoire de glace et restait des heures entières admirant la beauté et l’arrangement de tout ce qu’il y trouvait. Son amie, appuyée sur lui, le regardait ; lui, regardait ces bijoux, ces chiffons qui, la veille d’un mariage, emplissent une corbeille de noce.

J’aurais pu épouser un tel homme ! pensait quelquefois madame de Rênal ; quelle âme de feu ! quelle vie ravissante avec lui !

Pour Julien, jamais il ne s’était trouvé aussi près de ces terribles instruments de l’artillerie féminine. Il est impossible, se disait-il, qu’à Paris on ait quelque chose de plus beau ! Alors il ne trouvait point d’objection à son bonheur. Souvent la sincère admiration et les transports de sa maîtresse lui faisaient oublier la vaine théorie que l’avait rendu si compassé et presque si ridicule dans les premiers moments de cette liaison. Il y eut des moments où, malgré ses habitudes d’hypocrisie, il trouvait une douceur extrême à avouer à cette grande dame qui l’admirait, son ignorance d’une foule de petits usages. Le rang de sa maîtresse semblait l’élever au-dessus de lui-même. Madame de Rênal, de son côté, trouvait la plus douce des voluptés morales à instruire ainsi, dans une foule de petites choses, ce jeune homme rempli de génie, et qui était regardé par tout le monde comme devant un jour aller si loin. Même le sous-préfet et M. Valenod ne pouvaient s’empêcher de l’admirer ; ils lui en semblaient moins sots. Quant à madame Derville, elle était bien loin d’avoir à exprimer les mêmes sentiments. Désespérée de ce qu’elle croyait deviner, et voyant que les sages avis devenaient odieux à une femme qui, à la lettre, avait perdu la tête, elle quitta Vergy sans donner une explication qu’on se garda de lui demander. Madame de Rênal en versa quelques larmes, et bientôt il lui sembla que sa félicité redoublait. Par ce départ elle se trouvait presque toute la journée tête à tête avec son amant.

Julien se livrait d’autant plus à la douce société de son amie, que, toutes les fois qu’il était trop longtemps seul avec lui-même, la fatale proposition de Fouqué venait encore l’agiter. Dans les premiers jours de cette vie nouvelle, il y eut des moments où lui, qui n’avait jamais aimé, qui n’avait jamais été aimé de personne, trouvait un si délicieux plaisir à être sincère, qu’il était sur le point d’avouer à madame de Rênal l’ambition qui jusqu’alors avait été l’essence même de son existence. Il eût voulu pouvoir la consulter sur l’étrange tentation que lui donnait la proposition de Fouqué, mais un petit événement empêcha toute franchise.


CHAPITRE XVII

le premier adjoint

O, how this spring of love resembleth
The uncertain glory of an April day ;
Which now shows alt the beauty of the sun
And by and by a cloud takes all away !

Two gentlemen of Verona.


Un soir au coucher du soleil, assis auprès de son amie, au fond du verger, loin des importuns, il rêvait profondément. Des moments si doux, pensait-il, dureront-ils toujours ? Son âme était tout occupée de la difficulté de prendre un état, il déplorait ce grand accès de malheur qui termine l’enfance et gâte les premières années de la jeunesse peu riche.

— Ah ! s’écria-t-il, que Napoléon était bien l’homme envoyé de Dieu pour les jeunes Français ! Qui le remplacera ? que feront sans lui les malheureux, même plus riches que moi, qui ont juste les quelques écus qu’il faut pour se procurer une bonne éducation, et pas assez d’argent pour acheter un homme à vingt ans et se pousser dans une carrière ! Quoi qu’on fasse, ajouta-t-il avec un profond soupir, ce souvenir fatal nous empêchera à jamais d’être heureux !

Il vit tout à coup madame de Rênal froncer le sourcil, elle prit un air froid et dédaigneux ; cette façon de penser lui semblait convenir à un domestique. Élevée dans l’idée qu’elle était fort riche, il lui semblait chose convenue que Julien l’était aussi. Elle l’aimait mille fois plus que la vie et ne faisait aucun cas de l’argent.

Julien était loin de deviner ces idées. Ce froncement de sourcil le rappela sur la terre. Il eut assez de présence d’esprit pour arranger sa phrase et faire entendre à la noble dame, assise si près de lui sur le banc de verdure, que les mots qu’il venait de répéter, il les avait entendus pendant son voyage chez son ami le marchand de bois. C’était le raisonnement des impies.

— Eh bien ! ne vous mêlez plus à ces gens-là, dit madame de Rênal, gardant encore un peu de cet air glacial qui, tout à coup, avait succédé à l’expression de la plus vive tendresse.

Ce froncement de sourcil, ou plutôt le remords de son imprudence, fut le premier échec porté à l’illusion qui entraînait Julien. Il se dit : Elle est bonne et douce, son goût pour moi est vif, mais elle a été élevée dans le camp ennemi. Ils doivent surtout avoir peur de cette classe d’hommes de cœur qui, après une bonne éducation, n’a pas assez d’argent pour entrer dans une carrière. Que deviendraient-ils ces nobles, s’il nous était donné de les combattre à armes égales ! Moi, par exemple, maire de Verrières, bien intentionné, honnête comme l’est au fond M. de Rênal ! comme j’enlèverais le vicaire, M. Valenod et toutes leurs friponneries ! comme la justice triompherait dans Verrières ! Ce ne sont pas leurs talents qui me feraient obstacle. Ils tâtonnent sans cesse.

Le bonheur de Julien fut, ce jour-là, sur le point de devenir durable. Il manqua à notre héros d’oser être sincère. Il fallait avoir le courage de livrer bataille, mais sur-le-champ ; madame de Rênal avait été étonnée du mot de Julien, parce que les hommes de sa société répétaient que le retour de Robespierre était surtout possible à cause de ces jeunes gens des basses classes, trop bien élevés. L’air froid de madame de Rênal dura assez longtemps, et sembla marqué à Julien. C’est que la crainte de lui avoir dit indirectement une chose désagréable succéda à sa répugnance pour le mauvais propos. Ce malheur se réfléchit vivement dans ses traits si purs et si naïfs quand elle était heureuse et loin des ennuyeux.

Julien n’osa plus rêver avec abandon. Plus calme et moins amoureux, il trouva qu’il était imprudent d’aller voir madame de Rênal dans sa chambre. Il valait mieux qu’elle vînt chez lui ; si un domestique l’apercevait courant dans la maison, vingt prétextes différents pouvaient expliquer cette démarche.

Mais cet arrangement avait aussi ses inconvénients. Julien avait reçu de Fouqué des livres que lui, élève en théologie, n’eût jamais pu demander à un libraire. Il n’osait les ouvrir que de nuit. Souvent il eût été bien aise de n’être pas interrompu par une visite, dont l’attente, la veille encore de la petite scène du verger, l’eût mis hors d’état de lire.

Il devait à madame de Rênal de comprendre les livres d’une façon toute nouvelle. Il avait osé lui faire des questions sur une foule de petites choses, dont l’ignorance arrête tout court l’intelligence d’un jeune homme né hors de la société, quelque génie naturel qu’on veuille lui supposer.

Cette éducation de l’amour, donnée par une femme extrêmement ignorante, fut un bonheur. Julien arriva directement à voir la société telle qu’elle est aujourd’hui. Son esprit ne fut point offusqué par le récit de ce qu’elle a été autrefois, il y a deux mille ans, ou seulement il y a soixante ans, du temps de Voltaire et de Louis XV. À son inexprimable joie, un voile tomba de devant ses yeux, il comprit enfin les choses qui se passaient à Verrières.

Sur le premier plan parurent des intrigues très-compliquées ourdies, depuis deux ans, auprès du préfet de Besançon. Elles étaient appuyées par des lettres venues de Paris, et écrites par ce qu’il y a de plus illustre. Il s’agissait de faire de M. de Moirod, c’était l’homme le plus dévot du pays, le premier, et non pas le second adjoint du maire de Verrières.

Il avait pour concurrent un fabricant fort riche, qu’il fallait absolument refouler à la place de second adjoint.

Julien comprit enfin les demi-mots qu’il avait surpris, quand la haute société du pays venait dîner chez M. de Rênal. Cette société privilégiée était profondément occupée de ce choix du premier adjoint, dont le reste de la ville et surtout les libéraux ne soupçonnaient pas même la possibilité. Ce qui en faisait l’importance, c’est qu’ainsi que chacun sait, le côté oriental de la grande rue de Verrières doit reculer de plus de neuf pieds, car cette rue est devenue route royale.

Or, si M. de Moirod, qui avait trois maisons dans le cas de reculer, parvenait à être premier adjoint, et par la suite maire dans le cas où M. de Rênal serait nommé député, il fermerait les yeux, et l’on pourrait faire, aux maisons qui avancent sur la voie publique, de petites réparations imperceptibles, au moyen desquelles elles dureraient cent ans. Malgré la haute piété et la probité reconnue de M. de Moirod, on était sûr qu’il serait coulant, car il avait beaucoup d’enfants. Parmi les maisons qui devaient reculer, neuf appartenaient à tout ce qu’il y a de mieux dans Verrières.

Aux yeux de Julien, cette intrigue était bien plus importante que l’histoire de la bataille de Fontenoy, dont il voyait le nom pour la première fois dans un des livres que Fouqué lui avait envoyés. Il y avait des choses qui étonnaient Julien depuis cinq ans qu’il avait commencé à aller les soirs chez le curé. Mais la discrétion et l’humilité d’esprit étant les premières qualités d’un élève en théologie, il lui avait toujours été impossible de faire des questions.

Un jour, madame de Rênal donnait un ordre au valet de chambre de son mari, l’ennemi de Julien.

— Mais, madame, c’est aujourd’hui le dernier vendredi du mois, répondit cet homme d’un air singulier.

— Allez, dit madame de Rênal.

— Eh bien ! dit Julien, il va se rendre dans ce magasin à foin, église autrefois, et récemment rendu au culte ; mais pourquoi faire ? voilà un de ces mystères que je n’ai jamais pu pénétrer.

— C’est une institution fort salutaire, mais bien singulière, répondit madame de Rênal ; les femmes n’y sont point admises : tout ce que j’en sais, c’est que tout le monde s’y tutoie. Par exemple, ce domestique va y trouver M. Valenod, et cet homme si fier et si sot ne sera point fâché de s’entendre tutoyer par Saint-Jean, et lui répondra sur le même ton. Si vous tenez à savoir ce qu’on y fait, je demanderai des détails à M. de Maugiron et à M. Valenod. Nous payons vingt francs par domestique afin qu’un jour ils ne nous égorgent pas.

Le temps volait. Le souvenir des charmes de sa maîtresse distrayait Julien de sa noire ambition. La nécessité de ne pas lui parler de choses tristes et raisonnables, puisqu’ils étaient de partis contraires, ajoutait, sans qu’il s’en doutât, au bonheur qu’il lui devait et à l’empire qu’elle acquérait sur lui.

Dans les moments où la présence d’enfants trop intelligents les réduisait à ne parler que le langage de la froide raison, c’était avec une docilité parfaite que Julien, la regardant avec des yeux étincelants d’amour, écoutait ses explications du monde comme il va. Souvent au milieu du récit de quelque friponnerie savante, à l’occasion d’un chemin ou d’une fourniture, l’esprit de madame de Rênal s’égarait tout à coup jusqu’au délire, Julien avait besoin de la gronder, elle se permettait avec lui les mêmes gestes intimes qu’avec ses enfants. C’est qu’il y avait des jours où elle avait l’illusion de l’aimer comme son enfant. Sans cesse n’avait-elle pas à répondre à ses questions naïves sur mille choses simples qu’un enfant bien né n’ignore pas à quinze ans ? Un instant après, elle l’admirait comme son maître. Son génie allait jusqu’à l’effrayer ; elle croyait apercevoir plus nettement chaque jour le grand homme futur dans ce jeune abbé. Elle le voyait pape, elle le voyait premier ministre comme Richelieu.

— Vivrai-je assez pour te voir dans ta gloire ? disait-elle à Julien, la place est faite pour un grand homme ; la monarchie, la religion en ont besoin.


CHAPITRE XVIII

un roi à verrières

N’êtes-vous bons qu’à jeter là comme un cadavre de peuple, sans âme, et dont les veines n’ont plus de sang ?
disc. de l’evêque, à la chapelle de Saint-Clément.


Le trois septembre, à dix heures du soir, un gendarme réveilla tout Verrières en montant la grande rue au galop ; il apportait la nouvelle que Sa Majesté le roi de*** arrivait le dimanche suivant, et l’on était au mardi. Le préfet autorisait, c’est-à-dire demandait la formation d’une garde d’honneur ; il fallait déployer toute la pompe possible. Une estafette fut expédiée à Vergy. M. de Rênal arriva dans la nuit, et trouva toute la ville en émoi. Chacun avait ses prétentions ; les moins affairés louaient des balcons pour voir l’entrée du roi.

Qui commandera la garde d’honneur ? M. de Rênal vit tout de suite combien il importait, dans l’intérêt des maisons sujettes à reculer, que M. de Moirod eût ce commandement. Cela pouvait faire titre pour la place de premier adjoint. Il n’y avait rien à dire à la dévotion de M. de Moirod, elle était au-dessus de toute comparaison, mais jamais il n’avait monté à cheval. C’était un homme de trente-six ans, timide de toutes les façons, et qui craignait également les chutes et le ridicule.

Le maire le fit appeler dès les cinq heures du matin.

— Vous voyez, monsieur, que je réclame vos avis, comme si déjà vous occupiez le poste auquel tous les honnêtes gens vous portent. Dans cette malheureuse ville les manufactures prospèrent, le parti libéral devient millionnaire, il aspire au pouvoir, il saura se faire des armes de tout. Consultons l’intérêt du roi, celui de la monarchie, et avant tout l’intérêt de notre sainte religion. À qui pensez-vous, monsieur, que l’on puisse confier le commandement de la garde d’honneur ?

Malgré la peur horrible que lui faisait le cheval, M. de Moirod finit par accepter cet honneur comme un martyre. « Je saurai prendre un ton convenable », dit-il au maire. À peine restait-il le temps de faire arranger les uniformes qui sept ans auparavant avaient servi lors du passage d’un prince du sang.

À sept heures, madame de Rênal arriva de Vergy avec Julien et les enfants. Elle trouva son salon rempli de dames libérales qui prêchaient l’union des partis, et venaient la supplier d’engager son mari à accorder une place aux leurs dans la garde d’honneur. L’une d’elles prétendait que si son mari n’était pas élu, de chagrin il ferait banqueroute. Madame de Rênal renvoya bien vite tout ce monde. Elle paraissait fort occupée.

Julien fut étonné et encore plus fâché qu’elle lui fît un mystère de ce qui l’agitait. Je l’avais prévu, se disait-il avec amertume, son amour s’éclipse devant le bonheur de recevoir un roi dans sa maison. Tout ce tapage l’éblouit. Elle m’aimera de nouveau quand les idées de sa caste ne lui troubleront plus la cervelle.

Chose étonnante, il l’en aima davantage.

Les tapissiers commençaient à remplir la maison, il épia longtemps en vain l’occasion de lui dire un mot. Enfin il la trouva qui sortait de sa chambre à lui, Julien, emportant un de ses habits. Ils étaient seuls. Il voulut lui parler. Elle s’enfuit en refusant de l’écouter. — Je suis bien sot d’aimer une telle femme, l’ambition la rend aussi folle que son mari.

Elle l’était davantage, un de ses grands désirs, qu’elle n’avait jamais avoué à Julien de peur de le choquer, était de le voir quitter, ne fût-ce que pour un jour, son triste habit noir. Avec une adresse vraiment admirable chez une femme si naturelle, elle obtint d’abord de M. de Moirod, et ensuite de M. le sous-préfet de Maugiron, que Julien serait nommé garde d’honneur de préférence à cinq ou six jeunes gens, fils de fabricants fort aisés, et dont deux au moins étaient d’une exemplaire piété. M. Valenod, qui comptait prêter sa calèche aux plus jolies femmes de la ville et faire admirer ses beaux normands, consentit à donner un de ses chevaux à Julien, l’être qu’il haïssait le plus. Mais tous les gardes d’honneur avaient à eux ou d’emprunt quelqu’un de ces beaux habits bleu de ciel avec deux épaulettes de colonel en argent, qui avaient brillé sept ans auparavant. Madame de Rênal voulait un habit neuf, et il ne lui restait que quatre jours pour envoyer à Besançon, et en faire revenir l’habit d’uniforme, les armes, le chapeau, etc., tout ce qui fait un garde d’honneur. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’elle trouvait imprudent de faire faire l’habit de Julien à Verrières. Elle voulait le surprendre, lui et la ville.

Le travail des gardes d’honneur et de l’esprit public terminé, le maire eut à s’occuper d’une grande cérémonie religieuse, le roi de*** ne voulait pas passer à Verrières sans visiter la fameuse relique de saint Clément que l’on conserve à Bray-le-Haut, à une petite lieue de la ville. On désirait un clergé nombreux, ce fut l’affaire la plus difficile à arranger ; M. Maslon, le nouveau curé, voulait à tout prix éviter la présence de M. Chélan. En vain, M. de Rênal lui représentait qu’il y aurait imprudence. M. le marquis de La Mole, dont les ancêtres ont été si longtemps gouverneurs de la province, avait été désigné pour accompagner le roi de***. Il connaissait depuis trente ans l’abbé Chélan. Il demanderait certainement de ses nouvelles en arrivant à Verrières, et s’il le trouvait disgrâcié, il était homme à aller le chercher dans la petite maison où il s’était retiré, accompagné de tout le cortège dont il pourrait disposer. Quel soufflet !

— Je suis déshonoré ici et à Besançon, répondait l’abbé Maslon, s’il paraît dans mon clergé. Un janséniste, grand Dieu !

— Quoi que vous en puissiez dire, mon cher abbé, répliquait M. de Rênal, je n’exposerai pas l’administration de Verrières à recevoir un affront de M. de La Mole. Vous ne le connaissez pas, il pense bien à la cour ; mais ici, en province, c’est un mauvais plaisant satirique, moqueur, ne cherchant qu’à embarrasser les gens. Il est capable, uniquement pour s’amuser, de nous couvrir de ridicule aux yeux des libéraux.

Ce ne fut que dans la nuit du samedi au dimanche, après trois jours de pourparlers, que l’orgueil de l’abbé Maslon plia devant la peur du maire qui se changeait en courage. Il fallut écrire une lettre mielleuse à l’abbé Chélan, pour le prier d’assister à la cérémonie de la relique de Bray-le-Haut, si toutefois son grand âge et ses infirmités le lui permettaient. M. Chélan demanda et obtint une lettre d’invitation pour Julien qui devait l’accompagner en qualité de sous-diacre.

Dès le matin du dimanche, des milliers de paysans arrivant des montagnes voisines, inondèrent les rues de Verrières. Il faisait le plus beau soleil. Enfin, vers les trois heures, toute cette foule fut agitée, on apercevait un grand feu sur un rocher à deux lieues de Verrières. Ce signal annonçait que le roi venait d’entrer sur le territoire du département. Aussitôt le son de toutes les cloches et les décharges répétées d’un vieux canon espagnol appartenant à la ville marquèrent sa joie de ce grand événement. La moitié de la population monta sur les toits. Toutes les femmes étaient aux balcons. La garde d’honneur se mit en mouvement. On admirait les brillants uniformes, chacun reconnaissait un parent, un ami. On se moquait de la peur de M. de Moirod, dont à chaque instant la main prudente était prête à saisir l’arçon de sa selle. Mais une remarque fit oublier toutes les autres : le premier cavalier de la neuvième file était un fort joli garçon, très-mince, que d’abord on ne reconnut pas. Bientôt un cri d’indignation chez les uns, chez d’autres le silence de l’étonnement annoncèrent une sensation générale. On reconnaissait dans ce jeune homme, montant un des chevaux normands de M. Valenod, le petit Sorel, fils du charpentier. Il n’y eut qu’un cri contre le maire, surtout parmi les libéraux. Quoi, parce que ce petit ouvrier déguisé en abbé était précepteur de ses marmots, il avait l’audace de le nommer garde d’honneur, au préjudice de messieurs tels et tels, riches fabricants ! Ces messieurs, disait une dame banquière, devraient bien faire une avanie à ce petit insolent, né dans la crotte. — Il est sournois et porte un sabre, répondait le voisin, il serait assez traître pour leur couper la figure.

Les propos de la société noble étaient plus dangereux. Les dames se demandaient si c’était du maire tout seul que provenait cette haute inconvenance. En général, on rendait justice à son mépris pour le défaut de naissance.

Pendant qu’il était l’occasion de tant de propos, Julien était le plus heureux des hommes. Naturellement hardi, il se tenait mieux à cheval que la plupart des jeunes gens de cette ville de montagnes. Il voyait dans les yeux des femmes qu’il était question de lui.

Ses épaulettes étaient plus brillantes, parce qu’elles étaient neuves. Son cheval se cabrait à chaque instant, il était au comble de la joie.

Son bonheur n’eut plus de bornes, lorsque, passant près du vieux rempart, le bruit de la petite pièce de canon fit sauter son cheval hors du rang. Par un grand hasard, il ne tomba pas, de ce moment il se sentit un héros. Il était officier d’ordonnance de Napoléon et chargeait une batterie.

Une personne était plus heureuse que lui. D’abord elle l’avait vu passer d’une des croisées de l’hôtel de ville ; montant ensuite en calèche, et faisant rapidement un grand détour, elle arriva à temps pour frémir quand son cheval l’emporta hors du rang. Enfin, sa calèche sortant au grand galop, par une autre porte de la ville, elle parvint à rejoindre la route par où le roi devait passer, et put suivre la garde d’honneur à vingt pas de distance, au milieu d’une noble poussière. Dix mille paysans crièrent : Vive le roi ! quand le maire eut l’honneur de haranguer Sa Majesté. Une heure après, lorsque, tous les discours écoutés, le roi allait entrer dans la ville, la petite pièce de canon se remit à tirer à coups précipités. Mais un accident s’ensuivit, non pour les canonniers qui avaient fait leurs preuves à Leipsick et à Montmirail, mais pour le futur premier adjoint, M. de Moirod. Son cheval le déposa mollement dans l’unique bourbier qui fût sur la grande route, ce qui fit esclandre, parce qu’il fallut le tirer de là pour que la voiture du roi pût passer.

Sa Majesté descendit à la belle église neuve qui ce jour-là était parée de tous ses rideaux cramoisis. Le roi devait dîner, et aussitôt après remonter en voiture pour aller vénérer la célèbre relique de saint Clément. À peine le roi fut-il à l’église, que Julien galopa vers la maison de M. de Rênal. Là, il quitta en soupirant son bel habit bleu de ciel, son sabre, ses épaulettes, pour reprendre le petit habit noir râpé. Il remonta à cheval, et en quelques instants fut à Bray-le-Haut qui occupe le sommet d’une fort belle colline. L’enthousiasme multiplie ces paysans, pensa Julien. On ne peut se remuer à Verrières, et en voici plus de dix mille autour de cette antique abbaye. À moitié ruinée par le vandalisme révolutionnaire, elle avait été magnifiquement rétablie depuis la Restauration, et l’on commençait à parler de miracles. Julien rejoignit l’abbé Chélan qui le gronda fort, et lui remit une soutane et un surplis. Il s’habilla rapidement et suivit M. Chélan qui se rendait auprès du jeune évêque d’Agde. C’était un neveu de M. de La Mole, récemment nommé, et qui avait été chargé de montrer la relique au roi. Mais l’on ne put trouver cet évêque.

Le clergé s’impatientait. Il attendait son chef dans le cloître sombre et gothique de l’ancienne abbaye. On avait réuni vingt-quatre curés pour figurer l’ancien chapitre de Bray-le-Haut, composé avant 1789 de vingt-quatre chanoines. Après avoir déploré pendant trois quarts d’heure la jeunesse de l’évêque, les curés pensèrent qu’il était convenable que M. le Doyen se retirât vers Monseigneur pour l’avertir que le roi allait arriver, et qu’il était instant de se rendre au chœur. Le grand âge de M. Chélan l’avait fait doyen ; malgré l’humeur qu’il témoignait à Julien, il lui fit signe de le suivre. Julien portait fort bien son surplis. Au moyen de je ne sais quel procédé de toilette ecclésiastique, il avait rendu ses beaux cheveux bouclés très-plats ; mais, par un oubli qui redoubla la colère de M. Chélan, sous les longs plis de sa soutane on pouvait apercevoir les éperons du garde d’honneur.

Arrivés à l’appartement de l’évêque, de grands laquais bien chamarrés daignèrent à peine répondre au vieux curé que Monseigneur n’était pas visible. On se moqua de lui quand il voulut expliquer qu’en sa qualité de doyen du chapitre noble de Bray-le-Haut, il avait le privilège d’être admis en tout temps auprès de l’évêque officiant.

L’humeur hautaine de Julien fut choquée de l’insolence des laquais. Il se mit à parcourir les dortoirs de l’antique abbaye, secouant toutes les portes qu’il rencontrait. Une fort petite céda à ses efforts, et il se trouva dans une cellule au milieu des valets de chambre de Monseigneur, en habits noirs et la chaîne au cou. À son air pressé ces messieurs le crurent mandé par l’évêque et le laissèrent passer. Il fit quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extrêmement sombre, et toute lambrissée de chêne noir ; à l’exception d’une seule, les fenêtres en ogive avaient été murées avec des briques. La grossièreté de cette maçonnerie n’était déguisée par rien, et faisait un triste contraste avec l’antique magnificence de la boiserie. Les deux grands côtés de cette salle célèbre parmi les antiquaires bourguignons, et que le duc Charles le Téméraire avait fait bâtir vers 1470 en expiation de quelque péché, étaient garnis de stalles de bois richement sculptées. On y voyait, figurés en bois de différentes couleurs, tous les mystères de l’Apocalypse.

Cette magnificence mélancolique, dégradée par la vue des briques nues et du plâtre encore tout blanc, toucha Julien. Il s’arrêta en silence. À l’autre extrémité de la salle, près de l’unique fenêtre par laquelle le jour pénétrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tête nue, était arrêté à trois pas de la glace. Ce meuble semblait étrange en un tel lieu, et, sans doute, y avait été apporté de la ville. Julien trouva que le jeune homme avait l’air irrité ; de la main droite il donnait gravement des bénédictions du côté du miroir.

Que peut signifier ceci ? pensa-t-il. Est-ce une cérémonie préparatoire qu’accomplit ce jeune prêtre ? C’est peut-être le secrétaire de l’évêque… il sera insolent comme les laquais… ma foi, n’importe, essayons.

Il avança et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours la vue fixée vers l’unique fenêtre, et regardant ce jeune homme qui continuait à donner des bénédictions exécutées lentement mais en nombre infini, et sans se reposer un instant.

À mesure qu’il approchait, il distinguait mieux son air fâché. La richesse du surplis garni de dentelle arrêta involontairement Julien à quelques pas du magnifique miroir.

Il est de mon devoir de parler, se dit-il enfin ; mais la beauté de la salle l’avait ému, et il était froissé d’avance des mots durs qu’on allait lui adresser.

Le jeune homme le vit dans la psyché, se retourna, et quittant subitement l’air fâché, lui dit du ton le plus doux :

— Eh bien ! monsieur, est-elle enfin arrangée ?

Julien resta stupéfait. Comme ce jeune homme se tournait vers lui, Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine : c’était l’évêque d’Agde. Si jeune, pensa Julien ; tout au plus six ou huit ans de plus que moi !…

Et il eut honte de ses éperons.

— Monseigneur, répondit-il timidement, je suis envoyé par le doyen du chapitre, M. Chélan.

— Ah ! il m’est fort recommandé, dit l’évêque d’un ton poli qui redoubla l’enchantement de Julien. Mais je vous demande pardon, monsieur, je vous prenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l’a mal emballée à Paris ; la toile d’argent est horriblement gâtée dans le haut. Cela fera le plus vilain effet, ajouta le jeune évêque d’un air triste, et encore on me fait attendre !

— Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet.

Les beaux yeux de Julien firent leur effet.

— Allez, monsieur, répondit l’évêque avec une politesse charmante ; il me la faut sur-le-champ. Je suis désolé de faire attendre messieurs du chapitre.

Quand Julien fut arrivé au milieu de la salle, il se retourna vers l’évêque, et le vit qui s’était remis à donner des bénédictions. Qu’est-ce que cela peut être ? se demanda Julien, sans doute c’est une préparation ecclésiastique nécessaire à la cérémonie qui va avoir lieu. Comme il arrivait dans la cellule où se tenaient les valets de chambre, il vit la mitre entre leurs mains. Ces messieurs, cédant malgré eux au regard impérieux de Julien, lui remirent la mitre de Monseigneur.

Il se sentit fier de la porter : en traversant la salle, il marchait lentement ; il la tenait avec respect. Il trouva l’évêque assis devant la glace ; mais, de temps à autre, sa main droite, quoique fatiguée, donnait encore la bénédiction. Julien l’aida à placer sa mitre. L’évêque secoua la tête.

— Ah ! elle tiendra, dit-il à Julien d’un air content. Voulez-vous vous éloigner un peu ?

Alors l’évêque alla fort vite au milieu de la pièce, puis se rapprochant du miroir à pas lents, il reprit l’air fâché, et donnait gravement des bénédictions.

Julien était immobile d’étonnement ; il était tenté de comprendre, mais n’osait pas. L’évêque s’arrêta, et le regardant avec un air qui perdait rapidement de sa gravité :

— Que dites-vous de ma mitre, monsieur, va-t-elle bien ?

— Fort bien, Monseigneur.

— Elle n’est pas trop en arrière ? cela aurait l’air un peu niais ; mais il ne faut pas non plus la porter baissée sur les yeux comme un shako d’officier.

— Elle me semble aller fort bien.

— Le roi de*** est accoutumé à un clergé vénérable et sans doute fort grave. Je ne voudrais pas, à cause de mon âge surtout, avoir l’air trop léger.

Et l’évêque se mit de nouveau à marcher en donnant des bénédictions.

C’est clair, dit Julien, osant enfin comprendre, il s’exerce à donner la bénédiction.

Après quelques instants :

— Je suis prêt, dit l’évêque. Allez, monsieur, avertir M. le doyen et messieurs du chapitre.

Bientôt M. Chélan, suivi des deux curés les plus âgés, entra par une fort grande porte magnifiquement sculptée, et que Julien n’avait pas aperçue. Mais cette fois il resta à son rang le dernier de tous, et ne put voir l’évêque que par-dessus les épaules des ecclésiastiques qui se pressaient en foule à cette porte.

L’évêque traversait lentement la salle ; lorsqu’il fut arrivé sur le seuil les curés se formèrent en procession. Après un petit moment de désordre, la procession commença à marcher en entonnant un psaume. L’évêque s’avançait le dernier entre M. Chélan et un autre curé fort vieux. Julien se glissa tout à fait près de Monseigneur, comme attaché à l’abbé Chélan. On suivit les longs corridors de l’abbaye de Bray-le-Haut ; malgré le soleil éclatant, ils étaient sombres et humides. On arriva enfin au portique du cloître. Julien était stupéfait d’admiration pour une si belle cérémonie. L’ambition réveillée par le jeune âge de l’évêque, la sensibilité et la politesse exquise de ce prélat se disputaient son cœur. Cette politesse était bien autre chose que celle de M. de Rênal, même dans ses bons jours. Plus on s’élève vers le premier rang de la société, se dit Julien, plus on trouve de ces manières charmantes.

On entrait dans l’église par une porte latérale, tout à coup un bruit épouvantable fit retentir ses voûtes antiques ; Julien crut qu’elles s’écroulaient. C’était encore la petite pièce de canon ; traînée par huit chevaux au galop, elle venait d’arriver ; et à peine arrivée, mise en batterie par les canonniers de Leipsick, elle tirait cinq coups par minute, comme si les Prussiens eussent été devant elle.

Mais ce bruit admirable ne fit plus d’effet sur Julien, il ne songeait plus à Napoléon et à la gloire militaire. Si jeune, pensait-il, être évêque d’Agde ! mais où est Agde ? et combien cela rapporte-t-il ? deux ou trois cent mille francs peut-être.

Les laquais de Monseigneur parurent avec un dais magnifique, M. Chélan prit l’un des bâtons, mais dans le fait ce fut Julien qui le porta. L’évêque se plaça dessous. Réellement il était parvenu à se donner l’air vieux ; l’admiration de notre héros n’eut plus de bornes. Que ne fait-on pas avec de l’adresse ! pensa-t-il.

Le roi entra. Julien eut le bonheur de le voir de très-près. L’évêque le harangua avec onction, et sans oublier une petite nuance de trouble fort poli pour Sa Majesté.

Nous ne répéterons point la description des cérémonies de Bray-le-Haut ; pendant quinze jours elles ont rempli les colonnes de tous les journaux du département. Julien apprit, par le discours de l’évêque, que le roi descendait de Charles le Téméraire.

Plus tard il entra dans les fonctions de Julien de vérifier les comptes de ce qu’avait coûté cette cérémonie. M. de La Mole, qui avait fait avoir un évêché à son neveu, avait voulu lui faire la galanterie de se charger de tous les frais. La seule cérémonie de Bray-le-Haut coûta trois mille huit cents francs.

Après le discours de l’évêque et la réponse du roi, Sa Majesté se plaça sous le dais, ensuite elle s’agenouilla fort dévotement sur un coussin près de l’autel. Le chœur était environné de stalles, et les stalles élevées de deux marches sur le pavé. C’était sur la dernière de ces marches que Julien était assis aux pieds de M. Chélan, à peu près comme un caudataire près de son cardinal, à la chapelle Sixtine, à Rome. Il y eut un Te Deum, des flots d’encens, des décharges infinies de mousqueterie et d’artillerie ; les paysans étaient ivres de bonheur et de piété. Une telle journée défait l’ouvrage de cent numéros des journaux jacobins.

Julien était à six pas du roi, qui réellement priait avec abandon. Il remarqua, pour la première fois, un petit homme au regard spirituel et qui portait un habit presque sans broderies. Mais il avait un cordon bleu de ciel par-dessus cet habit fort simple. Il était plus près du roi que beaucoup d’autres seigneurs, dont les habits étaient tellement brodés d’or, que, suivant l’expression de Julien, on ne voyait pas le drap. Il apprit quelques moments après que c’était M. de La Mole. Il lui trouva l’air hautain et même insolent.

Ce marquis ne serait pas poli comme mon joli évêque, pensa-t-il. Ah ! l’état ecclésiastique rend doux et sage. Mais le roi est venu pour vénérer la relique, et je ne vois point de relique. Où sera saint Clément ?

Un petit clerc, son voisin, lui apprit que la vénérable relique était dans le haut de l’édifice dans une chapelle ardente.

Qu’est-ce qu’une chapelle ardente ? se dit Julien.

Mais il ne voulut pas demander l’explication de ce mot. Son attention redoubla.

En cas de visite d’un prince souverain, l’étiquette veut que les chanoines n’accompagnent pas l’évêque. Mais en se mettant en marche pour la chapelle ardente, monseigneur d’Agde appela l’abbé Chélan ; Julien osa le suivre.

Après avoir monté un long escalier, on parvint à une porte extrêmement petite, mais dont le chambranle gothique était doré avec magnificence. Cet ouvrage avait l’air fait de la veille.

Devant la porte étaient réunies à genoux vingt-quatre jeunes filles, appartenant aux familles les plus distinguées de Verrières. Avant d’ouvrir la porte, l’évêque se mit à genoux au milieu de ces jeunes filles toutes jolies. Pendant qu’il priait à haute voix, elles semblaient ne pouvoir assez admirer ses belles dentelles, sa bonne grâce, sa figure si jeune et si douce. Ce spectacle fit perdre à notre héros ce qui lui restait de raison. En cet instant, il se fût battu pour l’inquisition, et de bonne foi. La porte s’ouvrit tout à coup. La petite chapelle parut comme embrasée de lumière. On apercevait sur l’autel plus de mille cierges divisés en huit rangs séparés entre eux par des bouquets de fleurs. L’odeur suave de l’encens le plus pur sortait en tourbillon de la porte du sanctuaire. La chapelle dorée à neuf était fort petite, mais très-élevée. Julien remarqua qu’il y avait sur l’autel des cierges qui avaient plus de quinze pieds de haut. Les jeunes filles ne purent retenir un cri d’admiration. On n’avait admis dans le petit vestibule de la chapelle que les vingt-quatre jeunes filles, les deux curés et Julien.

Bientôt le roi arriva, suivi du seul M. de La Mole et de son grand chambellan. Les gardes eux-mêmes restèrent en dehors, à genoux, et présentant les armes.

Sa Majesté se précipita plutôt qu’elle ne se jeta sur le prie-Dieu. Ce fut alors seulement que Julien, collé contre la porte dorée, aperçut, par-dessous le bras nu d’une jeune fille, la charmante statue de saint Clément. Il était caché sous l’autel, en costume de jeune soldat romain. Il avait au cou une large blessure d’où le sang semblait couler. L’artiste s’était surpassé ; ses yeux mourants, mais pleins de grâce, étaient à demi fermés. Une moustache naissante ornait cette bouche charmante, qui à demi fermée avait encore l’air de prier. À cette vue, la jeune fille voisine de Julien pleura à chaudes larmes, une de ses larmes tomba sur la main de Julien.

Après un instant de prières dans le plus profond silence, troublé seulement par le son lointain des cloches de tous les villages à dix lieues à la ronde, l’évêque d’Agde demanda au roi la permission de parler. Il finit un petit discours fort touchant par des paroles simples, mais dont l’effet n’en était que mieux assuré.

— N’oubliez jamais, jeunes chrétiennes, que vous avez vu l’un des plus grands rois de la terre à genoux devant les serviteurs de ce Dieu tout-puissant et terrible. Ces serviteurs faibles, persécutés, assassinés sur la terre, comme vous le voyez par la blessure encore sanglante de saint Clément, ils triomphent au ciel. N’est-ce pas, jeunes chrétiennes, vous vous souviendrez à jamais de ce jour ? vous détesterez l’impie. À jamais vous serez fidèles à ce Dieu si grand, si terrible, mais si bon.

À ces mots, l’évêque se leva avec autorité.

— Vous me le promettez ? dit-il, en avançant le bras d’un air inspiré.

— Nous le promettons, dirent les jeunes filles, en fondant en larmes.

— Je reçois votre promesse au nom du Dieu terrible ! ajouta l’évêque d’une voix tonnante. Et la cérémonie fut terminée.

Le roi lui-même pleurait. Ce ne fut que longtemps après que Julien eut assez de sang-froid pour demander où étaient les os du saint envoyés de Rome à Philippe le Bon, duc de Bourgogne. On lui apprit qu’ils étaient cachés dans la charmante figure de cire.

Sa Majesté daigna permettre aux demoiselles qui l’avaient accompagnée dans la chapelle de porter un ruban rouge sur lequel étaient brodés ces mots : Haine à l’impie, adoration perpétuelle.

M. de La Mole fit distribuer aux paysans dix mille bouteilles de vin. Le soir, à Verrières, les libéraux trouvèrent une raison pour illuminer cent fois mieux que les royalistes. Avant de partir, le roi fit une visite à M. de Moirod.


CHAPITRE XIX

penser fait souffrir

Le grotesque des événements de tous les jours vous cache le vrai malheur des passions.
Barnave.


En replaçant les meubles ordinaires dans la chambre qu’avait occupée M. de La Mole, Julien trouva une feuille de papier très-fort, pliée en quatre. Il lut au bas de la première page :

À S. E. M. le marquis de La Mole, pair de France, chevalier des ordres du roi, etc., etc.

C’était une pétition en grosse écriture de cuisinière.

« Monsieur le marquis,

« J’ai eu toute ma vie des principes religieux. J’étais, dans Lyon, exposé aux bombes, lors du siège, en 93, d’exécrable mémoire. Je communie ; je vais tous les dimanches à la messe en l’église paroissiale. Je n’ai jamais manqué au devoir pascal, même en 93, d’exécrable mémoire. Ma cuisinière, avant la révolution j’avais des gens, ma cuisinière fait maigre le vendredi. Je jouis dans Verrières d’une considération générale, et j’ose dire méritée. Je marche sous le dais dans les processions, à côté de M. le curé et de M. le maire. Je porte, dans les grandes occasions, un gros cierge acheté à mes frais. De tout quoi les certificats sont à Paris au ministère des finances. Je demande à M. le marquis le bureau de loterie de Verrières, qui ne peut manquer d’être bientôt vacant d’une manière ou d’autre, le titulaire étant fort malade, et d’ailleurs votant mal aux élections, etc.

De Cholin ».

En marge de cette pétition était une apostille signée De Moirod, et qui commençait par cette ligne :

« J’ai eu l’honneur de parler yert du bon sujet qui fait cette demande », etc.

Ainsi, même cet imbécile de Cholin me montre le chemin qu’il faut suivre, se dit Julien.

Huit jours après le passage du roi de*** à Verrières, ce qui surnageait des innombrables mensonges, sottes interprétations, discussions ridicules, etc., etc., dont avaient été l’objet, successivement, le roi, l’évêque d’Agde, le marquis de La Mole, les dix mille bouteilles de vin, le pauvre tombé de Moirod qui, dans l’espoir d’une croix, ne sortit de chez lui qu’un mois après sa chute, ce fut l’indécence extrême d’avoir bombardé dans la garde d’honneur Julien Sorel, fils d’un charpentier. Il fallait entendre, à ce sujet, les riches fabricants de toiles peintes, qui, soir et matin, s’enrouaient au café à prêcher l’égalité. Cette femme hautaine, madame de Rênal, était l’auteur de cette abomination. La raison ? les beaux yeux et les joues si fraîches du petit abbé Sorel la disaient de reste.

Peu après le retour à Vergy, Stanislas-Xavier, le plus jeune des enfants, prit la fièvre ; tout à coup madame de Rênal tomba dans des remords affreux. Pour la première fois elle se reprocha son amour d’une façon suivie ; elle sembla comprendre, comme par miracle, dans quelle faute énorme elle s’était laissé entraîner. Quoique d’un caractère profondément religieux, jusqu’à ce moment elle n’avait pas songé à la grandeur de son crime aux yeux de Dieu.

Jadis, au couvent du Sacré-Cœur, elle avait aimé Dieu avec passion ; elle le craignit de même en cette circonstance. Les combats qui déchiraient son âme étaient d’autant plus affreux qu’il n’y avait rien de raisonnable dans sa peur. Julien éprouva que le moindre raisonnement l’irritait, loin de la calmer ; elle y voyait le langage de l’enfer. Cependant, comme Julien aimait beaucoup lui-même le petit Stanislas, il était mieux venu à lui parler de sa maladie : elle prit bientôt un caractère grave. Alors le remords continu ôta à madame de Rênal jusqu’à la faculté de dormir ; elle ne sortait point d’un silence farouche : si elle eût ouvert la bouche, c’eût été pour avouer son crime à Dieu et aux hommes.

— Je vous en conjure, lui disait Julien, dès qu’ils se trouvaient seuls, ne parlez à personne ; que je sois le seul confident de vos peines. Si vous m’aimez encore, ne parlez pas : vos paroles ne peuvent ôter la fièvre à notre Stanislas.

Mais ses consolations ne produisaient aucun effet ; il ne savait pas que madame de Rênal s’était mis dans la tête que, pour apaiser la colère du Dieu jaloux, il fallait haïr Julien ou voir mourir son fils. C’était parce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait haïr son amant qu’elle était si malheureuse.

— Fuyez-moi, dit-elle un jour à Julien ; au nom de Dieu, quittez cette maison : c’est votre présence ici qui tue mon fils.

Dieu me punit, ajouta-t-elle à voix basse, il est juste ; j’adore son équité ; mon crime est affreux, et je vivais sans remords ! C’était le premier signe de l’abandon de Dieu : je dois être punie doublement.

Julien fut profondément touché. Il ne pouvait voir là ni hypocrisie, ni exagération. Elle croit tuer son fils en m’aimant, et cependant la malheureuse m’aime plus que son fils. Voilà, je n’en puis douter, le remords qui la tue ; voilà de la grandeur dans les sentiments. Mais comment ai-je pu inspirer un tel amour, moi, si pauvre, si mal élevé, si ignorant, quelquefois si grossier dans mes façons ?

Une nuit, l’enfant fut au plus mal. Vers les deux heures du matin, M. de Rênal vint le voir. L’enfant, dévoré par la fièvre, était fort rouge et ne put reconnaître son père. Tout à coup madame de Rênal se jeta aux pieds de son mari : Julien vit qu’elle allait tout dire et se perdre à jamais.

Par bonheur, ce mouvement singulier importuna M. de Rênal.

— Adieu ! adieu ! dit-il en s’en allant.

— Non, écoute-moi, s’écria sa femme à genoux devant lui, et cherchant à le retenir. Apprends toute la vérité. C’est moi qui tue mon fils. Je lui ai donné la vie et je la lui reprends. Le ciel me punit, aux yeux de Dieu, je suis coupable de meurtre. Il faut que je me perde et m’humilie moi-même ; peut-être ce sacrifice apaisera le Seigneur.

Si M. de Rênal eût été un homme d’imagination, il savait tout.

— Idées romanesques, s’écria-t-il en éloignant sa femme qui cherchait à embrasser ses genoux. Idées romanesques que tout cela ! Julien, faites appeler le médecin à la pointe du jour.

Et il retourna se coucher. Madame de Rênal tomba à genoux, à demi évanouie, en repoussant avec un mouvement convulsif Julien qui voulait la secourir.

Julien resta étonné.

Voilà donc l’adultère ! se dit-il… Serait-il possible que ces prêtres si fourbes… eussent raison ? Eux qui commettent tant de péchés auraient le privilège de connaître la vraie théorie du péché ? Quelle bizarrerie !…

Depuis vingt minutes que M. de Rênal s’était retiré, Julien voyait la femme qu’il aimait, la tête appuyée sur le petit lit de l’enfant, immobile et presque sans connaissance. Voilà une femme d’un génie supérieur réduite au comble du malheur, parce qu’elle m’a connu, se dit-il.

Les heures avancent rapidement. Que puis-je pour elle ? Il faut se décider. Il ne s’agit plus de moi ici. Que m’importent les hommes et leurs plates simagrées ? Que puis-je pour elle ?… la quitter ? Mais je la laisse seule en proie à la plus affreuse douleur. Cet automate de mari lui nuit plus qu’il ne lui sert. Il lui dira quelque mot dur, à force d’être grossier ; elle peut devenir folle, se jeter par la fenêtre.

Si je la laisse, si je cesse de veiller sur elle, elle lui avouera tout. Et que sait-on, peut-être, malgré l’héritage qu’elle doit lui apporter, il fera un esclandre. Elle peut tout dire, grand Dieu ! à ce c… d’abbé Maslon, qui prend prétexte de la maladie d’un enfant de six ans pour ne plus bouger de cette maison, et non sans dessein. Dans sa douleur et sa crainte de Dieu, elle oublie tout ce qu’elle sait de l’homme ; elle ne voit que le prêtre.

— Va-t’en, lui dit tout à coup madame de Rênal en ouvrant les yeux.

— Je donnerais mille fois ma vie pour savoir ce qui peut t’être le plus utile, répondit Julien : jamais je ne t’ai tant aimée, mon cher ange, ou plutôt, de cet instant seulement, je commence à t’adorer comme tu mérites de l’être. Que deviendrai-je loin de toi, et avec la conscience que tu es malheureuse par moi ! Mais qu’il ne soit pas question de mes souffrances. Je partirai, oui, mon amour. Mais, si je te quitte, si je cesse de veiller sur toi, de me trouver sans cesse entre toi et ton mari, tu lui dis tout, tu te perds. Songe que c’est avec ignominie qu’il le chassera de sa maison ; tout Verrières, tout Besançon parleront de ce scandale. On te donnera tous les torts ; jamais tu ne te relèveras de cette honte…

— C’est ce que je demande, s’écria-t-elle, en se levant debout. Je souffrirai, tant mieux.

— Mais, par ce scandale abominable, tu feras aussi son malheur à lui !

— Mais je m’humilie moi-même, je me jette dans la fange ; et, par là peut-être, je sauve mon fils. Cette humiliation, aux yeux de tous, c’est peut-être une pénitence publique ? Autant que ma faiblesse peut en juger, n’est-ce pas le plus grand sacrifice que je puisse faire à Dieu ?… Peut-être daignera-t-il prendre mon humiliation et me laisser mon fils ! Indique-moi un autre sacrifice plus pénible, et j’y cours.

— Laisse-moi me punir. Moi aussi, je suis coupable. Veux-tu que je me retire à la Trappe ? L’austérité de cette vie peut apaiser ton Dieu. Ah ! ciel ! que ne puis-je prendre pour moi la maladie de Stanislas.

— Ah ! tu l’aimes, toi, dit madame de Rênal, en se relevant et se jetant dans ses bras.

Au même instant, elle le repoussa avec horreur.

— Je te crois ! je te crois ! continua-t-elle, après s’être remise à genoux ; ô mon unique ami ! ô pourquoi n’es-tu pas le père de Stanislas ! Alors ce ne serait pas un horrible péché de t’aimer mieux que ton fils.

— Veux-tu me permettre de rester, et que désormais je ne t’aime que comme un frère ? C’est la seule expiation raisonnable, elle peut apaiser la colère du Très-Haut.

— Et, moi, s’écria-t-elle en se levant et prenant la tête de Julien entre ses deux mains, et la tenant devant ses yeux à distance, et moi, t’aimerai-je comme un frère ? Est-il en mon pouvoir de t’aimer comme un frère ?

Julien fondait en larmes.

— Je t’obéirai, dit-il en tombant à ses pieds, je t’obéirai, quoi que tu m’ordonnes ; c’est tout ce qui me reste à faire. Mon esprit est frappé d’aveuglement ; je ne vois aucun parti à prendre. Si je te quitte, tu dis tout à ton mari, tu te perds et lui avec. Jamais, après ce ridicule, il ne sera nommé député. Si je reste, tu me crois la cause de la mort de ton fils, et tu meurs de douleur. Veux-tu essayer de l’effet de mon départ ? Si tu veux, je vais me punir de notre faute en te quittant pour huit jours. J’irai les passer dans la retraite où tu voudras. À l’abbaye de Bray-le-Haut, par exemple : mais jure-moi pendant mon absence de ne rien avouer à ton mari. Songe que je ne pourrai plus revenir si tu parles.

Elle promit, il partit, mais fut rappelé au bout de deux jours.

— Il m’est impossible sans toi de tenir mon serment. Je parlerai à mon mari, si tu n’es pas là constamment pour m’ordonner par tes regards de me taire. Chaque heure de cette vie abominable me semble durer une journée.

Enfin le ciel eut pitié de cette mère malheureuse. Peu à peu Stanislas ne fut plus en danger. Mais la glace était brisée, sa raison avait connu l’étendue de son péché ; elle ne put plus reprendre l’équilibre. Les remords restèrent, et ils furent ce qu’ils devaient être dans un cœur si sincère. Sa vie fut le ciel et l’enfer : l’enfer quand elle ne voyait pas Julien, le ciel quand elle était à ses pieds. Je ne me fais plus aucune illusion, lui disait-elle, même dans les moments où elle osait se livrer à tout son amour : je suis damnée, irrémissiblement damnée. Tu es jeune, tu as cédé à mes séductions, le ciel peut te pardonner ; mais moi je suis damnée. Je le connais à un signe certain. J’ai peur : qui n’aurait pas peur devant la vue de l’enfer ? Mais au fond, je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle était à commettre. Que le ciel seulement ne me punisse pas dès ce monde et dans mes enfants, et j’aurai plus que je ne mérite. Mais toi, du moins, mon Julien, s’écriait-elle dans d’autres moments, es-tu heureux ? Trouves-tu que je t’aime assez ?

La méfiance et l’orgueil souffrant de Julien, qui avait surtout besoin d’un amour à sacrifices, ne tinrent pas devant la vue d’un sacrifice si grand, si indubitable et fait à chaque instant. Il adorait madame de Rênal. Elle a beau être noble, et moi le fils d’un ouvrier, elle m’aime. Je ne suis pas auprès d’elle un valet de chambre chargé des fonctions d’amant. Cette crainte éloignée, Julien tomba dans toutes les folies de l’amour, dans ses incertitudes mortelles.

— Au moins, s’écriait-elle en voyant ses doutes sur son amour, que je te rende bien heureux pendant le peu de jours que nous avons à passer ensemble ! Hâtons-nous ; demain peut-être je ne serai plus à toi. Si le ciel me frappe dans mes enfants, c’est en vain que je chercherai à ne vivre que pour t’aimer, à ne pas voir que c’est mon crime qui les tue. Je ne pourrai survivre à ce coup. Quand je le voudrais, je ne pourrais ; je deviendrais folle.

— Ah ! si je pouvais prendre sur moi ton péché, comme tu m’offrais si généreusement de prendre la fièvre ardente de Stanislas !

Cette grande crise morale changea la nature du sentiment qui unissait Julien à sa maîtresse. Son amour ne fut plus seulement de l’admiration pour la beauté, l’orgueil de la posséder.

Leur bonheur était désormais d’une nature bien supérieure, la flamme qui les dévorait fut plus intense. Ils avaient des transports pleins de folie. Leur bonheur eût paru plus grand aux yeux du monde. Mais ils ne retrouvèrent plus la sérénité délicieuse, la félicité sans nuages, le bonheur facile des premières époques de leurs amours, quand la seule crainte de madame de Rênal était de n’être pas assez aimée de Julien. Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime.

Dans les moments les plus heureux et en apparence les plus tranquilles : — Ah ! grand Dieu ! je vois l’enfer, s’écriait tout à coup madame de Rênal, en serrant la main de Julien d’un mouvement convulsif. Quels supplices horribles ! je les ai bien mérités. Elle le serrait, s’attachant à lui comme le lierre à la muraille.

Julien essayait en vain de calmer cette âme agitée. Elle lui prenait la main, qu’elle couvrait de baisers. Puis, retombée dans une rêverie sombre : L’enfer, disait-elle, l’enfer serait une grâce pour moi ; j’aurais encore sur la terre quelques jours à passer avec lui, mais l’enfer dès ce monde, la mort de mes enfants… Cependant, à ce prix peut-être mon crime me serait pardonné… Ah ! grand Dieu ! ne m’accordez point ma grâce à ce prix. Ces pauvres enfants ne vous ont point offensé ; moi, moi, je suis la seule coupable : j’aime un homme qui n’est point mon mari.

Julien voyait ensuite madame de Rénal arriver à des moments tranquilles en apparence. Elle cherchait à prendre sur elle, elle voulait ne pas empoisonner la vie de ce qu’elle aimait.

Au milieu de ces alternatives d’amour, de remords et de plaisir, les journées passaient pour eux avec la rapidité de l’éclair. Julien perdit l’habitude de réfléchir.

Mademoiselle Élisa alla suivre un petit procès qu’elle avait à Verrières. Elle trouva M. Valenod fort piqué contre Julien. Elle haïssait le précepteur, et lui en parlait souvent.

— Vous me perdriez, monsieur, si je disais la vérité !… disait-elle un jour à M. Valenod. Les maîtres sont tous d’accord entre eux pour les choses importantes… On ne pardonne jamais certains aveux aux pauvres domestiques…

Après ces phrases d’usage, que l’impatiente curiosité de M. Valenod trouva l’art d’abréger, il apprit des choses les plus mortifiantes pour son amour-propre.

Cette femme, la plus distinguée du pays, que pendant six ans il avait environnée de tant de soins, et malheureusement au vu et au su de tout le monde ; cette femme si fière, dont les dédains l’avaient tant de fois fait rougir, elle venait de prendre pour amant un petit ouvrier déguisé en précepteur. Et afin que rien ne manquât au dépit de M. le directeur du dépôt, madame de Rênal adorait cet amant.

— Et, ajoutait la femme de chambre avec un soupir, M. Julien ne s’est point donné de peine pour faire cette conquête, il n’est point sorti pour madame de sa froideur habituelle.

Élisa n’avait eu des certitudes qu’à la campagne, mais elle croyait que cette intrigue datait de bien plus loin.

— C’est sans doute pour cela, ajouta-t-elle avec dépit, que dans le temps il a refusé de m’épouser. Et moi, imbécile, qui allais consulter madame de Rênal, qui la priais de parler au précepteur.

Dès le même soir M. de Rênal reçut de la ville, avec son journal, une longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand détail ce qui se passait chez lui. Julien le vit pâlir en lisant cette lettre écrite sur du papier bleuâtre, et jeter sur lui des regards méchants. De toute la soirée le maire ne se remit point de son trouble, ce fut en vain que Julien lui fit la cour en lui demandant des explications sur la généalogie des meilleures familles de la Bourgogne.


CHAPITRE XX

les lettres anonymes

Do not give dalliance
Too much the rein : the strongest oaths are straw
To the fire i’ the blood.

Tempest.


Comme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire à son amie :

— Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soupçons ; je jurerais que cette grande lettre qu’il lisait en soupirant est une lettre anonyme.

Par bonheur, Julien se fermait à clef dans sa chambre. Madame de Rênal eut la folle idée que cet avertissement n’était qu’un prétexte pour ne pas la voir. Elle perdit la tête absolument, et à l’heure ordinaire vint à sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe à l’instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte ; était-ce madame de Rênal, était-ce un mari jaloux ?

Le lendemain de fort bonne heure, la cuisinière, qui protégeait Julien, lui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots en italien : Guardate alla pagina 130.

Julien frémit de l’imprudence, chercha la page cent trente et y trouva attachée avec une épingle la lettre suivante écrite à la hâte, baignée de larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement madame de Rénal la mettait fort bien, il fut touché de ce détail et oublia un peu l’imprudence effroyable.

« Tu n’as pas voulu me recevoir cette nuit ? Il est des moments où je crois n’avoir jamais lu jusqu’au fond de ton âme. Tes regards m’effrayent. J’ai peur de toi. Grand Dieu ! ne m’aurais-tu jamais aimée ? En ce cas, que mon mari découvre nos amours, et qu’il m’enferme dans une éternelle prison, à la campagne, loin de mes enfants. Peut-être Dieu le veut ainsi. Je mourrai bientôt. Mais tu seras un monstre.

« Ne m’aimes-tu pas ? es-tu las de mes folies, de mes remords, impie ? Veux-tu me perdre ? je t’en donne un moyen facile. Va, montre cette lettre dans tout Verrières, ou plutôt montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que je t’aime, mais non, ne prononce pas un tel blasphème, dis-lui que je t’adore, que la vie n’a commencé pour moi que le jour où je t’ai vu ; que dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n’avais jamais même rêvé le bonheur que je te dois ; que je t’ai sacrifié ma vie, que je te sacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie bien plus.

« Mais se connaît-il en sacrifices, cet homme ? Dis-lui, dis-lui pour l’irriter que je brave tous les méchants, et qu’il n’est plus au monde qu’un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me retienne à la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l’offrir en sacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants !

« N’en doute pas, cher ami, s’il y a une lettre anonyme, elle vient de cet être odieux qui, pendant six ans, m’a poursuivie de sa grosse voix, du récit de ses sauts à cheval, de sa fatuité, et de l’énumération éternelle de tous ses avantages.

« Y a-t-il une lettre anonyme ? méchant, voilà ce que je voulais discuter avec toi ; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-être pour la dernière fois jamais je n’aurais pu discuter froidement, comme je fais étant seule. De ce moment notre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une contrariété pour vous ? Oui, les jours où vous n’aurez pas reçu de M. Fouqué quelque livre amusant. Le sacrifice est fait, demain, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai à mon mari que j’ai reçu une lettre anonyme, et qu’il faut à l’instant te faire un pont d’or, trouver quelque prétexte honnête, et sans délai te renvoyer à tes parents.

« Hélas ! cher ami, nous allons être séparés quinze jours, un mois peut-être ! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais enfin, voilà le seul moyen de parer l’effet de cette lettre anonyme ; ce n’est pas la première que mon mari ait reçue, et sur mon compte encore. Hélas ! combien j’en riais !

« Tout le but de ma conduite, c’est de faire penser à mon mari que la lettre vient de M. Valenod ; je ne doute pas qu’il n’en soit l’auteur. Si tu quittes la maison, ne manque pas d’aller t’établir à Verrières. Je ferai en sorte que mon mari ait l’idée d’y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu’il n’y a pas de froid entre lui et moi. Une fois à Verrières, lie-toi d’amitié avec tout le monde, même avec les libéraux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront.

« Ne va pas te fâcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme tu disais un jour ; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grâces. L’essentiel est que l’on croie à Verrières que tu vas entrer chez le Valenod, ou chez tout autre, pour l’éducation des enfants.

« Voilà ce que mon mari ne souffrira jamais. Dût-il s’y résoudre, eh bien ! au moins tu habiteras Verrières, et je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t’aiment tant iront te voir. Grand Dieu ! je sens que j’aime mieux mes enfants parce qu’ils t’aiment. Quel remords ! comment tout ceci finira-t-il ?… Je m’égare… Enfin, tu comprends ta conduite ; sois doux, poli, point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande à genoux : ils vont être les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme à ton égard à ce que lui prescrira l’opinion publique.

« C’est toi qui vas me fournir la lettre anonyme ; arme-toi de patience et d’une paire de ciseaux. Coupe dans un livre les mots que tu vas voir ; colle-les ensuite avec de la colle à bouche, sur la feuille de papier bleuâtre que je t’envoie ; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi à une perquisition chez toi ; brûle les pages du livre que tu auras mutilé. Si tu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former lettre à lettre. Pour épargner ta peine, j’ai fait la lettre anonyme trop courte. Hélas ! si tu ne m’aimes plus, comme je le crains, que la mienne doit te sembler longue ! »

lettre anonyme
« Madame,

« Toutes vos petites menées sont connues ; mais les personnes qui ont intérêt à les réprimer sont averties. Par un reste d’amitié pour vous, je vous engage à vous détacher totalement du petit paysan. Si vous êtes assez sage pour cela, votre mari croira que l’avis qu’il a reçu le trompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j’ai votre secret ; tremblez, malheureuse ; il faut à cette heure marcher droit devant moi. »

« Dès que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu reconnu les façons de parler du directeur ?), sors dans la maison, je te rencontrerai.

« J’irai dans le village et reviendrai avec un visage troublé, je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu ! qu’est-ce que je hasarde, et tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un visage renversé, je donnerai à mon mari cette lettre qu’un inconnu m’aura remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et ne reviens qu’à l’heure du dîner.

« Du haut des rochers tu peux voir la tour du Colombier. Si nos affaires vont bien, j’y placerai un mouchoir blanc ; dans le cas contraire, il n’y aura rien.

« Ton cœur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m’aimes avant de partir pour cette promenade ? Quoi qu’il puisse arriver, sois sûr d’une chose : je ne survivrais pas d’un jour à notre séparation définitive. Ah ! mauvaise mère ! Ce sont deux mots vains que je viens d’écrire là, cher Julien. Je ne les sens pas ; je ne puis songer qu’à toi en ce moment, je ne les ai écrits que pour ne pas être blâmée de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon dissimuler ? Oui ! que mon âme te semble atroce mais que je ne mente pas devant l’homme que j’adore ! Je n’ai déjà que trop trompé en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m’aimes plus. Je n’ai pas le temps de relire ma lettre. C’est peu de chose à mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu’ils me coûteront davantage. »


CHAPITRE XXI

dialogue avec un maitre

Alas, our frailty is the cause, not we !
For such as we are made of, such we be.

Twelfth Night.


Ce fut avec un plaisir d’enfant que, pendant une heure, Julien assembla des mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses élèves et leur mère ; elle prit la lettre avec une simplicité et un courage dont le calme l’effraya.

— La colle à bouche est-elle assez séchée ? lui dit-elle.

Est-ce là cette femme que le remords rendait si folle ? pensa-t-il. Quels sont ses projets en ce moment ? Il était trop fier pour le lui demander ; mais, jamais peut-être, elle ne lui avait plu davantage.

— Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle avec le même sang-froid, on m’ôtera tout. Enterrez ce dépôt dans quelque endroit de la montagne ; ce sera peut-être un jour ma seule ressource.

Elle lui remit un étui à verre, en maroquin rouge, rempli d’or et de quelques diamants.

— Partez maintenant, lui dit-elle.

Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait immobile. Elle le quitta d’un pas rapide et sans le regarder.

Depuis l’instant qu’il avait ouvert la lettre anonyme, l’existence de M. de Rênal avait été affreuse. Il n’avait pas été aussi agité depuis un duel qu’il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une balle l’avait rendu moins malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens : N’est-ce pas là une écriture de femme ? se disait-il. En ce cas, quelle femme l’a écrite ? Il passait en revue toutes celles qu’il connaissait à Verrières, sans pouvoir fixer ses soupçons. Un homme aurait-il dicté cette lettre ? quel est cet homme ? Ici pareille incertitude ; il était jalousé et sans doute haï de la plupart de ceux qu’il connaissait. Il faut consulter ma femme, se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil où il était abîmé.

À peine levé, — grand Dieu ! dit-il en se frappant la tête, c’est d’elle surtout qu’il faut que je me méfie ; elle est mon ennemie en ce moment. Et, de colère, les larmes lui vinrent aux yeux.

Par une juste compensation de la sécheresse de cœur qui fait toute la sagesse pratique de la province, les deux hommes que, dans ce moment M. de Rênal redoutait le plus, étaient ses deux amis les plus intimes.

Après ceux-là, j’ai dix amis peut-être, et il les passa en revue, estimant à mesure le degré de consolation qu’il pourrait tirer de chacun. À tous ! à tous ! s’écria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extrême plaisir. Par bonheur, il se croyait fort envié, non sans raison. Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de*** venait d’honorer à jamais en y couchant, il avait fort bien arrangé son château de Vergy. La façade était peinte en blanc, et les fenêtres garnies de beaux volets verts. Il fut un instant consolé par l’idée de cette magnificence. Le fait est que ce château était aperçu de trois ou quatre lieues de distance, au grand détriment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant châteaux du voisinage, auxquels on avait laissé l’humble couleur grise donnée par le temps.

M. de Rênal pouvait compter sur les larmes et la pitié d’un de ses amis, le marguillier de la paroisse ; mais c’était un imbécile qui pleurait de tout. Cet homme était cependant sa seule ressource.

Quel malheur est comparable au mien ! s’écria-t-il avec rage ; quel isolement !

Est-il possible ! se disait cet homme vraiment à plaindre, est-il possible que, dans mon infortune, je n’aie pas un ami à qui demander conseil ? car ma raison s’égare, je le sens ! Ah ! Falcoz ! ah ! Ducros ! s’écria-t-il avec amertume. C’était les noms de deux amis d’enfance qu’il avait éloignés par ses hauteurs en 1814. Ils n’étaient pas nobles, et il avait voulu changer le ton d’égalité sur lequel ils vivaient depuis l’enfance.

L’un d’eux, Falcoz, homme d’esprit et de cœur, marchand de papier à Verrières, avait acheté une imprimerie dans le chef-lieu du département et entrepris un journal. La congrégation avait résolu de le ruiner : son journal avait été condamné, son brevet d’imprimeur lui avait été retiré. Dans ces tristes circonstances, il essaya d’écrire à M. de Rênal pour la première fois depuis dix ans. Le maire de Verrières crut devoir répondre en vieux Romain : « Si le ministre du roi me faisait l’honneur de me consulter, je lui dirais : Ruinez sans pitié tous les imprimeurs de province, et mettez l’imprimerie en monopole comme le tabac. » Cette lettre à un ami intime, que tout Verrières admira dans le temps, M. de Rênal s’en rappelait les termes avec horreur. Qui m’eût dit qu’avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le regretterais un jour ? Ce fut dans ces transports de colère, tantôt contre lui-même, tantôt contre tout ce qui l’entourait, qu’il passa une nuit affreuse ; mais, par bonheur, il n’eut pas l’idée d’épier sa femme.

Je suis accoutumé à Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires ; je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas à la remplacer. Alors, il se complaisait dans l’idée que sa femme était innocente ; cette façon de voir ne le mettait pas dans la nécessité de montrer du caractère et l’arrangeait bien mieux ; combien de femmes calomniées n’a-t-on pas vues !

Mais quoi ! s’écriait-il tout à coup en marchant d’un pas convulsif, souffrirai-je comme si j’étais un homme de rien, un va-nu-pieds, qu’elle se moque de moi avec son amant ! Faudra-t-il que tout Verrières fasse des gorges-chaudes sur ma débonnaireté ? Que n’a-t-on pas dit de Charmier (c’était un mari notoirement trompé du pays) ? Quand on le nomme le sourire n’est-il pas sur toutes les lèvres ? Il est bon avocat, qui est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole ? Ah ! Charmier ! dit-on, le Charmier de Bernard, on le désigne ainsi par le nom de l’homme qui fait son opprobre.

Grâce au ciel, disait M. de Rênal dans d’autres moments, je n’ai point de fille, et la façon dont je vais punir la mère ne nuira point à l’établissement de mes enfants ; je puis surprendre ce petit paysan avec ma femme, et les tuer tous les deux ; dans ce cas, le tragique de l’aventure en ôtera peut-être le ridicule. Cette idée lui sourit ; il la suivit dans tous ses détails. Le Code pénal est pour moi, et, quoi qu’il arrive, notre congrégation et mes amis du jury me sauveront. Il examina son couteau de chasse, qui était fort tranchant ; mais l’idée du sang lui fit peur.

Je puis rouer de coups ce précepteur insolent et le chasser ; mais quel éclat dans Verrières et même dans tout le département ! Après la condamnation du journal de Falcoz, quand son rédacteur en chef sortit de prison, je contribuai à lui faire perdre sa place de six cents francs. On dit que cet écrivailleur ose se remontrer dans Besançon, il peut me tympaniser avec adresse, et de façon à ce qu’il soit impossible de l’amener devant les tribunaux. L’amener devant les tribunaux !… L’insolent insinuera de mille façons qu’il a dit vrai. Un homme bien né, qui tient son rang comme moi, est haï de tous les plébéiens. Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris ; ô mon Dieu ! quel abîme ! voir l’antique nom de Rênal plongé dans la fange du ridicule… Si je voyage jamais, il faudra changer de nom ; quoi ! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma force. Quel comble de misère !

Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante à Besançon, qui lui donnera de la main à la main toute sa fortune. Ma femme ira vivre à Paris avec Julien ; on le saura à Verrières, et je serai encore pris pour dupe. Cet homme malheureux s’aperçut alors, à la pâleur de sa lampe, que le jour commençait à paraître. Il alla chercher un peu d’air frais au jardin. En ce moment, il était presque résolu à ne point, faire d’éclat, par cette idée surtout qu’un éclat comblerait de joie ses bons amis de Verrières.

La promenade au jardin le calma un peu. Non, s’écria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m’est trop utile. Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme ; il n’avait pour toute parente que la marquise de R…, vieille, imbécile et méchante.

Une idée d’un grand sens lui apparut, mais l’exécution demandait une force de caractère bien supérieure au peu que le pauvre homme en avait. Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment où elle m’impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fière, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu’elle n’ait hérité de sa tante. Alors, comme on se moquera de moi ! Ma femme aime ses enfants, tout finira par leur revenir. Mais moi, je serai la fable de Verrières. Quoi, diront-ils, il n’a pas su même se venger de sa femme ! Ne vaudrait-il pas mieux m’en tenir aux soupçons et ne rien vérifier ? Alors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher.

Un instant après, M. de Rênal, repris par la vanité blessée, se rappelait laborieusement tous les moyens cités au billard du Casino ou Cercle Noble de Verrières, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour s’égayer aux dépens d’un mari trompé. Combien, en cet instant, ces plaisanteries lui paraissaient cruelles !

Dieu ! que ma femme n’est-elle morte ! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf ! j’irais passer six mois à Paris dans les meilleures sociétés. Après ce moment de bonheur donné par l’idée du veuvage, son imagination en revint aux moyens de s’assurer de la vérité. Répandrait-il à minuit, après que tout le monde serait couché, une légère couche de son devant la porte de la chambre de Julien : le lendemain matin, au jour, il verrait l’impression des pas.

Mais ce moyen ne vaut rien, s’écria-t-il tout à coup avec rage, cette coquine d’Élisa s’en apercevrait, et l’on saurait bientôt dans la maison que je suis jaloux.

Dans un autre conte fait au Casino, un mari s’était assuré de sa mésaventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme un scellé la porte de sa femme et celle du galant.

Après tant d’heures d’incertitudes, ce moyen d’éclarcir son sort lui semblait décidément le meilleur, et il songeait à s’en servir, lorsqu’au détour d’une allée, il rencontra cette femme qu’il eût voulu voir morte.

Elle revenait du village. Elle était allée entendre la messe dans l’église de Vergy. Une tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophe, mais à laquelle elle ajoutait foi, prétend que la petite église dont on se sert aujourd’hui était la chapelle du château du sire de Vergy. Cette idée obséda madame de Rênal tout le temps qu’elle comptait passer à prier dans cette église. Elle se figurait sans cesse son mari tuant Julien à la chasse, comme par accident, et ensuite le soir lui faisant manger son cœur.

Mon sort, se dit-elle, dépend de ce qu’il va penser en m’écoutant. Après ce quart d’heure fatal, peut-être ne trouverai-je plus l’occasion de lui parler. Ce n’est pas un être sage et dirigé par la raison. Je pourrais alors, à l’aide de ma faible raison, prévoir ce qu’il fera ou dira. Lui décidera notre sort commun, il en a le pouvoir. Mais ce sort est dans mon habileté, dans l’art de diriger les idées de ce fantasque, que sa colère rend aveugle, et empêche de voir la moitié des choses. Grand Dieu ! il me faut du talent, du sang-froid, où les prendre ?

Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en désordre annonçaient qu’il n’avait pas dormi.

Elle lui remit une lettre décachetée mais repliée. Lui, sans l’ouvrir, regardait sa femme avec des yeux fous.

— Voici une abomination, lui dit-elle, qu’un homme de mauvaise mine, qui prétend vous connaître et vous devoir de la reconnaissance, m’a remise comme je passais derrière le jardin du notaire. J’exige une chose de vous, c’est que vous renvoyiez à ses parents, et sans délai, ce monsieur Julien. Madame de Rênal se hâta de dire ce mot, peut-être un peu avant le moment, pour se débarrasser de l’affreuse perspective d’avoir à le dire.

Elle fut saisie de joie en voyant celle qu’elle causait à son mari. À la fixité du regard qu’il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait deviné juste. Au lieu de s’affliger de ce malheur fort réel, quel génie, pensa-t-elle, quel tact parfait ! et dans un jeune homme encore sans aucune expérience ! À quoi n’arrivera-t-il pas par la suite ? Hélas ! alors ses succès feront qu’il m’oubliera.

Ce petit acte d’admiration pour l’homme qu’elle adorait la remit tout à fait de son trouble.

Elle s’applaudit de sa démarche. Je n’ai pas été indigne de Julien, se dit-elle, avec une douce et intime volupté.

Sans dire un mot, de peur de s’engager, M. de Rênal examinait la seconde lettre anonyme composée, si le lecteur s’en souvient, de mots imprimés collés sur un papier tirant sur le bleu. On se moque de moi de toutes les façons, se disait M. de Rênal accablé de fatigue.

Encore de nouvelles insultes à examiner, et toujours à cause de ma femme ! Il fut sur le point de l’accabler des injures les plus grossières, la perspective de l’héritage de Besançon l’arrêta à grande peine. Dévoré du besoin de s’en prendre à quelque chose, il chiffonna le papier de cette seconde lettre anonyme, et se mit à se promener à grands pas, il avait besoin de s’éloigner de sa femme. Quelques instants après, il revint auprès d’elle, et plus tranquille.

— Il s’agit de prendre un parti et de renvoyer Julien, lui dit-elle aussitôt ; ce n’est après tout que le fils d’un ouvrier. Vous le dédommagerez par quelques écus, et d’ailleurs il est savant et trouvera facilement à se placer, par exemple chez M. Valenod ou chez le sous-préfet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez point de tort…

— Vous parlez là comme une sotte que vous êtes, s’écria M. de Rênal d’une voix terrible. Quel bon sens peut-on espérer d’une femme ? Jamais vous ne prêtez attention à ce qui est raisonnable ; comment sauriez-vous quelque chose ? votre nonchalance, votre paresse, ne vous donnent d’activité que pour la chasse aux papillons, êtres faibles et que nous sommes malheureux d’avoir dans nos familles !…

Madame de Rênal le laissait dire, et il dit longtemps ; il passait sa colère, c’est le mot du pays.

— Monsieur, lui répondit-elle enfin, je parle comme une femme outragée dans son honneur, c’est-à-dire dans ce qu’elle a de plus précieux.

Madame de Rênal eut un sang-froid inaltérable pendant toute cette pénible conversation, de laquelle dépendait la possibilité de vivre encore sous le même toit avec Julien. Elle cherchait les idées qu’elle croyait les plus propres à guider la colère aveugle de son mari. Elle avait été insensible à toutes les réflexions injurieuses qu’il lui avait adressées, elle ne les écoutait pas, elle songeait alors à Julien. Sera-t-il content de moi ?

— Ce petit paysan que nous avons comblé de prévenances et même de cadeaux, peut être innocent, dit-elle enfin, mais il n’en est pas moins l’occasion du premier affront que je reçois… Monsieur ! quand j’ai lu ce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison.

— Voulez-vous faire un esclandre pour me déshonorer et vous aussi ? Vous faites bouillir du lait à bien des gens dans Verrières.

— Il est vrai, on envie généralement l’état de prospérité où la sagesse de votre administration a su placer vous, votre famille et la ville… Eh bien ! je vais engager Julien à vous demander un congé pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce petit ouvrier.

— Gardez-vous d’agir, reprit M. de Rênal avec assez de tranquillité. Ce que j’exige avant tout, c’est que vous ne lui parliez pas. Vous y mettriez de la colère. et me brouilleriez avec lui, vous savez combien ce petit monsieur est sur l’œil.

— Ce jeune homme n’a point de tact, reprit madame de Rênal, il peut être savant, vous vous y connaissez, mais ce n’est au fond qu’un véritable paysan. Pour moi, je n’en ai jamais eu bonne idée depuis qu’il a refusé d’épouser Élisa, c’était une fortune assurée ; et cela sous prétexte que quelquefois, en secret, elle fait des visites à M. Valenod.

— Ah ! dit M. de Rênal, élevant le sourcil d’une façon démesurée, quoi, Julien vous a dit cela ?

— Non, pas précisément ; il m’a toujours parlé de la vocation qui l’appelle au saint ministère ; mais croyez-moi, la première vocation pour ces petites gens, c’est d’avoir du pain. Il me faisait assez entendre qu’il n’ignorait pas ces visites secrètes.

— Et moi, moi, je les ignorais ! s’écria M. de Rênal reprenant toute sa fureur, et pesant sur les mots. Il se passe chez moi des choses que j’ignore. Comment ! il y a eu quelque chose entre Élisa et Valenod ?

— Hé ! c’est de l’histoire ancienne, mon cher ami, dit madame de Rênal en riant, et peut-être il ne s’est point passé de mal. C’était dans le temps que votre bon ami Valenod n’aurait pas été fâché que l’on pensât dans Verrières qu’il s’établissait entre lui et moi un petit amour tout platonique.

— J’ai eu cette idée une fois, s’écria M. de Rênal se frappant la tête avec fureur et marchant de découvertes en découvertes, et vous ne m’en avez rien dit ?

— Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouffée de vanité de notre cher directeur ? Où est la femme de la société à laquelle il n’a pas adressé quelques lettres extrêmement spirituelles et même un peu galantes ?

— Il vous aurait écrit ?

— Il écrit beaucoup.

— Montrez-moi ces lettres à l’instant, je l’ordonne ; et M. de Rênal se grandit de six pieds.

— Je m’en garderai bien, lui répondit-on avec une douceur qui allait presque jusqu’à la nonchalance, je vous les montrerai un jour, quand vous serez plus sage.

— À l’instant même, morbleu ! s’écria M. de Rênal, ivre de colère, et cependant plus heureux qu’il ne l’avait été depuis douze heures.

— Me jurez-vous, dit madame de Rênal fort gravement, de n’avoir jamais de querelle avec le directeur du dépôt au sujet de ces lettres ?

— Querelle ou non, je puis lui ôter les enfants-trouvés ; mais, continua-t-il avec fureur, je veux ces lettres à l’instant ; où sont-elles ?

— Dans un tiroir de mon secrétaire ; mais certes, je ne vous en donnerai pas la clef.

— Je saurai le briser, s’écria-t-il en courant vers la chambre de sa femme.

Il brisa, en effet, avec un pal de fer, un précieux secrétaire d’acajou ronceux venu de Paris, qu’il frottait souvent avec le pan de son habit, quand il croyait y apercevoir quelque tache.

Madame de Rênal avait monté en courant les cent vingt marches du colombier ; elle attachait le coin d’un mouchoir blanc à l’un des barreaux de fer de la petite fenêtre. Elle était la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne. Sans doute, se disait-elle, de dessous un de ces hêtres touffus, Julien épie ce signal heureux. Longtemps elle prêta l’oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver jusqu’ici. Son œil avide dévorait cette pente immense de verdure sombre et unie comme un pré, que forme le sommet des arbres. Comment n’a-t-il pas l’esprit, se dit-elle tout attendrie, d’inventer quelque signal pour me dire que son bonheur est égal au mien ? Elle ne descendit du colombier que quand elle eut peur que son mari ne vînt l’y chercher.

Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M. Valenod, peu accoutumées à être lues avec tant d’émotion.

Saisissant un moment où les exclamations de son mari lui laissaient la possibilité de se faire entendre :

— J’en reviens toujours à mon idée, dit madame de Rênal, il convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu’il ait pour le latin, ce n’est après tout qu’un paysan souvent grossier et manquant de tact ; chaque jour, croyant être poli, il m’adresse des compliments exagérés et de mauvais goût, qu’il apprend par cœur dans quelque roman…

— Il n’en lit jamais, s’écria M. de Rênal ; je m’en suis assuré. Croyez-vous que je sois un maître de maison aveugle et qui ignore ce qui se passe chez lui ?

— Eh bien ! s’il ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les invente, et c’est encore tant pis pour lui. Il aura parlé de moi sur ce ton dans Verrières ;… et, sans aller si loin, dit madame de Rênal, avec l’air de faire une découverte, il aura parlé ainsi devant Élisa, c’est à peu près comme s’il eût parlé devant M. Valenod.

— Ah ! s’écria M. de Rênal en ébranlant la table et l’appartement par un des plus grands coups de poing qui aient jamais été donnés, la lettre anonyme imprimée et les lettres du Valenod sont écrites sur le même papier.

Enfin !… pensa madame de Rênal ; elle se montra atterrée de cette découverte, et sans avoir le courage d’ajouter un seul mot alla s’asseoir au loin sur le divan, au fond du salon.

La bataille était désormais gagnée ; elle eut beaucoup à faire pour empêcher M. de Rênal d’aller parler à l’auteur supposé de la lettre anonyme.

— Comment ne sentez-vous pas que faire une scène, sans preuves suffisantes, à M. Valenod est la plus insigne des maladresses ? Vous êtes envié, monsieur, à qui la faute ? à vos talents : votre sage administration, vos bâtisses pleines de goût, la dot que je vous ai apportée, et surtout l’héritage considérable que nous pouvons espérer de ma bonne tante, héritage dont on s’exagère infiniment l’importance, ont fait de vous le premier personnage de Verrières.

— Vous oubliez la naissance, dit M. de Rênal, en souriant un peu.

— Vous êtes l’un des gentilshommes les plus distingués de la province, reprit avec empressement madame de Rénal ; si le roi était libre et pouvait rendre justice à la naissance, vous figureriez sans doute à la chambre des pairs, etc. Et c’est dans cette position magnifique que vous voulez donner à l’envie un fait à commenter ?

Parler à M. Valenod de sa lettre anonyme, c’est proclamer dans tout Verrières, que dis-je, dans Besançon, dans toute la province, que ce petit bourgeois, admis imprudemment peut-être à l’intimité d’un Rênal, a trouvé le moyen de l’offenser. Quand ces lettres que vous venez de surprendre prouveraient que j’ai répondu à l’amour de M. Valenod, vous devriez me tuer, je l’aurais mérité cent fois, mais non pas lui témoigner de la colère. Songez que tous vos voisins n’attendent qu’un prétexte pour se venger de votre supériorité ; songez qu’en 1816 vous avez contribué à certaines arrestations. Cet homme réfugié sur son toit…

— Je songe que vous n’avez ni égards, ni amitié pour moi, s’écria M. de Rênal avec toute l’amertume que réveillait un tel souvenir, et je n’ai pas été pair !…

— Je pense, mon ami, reprit en souriant madame de Rênal, que je serai plus riche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu’à tous ces titres je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans l’affaire d’aujourd’hui. Si vous me préférez un monsieur Julien, ajouta-t-elle avec un dépit mal déguisé, je suis prête à aller passer un hiver chez ma tante.

Ce mot fut dit avec bonheur. Il y avait une fermeté qui cherche à s’environner de politesse ; il décida M. de Rênal. Mais, suivant l’habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur tous les arguments ; sa femme le laissait dire, il y avait encore de la colère dans son accent. Enfin, deux heures de bavardage inutile épuisèrent les forces d’un homme qui avait subi un accès de colère de toute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu’il allait suivre envers M. Valenod, Julien et même Élisa.

Une ou deux fois, durant cette grande scène, madame de Rênal fut sur le point d’éprouver quelque sympathie pour le malheur fort réel de cet homme, qui pendant douze ans avait été son ami. Mais les vraies passions sont égoïstes. D’ailleurs elle attendait à chaque instant l’aveu de la lettre anonyme qu’il avait reçue la veille, et cet aveu ne vint point. Il manquait à la sûreté de madame de Rênal de connaître les idées qu’on avait pu suggérer à l’homme duquel son sort dépendait. Car, en province, les maris sont maîtres de l’opinion. Un mari qui se plaint se couvre de ridicule, chose tous les jours moins dangereuse en France ; mais sa femme, s’il ne lui donne pas d’argent, tombe à l’état d’ouvrière à quinze sols par journée, et encore les bonnes âmes se font-elles un scrupule de l’employer.

Une odalisque du sérail peut à toute force aimer le sultan ; il est tout-puissant, elle n’a aucun espoir de lui dérober son autorité par une suite de petites finesses. La vengeance du maître est terrible, sanglante, mais militaire, généreuse : un coup de poignard finit tout. C’est à coups de mépris public qu’un mari tue sa femme au XIXe siècle ; c’est en lui fermant tous les salons.

Le sentiment du danger fut vivement réveillé chez madame de Rênal, à son retour chez elle ; elle fut choquée du désordre où elle trouva sa chambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient été brisées ; plusieurs feuilles du parquet étaient soulevées. Il eût été sans pitié pour moi, se dit-elle ! Gâter ainsi ce parquet en bois de couleur, qu’il aime tant ; quand un de ses enfants y entre avec des souliers humides, il devient rouge de colère. Le voilà gâté à jamais ! La vue de cette violence éloigna rapidement les derniers reproches qu’elle se faisait pour sa trop rapide victoire.

Un peu avant la cloche du dîner, Julien rentra avec les enfants. Au dessert, quand les domestiques se furent retirés, madame de Rênal lui dit fort sèchement :

— Vous m’avez témoigné le désir d’aller passer une quinzaine de jours à Verrières, M. de Rênal veut bien vous accorder un congé. Vous pouvez partir quand bon vous semblera. Mais, pour que les enfants ne perdent pas leur temps, chaque jour on vous enverra leurs thèmes, que vous corrigerez.

— Certainement ajouta M. de Rênal d’un ton fort aigre, je ne vous accorderai pas plus d’une semaine.

Julien trouva sur sa physionomie l’inquiétude d’un homme profondément tourmenté.

— Il ne s’est pas encore arrêté à un parti, dit-il à son amie, pendant un instant de solitude qu’ils eurent au salon.

Madame de Rênal lui conta rapidement tout ce qu’elle avait fait depuis le matin.

— À cette nuit les détails, ajouta-t-elle en riant.

Perversité de femme ! pensa Julien. Quel plaisir, quel instinct les porte à nous tromper.

— Je vous trouve à la fois éclairée et aveuglée par votre amour, lui dit-il avec quelque froideur ; votre conduite d’aujourd’hui est admirable ; mais y a-t-il de la prudence à essayer de nous voir ce soir ? Cette maison est pavée d’ennemis ; songez à la haine passionnée qu’Élisa a pour moi.

— Cette haine ressemble beaucoup à de l’indifférence passionnée que vous auriez pour moi.

— Même indifférent, je dois vous sauver d’un péril où je vous ai plongée. Si le hasard veut que M. de Rênal parle à Élisa, d’un mot elle peut tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas près de ma chambre bien armé…

— Quoi ! pas même du courage ! dit madame de Rênal, avec toute la hauteur d’une fille noble.

— Je ne m’abaisserai jamais à parler de mon courage, dit froidement Julien, c’est une bassesse. Que le monde juge sur les faits. Mais, ajouta-t-il en lui prenant la main, vous ne concevez pas combien je vous suis attaché, et quelle est ma joie de pouvoir prendre congé de vous avant cette cruelle absence.


CHAPITRE XXII

façons d’agir en 1830

La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée.
F. P. Malagrida.


Àpeine arrivé à Verrières, Julien se reprocha son injustice envers madame de Rênal. Je l’aurais méprisée comme une femmelette, si, par faiblesse, elle avait manqué sa scène avec M. de Rênal ! Elle s’en tire comme un diplomate, et je sympathise avec le vaincu qui est mon ennemi. Il y a dans mon fait petitesse bourgeoise ; ma vanité est choquée, parce que M. de Rênal est un homme ! illustre et vaste corporation à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir ; je ne suis qu’un sot.

M. Chélan avait refusé les logements que les libéraux les plus considérés du pays lui avaient offerts à l’envi, lorsque sa destitution le chassa du presbytère. Les deux chambres qu’il avait louées étaient encombrées par ses livres. Julien, voulant montrer à Verrières ce que c’était qu’un prêtre, alla prendre chez son père une douzaine de planches de sapin, qu’il porta lui-même sur le dos tout le long de la grande rue. Il emprunta des outils à un ancien camarade, et eut bientôt bâti une sorte de bibliothèque, dans laquelle il rangea les livres de M. Chélan.

— Je te croyais corrompu par la vanité du monde, lui disait le vieillard pleurant de joie ; voilà qui rachète bien l’enfantillage de ce brillant uniforme de garde d’honneur qui t’a fait tant d’ennemis.

M. de Rênal avait ordonné à Julien de loger chez lui. Personne ne soupçonna ce qui s’était passé. Le troisième jour après son arrivée, Julien vit monter jusque dans sa chambre un non moindre personnage que M. le sous-préfet de Maugiron. Ce ne fut qu’après deux grandes heures de bavardage insipide et de grandes jérémiades sur la méchanceté des hommes, sur le peu de probité des gens chargés de l’administration des deniers publics, sur les dangers de cette pauvre France, etc., etc., que Julien vit poindre enfin le sujet de la visite. On était déjà sur le palier de l’escalier, et le pauvre précepteur à demi disgrâcié reconduisait avec le respect convenable le futur préfet de quelque heureux département, quand il plut à celui-ci de s’occuper de la fortune de Julien, de louer sa modération en affaires d’intérêt, etc., etc. Enfin M. de Maugiron le serrant dans ses bras de l’air le plus paterne, lui proposa de quitter M. de Rênal et d’entrer chez un fonctionnaire qui avait des enfants à éduquer, et qui, comme le roi Philippe, remercierait le ciel, non pas tant de les lui avoir donnés que de les avoir fait naître dans le voisinage de M. Julien. Leur précepteur jouirait de huit cents francs d’appointements payables non pas de mois en mois, ce qui n’est pas noble, dit M. de Maugiron, mais par quartier, et toujours d’avance.

C’était le tour de Julien, qui, depuis une heure et demie, attendait la parole avec ennui. Sa réponse fut parfaite, et surtout longue comme un mandement ; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait rien nettement. On y eût trouvé à la fois du respect pour M. de Rênal, de la vénération pour le public de Verrières et de la reconnaissance pour l’illustre sous-préfet. Ce sous-préfet, étonné de trouver plus jésuite que lui, essaya vainement d’obtenir quelque chose de précis. Julien enchanté saisit l’occasion de s’exercer, et recommença sa réponse en d’autres termes. Jamais ministre éloquent, qui veut user la fin d’une séance où la Chambre a l’air de vouloir se réveiller, n’a moins dit en plus de paroles. À peine M. de Maugiron sorti, Julien se mit à rire comme un fou. Pour profiter de sa verve jésuitique, il écrivit une lettre de neuf pages à M. de Rênal, dans laquelle il lui rendait compte de tout ce qu’on lui avait dit, et lui demandait humblement conseil. Ce coquin ne m’a pourtant pas dit le nom de la personne qui fait l’offre ! Ce sera M. Valenod qui voit dans mon exil à Verrières l’effet de sa lettre anonyme.

Sa dépêche expédiée, Julien, content comme un chasseur qui, à six heures du matin, par un beau jour d’automne, débouche dans une plaine abondante en gibier, sortit pour aller demander conseil à M. Chélan. Mais avant d’arriver chez le bon curé, le ciel qui voulait lui ménager des jouissances jeta sous ses pas M. Valenod, auquel il ne cacha point que son cœur était déchiré ; un pauvre garçon comme lui se devait tout entier à la vocation que le ciel avait placée dans son cœur mais la vocation n’était pas tout dans ce bas monde. Pour travailler dignement à la vigne du Seigneur, et n’être pas tout à fait indigne de tant de savants collaborateurs, il fallait l’instruction ; il fallait passer au séminaire de Besançon deux années bien dispendieuses ; il devenait donc indispensable de faire des économies, ce qui était bien plus facile sur un traitement de huit cents francs payés par quartier, qu’avec six cents francs qu’on mangeait de mois en mois. D’un autre côté, le ciel, en le plaçant auprès des jeunes de Rênal, et surtout en lui inspirant pour eux un attachement spécial, ne semblait-il pas lui indiquer qu’il n’était pas à propos d’abandonner cette éducation pour une autre ?…

Julien atteignit à un tel degré de perfection dans ce genre d’éloquence, qui a remplacé la rapidité d’action de l’empire, qu’il finit par s’ennuyer lui-même par le son de ses paroles.

En rentrant, il trouva un valet de M. Valenod, en grande livrée, qui le cherchait dans toute la ville, avec un billet d’invitation à dîner pour le même jour.

Jamais Julien n’était allé chez cet homme ; quelques jours seulement auparavant, il ne songeait qu’aux moyens de lui donner une volée de coups de bâton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le dîner ne fût indiqué que pour une heure, Julien trouva plus respectueux de se présenter dès midi et demi dans le cabinet de travail de M. le directeur du dépôt. Il le trouva étalant son importance au milieu d’une foule de cartons. Ses gros favoris noirs, son énorme quantité de cheveux, son bonnet grec placé de travers sur le haut de la tête, sa pipe immense, ses pantoufles brodées, les grosses chaînes d’or croisées en tous sens sur sa poitrine, et tout cet appareil d’un financier de province, qui se croit homme à bonnes fortunes, n’imposaient point à Julien ; il n’en pensait que plus aux coups de bâton qu’il lui devait.

Il demanda l’honneur d’être présenté à madame Valenod ; elle était à sa toilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l’avantage d’assister à celle de M. le directeur du dépôt. On passa ensuite chez madame Valenod, qui lui présenta ses enfants les larmes aux yeux. Cette dame, l’une des plus considérables de Verrières, avait une grosse figure d’homme, à laquelle elle avait mis du rouge pour cette grande cérémonie. Elle y déploya tout le pathos maternel.

Julien pensait à madame de Rênal. Sa méfiance ne le laissait guère susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelés par les contrastes, mais alors il en était saisi jusqu’à l’attendrissement. Cette disposition fut augmentée par l’aspect de la maison du directeur du dépôt. On la lui fit visiter. Tout y était magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque chose d’ignoble et qui sentait l’argent volé. Jusqu’aux domestiques, tout le monde y avait l’air d’assurer sa contenance contre le mépris.

Le percepteur des contributions, l’homme des impositions indirectes, l’officier de gendarmerie et deux ou trois autres fonctionnaires publics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques libéraux riches. On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé, vint à penser que, de l’autre côté du mur de la salle à manger, se trouvaient de pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l’étourdir.

Ils ont faim peut-être en ce moment, se dit-il à lui-même ; sa gorge se serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d’heure après ; on entendait de loin en loin quelques accents d’une chanson populaire, et, il faut l’avouer, un peu ignoble, que chantait l’un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livrée, qui disparut, et bientôt on n’entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et madame Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien tenant son verre vert, dit à M. Valenod :

— On ne chante plus cette vilaine chanson.

— Parbleu ! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j’ai fait imposer silence aux gueux.

Ce mot fut trop fort pour Julien ; il avait les manières, mais non pas encore le cœur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent exercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue.

Il essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut absolument impossible de faire honneur au vin du Rhin. L’empêcher de chanter ! se disait-il à lui-même, ô mon Dieu ! et tu le souffres !

Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions avait entonné une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain, chanté en chœur : Voilà donc, se disait la conscience de Julien, la sale fortune à laquelle tu parviendras, et tu n’en jouiras qu’à cette condition et en pareille compagnie ! Tu auras peut-être une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant que tu te gorges de viandes, tu empêches de chanter le pauvre prisonnier ; tu donneras à dîner avec l’argent que tu auras volé sur sa misérable pitance, et pendant ton dîner il sera encore plus malheureux ! — Ô Napoléon ! qu’il était doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers d’une bataille ; mais augmenter lâchement la douleur du misérable !

J’avoue que la faiblesse dont Julien fait preuve dans ce monologue me donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d’être le collègue de ces conspirateurs en gants jaunes, qui prétendent changer toute la manière d’être d’un grand pays, et ne veulent pas avoir à se reprocher la plus petite égratignure.

Julien fut violemment rappelé à son rôle. Ce n’était pas pour rêver et ne rien dire qu’on l’avait invité à dîner en si bonne compagnie.

Un fabricant de toiles peintes retiré, membre correspondant de l’académie de Besançon et de celle d’Uzès, lui adressa la parole, d’un bout de la table à l’autre, pour lui demander si ce que l’on disait généralement de ses progrès étonnants dans l’étude du Nouveau Testament était vrai.

Un silence profond s’établit tout à coup ; un Nouveau Testament latin se rencontra comme par enchantement dans les mains du savant membre de deux académies. Sur la réponse de Julien, une demi-phrase latine fut lue au hasard. Il récita : sa mémoire se trouva fidèle, et ce prodige fut admiré avec toute la bruyante énergie de la fin d’un dîner. Julien regardait la figure enluminée des dames ; plusieurs n’étaient pas mal. Il avait distingué la femme du percepteur beau chanteur.

— J’ai honte, en vérité, de parler si longtemps latin devant ces dames, dit-il en la regardant. Si M. Rubigneau, c’était le membre des deux académies, a la bonté de lire au hasard une phrase latine, au lieu de répondre en suivant le texte latin, j’essaierai de le traduire impromptu.

Cette seconde épreuve mit le comble à sa gloire.

Il y avait là plusieurs libéraux riches, mais heureux pères d’enfants susceptibles d’obtenir des bourses, et en cette qualité subitement convertis depuis la dernière mission. Malgré ce trait de fine politique, jamais M. de Rênal n’avait voulu les recevoir chez lui. Ces braves gens qui ne connaissaient Julien que de réputation et pour l’avoir vu à cheval le jour de l’entrée du roi de***, étaient ses plus bruyants admirateurs. Quand ces sots se lasseront-ils d’écouter ce style biblique, auquel ils ne comprennent rien ? pensait-il. Mais au contraire ce style les amusait par son étrangeté ; ils en riaient. Mais Julien se lassa.

Il se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d’un chapitre de la nouvelle théologie de Ligorio, qu’il avait à apprendre pour le réciter le lendemain à M. Chélan. Car mon métier, ajouta-t-il agréablement, est de faire réciter des leçons et d’en réciter moi-même.

On rit beaucoup, on admira ; tel est l’esprit à l’usage de Verrières. Julien était déjà debout, tout le monde se leva malgré le décorum ; tel est l’empire du génie. Madame Valenod le retint encore un quart d’heure ; il fallait bien qu’il entendît les enfants réciter leur catéchisme ; ils firent les plus drôles de confusions, dont lui seul s’aperçut. Il n’eut garde de les relever. Quelle ignorance des premiers principes de la religion ! pensait-il. Il saluait enfin et croyait pouvoir s’échapper ; mais il fallut essuyer une fable de La Fontaine.

— Cet auteur est bien immoral, dit Julien à madame Valenod, certaine fable sur messire Jean Chouart ose déverser le ridicule sur ce qu’il y a de plus vénérable. Il est vivement blâmé par les meilleurs commentateurs.

Julien reçut avant de sortir quatre ou cinq invitations à dîner. Ce jeune homme fait honneur au département, s’écriaient tous à la fois les convives fort égayés. Ils allèrent jusqu’à parler d’une pension votée sur les fonds communaux, pour le mettre à même de continuer ses études à Paris.

Pendant que cette idée imprudente faisait retentir la salle à manger, Julien avait gagné lestement la porte cochère. Ah ! canaille ! canaille ! s’écria-t-il à voix basse trois ou quatre fois de suite, en se donnant le plaisir de respirer l’air frais.

Il se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui pendant longtemps avait été tellement choqué du sourire dédaigneux et de la supériorité hautaine qu’il découvrait au fond de toutes les politesses qu’on lui adressait chez M. de Rênal. Il ne put s’empêcher de sentir l’extrême différence. Oublions même, se disait-il en s’en allant, qu’il s’agit d’argent volé aux pauvres détenus, et encore qu’on empêche de chanter ! Jamais M. de Rênal s’avisa-t-il de dire à ses hôtes le prix de chaque bouteille de vin qu’il leur présente ? Et ce M. Valenod, dans l’énumération de ses propriétés, qui revient sans cesse, il ne peut parler de sa maison, de son domaine, etc., si sa femme est présente, sans dire ta maison, ton domaine.

Cette dame, apparemment si sensible au plaisir de la propriété, venait de faire une scène abominable, pendant le dîner, à un domestique qui avait cassé un verre à pied et dépareillé une de ses douzaines ; et ce domestique avait répondu avec la dernière insolence.

Quel ensemble ! se disait Julien ; ils me donneraient la moitié de tout ce qu’ils volent, que je ne voudrais pas vivre avec eux. Un beau jour, je me trahirais ; je ne pourrais retenir l’expression du dédain qu’ils m’inspirent.

Il fallut cependant, d’après les ordres de madame de Rênal, assister à plusieurs dîners du même genre ; Julien fut à la mode ; on lui pardonnait son habit de garde d’honneur, ou plutôt cette imprudence était la cause véritable de ses succès. Bientôt, il ne fut plus question dans Verrières que de voir qui l’emporterait dans la lutte pour obtenir le savant jeune homme, de M. de Rênal, ou du directeur du dépôt. Ces messieurs formaient avec M. Maslon un triumvirat qui, depuis nombre d’années, tyrannisait la ville. On jalousait le maire, les libéraux avaient à s’en plaindre ; mais après tout il était noble et fait pour la supériorité, tandis que le père de M. Valenod ne lui avait pas laissé six cents livres de rente. Il avait fallu passer pour lui de la pitié pour le mauvais habit vert-pomme que tout le monde lui avait connu dans sa jeunesse, à l’envie pour ses chevaux normands, pour ses chaînes d’or, pour ses habits venus de Paris, pour toute sa prospérité actuelle.

Dans le flot de ce monde nouveau pour Julien, il crut découvrir un honnête homme ; il était géomètre, s’appelait Gros et passait pour jacobin. Julien, s’étant voué à ne jamais dire que des choses qui lui semblaient fausses à lui-même, fut obligé de s’en tenir au soupçon à l’égard de M. Gros. Il recevait de Vergy de gros paquets de thèmes. On lui conseillait de voir souvent son père, il se conformait à cette triste nécessité. En un mot, il raccommodait assez bien sa réputation, lorsqu’un matin il fut bien surpris de se sentir réveiller par deux mains qui lui fermaient les yeux.

C’était madame de Rênal, qui avait fait un voyage à la ville, et qui, montant les escaliers quatre à quatre et laissant ses enfants occupés d’un lapin favori qui était du voyage, était parvenue à la chambre de Julien, un instant avant eux. Ce moment fut délicieux, mais bien court : madame de Rênal avait disparu quand les enfants arrivèrent avec le lapin, qu’ils voulaient montrer à leur ami. Julien fit bon accueil à tous, même au lapin. Il lui semblait retrouver sa famille ; il sentit qu’il aimait ces enfants, qu’il se plaisait à jaser avec eux. Il était étonné de la douceur de leur voix, de la simplicité et de la noblesse de leurs petites façons ; il avait besoin de laver son imagination de toutes les façons d’agir vulgaires, de toutes les pensées désagréables au milieu desquelles il respirait à Verrières. C’était toujours la crainte de manquer, c’étaient toujours le luxe et la misère se prenant aux cheveux. Les gens chez qui il dînait, à propos de leur rôti, faisaient des confidences humiliantes pour eux, et nauséabondes pour qui les entendait.

— Vous autres nobles, vous avez raison d’être fiers, disait-il à madame de Rênal. Et il lui racontait tous les dîners qu’il avait subis.

— Vous êtes donc à la mode ! Et elle riait de bon cœur en songeant au rouge que madame Valenod se croyait obligée de mettre toutes les fois qu’elle attendait Julien. Je crois qu’elle a des projets sur votre cœur, ajoutait-elle.

Le déjeuner fut délicieux. La présence des enfants, quoique gênante en apparence, dans le fait augmentait le bonheur commun. Ces pauvres enfants ne savaient comment témoigner leur joie de revoir Julien. Les domestiques n’avaient pas manqué de leur conter qu’on lui offrait deux cents francs de plus pour éduquer les petits Valenod.

Au milieu du déjeuner, Stanislas-Xavier, encore pâle de sa grande maladie, demanda tout à coup à sa mère combien valaient son couvert d’argent et le gobelet dans lequel il buvait.

— Pourquoi cela ?

— Je veux les vendre pour en donner le prix à M. Julien, et qu’il ne soit pas dupe en restant avec nous.

Julien l’embrassa, les larmes aux yeux. Sa mère pleurait tout à fait, pendant que Julien, qui avait pris Stanislas sur ses genoux, lui expliquait qu’il ne fallait pas se servir de ce mot dupe, qui, employé dans ce sens, était une façon de parler de laquais. Voyant le plaisir qu’il faisait à madame de Rênal, il chercha à expliquer, par des exemples pittoresques, qui amusaient les enfants, ce que c’était qu’être dupe.

— Je comprends, dit Stanislas, c’est le corbeau qui a la sottise de laisser tomber son fromage, que prend le renard, qui était un flatteur.

Madame de Rênal, folle de joie, couvrait ses enfants de baisers, ce qui ne pouvait guère se faire sans s’appuyer un peu sur Julien.

Tout à coup la porte s’ouvrit ; c’était M. de Rênal. Sa figure sévère et mécontente fit un étrange contraste avec la douce joie que sa présence chassait. Madame de Rênal pâlit ; elle se sentait hors d’état de rien nier. Julien saisit la parole, et, parlant très haut, se mit à raconter à M. le maire le trait du gobelet d’argent que Stanislas voulait vendre. Il était sûr que cette histoire serait mal accueillie. D’abord M. de Rênal fronçait le sourcil par bonne habitude au seul nom d’argent. La mention de ce métal, disait-il, est toujours une préface à quelque mandat tiré sur ma bourse.

Mais ici il y avait plus qu’intérêt d’argent ; il y avait augmentation de soupçons. L’air de bonheur qui animait sa famille en son absence n’était pas fait pour arranger les choses, auprès d’un homme dominé par une vanité aussi chatouilleuse. Comme sa femme lui vantait la manière remplie de grâce et d’esprit avec laquelle Julien donnait des idées nouvelles à ses élèves :

— Oui ! oui ! je le sais, il me rend odieux à mes enfants ; il lui est bien aisé d’être pour eux cent fois plus aimable que moi qui, au fond, suis le maître. Tout tend dans ce siècle à jeter de l’odieux sur l’autorité légitime. Pauvre France !

Madame de Rênal ne s’arrêta point à examiner les nuances de l’accueil que lui faisait son mari. Elle venait d’entrevoir la possibilité de passer douze heures avec Julien. Elle avait une foule d’emplettes à faire à la ville, et déclara qu’elle voulait absolument aller dîner au cabaret ; quoi que pût dire ou faire son mari, elle tint à son idée. Les enfants étaient ravis de ce seul mot cabaret, que prononce avec tant de plaisir la pruderie moderne.

M. de Rênal laissa sa femme dans la première boutique de nouveautés où elle entra, pour aller faire quelques visites. Il revint plus morose que le matin ; il était convaincu que toute la ville s’occupait de lui et de Julien. À la vérité, personne ne lui avait encore laissé soupçonner la partie offensante des propos du public. Ceux qu’on avait redits à M. le maire avaient trait uniquement à savoir si Julien resterait chez lui avec six cents francs, ou accepterait les huit cents francs offerts par M. le directeur du dépôt.

Ce directeur, qui rencontra M. de Rênal dans le monde, lui battit froid. Cette conduite n’était pas sans habileté ; il y a peu d’étourderie en province : les sensations y sont si rares, qu’on les coule à fond.

M. Valenod était ce qu’on appelle, à cent lieues de Paris, un faraud ; c’est une espèce d’un naturel effronté et grossier. Son existence triomphante, depuis 1815, avait renforcé ses belles dispositions. Il régnait, pour ainsi dire, à Verrières, sous les ordres de M. de Rênal ; mais beaucoup plus actif, ne rougissant de rien, se mêlant de tout, sans cesse allant, écrivant, parlant, oubliant les humiliations, n’ayant aucune prétention personnelle, il avait fini par balancer le crédit de son maire aux yeux du pouvoir ecclésiastique. M. Valenod avait dit en quelque sorte aux épiciers du pays : Donnez-moi les deux plus sots d’entre vous ; aux gens de loi : Indiquez-moi les deux plus ignares ; aux officiers de santé : Désignez-moi les deux plus charlatans. Quand il avait eu rassemblé les plus effrontés de chaque métier, il leur avait dit : Régnons ensemble.

Les façons de ces gens-là blessaient M. de Rênal. La grossièreté du Valenod n’était offensée de rien, pas même des démentis que le petit abbé Maslon ne lui épargnait pas en public.

Mais, au milieu de cette prospérité, M. Valenod avait besoin de se rassurer par de petites insolences de détail contre les grosses vérités qu’il sentait bien que tout le monde était en droit de lui adresser. Son activité avait redoublé depuis les craintes que lui avait laissées la visite de M. Appert, il avait fait trois voyages à Besançon ; il écrivait plusieurs lettres chaque courrier ; il en envoyait d’autres par des inconnus qui passaient chez lui à la tombée de la nuit. Il avait eu tort peut-être de faire destituer le vieux curé Chélan ; car cette démarche vindicative l’avait fait regarder, par plusieurs dévotes de bonne naissance, comme un homme profondément méchant. D’ailleurs ce service rendu l’avait mis dans la dépendance absolue de M. le grand vicaire de Frilair, et il en recevait d’étranges commissions. Sa politique en était à ce point, lorsqu’il céda au plaisir d’écrire une lettre anonyme. Pour surcroît d’embarras, sa femme lui déclara qu’elle voulait avoir Julien chez elle ; sa vanité s’en était coiffée.

Dans cette position, M. Valenod prévoyait une scène décisive avec son ancien confédéré M. de Rênal. Celui-ci lui adresserait des paroles dures, ce qui lui était assez égal ; mais il pouvait écrire à Besançon, et même à Paris. Un cousin de quelque ministre pouvait tomber tout à coup à Verrières, et prendre le dépôt de mendicité. M. Valenod pensa à se rapprocher des libéraux : c’est pour cela que plusieurs étaient invités au dîner où Julien récita. Il aurait été puissamment soutenu contre le maire. Mais des élections pouvaient survenir, et il était trop évident que le dépôt et un mauvais vote étaient incompatibles. Le récit de cette politique, fort bien devinée par madame de Rênal, avait été fait à Julien, pendant qu’il lui donnait le bras pour aller d’une boutique à l’autre, et peu à peu les avait entraînés au Cours de la Fidélité, où ils passèrent plusieurs heures, presque aussi tranquilles qu’à Vergy.

Pendant ce temps, M. Valenod essayait d’éloigner une scène décisive avec son ancien patron, en prenant lui-même l’air audacieux envers lui. Ce jour-là, ce système réussit, mais augmenta l’humeur du maire.

Jamais la vanité aux prises avec tout ce que le petit amour de l’argent peut avoir de plus âpre et de plus mesquin n’ont mis un homme dans un plus piètre état que celui où se trouvait M. de Rênal, en entrant au cabaret. Jamais, au contraire, ses enfants n’avaient été plus joyeux et plus gais. Ce contraste acheva de le piquer.

— Je suis de trop dans ma famille, à ce que je puis voir ! dit-il en entrant, d’un ton qu’il voulut rendre imposant.

Pour toute réponse, sa femme le prit à part et lui exprima la nécessité d’éloigner Julien. Les heures de bonheur qu’elle venait de trouver lui avaient rendu l’aisance et la fermeté nécessaires pour suivre le plan de conduite qu’elle méditait depuis quinze jours. Ce qui achevait de troubler de fond en comble le pauvre maire de Verrières, c’est qu’il savait que l’on plaisantait publiquement dans la ville sur son attachement pour l’espèce. M. Valenod était généreux comme un voleur, et lui, il s’était conduit d’une manière plus prudente que brillante dans les cinq ou six dernières quêtes pour la confrérie de Saint-Joseph, pour la congrégation de la Vierge, pour la congrégation du Saint-Sacrement, etc., etc.

Parmi les hobereaux de Verrières et des environs, adroitement classés sur le registre des frères collecteurs, d’après le montant de leurs offrandes, on avait vu plus d’une fois le nom de M. de Rênal occuper la dernière ligne. En vain disait-il que lui ne gagnait rien. Le clergé ne badine pas sur cet article.


CHAPITRE XXIII

chagrins d’un fonctionnaire

Il piacere di alzar la testa tutto l’anno è ben pagato da certi quarti d’ora che bisogna passar.
Casti.


Mais laissons ce petit homme à ses petites craintes ; pourquoi a-t-il pris dans sa maison un homme de cœur, tandis qu’il lui fallait l’âme d’un valet ? Que ne sait-il choisir ses gens ? La marche ordinaire du XIXe siècle est que, quand un être puissant et noble rencontre un homme de cœur, il le tue, l’exile, l’emprisonne ou l’humilie tellement, que l’autre a la sottise d’en mourir de douleur. Par hasard ici, ce n’est pas encore l’homme de cœur qui souffre. Le grand malheur des petites villes de France et des gouvernements par élections, comme celui de New-York, c’est de ne pas pouvoir oublier qu’il existe au monde des êtres comme M. de Rênal. Au milieu d’une ville de vingt mille habitants, ces hommes font l’opinion publique, et l’opinion publique est terrible dans un pays qui a la charte. Un homme doué d’une âme noble, généreuse, et qui eût été votre ami, mais qui habite à cent lieues, juge de vous par l’opinion publique de votre ville, laquelle est faite par les sots que le hasard a fait naître nobles, riches et modérés. Malheur à qui se distingue !

Aussitôt après le dîner, on repartit pour Vergy ; mais, dès le surlendemain, Julien vit revenir toute la famille à Verrières.

Une heure ne s’était pas écoulée, qu’à son grand étonnement, il découvrit que madame de Rênal lui faisait mystère de quelque chose. Elle interrompait ses conversations avec son mari dès qu’il paraissait, et semblait presque désirer qu’il s’éloignât. Julien ne se fit pas donner deux fois cet avis. Il devint froid et réservé ; madame de Rênal s’en aperçut et ne chercha pas d’explication. Va-t-elle me donner un successeur ? pensa Julien. Avant-hier encore, si intime avec moi ! Mais on dit que c’est ainsi que ces grandes dames en agissent. C’est comme les rois, jamais plus de prévenances qu’au ministre qui, en rentrant chez lui, va trouver sa lettre de disgrâce.

Julien remarqua que dans ces conversations, qui cessaient brusquement à son approche, il était souvent question d’une grande maison appartenant à la commune de Verrières, vieille, mais vaste et commode, et située vis-à-vis l’église, dans l’endroit le plus marchand de la ville. Que peut-il y avoir de commun entre cette maison et un nouvel amant ? se disait Julien. Dans son chagrin, il se répétait ces jolis vers de François Ier, qui lui semblaient nouveaux, parce qu’il n’y avait pas un mois que madame de Rênal les lui avait appris. Alors, par combien de serments, par combien de caresses chacun de ces vers n’était-il pas démenti !

Souvent femme varie,
Bien fol qui s’y fie.

M. de Rênal partit en poste pour Besançon. Ce voyage se décida en deux heures, il paraissait fort tourmenté. Au retour, il jeta un gros paquet couvert de papier gris sur la table.

— Voilà cette sotte affaire, dit-il à sa femme.

Une heure après, Julien vit l’afficheur qui emportait ce gros paquet ; il le suivit avec empressement. Je vais savoir le secret au premier coin de rue.

Il attendait, impatient, derrière l’afficheur, qui, avec son gros pinceau, barbouillait le dos de l’affiche. À peine fut-elle en place, que la curiosité de Julien y vit l’annonce fort détaillée de la location aux enchères publiques de cette grande et vieille maison dont le nom revenait si souvent dans les conversations de M. de Rênal avec sa femme. L’adjudication du bail était annoncée pour le lendemain à deux heures, en la salle de la commune, à l’extinction du troisième feu. Julien fut fort désappointé ; il trouvait bien le délai un peu court : comment tous les concurrents auraient-ils le temps d’être avertis ? Mais du reste, cette affiche, qui était datée de quinze jours auparavant et qu’il relut tout entière en trois endroits différents, ne lui apprenait rien.

Il alla visiter la maison à louer. Le portier ne le voyant pas approcher disait mystérieusement à un voisin :

— Bah ! bah ! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu’il l’aura pour trois cents francs ; et comme le maire regimbait, il a été mandé à l’évêché, par M. le grand vicaire de Frilair.

L’arrivée de Julien eut l’air de déranger beaucoup les deux amis, qui n’ajoutèrent plus un mot.

Julien ne manqua pas l’adjudication du bail. Il y avait foule dans une salle mal éclairée ; mais tout le monde se toisait d’une façon singulière. Tous les yeux étaient fixés sur une table, où Julien aperçut, dans un plat d’étain, trois petits bouts de bougie allumés. L’huissier criait : Trois cents francs, messieurs !

— Trois cents francs ! c’est trop fort, dit un homme, à voix basse, à son voisin. Et Julien était entre eux deux. Elle en vaut plus de huit cents ; je veux couvrir cette enchère.

— C’est cracher en l’air. Que gagneras-tu à te mettre à dos M. Maslon, M. Valenod, l’évêque, son terrible grand vicaire de Frilair, et toute la clique.

— Trois cent vingt francs, dit l’autre en criant.

— Vilaine bête ! répliqua son voisin. Et voilà justement un espion du maire, ajouta-t-il en montrant Julien.

Julien se retourna vivement pour punir ce propos ; mais les deux Francs-Comtois ne faisaient plus aucune attention à lui. Leur sang-froid lui rendit le sien. En ce moment, le dernier bout de bougie s’éteignit, et la voix traînante de l’huissier adjugeait la maison, pour neuf ans, à M. de Saint-Giraud, chef de bureau à la préfecture de***, et pour trois cent trente francs.

Dès que le maire fut sorti de la salle, les propos commencèrent.

— Voilà trente francs que l’imprudence de Grogeot vaut à la commune, disait l’un.

— Mais M. de Saint-Giraud, répondait-on, se vengera de Grogeot, il la sentira passer.

— Quelle infamie ! disait un gros homme à la gauche de Julien : une maison dont j’aurais donné, moi, huit cents francs pour ma fabrique, et j’aurais fait un bon marché.

— Bah ! lui répondait un jeune fabricant libéral, M. de Saint-Giraud n’est-il pas de la congrégation ? ses quatre enfants n’ont-ils pas des bourses ? Le pauvre homme ! Il faut que la commune de Verrières lui fasse un supplément de traitement de cinq cents francs, voilà tout.

— Et dire que le maire n’a pas pu l’empêcher ! remarquait un troisième. Car il est ultra, lui, à la bonne heure ; mais il ne vole pas.

— Il ne vole pas ? reprit un autre ; non, c’est pigeon qui vole. Tout cela entre dans une grande bourse commune, et tout se partage au bout de l’an. Mais voilà ce petit Sorel ; allons-nous-en.

Julien rentra de très mauvaise humeur ; il trouva madame de Rênal fort triste.

— Vous venez de l’adjudication ? lui dit-elle.

— Oui, madame, où j’ai eu l’honneur de passer pour l’espion de M. le maire.

— S’il m’avait cru, il eût fait un voyage.

À ce moment, M. de Rênal parut ; il était fort sombre. Le dîner se passa sans mot dire. M. de Rênal ordonna à Julien de suivre les enfants à Vergy, le voyage fut triste. Madame de Rénal consolait son mari :

— Vous devriez y être accoutumé, mon ami.

Le soir, on était assis en silence autour du foyer domestique ; le bruit du hêtre enflammé était la seule distraction. C’était un des moments de tristesse qui se rencontrent dans les familles les plus unies. Un des enfants s’écria joyeusement :

— On sonne ! on sonne !

— Morbleu ! si c’est M. de Saint-Giraud qui vient me relancer sous prétexte de remercîment, s’écria le maire, je lui dirai son fait ; c’est trop fort. C’est au Valenod qu’il en aura l’obligation, et c’est moi qui suis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont s’emparer de cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq ?

Un fort bel homme, aux gros favoris noirs, entrait en ce moment à la suite du domestique.

— M. le maire, je suis il signor Geronimo. Voici une lettre que M. le chevalier de Beauvaisis, attaché à l’ambassade de Naples, m’a remise pour vous à mon départ ; il n’y a que neuf jours, ajouta le signor Geronimo, d’un air gai, en regardant madame de Rênal. Le signor de Beauvaisis, votre cousin, et mon bon ami, madame, dit que vous savez l’italien.

La bonne humeur du Napolitain changea cette triste soirée en une soirée fort gaie. Madame de Rênal voulut absolument lui donner à souper. Elle mit toute sa maison en mouvement ; elle voulait à tout prix distraire Julien de la qualification d’espion que, deux fois dans cette journée, il avait entendu retentir à son oreille. Le signor Geronimo était un chanteur célèbre, homme de bonne compagnie, et cependant fort gai, qualités qui, en France, ne sont guère plus compatibles. Il chanta après souper un petit duettino avec madame de Rênal. Il fit des contes charmants. À une heure du matin les enfants se récrièrent, quand Julien leur proposa d’aller se coucher.

— Encore cette histoire, dit l’aîné.

— C’est la mienne, Signorino, reprit il signor Geronimo. Il y a huit ans, j’étais comme vous un jeune élève du conservatoire de Naples, j’entends j’avais votre âge ; mais je n’avais pas l’honneur d’être le fils de l’illustre maire de la jolie ville de Verrières.

Ce mot fit soupirer M. de Rênal, il regarda sa femme.

— Le signor Zingarelli, continua le jeune chanteur, outrant un peu son accent qui faisait pouffer de rire les enfants, le signor Zingarelli était un maître excessivement sévère. Il n’est pas aimé au Conservatoire ; mais il veut qu’on agisse toujours comme si on l’aimait. Je sortais le plus souvent que je pouvais ; j’allais au petit théâtre de San-Carlino, où j’entendais une musique des dieux : mais, ô ciel ! comment faire pour réunir les huit sous que coûte l’entrée du parterre ? Somme énorme, dit-il en regardant les enfants, et les enfants de rire. Le signor Giovannone, directeur de San-Carlino, m’entendit chanter. J’avais seize ans : Cet enfant, il est un trésor, dit-il.

— Veux-tu que je t’engage, mon cher ami ? vint-il me dire.

— Et combien me donnerez-vous ?

— Quarante ducats par mois. Messieurs, c’est cent soixante francs. Je crus voir les cieux ouverts.

— Mais comment, dis-je à Giovannone, obtenir que le sévère Zingarelli me laisse sortir ?

Lascia fare a me.

— Laissez faire à moi ! s’écria l’aîné des enfants.

— Justement, mon jeune seigneur. Le signor Giovannone il me dit : Caro, d’abord un petit bout d’engagement. Je signe : il me donne trois ducats. Jamais je n’avais vu tant d’argent. Ensuite, il me dit ce que je dois faire.

Le lendemain, je demande une audience au terrible signor Zingarelli. Son vieux valet de chambre me fait entrer.

— Que me veux-tu, mauvais sujet ? dit Zingarelli.

— Maestro, lui fis-je, je me repens de mes fautes ; jamais je ne sortirai du Conservatoire en passant par-dessus la grille de fer. Je vais redoubler d’application.

— Si je ne craignais pas de gâter la plus belle voix de basse que j’aie jamais entendue, je te mettrais en prison au pain et à l’eau pour quinze jours, polisson.

— Maestro, repris-je, je vais être le modèle de toute l’école, credete a me. Mais je vous demande une grâce, si quelqu’un vient me demander pour chanter dehors, refusez-moi. De grâce, dites que vous ne pouvez pas.

— Et qui diable veux-tu qui demande un mauvais garnement tel que toi ? Est-ce que je permettrai jamais que tu quittes le Conservatoire ? Est-ce que tu veux te moquer de moi ? Décampe, décampe ! dit-il, en cherchant à me donner un coup de pied au c… ou gare le pain sec et la prison.

Une heure après, le signor Giovannone arrive chez le directeur :

— Je viens vous demander de faire ma fortune, lui dit-il, accordez-moi Geronimo. Qu’il chante à mon théâtre, et cet hiver je marie ma fille.

— Que veux-tu faire de ce mauvais sujet ? lui dit Zingarelli. Je ne veux pas ; tu ne l’auras pas ; et d’ailleurs, quand j’y consentirais, jamais il ne voudra quitter le Conservatoire ; il vient de me le jurer.

— Si ce n’est que de sa volonté qu’il s’agit, dit gravement Giovannone en tirant de sa poche mon engagement, carta canta ! voici sa signature.

Aussitôt Zingarelli, furieux, se pend à sa sonnette : Qu’on chasse Geronimo du Conservatoire, cria-t-il, bouillant de colère. On me chassa donc, moi riant aux éclats. Le même soir, je chantai l’air del Moltiplico. Polichinelle veut se marier et compte, sur ses doigts, les objets dont il aura besoin dans son ménage, et il s’embrouille à chaque instant dans ce calcul.

— Ah ! veuillez, monsieur, nous chanter cet air, dit madame de Rênal.

Geronimo chanta, et tout le monde pleurait à force de rire. Il signor Geronimo n’alla se coucher qu’à deux heures du matin, laissant cette famille enchantée de ses bonnes manières, de sa complaisance et de sa gaîté.

Le lendemain, M. et madame de Rênal lui remirent les lettres dont il avait besoin à la cour de France.

Ainsi, partout de la fausseté, dit Julien. Voilà il signor Geronimo qui va à Londres avec soixante mille francs d’appointements. Sans le savoir-faire du directeur de San-Carlino, sa voix divine n’eût peut-être été connue et admirée que dix ans plus tard. Ma foi, j’aimerais mieux être un Geronimo qu’un Rênal. Il n’est pas si honoré dans la société, mais il n’a pas le chagrin de faire des adjudications comme celle d’aujourd’hui, et sa vie est gaie.

Une chose étonnait Julien : les semaines solitaires passées à Verrières, dans la maison de M. de Rênal, avaient été pour lui une époque de bonheur. Il n’avait rencontré le dégoût et les tristes pensées qu’aux dîners qu’on lui avait donnés ; dans cette maison solitaire, ne pouvait-il pas lire, écrire, réfléchir sans être troublé ? À chaque instant, il n’était pas tiré de ses rêveries brillantes par la cruelle nécessité d’étudier les mouvements d’une âme basse, et encore afin de la tromper par des démarches ou des mots hypocrites.

Le bonheur serait-il si près de moi ?… La dépense d’une telle vie est peu de chose ; je puis à mon choix épouser mademoiselle Élisa, ou me faire l’associé de Fouqué… Mais le voyageur qui vient de gravir une montagne rapide s’assied au sommet, et trouve un plaisir parfait à se reposer. Serait-il heureux si on le forçait à se reposer toujours ?

L’esprit de madame de Rênal était arrivé à des pensées fatales. Malgré ses résolutions, elle avait avoué à Julien toute l’affaire de l’adjudication. Il me fera donc oublier tous mes serments, pensait-elle !

Elle eût sacrifié sa vie sans hésiter pour sauver celle de son mari, si elle l’eût vu en péril. C’était une de ces âmes nobles et romanesques, pour qui apercevoir la possibilité d’une action généreuse, et ne pas la faire, est la source d’un remords presque égal à celui du crime commis. Toutefois, il y avait des jours funestes où elle ne pouvait chasser l’image de l’excès de bonheur qu’elle goûterait si, devenant veuve tout à coup, elle pouvait épouser Julien.

Il aimait ses fils beaucoup plus que leur père ; malgré sa justice sévère, il en était adoré. Elle sentait bien qu’épousant Julien, il fallait quitter ce Vergy dont les ombrages lui étaient si chers. Elle se voyait vivant à Paris, continuant à donner à ses fils cette éducation qui faisait l’admiration de tout le monde. Ses enfants, elle, Julien, tous étaient parfaitement heureux.

Étrange effet du mariage, tel que l’a fait le XIXe siècle ! L’ennui de la vie matrimoniale fait périr l’amour sûrement, quand l’amour a précédé le mariage. Et cependant, dirait un philosophe, il amène bientôt chez les gens assez riches pour ne pas travailler, l’ennui profond de toutes les jouissances tranquilles. Et ce n’est que les âmes sèches, parmi les femmes, qu’il ne prédispose pas à l’amour.

La réflexion du philosophe me fait excuser madame de Rênal, mais on ne l’excusait pas à Verrières, et toute la ville, sans qu’elle s’en doutât, n’était occupée que du scandale de ses amours. À cause de cette grande affaire, cet automne-là on s’y ennuya moins que de coutume.

L’automne, une partie de l’hiver passèrent bien vite. Il fallut quitter les bois de Vergy. La bonne compagnie de Verrières commençait à s’indigner de ce que ses anathèmes faisaient si peu d’impression sur M. de Rênal. En moins de huit jours, des personnes graves qui se dédommagent de leur sérieux habituel par le plaisir de remplir ces sortes de missions, lui donnèrent les soupçons les plus cruels, mais en se servant des termes les plus mesurés.

M. Valenod, qui jouait serré, avait placé Élisa dans une famille noble et fort considérée, où il y avait cinq femmes. Élisa craignant, disait-elle, de ne pas trouver de place pendant l’hiver, n’avait demandé à cette famille que les deux tiers à peu près de ce qu’elle recevait chez M. le maire. D’elle-même, cette fille avait eu l’excellente idée d’aller se confesser à l’ancien curé Chélan et en même temps au nouveau, afin de leur raconter à tous les deux le détail des amours de Julien.

Le lendemain de son arrivée, dès six heures du matin, l’abbé Chélan fit appeler Julien :

— Je ne vous demande rien, lui dit-il, je vous prie, et au besoin je vous ordonne de ne me rien dire, j’exige que sous trois jours vous partiez pour le séminaire de Besançon ou pour la demeure de votre ami Fouqué, qui est toujours disposé à vous faire un sort magnifique. J’ai tout prévu, tout arrangé, mais il faut partir, et ne pas revenir d’un an à Verrières.

Julien ne répondit point ; il examinait si son honneur devait s’estimer offensé des soins que M. Chélan, qui après tout n’était pas son père, avait pris pour lui.

— Demain à pareille heure, j’aurai l’honneur de vous revoir, dit-il enfin au curé.

M. Chélan, qui comptait l’emporter de haute lutte sur un si jeune homme, parla beaucoup. Enveloppé dans l’attitude et la physionomie la plus humble, Julien n’ouvrit pas la bouche.

Il sortit enfin, et courut prévenir madame de Rênal, qu’il trouva au désespoir. Son mari venait de lui parler avec une certaine franchise. La faiblesse naturelle de son caractère s’appuyant sur la perspective de l’héritage de Besançon, l’avait décidé à la considérer comme parfaitement innocente. Il venait de lui avouer l’étrange état dans lequel il trouvait l’opinion publique de Verrières. Le public avait tort, il était égaré par des envieux, mais enfin que faire ?

Madame de Rênal eut un instant l’illusion que Julien pourrait accepter les offres de M. Valenod, et rester à Verrières. Mais ce n’était plus cette femme simple et timide de l’année précédente ; sa fatale passion, ses remords l’avaient éclairée. Elle eût bientôt la douleur de se prouver à elle-même, tout en écoutant son mari, qu’une séparation au moins momentanée était devenue indispensable. Loin de moi, Julien va retomber dans ses projets d’ambition si naturels quand on n’a rien. Et moi, grand Dieu ! je suis si riche ! et si inutilement pour mon bonheur ! Il m’oubliera. Aimable comme il est, il sera aimé, il aimera. Ah ! malheureuse… De quoi puis-je me plaindre ? Le ciel est juste, je n’ai pas eu le mérite de faire cesser le crime, il m’ôte le jugement. Il ne tenait qu’à moi de gagner Élisa à force d’argent, rien ne m’était plus facile. Je n’ai pas pris la peine de réfléchir un moment, les folles imaginations de l’amour absorbaient tout mon temps. Je péris.

Julien fut frappé d’une chose, en apprenant la terrible nouvelle du départ à madame de Rênal, il ne trouva aucune objection égoïste. Elle faisait évidemment des efforts pour ne pas pleurer.

— Nous avons besoin de fermeté, mon ami.

Elle coupa une mèche de ses cheveux.

— Je ne sais pas ce que je ferai, lui dit-elle, mais si je meurs, promets-moi de ne jamais oublier mes enfants. De loin ou de près, tâche d’en faire d’honnêtes gens. S’il y a une nouvelle révolution, tous les nobles seront égorgés, leur père s’émigrera peut-être à cause de ce paysan tué sur un toit. Veille sur la famille… Donne-moi ta main. Adieu, mon ami ! Ce sont ici les derniers moments. Ce grand sacrifice fait, j’espère qu’en public j’aurai le courage de penser à ma réputation.

Julien s’attendait à du désespoir. La simplicité de ces adieux le toucha.

— Non, je ne reçois pas ainsi vos adieux. Je partirai ; ils le veulent ; vous le voulez vous-même. Mais, trois jours après mon départ, je reviendrai vous voir de nuit.

L’existence de madame de Rênal fut changée. Julien l’aimait donc bien puisque de lui-même il avait trouvé l’idée de la revoir ! Son affreuse douleur se changea en un des plus vifs mouvements de joie qu’elle eût éprouvés de sa vie. Tout lui devint facile. La certitude de revoir son ami ôtait à ces derniers moments tout ce qu’ils avaient de déchirant. Dès cet instant, la conduite, comme la physionomie de madame de Rênal, fut noble, ferme et parfaitement convenable.

M. de Rênal rentra bientôt ; il était hors de lui. Il parla enfin à sa femme de la lettre anonyme reçue deux mois auparavant.

— Je veux la porter au Casino, montrer à tous qu’elle est de cet infâme Valenod, que j’ai pris à la besace pour en faire un des plus riches bourgeois de Verrières. Je lui en ferai honte publiquement, et puis me battrai avec lui. Ceci est trop fort.

Je pourrais être veuve, grand Dieu ! pensa madame de Rênal. Mais presque au même instant, elle se dit : Si je n’empêche pas ce duel, comme certainement je le puis, je serai la meurtrière de mon mari.

Jamais elle n’avait ménagé sa vanité avec autant d’adresse. En moins de deux heures elle lui fit voir et toujours par des raisons trouvées par lui, qu’il fallait marquer plus d’amitié que jamais à M. Valenod, et même reprendre Élisa dans la maison. Madame de Rênal eut besoin de courage pour se décider à revoir cette fille, cause de tous ses malheurs. Mais cette idée venait de Julien.

Enfin, après avoir été mis trois ou quatre fois sur la voie. M. de Rênal arriva, tout seul, à l’idée financièrement bien pénible, que ce qu’il y aurait de plus désagréable pour lui, ce serait que Julien, au milieu de l’effervescence et des propos de tout Verrières, y restât comme précepteur des enfants de M. Valenod. L’intérêt évident de Julien était d’accepter les offres du directeur du dépôt de mendicité. Il importait au contraire à la gloire de M. de Rênal que Julien quittât Verrières pour entrer au séminaire de Besançon ou à celui de Dijon. Mais comment l’y décider, et ensuite comment y vivrait-il ?

M. de Rênal, voyant l’imminence du sacrifice d’argent, était plus au désespoir que sa femme. Pour elle, après cet entretien, elle était dans la position d’un homme de cœur qui, las de la vie, a pris une dose de stramonium ; il n’agit plus que par ressort, pour ainsi dire, et ne porte plus d’intérêt à rien. Ainsi il arriva à Louis XIV mourant de dire : Quand j’étais roi. Parole admirable !

Le lendemain, dès le grand matin, M. de Rênal reçut une lettre anonyme. Celle-ci était du style le plus insultant. Les mots les plus grossiers applicables à sa position s’y voyaient à chaque ligne. C’était l’ouvrage de quelque envieux subalterne. Cette lettre le ramena à la pensée de se battre avec M. Valenod. Bientôt son courage alla jusqu’aux idées d’exécution immédiate. Il sortit seul, et alla chez l’armurier prendre des pistolets qu’il fit charger.

Au fait, se disait-il, l’administration sévère de l’empereur Napoléon reviendrait au monde, que moi je n’ai pas un sou de friponneries à me reprocher. J’ai tout au plus fermé les yeux ; mais j’ai de bonnes lettres dans mon bureau qui m’y autorisent.

Madame de Rênal fut effrayée de la colère froide de son mari, elle lui rappelait la fatale idée de veuvage qu’elle avait tant de peine à repousser. Elle s’enferma avec lui. Pendant plusieurs heures elle lui parla en vain, la nouvelle lettre anonyme le décidait. Enfin elle parvint à transformer le courage de donner un soufflet à M. Valenod en celui d’offrir six cents francs à Julien pour une année de sa pension dans un séminaire. M. de Rênal, maudissant mille fois le jour où il avait eu la fatale idée de prendre un précepteur chez lui, oublia la lettre anonyme.

Il se consola un peu par une idée qu’il ne dit pas à sa femme : avec de l’adresse, et en se prévalant des idées romanesques du jeune homme, il espérait l’engager, pour une somme moindre, à refuser les offres de M. Valenod.

Madame de Rênal eut bien plus de peine à prouver à Julien que, faisant aux convenances de son mari le sacrifice d’une place de huit cents francs, que lui offrait publiquement le directeur du dépôt, il pouvait sans honte accepter un dédommagement.

— Mais, disait toujours Julien, jamais je n’ai eu, même pour un instant, le projet d’accepter ces offres. Vous m’avez trop accoutumé à la vie élégante, la grossièreté de ces gens-là me tuerait.

La cruelle nécessité, avec sa main de fer, plia la volonté de Julien. Son orgueil lui offrait l’illusion de n’accepter que comme un prêt la somme offerte par le maire de Verrières, et de lui en faire un billet portant remboursement dans cinq ans avec intérêts.

Madame de Rênal avait toujours quelques milliers de francs cachés dans la petite grotte de la montagne.

Elle les lui offrit en tremblant, et sentant trop qu’elle serait refusée avec colère.

— Voulez-vous, lui dit Julien, rendre le souvenir de nos amours abominable ?

Enfin Julien quitta Verrières. M. de Rênal fut bien heureux ; au moment fatal d’accepter de l’argent de lui, ce sacrifice se trouva trop fort pour Julien. Il refusa net. M. de Rênal lui sauta au cou les larmes aux yeux. Julien lui ayant demandé un certificat de bonne conduite, il ne trouva pas dans son enthousiasme de termes assez magnifiques pour exalter sa conduite. Notre héros avait cinq louis d’économies, et comptait demander une pareille somme à Fouqué.

Il était fort ému. Mais à une lieue de Verrières, où il laissait tant d’amour, il ne songea plus qu’au bonheur de voir une capitale, une grande ville de guerre comme Besançon.

Pendant cette courte absence de trois jours, madame de Rênal fut trompée par une des plus cruelles déceptions de l’amour. Sa vie était passable, il y avait entre elle et l’extrême malheur, cette dernière entrevue qu’elle devait avoir avec Julien. Elle comptait les heures, les minutes qui l’en séparaient. Enfin, pendant la nuit du troisième jour, elle entendit de loin le signal convenu. Après avoir traversé mille dangers, Julien parut devant elle.

De ce moment, elle n’eut plus qu’une pensée, c’est pour la dernière fois que je le vois. Loin de répondre aux empressements de son ami, elle fut comme un cadavre à peine animé. Si elle se forçait à lui dire qu’elle l’aimait, c’était d’un air gauche qui prouvait presque le contraire. Rien ne put la distraire de l’idée cruelle de séparation éternelle. Le méfiant Julien crut un instant être déjà oublié. Ses mots piqués dans ce sens ne furent accueillis que par de grosses larmes coulant en silence, et des serrements de main presque convulsifs.

— Mais, grand Dieu ! comment voulez-vous que je vous croie ? répondait Julien aux froides protestations de son amie ; vous montreriez cent fois plus d’amitié sincère à madame Derville, à une simple connaissance.

Madame de Rênal, pétrifiée, ne savait que répondre :

— Il est impossible d’être plus malheureuse… J’espère que je vais mourir… Je sens mon cœur se glacer…

Telles furent les réponses les plus longues qu’il put en obtenir.

Quand l’approche du jour vint rendre le départ nécessaire, les larmes de madame de Rênal cessèrent tout à fait. Elle le vit attacher une corde nouée à la fenêtre sans mot dire, sans lui rendre ses baisers. En vain Julien lui disait :

— Nous voici arrivés à l’état que vous avez tant souhaité. Désormais vous vivrez sans remords. À la moindre indisposition de vos enfants, vous ne les verrez plus dans la tombe.

— Je suis fâchée que vous ne puissiez pas embrasser Stanislas, lui dit-elle froidement.

Julien finit par être profondément frappé des embrassements sans chaleur de ce cadavre vivant ; il ne put penser à autre chose pendant plusieurs lieues. Son âme était navrée, et avant de passer la montagne, tant qu’il put voir le clocher de l’église de Verrières, souvent il se retourna.


CHAPITRE XXIV

une capitale

Que de bruit, que de gens affairés que d’idées pour l’avenir dans une tête de vingt ans ! quelle distraction pour l’amour !
Barnave.


Enfin il aperçut, sur une montagne lointaine, des murs noirs ; c’était la citadelle de Besançon. Quelle différence pour moi, dit-il en soupirant, si j’arrivais dans cette noble ville de guerre pour être sous-lieutenant dans un des régiments chargés de la défendre !

Besançon n’est pas seulement une des plus jolies villes de France, elle abonde en gens de cœur et d’esprit. Mais Julien n’était qu’un petit paysan et n’eut aucun moyen d’approcher les hommes distingués.

Il avait pris chez Fouqué un habit bourgeois, et c’est dans ce costume qu’il passa les ponts-levis. Plein de l’histoire du siège de 1674, il voulut voir, avant de s’enfermer au séminaire, les remparts et la citadelle. Deux ou trois fois il fut sur le point de se faire arrêter par les sentinelles ; il pénétrait dans des endroits que le génie militaire interdit au public, afin de vendre pour douze ou quinze francs de foin tous les ans.

La hauteur des murs, la profondeur des fossés, l’air terrible des canons l’avaient occupé pendant plusieurs heures, lorsqu’il passa devant le grand café, sur le boulevard. Il resta immobile d’admiration ; il avait beau lire le mot café, écrit en gros caractères au-dessus des deux immenses portes, il ne pouvait en croire ses yeux. Il fit effort sur sa timidité ; il osa entrer, et se trouva dans une salle longue de trente ou quarante pas, et dont le plafond est élevé de vingt pieds au moins. Ce jour-là, tout était enchantement pour lui.

Deux parties de billard étaient en train. Les garçons criaient les points ; les joueurs couraient autour des billards encombrés de spectateurs. Des flots de fumée de tabac, s’élançant de la bouche de tous, les enveloppaient d’un nuage bleu. La haute stature de ces hommes, leurs épaules arrondies, leur démarche lourde, leurs énormes favoris, les longues redingotes qui les couvraient, tout attirait l’attention de Julien. Ces nobles enfants de l’antique Bisontium ne parlaient qu’en criant ; ils se donnaient les airs de guerriers terribles. Julien admirait immobile ; il songeait à l’immensité et à la magnificence d’une grande capitale telle que Besançon. Il ne se sentait nullement le courage de demander une tasse de café à un de ces messieurs au regard hautain, qui criaient les points du billard.

Mais la demoiselle du comptoir avait remarqué la charmante figure de ce jeune bourgeois de campagne, qui, arrêté à trois pas du poêle, et son petit paquet sous le bras, considérait le buste du roi, en beau plâtre blanc. Cette demoiselle, grande Franc-Comtoise, fort bien faite, et mise comme il le faut pour faire valoir un café, avait déjà dit deux fois, d’une petite voix qui cherchait à n’être entendue que de Julien : Monsieur ! monsieur ! Julien rencontra de grands yeux bleus fort tendres, et vit que c’était à lui qu’on parlait.

Il s’approcha vivement du comptoir et de la jolie fille, comme il eût marché à l’ennemi. Dans ce grand mouvement, son paquet tomba.

Quelle pitié notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycéens de Paris qui, à quinze ans, savent déjà entrer dans un café d’un air si distingué ? Mais ces enfants, si bien stylés à quinze ans, à dix-huit tournent au commun. La timidité passionnée que l’on rencontre en province se surmonte quelquefois, et alors elle enseigne à vouloir. En s’approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la parole, il faut que je lui dise la vérité, pensa Julien, qui devenait courageux à force de timidité vaincue.

— Madame, je viens pour la première fois de ma vie à Besançon ; je voudrais bien avoir, en payant, un pain et une tasse de café.

La demoiselle sourit un peu et puis rougit ; elle craignait, pour ce joli jeune homme, l’attention ironique et les plaisanteries des joueurs de billard. Il serait effrayé et ne reparaîtrait plus.

— Placez-vous ici, près de moi, dit-elle en lui montrant une table de marbre, presque tout à fait cachée par l’énorme comptoir d’acajou qui s’avance dans la salle.

La demoiselle se pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna l’occasion de déployer une taille superbe. Julien la remarqua ; toutes ses idées changèrent. La belle demoiselle venait de placer devant lui une tasse, du sucre et un petit pain. Elle hésitait à appeler un garçon pour avoir du café, comprenant bien qu’à l’arrivée de ce garçon, son tête-à-tête avec Julien allait finir.

Julien, pensif, comparait cette beauté blonde et gaie à certains souvenirs qui l’agitaient souvent. L’idée de la passion dont il avait été l’objet lui ôta presque toute sa timidité. La belle demoiselle n’avait qu’un instant ; elle lut dans les regards de Julien.

— Cette fumée de pipe vous fait tousser, venez déjeuner demain avant huit heures du matin : alors, je suis presque seule.

— Quel est votre nom ? dit Julien, avec le sourire caressant de la timidité heureuse.

— Amanda Binet.

— Permettez-vous que je vous envoie, dans une heure, un petit paquet gros comme celui-ci ?

La belle Amanda réfléchit un peu.

— Je suis surveillée : ce que vous me demandez peut me compromettre ; cependant, je m’en vais écrire mon adresse sur une carte, que vous placerez sur votre paquet. Envoyez-le moi hardiment.

— Je m’appelle Julien Sorel, dit le jeune homme ; je n’ai ni parents, ni connaissance à Besançon.

— Ah ! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour l’École de droit ?

— Hélas ! non, répondit Julien ; on m’envoie au séminaire.

Le découragement le plus complet éteignit les traits d’Amanda ; elle appela un garçon : elle avait du courage maintenant. Le garçon versa du café à Julien, sans le regarder.

Amanda recevait de l’argent au comptoir ; Julien était fier d’avoir osé parler : on se disputa à l’un des billards. Les cris et les démentis des joueurs, retentissant dans cette salle immense, faisaient un tapage qui étonnait Julien. Amanda était rêveuse et baissait les yeux.

— Si vous voulez, mademoiselle, lui dit-il tout à coup avec assurance, je dirai que je suis votre cousin.

Ce petit air d’autorité plut à Amanda. Ce n’est pas un jeune homme de rien, pensa-t-elle. Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son œil était occupé à voir si quelqu’un s’approchait du comptoir :

— Moi, je suis de Genlis, près de Dijon ; dites que vous êtes aussi de Genlis, et cousin de ma mère.

— Je n’y manquerai pas.

— Tous les jeudis, à cinq heures, en été, MM. les séminaristes passent ici devant le café.

— Si vous pensez à moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes à la main.

Amanda le regarda d’un air étonné ; ce regard changea le courage de Julien en témérité ; cependant il rougit beaucoup en lui disant :

— Je sens que je vous aime de l’amour le plus violent.

— Parlez donc plus bas, lui dit-elle d’un air effrayé.

Julien songeait à se rappeler les phrases d’un volume dépareillé de la Nouvelle Héloïse, qu’il avait trouvé à Vergy. Sa mémoire le servit bien ; depuis dix minutes, il récitait la Nouvelle Héloïse à mademoiselle Amanda, ravie, il était heureux de sa bravoure, quand tout à coup la belle Franc-Comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait à la porte du café.

Il s’approcha du comptoir, en sifflant et marchant des épaules ; il regarda Julien. À l’instant, l’imagination de celui-ci, toujours dans les extrêmes, ne fut remplie que d’idées de duel. Il pâlit beaucoup, éloigna sa tasse, prit une mine assurée, et regarda son rival fort attentivement. Comme ce rival baissait la tête en se versant familièrement un verre d’eau-de-vie sur le comptoir, d’un regard Amanda ordonna à Julien de baisser les yeux. Il obéit, et, pendant deux minutes, se tint immobile à sa place, pâle, résolu et ne songeant qu’à ce qui allait arriver ; il était vraiment bien en cet instant. Le rival avait été étonné des yeux de Julien ; son verre d’eau-de-vie avalé d’un trait, il dit un mot à Amanda, plaça ses deux mains dans les poches latérales de sa grosse redingote, et s’approcha d’un billard en soufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transporté de colère ; mais il ne savait comment s’y prendre pour être insolent. Il posa son petit paquet, et, de l’air le plus dandinant qu’il put, marcha vers le billard.

En vain la prudence lui disait : Mais avec un duel dès l’arrivée à Besançon la carrière ecclésiastique est perdue.

— Qu’importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent.

Amanda vit son courage ; il faisait un joli contraste avec la naïveté de ses manières ; en un instant, elle le préféra au grand jeune homme en redingote. Elle se leva, et, tout en ayant l’air de suivre de l’œil quelqu’un qui passait dans la rue, elle vint se placer rapidement entre lui et le billard :

— Gardez-vous de regarder de travers ce monsieur, c’est mon beau-frère.

— Que m’importe ? il m’a regardé.

— Voulez-vous me rendre malheureuse ? Sans doute, il vous a regardé, peut-être même il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous êtes un parent de ma mère, et que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-Comtois et n’a jamais dépassé Dôle, sur la route de la Bourgogne ; ainsi dites ce que vous voudrez, ne craignez rien.

Julien hésitait encore ; elle ajouta bien vite, son imagination de dame de comptoir lui fournissant des mensonges en abondance :

— Sans doute il vous a regardé, mais c’est au moment où il me demandait qui vous êtes ; c’est un homme qui est manant avec tout le monde, il n’a pas voulu vous insulter.

L’œil de Julien suivait le prétendu beau-frère ; il le vit acheter un numéro à la poule que l’on jouait au plus éloigné des deux billards. Julien entendit sa grosse voix qui criait d’un ton menaçant : Je prends à faire ! Il passa vivement derrière mademoiselle Amanda, et fit un pas vers le billard. Amanda le saisit par le bras :

— Venez me payer d’abord, lui dit-elle.

C’est juste, pensa Julien ; elle a peur que je ne sorte sans payer. Amanda était aussi agitée que lui et fort rouge ; elle lui rendit de la monnaie le plus lentement qu’elle put, tout en lui répétant à voix basse :

— Sortez à l’instant du café, ou je ne vous aime plus ; et cependant je vous aime bien.

Julien sortit, en effet, mais lentement. N’est-il pas de mon devoir, se répétait-il, d’aller regarder à mon tour en soufflant ce grossier personnage ? Cette incertitude le retint une heure, sur le boulevard, devant le café ; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas, et Julien s’éloigna.

Il n’était à Besançon que depuis quelques heures, et déjà il avait conquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donné autrefois, malgré sa goutte, quelques leçons d’escrime ; telle était toute la science que Julien trouvait au service de sa colère. Mais cet embarras n’eût rien été s’il eût su comment se fâcher autrement qu’en donnant un soufflet ; et, si l’on en venait aux coups de poings, son rival, homme énorme, l’eût battu et puis planté là.

Pour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans protecteurs et sans argent, il n’y aura pas grande différence entre un séminaire et une prison ; il faut que je dépose mes habits bourgeois dans quelque auberge, où je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens à sortir du séminaire pour quelques heures, je pourrai fort bien, avec mes habits bourgeois, revoir mademoiselle Amanda. Ce raisonnement était beau ; mais Julien, passant devant toutes les auberges, n’osait entrer dans aucune.

Enfin, comme il repassait devant l’hôtel des Ambassadeurs, ses yeux inquiets rencontrèrent ceux d’une grosse femme, encore assez jeune, haute en couleur, à l’air heureux et gai. Il s’approcha d’elle et lui raconta son histoire.

— Certainement, mon joli petit abbé, lui dit l’hôtesse des Ambassadeurs, je vous garderai vos habits bourgeois et même les ferai épousseter souvent. De ce temps-ci, il ne fait pas bon laisser un habit de drap sans le toucher. Elle prit une clef et le conduisit elle-même dans une chambre, en lui recommandant d’écrire la note de ce qu’il laissait.

— Bon Dieu ! que vous avez bonne mine comme ça, M. l’abbé Sorel, lui dit la grosse femme, quand il descendit à la cuisine, je m’en vais vous faire servir un bon dîner ; et, ajouta-t-elle à voix basse, il ne vous coûtera que vingt sols, au lieu de cinquante que tout le monde paye ; car il faut bien ménager votre petit boursicot.

— J’ai dix louis, répliqua Julien avec une certaine fierté.

— Ah ! bon Dieu, répondit la bonne hôtesse alarmée, ne parlez pas si haut ; il y a bien des mauvais sujets dans Besançon. On vous volera cela en moins de rien. Surtout n’entrez jamais dans les cafés, ils sont remplis de mauvais sujets.

— Vraiment ! dit Julien, à qui ce mot donnait à penser.

— Ne venez jamais que chez moi, je vous ferai faire du café. Rappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et un bon dîner à vingt sols ; c’est parler ça, j’espère. Allez vous mettre à table, je vais vous servir moi-même.

— Je ne saurais manger, lui dit Julien, je suis trop ému, je vais entrer au séminaire en sortant de chez vous.

La bonne femme ne le laissa partir qu’après avoir empli ses poches de provisions. Enfin Julien s’achemina vers le lieu terrible ; l’hôtesse, de dessus sa porte, lui en indiquait la route.


CHAPITRE XXV

le séminaire

Trois cent trente-six dîners à 83 centimes, trois cent trente-six soupers à 38 centimes, du chocolat à qui de droit ; combien y a-t-il à gagner sur la soumission ?
Le Valenod de Besançon


Il vit de loin la croix de fer doré sur la porte ; il approcha lentement ; ses jambes semblaient se dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir ! Enfin il se décida à sonner. Le bruit de la cloche retentit comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix minutes, un homme pâle, vêtu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda et aussitôt baissa les yeux. Ce portier avait une physionomie singulière. La pupille saillante et verte de ses yeux s’arrondissait comme celle d’un chat ; les contours immobiles de ses paupières annonçaient l’impossibilité de toute sympathie ; ses lèvres minces se développaient en demi-cercle sur des dents qui avançaient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crime, mais plutôt cette insensibilité parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse. Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette longue figure dévote fut un mépris profond pour tout ce dont on voudrait lui parler, et qui ne serait pas l’intérêt du ciel.

Julien releva les yeux avec effort, et d’une voix que le battement de cœur rendait tremblante, il expliqua qu’il désirait parler à M. Pirard, le directeur du séminaire. Sans dire une parole, l’homme noir lui fit signe de le suivre. Ils montèrent deux étages par un large escalier à rampe de bois, dont les marches déjetées penchaient tout à fait du côté opposé au mur, et semblaient prêtes à tomber. Une petite porte, surmontée d’une grande croix de cimetière en bois blanc peint en noir, fut ouverte avec difficulté, et le portier le fit entrer dans une chambre sombre et basse, dont les murs blanchis à la chaux étaient garnis de deux grands tableaux noircis par le temps. Là, Julien fut laissé seul ; il était atterré, son cœur battait violemment ; il eût été heureux d’oser pleurer. Un silence de mort régnait dans toute la maison.

Au bout d’un quart d’heure, qui lui parut une journée, le portier à figure sinistre reparut sur le pas d’une porte à l’autre extrémité de la chambre, et, sans daigner parler, lui fit signe d’avancer. Il entra dans une pièce encore plus grande que la première et fort mal éclairée. Les murs aussi étaient blanchis ; mais il n’y avait pas de meubles. Seulement dans un coin près de la porte, Julien vit en passant un lit de bois blanc, deux chaises de paille, et un petit fauteuil en planches de sapin sans coussin. À l’autre extrémité de la chambre, près d’une petite fenêtre, à vitres jaunies, garnie de vases de fleurs tenus salement, il aperçut un homme assis devant une table, et couvert d’une soutane délabrée ; il avait l’air en colère, et prenait l’un après l’autre une foule de petits carrés de papier qu’il rangeait sur sa table, après y avoir écrit quelques mots. Il ne s’apercevait pas de la présence de Julien. Celui-ci était immobile, debout vers le milieu de la chambre là où l’avait laissé le portier, qui était ressorti en fermant la porte.

Dix minutes se passèrent ainsi ; l’homme mal vêtu écrivait toujours. L’émotion et la terreur de Julien étaient telles, qu’il lui semblait être sur le point de tomber. Un philosophe eût dit, peut-être en se trompant : C’est la violente impression du laid sur une âme faite pour aimer ce qui est beau.

L’homme qui écrivait leva la tête ; Julien ne s’en aperçut qu’au bout d’un moment, et même, après l’avoir vu, il restait encore immobile comme frappé à mort par le regard terrible dont il était l’objet. Les yeux troublés de Julien distinguaient à peine une figure longue et toute couverte de taches rouges, excepté sur le front, qui laissait voir une pâleur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front blanc, brillaient deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. Les vastes contours de ce front étaient marqués par des cheveux épais, plats et d’un noir de jais.

— Voulez-vous approcher, oui ou non ? dit enfin cet homme avec impatience.

Julien s’avança d’un pas mal assuré, et enfin, prêt à tomber et pâle, comme de sa vie il ne l’avait été, il s’arrêta à trois pas de la petite table de bois blanc couverte de carrés de papier.

— Plus près, dit l’homme.

Julien s’avança encore en étendant la main, comme cherchant à s’appuyer sur quelque chose.

— Votre nom ?

— Julien Sorel.

— Vous avez bien tardé, lui dit-on, en attachant de nouveau sur lui un œil terrible.

Julien ne put supporter ce regard ; étendant la main comme pour se soutenir, il tomba tout de son long sur le plancher.

L’homme sonna. Julien n’avait perdu que l’usage des yeux et la force de se mouvoir ; il entendit des pas qui s’approchaient,

On le releva, on le plaça sur le petit fauteuil de bois blanc. Il entendit l’homme terrible qui disait au portier :

— Il tombe du haut mal apparemment, il ne manquait plus que ça.

Quand Julien put ouvrir les yeux, l’homme à la figure rouge continuait à écrire ; le portier avait disparu. Il faut avoir du courage, se dit notre héros, et surtout cacher ce que je sens : il éprouvait un violent mal de cœur ; s’il m’arrive un accident, Dieu sait ce qu’on pensera de moi. Enfin l’homme cessa d’écrire, et regardant Julien de côté :

— Êtes-vous en état de me répondre ?

— Oui, monsieur, dit Julien, d’une voix affaiblie.

— Ah ! c’est heureux.

L’homme noir s’était levé à demi et cherchait avec impatience une lettre dans le tiroir de sa table de sapin qui s’ouvrit en criant. Il la trouva, s’assit lentement, et regardant de nouveau Julien, d’un air à lui arracher le peu de vie qui lui restait :

— Vous m’êtes recommandé par M. Chélan, c’était le meilleur curé du diocèse, homme vertueux s’il en fût, et mon ami depuis trente ans.

— Ah ! c’est à M. Pirard que j’ai l’honneur de parler, dit Julien d’une voix mourante.

— Apparemment, répliqua le directeur du séminaire, en le regardant avec humeur.

Il y eut un redoublement d’éclat dans ses petits yeux, suivi d’un mouvement involontaire des muscles des coins de la bouche. C’était la physionomie du tigre goûtant par avance le plaisir de dévorer sa proie.

— La lettre de Chélan est courte, dit-il, comme se parlant à lui-même. Intelligenti pauca : par le temps qui court, on ne saurait écrire trop peu. Il lut haut :

« Je vous adresse Julien Sorel, de cette paroisse, que j’ai baptisé il y aura vingt ans ; fils d’un charpentier riche, mais qui ne lui donne rien. Julien sera un ouvrier remarquable dans la vigne du Seigneur. La mémoire, l’intelligence ne manquent point, il y a de la réflexion. Sa vocation sera-t-elle durable ? est-elle sincère ? »

Sincère ! répéta l’abbé Pirard d’un air étonné, et en regardant Julien ; mais déjà le regard de l’abbé était moins dénué de toute humanité ; sincère ! répéta-t-il en baissant la voix et reprenant sa lecture :

« Je vous demande pour Julien Sorel une bourse ; il la méritera en subissant les examens nécessaires. Je lui ai montré un peu de théologie, de cette ancienne et bonne théologie des Bossuet, des Arnault, des Fleury. Si ce sujet ne vous convient pas, renvoyez-le-moi ; le directeur du dépôt de mendicité, que vous connaissez bien, lui offre huit cents francs pour être précepteur de ses enfants. — Mon intérieur est tranquille, grâce à Dieu. Je m’accoutume au coup terrible. Vale et me ama. »

L’abbé Pirard, ralentissant la voix comme il lisait la signature, prononça avec un soupir le mot Chélan.

— Il est tranquille, dit-il ; en effet, sa vertu méritait cette récompense ; Dieu puisse-t-il me l’accorder le cas échéant !

Il regarda le ciel et fit un signe de croix. À la vue de ce signe sacré, Julien sentit diminuer l’horreur profonde qui, depuis son entrée dans cette maison, l’avait glacé.

— J’ai ici trois cent vingt et un aspirants à l’état le plus saint, dit enfin l’abbé Pirard, d’un ton de voix sévère, mais non méchant ; sept ou huit seulement me sont recommandés par des hommes tels que l’abbé Chélan ; ainsi parmi les trois cent vingt et un, vous allez être le neuvième. Mais ma protection n’est ni faveur, ni faiblesse, elle est redoublement de soins et de sévérité contre les vices. Allez fermer cette porte à clef.

Julien fit un effort pour marcher et réussit à ne pas tomber. Il remarqua qu’une petite fenêtre, voisine de la porte d’entrée, donnait sur la campagne. Il regarda les arbres ; cette vue lui fit du bien, comme s’il eût aperçu d’anciens amis.

Loquerisne linguam latinam ? (Parlez-vous latin), lui dit l’abbé Pirard, comme il revenait.

Ita, pater optime (oui, mon excellent père), répondit Julien, revenant un peu à lui. Certainement, jamais homme au monde ne lui avait paru moins excellent que M. Pirard, depuis une demi-heure.

L’entretien continua en latin. L’expression des yeux de l’abbé s’adoucissait ; Julien reprenait quelque sang-froid. Que je suis faible, pensa-t-il, de m’en laisser imposer par ces apparences de vertu ! cet homme sera tout simplement un fripon comme M. Maslon ; et Julien s’applaudit d’avoir caché presque tout son argent dans ses bottes.

L’abbé Pirard examina Julien sur la théologie, il fut surpris de l’étendue de son savoir. Son étonnement augmenta quand il l’interrogea en particulier sur les saintes Écritures. Mais quand il arriva aux questions sur la doctrine des Pères, il s’aperçut que Julien ignorait presque jusqu’aux noms de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Bonaventure, de saint Basile, etc., etc.

Au fait, pensa l’abbé Pirard, voilà bien cette tendance fatale au protestantisme que j’ai toujours reprochée à Chélan. Une connaissance approfondie et trop approfondie des saintes Écritures.

(Julien venait de lui parler, sans être interrogé à ce sujet, du temps véritable où avaient été écrits la Genèse, le Pentateuque, etc.)

À quoi mène ce raisonnement infini sur les saintes Écritures, pensa l’abbé Pirard, si ce n’est à l’examen personnel, c’est-à-dire au plus affreux protestantisme ? Et à côté de cette science imprudente, rien sur les Pères qui puisse compenser cette tendance.

Mais l’étonnement du directeur du séminaire n’eut plus de bornes, lorsqu’interrogeant Julien sur l’autorité du Pape, et s’attendant aux maximes de l’ancienne Église gallicane, le jeune homme lui récita tout le livre de M. de Maistre.

Singulier homme que ce Chélan, pensa l’abbé Pirard ; lui a-t-il montré ce livre pour lui apprendre à s’en moquer ?

Ce fut en vain qu’il interrogea Julien pour tâcher de deviner s’il croyait sérieusement à la doctrine de M. de Maistre. Le jeune homme ne répondait qu’avec sa mémoire. De ce moment, Julien fut réellement très bien, il sentait qu’il était maître de soi. Après un examen fort long, il lui sembla que la sévérité de M. Pirard envers lui n’était plus qu’affectée. En effet, sans les principes de gravité austère que, depuis quinze ans, il s’était imposés envers ses élèves en théologie, le directeur du séminaire eût embrassé Julien au nom de la logique, tant il trouvait de clarté, de précision et de netteté dans ses réponses.

Voilà un esprit hardi et sain, se disait-il, mais corpus debile (le corps est faible).

— Tombez-vous souvent ainsi ? dit-il à Julien en français et lui montrant du doigt le plancher.

— C’est la première fois de ma vie, la figure du portier m’avait glacé, ajouta Julien en rougissant comme un enfant.

L’abbé Pirard sourit presque.

— Voilà l’effet des vaines pompes du monde ; vous êtes accoutumé apparemment à des visages riants, véritables théâtres de mensonge. La vérité est austère, monsieur. Mais notre tâche ici-bas n’est-elle pas austère aussi ? Il faudra veiller à ce que votre conscience se tienne en garde contre cette faiblesse : Trop de sensibilité aux vaines grâces de l’extérieur.

Si vous ne m’étiez pas recommandé, dit l’abbé Pirard en reprenant la langue latine avec un plaisir marqué, si vous ne m’étiez pas recommandé par un homme tel que l’abbé Chélan, je vous parlerais le vain langage de ce monde auquel il paraît que vous êtes trop accoutumé. La bourse entière que vous sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la plus difficile à obtenir. Mais l’abbé Chélan a mérité bien peu, par cinquante-six ans de travaux apostoliques, s’il ne peut disposer d’une bourse au séminaire.

Après ces mots, l’abbé Pirard recommanda à Julien de n’entrer dans aucune société ou congrégation secrète sans son consentement.

— Je vous en donne ma parole d’honneur, dit Julien avec l’épanouissement du cœur d’un honnête homme.

Le directeur du séminaire sourit pour la première fois.

— Ce mot n’est point de mise ici, lui dit-il, il rappelle trop le vain honneur des gens du monde qui les conduit à tant de fautes, et souvent à des crimes. Vous me devez la sainte obéissance en vertu du paragraphe dix-sept de la bulle Unam Ecclesiam de saint Pie V. Je suis votre supérieur ecclésiastique. Dans cette maison, entendre, mon très cher fils, c’est obéir. Combien avez-vous d’argent ?

Nous y voici, se dit Julien, c’était pour cela qu’était le très cher fils.

— Trente-cinq francs, mon père.

— Écrivez soigneusement l’emploi de cet argent ; vous aurez à m’en rendre compte.

Cette pénible séance avait duré trois heures ; Julien appela le portier.

— Allez installer Julien Sorel dans la cellule no 103, dit l’abbé Pirard à cet homme.

Par une grande distinction, il accordait à Julien un logement séparé.

— Portez-y sa malle, ajouta-t-il.

Julien baissa les yeux et reconnut sa malle précisément en face de lui, il la regardait depuis trois heures, et ne l’avait pas reconnue.

En arrivant au no 103, c’était une petite chambrette de huit pieds en carré, au dernier étage de la maison, Julien remarqua qu’elle donnait sur les remparts, et par delà on apercevait la jolie plaine que le Doubs sépare de la ville.

Quelle vue charmante ! s’écria Julien ; en se parlant ainsi il ne sentait pas ce qu’exprimaient ces mots. Les sensations si violentes qu’il avait éprouvées depuis le peu de temps qu’il était à Besançon avaient entièrement épuisé ses forces. Il s’assit près de la fenêtre sur l’unique chaise de bois qui fût dans sa cellule, et tomba aussitôt dans un profond sommeil. Il n’entendit point la cloche du souper, ni celle du salut ; on l’avait oublié.

Quand les premiers rayons du soleil le réveillèrent le lendemain matin, il se trouva couché sur le plancher.


CHAPITRE XXVI

le monde
ou ce qui manque au riche

Je suis seul sur la terre, personne ne daigne penser à moi. Tous ceux que je vois faire fortune ont une effronterie et une dureté de cœur que je ne me sens point. Ils me haïssent à cause de ma bonté facile. Ah ! bientôt je mourrai, soit de faim, soit du malheur de voir les hommes si durs.
Young.


Il se hâta de brosser son habit et de descendre, il était en retard. Un sous-maître le gronda sévèrement ; au lieu de chercher à se justifier, Julien croisa les bras sur sa poitrine :

Peccavi, pater optime (j’ai péché, j’avoue ma faute, ô mon père), dit-il d’un air contrit.

Ce début eut un grand succès. Les gens adroits parmi les séminaristes virent qu’ils avaient affaire à un homme qui n’en était pas aux éléments du métier. L’heure de la récréation arriva, Julien se vit l’objet de la curiosité générale. Mais on ne trouva chez lui que réserve et silence. Suivant les maximes qu’il s’était faites, il considéra ses trois cent vingt et un camarades comme des ennemis ; le plus dangereux de tous à ses yeux était l’abbé Pirard.

Peu de jours après, Julien eut à choisir un confesseur, on lui présenta une liste.

Eh ! bon Dieu ! pour qui me prend-on, se dit-il, croit-on que je ne comprenne pas ce que parler veut dire ? et il choisit l’abbé Pirard.

Sans qu’il s’en doutât, cette démarche était décisive. Un petit séminariste tout jeune, natif de Verrières, et qui, dès le premier jour, s’était déclaré son ami, lui apprit que s’il eût choisi M. Castanède, le sous-directeur du séminaire, il eût peut-être agi avec plus de prudence.

— L’abbé Castanède est l’ennemi de M. Pirard qu’on soupçonne de jansénisme, ajouta le petit séminariste en se penchant vers son oreille.

Toutes les premières démarches de notre héros qui se croyait si prudent furent, comme le choix d’un confesseur, des étourderies. Égaré par toute la présomption d’un homme à imagination, il prenait ses intentions pour des faits, et se croyait un hypocrite consommé. Sa folie allait jusqu’à se reprocher ses succès dans cet art de la faiblesse.

Hélas ! c’est ma seule arme ! à une autre époque, se disait-il, c’est par des actions parlantes en face de l’ennemi que j’aurais gagné mon pain.

Julien, satisfait de sa conduite, regardait autour de lui ; il trouvait partout l’apparence de la vertu la plus pure.

Huit ou dix séminaristes vivaient en odeur de sainteté, et avaient des visions comme sainte Thérèse et saint François, lorsqu’il reçut les stigmates sur le mont Verna, dans l’Apennin. Mais c’était un grand secret, leurs amis le cachaient. Ces pauvres jeunes gens à visions étaient presque toujours à l’infirmerie. Une centaine d’autres réunissaient à une foi robuste une infatigable application. Ils travaillaient au point de se rendre malades, mais sans apprendre grand’chose. Deux ou trois se distinguaient par un talent réel, et, entre autres, un nommé Chazel ; mais Julien se sentait de l’éloignement pour eux, et eux pour lui.

Le reste des trois cent vingt et un séminaristes ne se composait que d’êtres grossiers qui n’étaient pas bien sûrs de comprendre les mots latins qu’ils répétaient tout le long de la journée. Presque tous étaient des fils de paysans, et ils aimaient mieux gagner leur pain en récitant quelques mots latins qu’en piochant la terre. C’est d’après cette observation que, dès les premiers jours, Julien se promit de rapides succès. Dans tout service, il faut des gens intelligents, car enfin il y a un travail à faire, se disait-il. Sous Napoléon, j’eusse été sergent ; parmi ces futurs curés, je serai grand vicaire.

Tous ces pauvres diables, ajoutait-il, manouvriers dès l’enfance, ont vécu, jusqu’à leur arrivée ici, de lait caillé et de pain noir. Dans leurs chaumières, ils ne mangeaient de la viande que cinq ou six fois par an. Semblables aux soldats romains qui trouvaient la guerre un temps de repos, ces grossiers paysans sont enchantés des délices du séminaire.

Julien ne lisait jamais dans leur œil morne que le besoin physique satisfait après le dîner, et le plaisir physique attendu avant le repas. Tels étaient les gens au milieu desquels il fallait se distinguer ; mais ce que Julien ne savait pas, ce qu’on se gardait de lui dire, c’est que, être le premier dans les différents cours de dogme, d’histoire ecclésiastique, etc., etc., que l’on suit au séminaire, n’était à leurs yeux qu’un péché splendide. Depuis Voltaire, depuis le gouvernement des deux chambres, qui n’est au fond que méfiance et examen personnel, et donne à l’esprit des peuples cette mauvaise habitude de se méfier, l’Église de France semble avoir compris que les livres sont ses vrais ennemis. C’est la soumission de cœur qui est tout à ses yeux. Réussir dans les études, même sacrées, lui est suspect, et à bon droit. Qui empêchera l’homme supérieur de passer de l’autre côté comme Sièyes ou Grégoire ! l’Église tremblante s’attache au pape comme à la seule chance de salut. Le pape seul peut essayer de paralyser l’examen personnel, et, par les pieuses pompes des cérémonies de sa cour, faire impression sur l’esprit ennuyé et malade des gens du monde.

Julien, pénétrant à demi ces diverses vérités, que cependant toutes les paroles prononcées dans un séminaire tendent à démentir, tombait dans une mélancolie profonde. Il travaillait beaucoup, et réussissait rapidement à apprendre des choses très-utiles à un prêtre, très fausses à ses yeux, et auxquelles il ne mettait aucun intérêt. Il croyait n’avoir rien autre chose à faire.

Suis-je donc oublié de toute la terre ? pensait-il. Il ne savait pas que M. Pirard avait reçu et jeté au feu quelques lettres timbrées de Dijon, et où, malgré les formes du style le plus convenable, perçait la passion la plus vive. De grands remords semblaient combattre cet amour. Tant mieux, pensait l’abbé Pirard, ce n’est pas du moins une femme impie que ce jeune homme a aimée.

Un jour, l’abbé Pirard ouvrit une lettre qui semblait à demi effacée par les larmes, c’était un éternel adieu. Enfin, disait-on à Julien, le ciel m’a fait la grâce de haïr, non l’auteur de ma faute, il sera toujours ce que j’aurai de plus cher au monde, mais ma faute en elle-même. Le sacrifice est fait, mon ami. Ce n’est pas sans larmes, comme vous voyez. Le salut des êtres auxquels je me dois, et que vous avez tant aimés, l’emporte. Un Dieu juste, mais terrible, ne pourra plus se venger sur eux des crimes de leur mère. Adieu, Julien, soyez juste envers les hommes.

Cette fin de lettre était presque absolument illisible. On donnait une adresse à Dijon, et cependant on espérait que jamais Julien ne répondrait, ou que du moins il se servirait de paroles qu’une femme revenue à la vertu pourrait entendre sans rougir.

La mélancolie de Julien, aidée par la médiocre nourriture que fournissait au séminaire l’entrepreneur des dîners à 83 centimes, commençait à influer sur sa santé, lorsqu’un matin Fouqué parut tout à coup dans sa chambre.

— Enfin j’ai pu entrer. Je suis venu cinq fois à Besançon, sans reproche, pour te voir. Toujours visage de bois. J’ai aposté quelqu’un à la porte du séminaire ; pourquoi diable est-ce que tu ne sors jamais ?

— C’est une épreuve que je me suis imposée.

— Je te trouve bien changé. Enfin je te revois. Deux beaux écus de cinq francs viennent de m’apprendre que je n’étais qu’un sot de ne pas les avoir offerts dès le premier voyage.

La conversation fut infinie entre les deux amis. Julien changea de couleur lorsque Fouqué lui dit :

— À propos, sais-tu ? la mère de tes élèves est tombée dans la plus haute dévotion.

Et il parlait de cet air dégagé qui fait une si singulière impression sur l’âme passionnée de laquelle on bouleverse, sans s’en douter, les plus chers intérêts.

— Oui, mon ami, dans la dévotion la plus exaltée. On dit qu’elle fait des pèlerinages. Mais, à la honte éternelle de l’abbé Maslon, qui a espionné si longtemps ce pauvre M. Chélan, madame de Rênal n’a pas voulu de lui. Elle va se confesser à Dijon ou à Besançon.

— Elle vient à Besançon, dit Julien le front couvert de rougeur.

— Assez souvent, répondit Fouqué d’un air interrogatif.

— As-tu des Constitutionnels sur toi ?

— Que dis-tu ? répliqua Fouqué.

— Je te demande si tu as des Constitutionnels ? reprit Julien, du ton de voix le plus tranquille. Ils se vendent trente sous le numéro ici.

— Quoi ! même au séminaire, des libéraux ! s’écria Fouqué. Pauvre France ! ajouta-t-il en prenant la voix hypocrite et le ton doux de l’abbé Maslon.

Cette visite eût fait une profonde impression sur notre héros, si dès le lendemain, un mot que lui adressa ce petit séminariste de Verrières qui lui semblait si enfant, ne lui eût fait faire une importante découverte. Depuis qu’il était au séminaire, la conduite de Julien n’avait été qu’une suite de fausses démarches. Il se moqua de lui-même avec amertume.

À la vérité, les actions importantes de sa vie étaient savamment conduites ; mais il ne soignait pas les détails, et les habiles au séminaire ne regardent qu’aux détails. Aussi, passait-il déjà parmi ses camarades pour un esprit fort. Il avait été trahi par une foule de petites actions.

À leurs yeux, il était convaincu de ce vice énorme, il pensait, il jugeait par lui-même, au lieu de suivre aveuglément l’autorité et l’exemple. L’abbé Pirard ne lui avait été d’aucun secours : il ne lui avait pas adressé une seule fois la parole hors du tribunal de la pénitence, où encore il écoutait plus qu’il ne parlait. Il en eût été bien autrement s’il eût choisi l’abbé Castanède.

Du moment que Julien se fut aperçu de sa folie, il ne s’ennuya plus. Il voulut connaître toute l’étendue du mal, et, à cet effet, sortit un peu de ce silence hautain et obstiné avec lequel il repoussait ses camarades. Ce fut alors qu’on se vengea de lui. Ses avances furent accueillies par un mépris qui alla jusqu’à la dérision. Il reconnut que, depuis son entrée au séminaire, il n’y avait pas eu une heure, surtout pendant les récréations, qui n’eût porté conséquence pour ou contre lui, qui n’eût augmenté le nombre de ses ennemis, ou ne lui eût concilié la bienveillance de quelque séminariste sincèrement vertueux ou un peu moins grossier que les autres. Le mal à réparer était immense, la tâche fort difficile. Désormais l’attention de Julien fut sans cesse sur ses gardes ; il s’agissait de se dessiner un caractère tout nouveau.

Les mouvements de ses yeux, par exemple, lui donnèrent beaucoup de peine. Ce n’est pas sans raison qu’en ces lieux-là on les porte baissés. Quelle n’était pas ma présomption à Verrières ! se disait Julien, je croyais vivre ; je me préparais seulement à la vie ; me voici enfin dans le monde, tel que je le trouverai jusqu’à la fin de mon rôle, entouré de vrais ennemis. Quelle immense difficulté, ajoutait-il, que cette hypocrisie de chaque minute ! c’est à faire pâlir les travaux d’Hercule. L’Hercule des temps modernes, c’est Sixte-Quint trompant quinze années de suite, par sa modestie, quarante cardinaux qui l’avaient vu vif et hautain pendant toute sa jeunesse.

La science n’est donc rien ici ! se disait-il avec dépit ; les progrès dans le dogme, dans l’histoire sacrée, etc., ne comptent qu’en apparence. Tout ce qu’on dit à ce sujet est destiné à faire tomber dans le piège les fous tels que moi. Hélas ! mon seul mérite consistait dans mes progrès rapides, dans ma façon de saisir ces balivernes. Est-ce qu’au fond ils les estimeraient à leur vraie valeur ? les jugent-ils comme moi ? Et j’avais la sottise d’en être fier ! Ces premières places que j’obtiens toujours n’ont servi qu’à me donner des ennemis acharnés. Chazel, qui a plus de science que moi, jette toujours dans ses compositions quelque balourdise qui le fait reléguer à la cinquantième place ; s’il obtient la première, c’est par distraction. Ah ! qu’un mot, un seul mot de M. Pirard m’eût été utile !

Du moment que Julien fut détrompé, les longs exercices de piété ascétique, tels que le chapelet cinq fois la semaine, les cantiques au Sacré-Cœur, etc., etc., qui lui semblaient si mortellement ennuyeux, devinrent ses moments d’action les plus intéressants. En réfléchissant sévèrement sur lui-même, et cherchant surtout à ne pas s’exagérer ses moyens, Julien n’aspira pas d’emblée, comme les séminaristes qui servaient de modèles aux autres, à faire à chaque instant des actions significatives, c’est-à-dire prouvant un genre de perfection chrétienne. Au séminaire, il est une façon de manger un œuf à la coque qui annonce les progrès faits dans la vie dévote.

Le lecteur, qui sourit peut-être, daignerait-il se souvenir de toutes les fautes que fit, en mangeant un œuf, l’abbé Delille invité à déjeuner chez une grande dame de la cour de Louis XVI.

Julien chercha d’abord à arriver au non culpa, c’est l’état du jeune séminariste dont la démarche, dont la façon de mouvoir les bras, les yeux, etc., n’indiquent à la vérité rien de mondain, mais ne montrent pas encore l’être absorbé par l’idée de l’autre vie et le pur néant de celle-ci.

Sans cesse Julien trouvait écrites au charbon, sur les murs des corridors, des phrases telles que celle-ci : Qu’est-ce que soixante ans d’épreuves, mis en balance avec une éternité de délices ou une éternité d’huile bouillante en enfer ! Il ne les méprisa plus ; il comprit qu’il fallait les avoir sans cesse devant les yeux. Que ferai-je toute ma vie ? se disait-il ; je vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette place leur sera-t-elle rendue visible ? par la différence de mon extérieur et de celui d’un laïc.

Après plusieurs mois d’application de tous les instants, Julien avait encore l’air de penser. Sa façon de remuer les yeux et de porter la bouche n’annonçait pas la foi implicite et prête à tout croire et à tout soutenir, même par le martyre. C’était avec colère que Julien se voyait primé dans ce genre par les paysans les plus grossiers. Il y avait de bonnes raisons pour qu’ils n’eussent pas l’air penseur.

Que de peine ne se donnait-il pas pour arriver à cette physionomie de foi fervente et aveugle, prête à tout croire et à tout souffrir, que l’on trouve si fréquemment dans les couvents d’Italie, et dont, à nous autres laïcs, le Guerchin a laissé de si parfaits modèles dans ses tableaux d’église[3].

Les jours de grande fête, on donnait aux séminaristes des saucisses avec de la choucroute. Les voisins de table de Julien observèrent qu’il était insensible à ce bonheur ; ce fut là un de ses premiers crimes. Ses camarades y virent un trait odieux de la plus sotte hypocrisie ; rien ne lui fit plus d’ennemis. Voyez ce bourgeois, voyez ce dédaigneux, disaient-ils, qui fait semblant de mépriser la meilleure pitance, des saucisses avec de la choucroute ! fi, le vilain ! l’orgueilleux ! le damné !

Hélas ! l’ignorance de ces jeunes paysans, mes camarades, est pour eux un avantage immense, s’écriait Julien dans ses moments de découragement. À leur arrivée au séminaire, le professeur n’a point à les délivrer de ce nombre effroyable d’idées mondaines que j’y apporte, et qu’ils lisent sur ma figure, quoi que je fasse.

Julien étudiait, avec une attention voisine de l’envie, les plus grossiers des petits paysans qui arrivaient au séminaire. Au moment où on les dépouillait de leur veste de ratine pour leur faire endosser la robe noire, leur éducation se bornait à un respect immense et sans bornes pour l’argent sec et liquide, comme on dit en Franche-Comté.

C’est la manière sacramentelle et héroïque d’exprimer l’idée sublime d’argent comptant.

Le bonheur, pour ces séminaristes, comme pour les héros des romans de Voltaire, consiste surtout à bien dîner. Julien découvrait chez presque tous un respect inné pour l’homme qui porte un habit de drap fin. Ce sentiment apprécie la justice distributive, telle que nous la donnent nos tribunaux, à sa valeur et même au-dessous de sa valeur. Que peut-on gagner, répétaient-ils souvent entre eux, à plaider contre un gros ?

C’est le mot des vallées du Jura, pour exprimer un homme riche. Qu’on juge de leur respect pour l’être le plus riche de tous : le gouvernement !

Ne pas sourire avec respect au seul nom de M. le préfet, passe, aux yeux des paysans de la Franche-Comté, pour une imprudence : or, l’imprudence chez le pauvre est rapidement punie par le manque de pain.

Après avoir été comme suffoqué dans les premiers temps par le sentiment du mépris, Julien finit par éprouver de la pitié : il était arrivé souvent aux pères de la plupart de ses camarades de rentrer le soir dans l’hiver à leur chaumière, et de n’y trouver ni pain, ni châtaignes, ni pommes de terre. Qu’y a-t-il donc d’étonnant, se disait Julien, si l’homme heureux, à leurs yeux, est d’abord celui qui vient de bien dîner, et ensuite celui qui possède un bon habit ! Mes camarades ont une vocation ferme, c’est-à-dire qu’ils voient dans l’état ecclésiastique une longue continuation de ce bonheur : bien dîner et avoir un habit chaud en hiver.

Il arriva à Julien d’entendre un jeune séminariste, doué d’imagination, dire à son compagnon :

— Pourquoi ne deviendrais-je pas pape comme Sixte-Quint, qui gardait les pourceaux ?

— On ne fait pape que des Italiens, répondit l’ami ; mais pour sûr on tirera au sort parmi nous pour des places de grands vicaires, de chanoines, et peut-être d’évêques. M. P…, évêque de Châlons, est fils d’un tonnelier : c’est l’état de mon père.

Un jour, au milieu d’une leçon de dogme, l’abbé Pirard fit appeler Julien. Le pauvre jeune homme fut ravi de sortir de l’atmosphère physique et morale au milieu de laquelle il était plongé.

Julien trouva chez M. le directeur l’accueil qui l’avait tant effrayé le jour de son entrée au séminaire.

— Expliquez-moi ce qui est écrit sur cette carte à jouer, lui dit-il en le regardant de façon à le faire rentrer sous terre.

Julien lut :

« Amanda Binet, au café de la Girafe, avant huit heures. Dire que l’on est de Genlis, et le cousin de ma mère »

Julien vit l’immensité du danger ; la police de l’abbé Castanède lui avait volé cette adresse.

— Le jour où j’entrai ici, répondit-il en regardant le front de l’abbé Pirard, car il ne pouvait supporter son œil terrible, j’étais tremblant : M. Chélan m’avait dit que c’était un lieu plein de délations et de méchancetés de tous les genres ; l’espionnage et la dénonciation entre camarades y sont encouragés. Le ciel le veut ainsi, pour montrer la vie telle qu’elle est, aux jeunes prêtres, et leur inspirer le dégoût du monde et de ses pompes.

— Et c’est à moi que vous faites des phrases, dit l’abbé Pirard furieux. Petit coquin !

— À Verrières, reprit froidement Julien, mes frères me battaient lorsqu’ils avaient sujet d’être jaloux de moi…

— Au fait ! au fait ! s’écria M. Pirard, presque hors de lui.

Sans être le moins du monde intimidé, Julien reprit sa narration.

— Le jour de mon arrivée à Besançon, vers midi, j’avais faim, j’entrai dans un café. Mon cœur était rempli de répugnance pour un lieu si profane ; mais je pensai que mon déjeuner me coûterait moins cher là qu’à l’auberge. Une dame, qui paraissait la maîtresse de la boutique, eut pitié de mon air novice. Besançon est rempli de mauvais sujets, me dit-elle, je crains pour vous, monsieur. S’il vous arrivait quelque mauvaise affaire, ayez recours à moi, envoyez chez moi avant huit heures. Si les portiers du séminaire refusent de faire votre commission, dites que vous êtes mon cousin, et natif de Genlis…

— Tout ce bavardage va être vérifié, s’écria l’abbé Pirard, qui, ne pouvant rester en place, se promenait dans la chambre.

Qu’on se rende dans sa cellule !

L’abbé suivit Julien et l’enferma à clef. Celui-ci se mit aussitôt à visiter sa malle, au fond de laquelle la fatale carte était précieusement cachée. Rien ne manquait dans la malle, mais il y avait plusieurs dérangements ; cependant la clef ne le quittait jamais. Quel bonheur, se dit Julien, que, pendant le temps de mon aveuglement, je n’aie jamais accepté la permission de sortir, que M. Castanède m’offrait si souvent avec une bonté que je comprends maintenant. Peut-être j’aurais eu la faiblesse de changer d’habits et d’aller voir la belle Amanda, je me serais perdu. Quand on a désespéré de tirer parti du renseignement de cette manière, pour ne pas le perdre, on en a fait une dénonciation.

Deux heures après, le directeur le fit appeler.

— Vous n’avez pas menti, lui dit-il avec un regard moins sévère ; mais garder une telle adresse est une imprudence dont vous ne pouvez concevoir la gravité. Malheureux enfant ! dans dix ans, peut-être, elle vous portera dommage.


CHAPITRE XXVII

première expérience de la vie

Le temps présent, grand Dieu ! c’est l’arche du Seigneur. Malheur à qui y touche.
Diderot.


Le lecteur voudra bien nous permettre de donner très peu de faits clairs et précis sur cette époque de la vie de Julien. Ce n’est pas qu’ils nous manquent, bien au contraire ; mais, peut-être ce qu’il vit au Séminaire est-il trop noir pour le coloris modéré que l’on a cherché à conserver dans ces feuilles. Les contemporains qui souffrent de certaines choses ne peuvent s’en souvenir qu’avec une horreur qui paralyse tout autre plaisir, même celui de lire un conte.

Julien réussissait peu dans ses essais d’hypocrisie de gestes ; il tomba dans des moments de dégoût et même de découragement complet. Il n’avait pas de succès, et encore dans une vilaine carrière. Le moindre secours extérieur eût suffi pour lui remettre le cœur, la difficulté à vaincre n’était pas bien grande ; mais il était seul comme une barque abandonnée au milieu de l’Océan. Et quand je réussirais, se disait-il ; avoir toute une vie à passer en si mauvaise compagnie ! Des gloutons qui ne songent qu’à l’omelette au lard qu’ils dévoreront au dîner, ou des abbés Castanède, pour qui aucun crime n’est trop noir ! Ils parviendront au pouvoir ; mais à quel prix, grand Dieu !

La volonté de l’homme est puissante, je le lis partout ; mais suffit-elle pour surmonter un tel dégoût ? La tâche des grands hommes a été facile ; quelque terrible que fût le danger, ils le trouvaient beau ; et qui peut comprendre, excepté moi, la laideur de ce qui m’environne ?

Ce moment fut le plus éprouvant de sa vie. Il lui était si facile de s’engager dans un des beaux régiments en garnison à Besançon ! il pouvait se faire maître de latin ; il lui fallait si peu pour sa subsistance ! mais alors plus de carrière, plus d’avenir pour son imagination : c’était mourir. Voici le détail d’une de ses tristes journées.

Ma présomption s’est si souvent applaudie de ce que j’étais différent des autres jeunes paysans ! Eh bien, j’ai assez vécu pour voir que différence engendre haine, se disait-il un matin. Cette grande vérité venait de lui être montrée par une de ses plus piquantes irréussites. Il avait travaillé huit jours à plaire à un élève qui vivait en odeur de sainteté. Il se promenait avec lui dans la cour, écoutant avec soumission des sottises à dormir debout. Tout à coup le temps tourna à l’orage, le tonnerre gronda, et le saint élève s’écria, le repoussant d’une façon grossière :

— Écoutez ; chacun pour soi dans ce monde, je ne veux pas être brûlé par le tonnerre : Dieu peut vous foudroyer comme un impie, comme un Voltaire.

Les dents serrées de rage et les yeux ouverts vers le ciel sillonné par la foudre : Je mériterais d’être submergé, si je m’endors pendant la tempête ! s’écria Julien. Essayons la conquête de quelque autre cuistre.

Le cours d’histoire sacrée de l’abbé Castanède sonna.

À ces jeunes paysans si effrayés du travail pénible et de la pauvreté de leurs pères, l’abbé Castanède enseignait ce jour-là que cet être si terrible à leurs yeux, le gouvernement, n’avait de pouvoir réel et légitime qu’en vertu de la délégation du vicaire de Dieu sur la terre.

Rendez-vous dignes des bontés du pape par la sainteté de votre vie, par votre obéissance, soyez comme un bâton entre ses mains, ajoutait-il, et vous allez obtenir une place superbe où vous commanderez en chef, loin de tout contrôle ; une place inamovible, dont le gouvernement paie le tiers des appointements, et les fidèles, formés par vos prédications, les deux autres tiers.

Au sortir de son cours, M. Castanède s’arrêta dans la cour.

— C’est bien d’un curé que l’on peut dire : Tant vaut l’homme, tant vaut la place, disait-il aux élèves qui faisaient cercle autour de lui. J’ai connu, moi qui vous parle, des paroisses de montagne dont le casuel valait mieux que celui de bien des curés de ville. Il y avait autant d’argent, sans compter les chapons gras, les œufs, le beurre frais et mille agréments de détail ; et là le curé est le premier sans contredit : point de bon repas où il ne soit invité, fêté, etc.

À peine M. Castanède fut-il remonté chez lui, que les élèves se divisèrent en groupes. Julien n’était d’aucun ; on le laissait comme une brebis galeuse. Dans tous les groupes, il voyait un élève jeter un sol en l’air, et s’il devinait juste au jeu de croix ou pile, ses camarades en concluaient qu’il aurait bientôt une de ces cures à riche casuel.

Vinrent ensuite les anecdotes. Tel jeune prêtre, à peine ordonné depuis un an, ayant offert un lapin privé à la servante d’un vieux curé, il avait obtenu d’être demandé pour vicaire, et, peu de mois après, car le curé était mort bien vite, l’avait remplacé dans la bonne cure. Tel autre avait réussi à se faire désigner pour successeur à la cure d’un gros bourg fort riche, en assistant à tous les repas du vieux curé paralytique, et lui découpant ses poulets avec grâce.

Les séminaristes, comme les jeunes gens dans toutes les carrières, s’exagèrent l’effet de ces petits moyens qui ont de l’extraordinaire et frappent l’imagination.

Il faut, se disait Julien, que je me fasse à ces conversations. Quand on ne parlait pas de saucisses et de bonnes cures, on s’entretenait de la partie mondaine des doctrines ecclésiastiques ; des différends des évêques et des préfets, des maires et des curés. Julien voyait apparaître l’idée d’un second Dieu, mais d’un Dieu bien plus à craindre et bien plus puissant que l’autre ; ce second Dieu était le pape. On se disait, mais en baissant la voix, et quand on était bien sûr de n’être pas entendu par M. Pirard, que si le pape ne se donne pas la peine de nommer tous les préfets et tous les maires de France, c’est qu’il a commis à ce soin le roi de France, en le nommant fils aîné de l’Église.

Ce fut vers ce temps que Julien crut pouvoir tirer parti pour sa considération du livre du Pape, par M. de Maistre. À vrai dire, il étonna ses camarades ; mais ce fut encore un malheur. Il leur déplut en exposant mieux qu’eux-mêmes leurs propres opinions. M. Chélan avait été imprudent pour Julien comme il l’était pour lui-même. Après lui avoir donné l’habitude de raisonner juste et de ne pas se laisser payer de vaines paroles, il avait négligé de lui dire que, chez l’être peu considéré, cette habitude est un crime ; car tout bon raisonnement offense.

Le bien dire de Julien lui fut donc un nouveau crime. Ses camarades, à force de songer à lui, parvinrent à exprimer d’un seul mot toute l’horreur qu’il leur inspirait : ils le surnommèrent Martin Luther ; surtout, disaient-ils, à cause de cette infernale logique qui le rend si fier.

Plusieurs jeunes séminaristes avaient des couleurs plus fraîches et pouvaient passer pour plus jolis garçons que Julien ; mais il avait les mains blanches et ne pouvait cacher certaines habitudes de propreté délicate. Cet avantage n’en était pas un dans la triste maison où le sort l’avait jeté. Les sales paysans au milieu desquels il vivait déclarèrent qu’il avait des mœurs fort relâchées. Nous craignons de fatiguer le lecteur du récit des mille infortunes de notre héros. Par exemple, les plus vigoureux de ses camarades voulurent prendre l’habitude de le battre ; il fut obligé de s’armer d’un compas de fer et d’annoncer, mais par signes, qu’il en ferait usage. Les signes ne peuvent pas figurer, dans un rapport d’espion, aussi avantageusement que des paroles.


CHAPITRE XXVIII

une procession

Tous les cœurs étaient émus. La présence de Dieu semblait descendue dans ces rues étroites et gothiques, tendues de toutes parts, et bien sablées par les soins des fidèles.
Young.


Julien avait beau se faire petit et sot, il ne pouvait plaire, il était trop différent. Cependant, se disait-il, tous ces professeurs sont gens très fins et choisis entre mille ; comment n’aiment-ils pas mon humilité ? Un seul lui semblait abuser de sa complaisance à tout croire et à sembler dupe de tout. C’était l’abbé Chas-Bernard, directeur des cérémonies de la cathédrale, où, depuis quinze ans, on lui faisait espérer une place de chanoine ; en attendant, il enseignait l’éloquence sacrée au séminaire. Dans le temps de son aveuglement, ce cours était un de ceux où Julien se trouvait le plus habituellement le premier. L’abbé Chas était parti de là pour lui témoigner de l’amitié, et, à la sortie de son cours, il le prenait volontiers sous le bras pour faire quelques tours de jardin.

Où veut-il en venir, se disait Julien ? Il voyait avec étonnement que, pendant des heures entières, l’abbé Chas lui parlait des ornements possédés par la cathédrale. Elle avait dix-sept chasubles galonnées, outre les ornements de deuil. On espérait beaucoup de la vieille présidente de Rubempré ; cette dame, âgée de quatre-vingt-dix ans, conservait, depuis soixante-dix au moins, ses robes de noce, en superbes étoffes de Lyon, brochées d’or. Figurez-vous, mon ami, disait l’abbé Chas en s’arrêtant tout court et ouvrant de grands yeux, que ces étoffes se tiennent droites, tant il y a d’or. On croit généralement dans Besançon que, par le testament de la présidente, le trésor de la cathédrale sera augmenté de plus de dix chasubles, sans compter quatre ou cinq chapes pour les grandes fêtes. Je vais plus loin, ajoutait l’abbé Chas en baissant la voix, j’ai des raisons pour penser que la présidente nous laissera huit magnifiques flambeaux d’argent doré, que l’on suppose avoir été achetés en Italie, par le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, dont un de ses ancêtres fut le ministre favori.

Mais où cet homme veut-il en venir avec toute cette friperie, pensait Julien ? Cette préparation adroite dure depuis un siècle, et rien ne paraît. Il faut qu’il se méfie bien de moi ! Il est plus adroit que tous les autres, dont en quinze jours on devine si bien le but secret. Je comprends, l’ambition de celui-ci souffre depuis quinze ans !

Un soir, au milieu de la leçon d’armes, Julien fut appelé chez l’abbé Pirard, qui lui dit :

— C’est demain la fête du Corpus Domini (la Fête-Dieu). M. l’abbé Chas-Bernard a besoin de vous pour l’aider à orner la cathédrale, allez et obéissez.

L’abbé Pirard le rappela, et de l’air de la commisération, ajouta :

— C’est à vous de voir si vous voulez profiter de l’occasion pour vous écarter dans la ville.

Incedo per ignes, répondit Julien (j’ai des ennemis cachés).

Le lendemain, dès le grand matin, Julien se rendit à la cathédrale, les yeux baissés. L’aspect des rues et de l’activité qui commençait à régner dans la ville lui fit du bien. De toutes parts on tendait le devant des maisons pour la procession. Tout le temps qu’il avait passé au séminaire ne lui sembla plus qu’un instant. Sa pensée était à Vergy et à cette jolie Amanda Binet qu’il pouvait rencontrer, car son café n’était pas bien éloigné. Il aperçut de loin l’abbé Chas-Bernard sur la porte de sa chère cathédrale ; c’était un gros homme à face réjouie et à l’air ouvert. Ce jour-là il était triomphant : Je vous attendais, mon cher fils, s’écria-t-il, du plus loin qu’il vit Julien, soyez le bienvenu. La besogne de cette journée sera longue et rude, fortifions-nous par un premier déjeuner : le second viendra à dix heures pendant la grand’messe.

— Je désire, monsieur, lui dit Julien d’un air grave, n’être pas un instant seul ; daignez remarquer, ajouta-t-il en lui montrant l’horloge au-dessus de leur tête, que j’arrive à cinq heures moins une minute.

— Ah ! ces petits méchants du séminaire vous font peur ! Vous êtes bien bon de penser à eux, dit l’abbé Chas ; un chemin est-il moins beau, parce qu’il y a des épines dans les haies qui le bordent ? Les voyageurs font route et laissent les épines méchantes se morfondre à leur place. Du reste, à l’ouvrage, mon cher ami, à l’ouvrage !

L’abbé Chas avait raison de dire que la besogne serait rude. Il y avait eu la veille une grande cérémonie funèbre à la cathédrale ; l’on n’avait pu rien préparer ; il fallait donc, en une seule matinée, revêtir tous les piliers gothiques qui forment les trois nefs d’une sorte d’habit de damas rouge qui monte à trente pieds de hauteur. M. l’évêque avait fait venir, par la malle-poste, quatre tapissiers de Paris, mais ces messieurs ne pouvaient suffire à tout, et loin d’encourager la maladresse de leurs camarades bisontins, ils la redoublaient en se moquant d’eux.

Julien vit qu’il fallait monter à l’échelle lui-même, son agilité le servit bien. Il se chargea de diriger les tapissiers de la ville. L’abbé Chas enchanté le regardait voltiger d’échelle en échelle. Quand tous les piliers furent revêtus de damas, il fut question d’aller placer cinq énormes bouquets de plumes sur le grand baldaquin, au-dessus du maître-autel. Un riche couronnement de bois doré est soutenu par huit grandes colonnes torses en marbre d’Italie. Mais, pour arriver au centre du baldaquin, au-dessus du tabernacle, il fallait marcher sur une vieille corniche en bois, peut-être vermoulue et à quarante pieds d’élévation.

L’aspect de ce chemin ardu avait éteint la gaîté si brillante jusque-là des tapissiers parisiens ; ils regardaient d’en bas, discutaient beaucoup et ne montaient pas. Julien se saisit des bouquets de plumes, et monta l’échelle en courant. Il les plaça fort bien sur l’ornement en forme de couronne, au centre du baldaquin. Comme il descendait de l’échelle, l’abbé Chas-Bernard le serra dans ses bras :

Optime, s’écria le bon prêtre, je conterai ça à Monseigneur.

Le déjeuner de dix heures fut très gai. Jamais l’abbé Chas n’avait vu son église si belle.

— Cher disciple, disait-il à Julien, ma mère était loueuse de chaises dans cette vénérable basilique, de sorte que j’ai été nourri dans ce grand édifice. La Terreur de Robespierre nous ruina ; mais, à huit ans que j’avais alors, je servais déjà des messes en chambre, et l’on me nourrissait le jour de la messe. Personne ne savait plier une chasuble mieux que moi, jamais les galons n’étaient coupés. Depuis le rétablissement du culte par Napoléon, j’ai le bonheur de tout diriger dans cette vénérable métropole. Cinq fois par an, mes yeux la voient parée de ces ornements si beaux. Mais jamais elle n’a été si resplendissante, jamais les lés de damas n’ont été aussi bien attachés qu’aujourd’hui, aussi collants aux piliers.

— Enfin, il va me dire son secret, pensa Julien, le voilà qui me parle de lui ; il y a épanchement. Mais rien d’imprudent ne fut dit par cet homme évidemment exalté. Et pourtant il a beaucoup travaillé, il est heureux, se dit Julien, le bon vin n’a pas été épargné. Quel homme ! quel exemple pour moi ! à lui le pompon. (C’était un mauvais mot qu’il tenait du vieux chirurgien.)

Comme le Sanctus de la grand’messe sonna, Julien voulut prendre un surplis pour suivre l’évêque à la superbe procession.

— Et les voleurs, mon ami, et les voleurs ! s’écria l’abbé Chas, vous n’y pensez pas. La procession va sortir ; l’église restera déserte ; nous veillerons, vous et moi. Nous serons bien heureux s’il ne nous manque qu’une couple d’aunes de ce beau galon qui environne le bas des piliers. C’est encore un don de madame de Rubempré ; il provient du fameux comte son bisaïeul ; c’est de l’or pur, mon cher ami, ajouta l’abbé en lui parlant à l’oreille, et d’un air évidemment exalté, rien de faux ! Je vous charge de l’inspection de l’aile du nord, n’en sortez pas. Je garde pour moi l’aile du midi et la grand’nef. Attention aux confessionnaux ; c’est de là que les espionnes des voleurs épient le moment où nous avons le dos tourné.

Comme il achevait de parler, onze heures trois quarts sonnèrent, aussitôt la grosse cloche se fit entendre. Elle sonnait à pleine volée ; ces sons si pleins et si solennels émurent Julien. Son imagination n’était plus sur la terre.

L’odeur de l’encens et des feuilles de roses jetées devant le saint sacrement, par les petits enfants déguisés en saint Jean, acheva de l’exalter.

Les sons si graves de cette cloche n’auraient dû réveiller chez Julien que l’idée du travail de vingt hommes payés à cinquante centimes, et aidés peut-être par quinze ou vingt fidèles. Il eût dû penser à l’usure des cordes, à celle de la charpente, au danger de la cloche elle-même qui tombe tous les deux siècles, et réfléchir au moyen de diminuer le salaire des sonneurs, ou de les payer par quelque indulgence ou autre grâce tirée des trésors de l’Église, et qui n’aplatit pas sa bourse.

Au lieu de ces sages réflexions, l’âme de Julien, exaltée par ces sons si mâles et si pleins, errait dans les espaces imaginaires. Jamais il ne fera ni un bon prêtre, ni un grand administrateur. Les âmes qui s’émeuvent ainsi sont bonnes tout au plus à produire un artiste. Ici éclate dans tout son jour la présomption de Julien. Cinquante, peut-être, des séminaristes ses camarades, rendus attentifs au réel de la vie par la haine publique et le jacobinisme qu’on leur montre en embuscade derrière chaque haie, en entendant la grosse cloche de la cathédrale, n’auraient songé qu’au salaire des sonneurs. Ils auraient examiné avec le génie de Barême si le degré d’émotion du public valait l’argent qu’on donnait aux sonneurs. Si Julien eût voulu songer aux intérêts matériels de la cathédrale, son imagination, s’élançant au delà du but, aurait pensé à économiser quarante francs à la fabrique, et laissé perdre l’occasion d’éviter une dépense de vingt-cinq centimes.

Tandis que, par le plus beau jour du monde, la procession parcourait lentement Besançon, et s’arrêtait aux brillants reposoirs élevés à l’envi par toutes les autorités, l’église était restée dans un profond silence. Une demi-obscurité, une agréable fraîcheur y régnaient ; elle était encore embaumée par le parfum des fleurs et de l’encens.

Le silence, la solitude profonde, la fraîcheur des longues nefs rendaient plus douce la rêverie de Julien. Il ne craignait point d’être troublé par l’abbé Chas, occupé dans une autre partie de l’édifice. Son âme avait presque abandonné son enveloppe mortelle, qui se promenait à pas lents dans l’aile du nord confiée à sa surveillance. Il était d’autant plus tranquille, qu’il s’était assuré qu’il n’y avait dans les confessionnaux que quelques femmes pieuses ; son œil regardait sans voir.

Cependant sa distraction fut à demi vaincue par l’aspect de deux femmes fort bien mises qui étaient à genoux, l’une dans un confessionnal, et l’autre, tout près de la première, sur une chaise. Il regardait sans voir ; cependant, soit sentiment vague de ses devoirs, soit admiration pour la mise noble et simple de ces dames, il remarqua qu’il n’y avait pas de prêtre dans ce confessionnal. Il est singulier, pensa-t-il, que ces belles dames ne soient pas à genoux devant quelque reposoir, si elles sont dévotes ; ou placées avantageusement au premier rang de quelque balcon, si elles sont du monde. Comme cette robe est bien prise ! quelle grâce ! Il ralentit le pas pour chercher à les voir.

Celle qui était à genoux dans le confessionnal détourna un peu la tête en entendant le bruit des pas de Julien au milieu de ce grand silence. Tout à coup elle jeta un petit cri, et se trouva mal.

En perdant ses forces, cette dame à genoux tomba en arrière ; son amie, qui était près d’elle, s’élança pour la secourir. En même temps Julien vit les épaules de la dame qui tombait en arrière. Un collier de grosses perles fines en torsade, de lui bien connu, frappa ses regards. Que devint-il en reconnaissant la chevelure de madame de Rênal ! c’était elle. La dame qui cherchait à lui soutenir la tête et à l’empêcher de tomber tout à fait, était madame Derville. Julien, hors de lui, s’élança ; la chute de madame de Rênal eût peut-être entraîné son amie, si Julien ne les eût soutenues. Il vit la tête de madame de Rênal pâle, absolument privée de sentiment, flottant sur son épaule. Il aida madame Derville à placer cette tête charmante sur l’appui d’une chaise de paille ; il était à genoux.

Madame Derville se retourna et le reconnut :

— Fuyez, monsieur, fuyez ! lui dit-elle avec l’accent de la plus vive colère. Que surtout elle ne vous revoie pas. Votre vue doit en effet lui faire horreur, elle était si heureuse avant vous ! Votre procédé est atroce. Fuyez ; éloignez-vous, s’il vous reste quelque pudeur.

Ce mot fut dit avec tant d’autorité, et Julien était si faible dans ce moment, qu’il s’éloigna. Elle m’a toujours haï, se dit-il en pensant à madame Derville.

Au même instant, le chant nasillard des premiers prêtres de la procession retentit dans l’église ; elle rentrait. L’abbé Chas-Bernard appela plusieurs fois Julien, qui d’abord ne l’entendit pas : il vint enfin le prendre par le bras derrière un pilier où Julien s’était réfugié à demi mort. Il voulait le présenter à l’évêque.

— Vous vous trouvez mal, mon enfant, lui dit l’abbé en le voyant si pâle et presque hors d’état de marcher ; vous avez trop travaillé. L’abbé lui donna le bras. Venez, asseyez-vous sur ce petit banc du donneur d’eau bénite, derrière moi ; je vous cacherai. Ils étaient alors à côté de la grande porte. Tranquillisez-vous, nous avons encore vingt bonnes minutes avant que Monseigneur ne paraisse. Tâchez de vous remettre ; quand il passera, je vous soulèverai, car je suis fort et vigoureux, malgré mon âge.

Mais quand l’évêque passa, Julien était tellement tremblant, que l’abbé Chas renonça à l’idée de le présenter.

— Ne vous affligez pas trop, lui dit-il, je retrouverai une occasion.

Le soir, il fit porter à la chapelle du séminaire dix livres de cierges économisés, dit-il, par les soins de Julien, et la rapidité avec laquelle il avait fait éteindre. Rien de moins vrai. Le pauvre garçon était éteint lui-même ; il n’avait pas eu une idée depuis la vue de madame de Rênal.


CHAPITRE XXIX

le premier avancement

Il a connu son siècle, il a connu son département, et il est riche.
Le Précurseur.


Julien n’était pas encore revenu de la rêverie profonde où l’avait plongé l’événement de la cathédrale, lorsqu’un matin le sévère abbé Pirard le fit appeler.

— Voilà M. l’abbé Chas-Bernard qui m’écrit en votre faveur. Je suis assez content de l’ensemble de votre conduite. Vous êtes extrêmement imprudent et même étourdi, sans qu’il y paraisse ; cependant, jusqu’ici le cœur est bon et même généreux ; l’esprit est supérieur. Au total, je vois en vous une étincelle qu’il ne faut pas négliger.

Après quinze ans de travaux, je suis sur le point de sortir de cette maison : mon crime est d’avoir laissé les séminaristes à leur libre arbitre, et de n’avoir ni protégé, ni desservi cette société secrète dont vous m’avez parlé au tribunal de la pénitence. Avant de partir, je veux faire quelque chose pour vous ; j’aurais agi deux mois plus tôt, car vous le méritez, sans la dénonciation fondée sur l’adresse d’Amanda Binet, trouvée chez vous. Je vous fais répétiteur pour le Nouveau et l’Ancien Testament.

Julien, transporté de reconnaissance, eut bien l’idée de se jeter à genoux et de remercier Dieu ; mais il céda à un mouvement plus vrai. Il s’approcha de l’abbé Pirard et lui prit la main, qu’il porta à ses lèvres.

— Qu’est ceci ? s’écria le directeur d’un air fâché ; mais les yeux de Julien en disaient encore plus que son action.

L’abbé Pirard le regarda avec étonnement, tel qu’un homme qui, depuis de longues années, a perdu l’habitude de rencontrer des émotions délicates. Cette attention trahit le directeur ; sa voix s’altéra.

— Eh bien ! oui, mon enfant, je te suis attaché. Le ciel sait que c’est bien malgré moi. Je devrais être juste, et n’avoir ni haine, ni amour pour personne. Ta carrière sera pénible. Je vois en toi quelque chose qui offense le vulgaire. La jalousie et la calomnie te poursuivront. En quelque lieu que la Providence te place, tes compagnons ne te verront jamais sans te haïr ; et s’ils feignent de t’aimer, ce sera pour te trahir plus sûrement. À cela il n’y a qu’un remède : n’aie recours qu’à Dieu, qui t’a donné, pour te punir de ta présomption, cette nécessité d’être haï ; que ta conduite soit pure ; c’est la seule ressource que je te voie. Si tu tiens à la vérité d’une étreinte invincible, tôt ou tard tes ennemis seront confondus.

Il y avait si longtemps que Julien n’avait entendu une voix amie, qu’il faut lui pardonner une faiblesse : il fondit en larmes. L’abbé Pirard lui ouvrit les bras ; ce moment fut bien doux pour tous les deux.

Julien était fou de joie ; cet avancement était le premier qu’il obtenait ; les avantages étaient immenses. Pour les concevoir, il faut avoir été condamné à passer des mois entiers sans un instant de solitude, et dans un contact immédiat avec des camarades pour le moins importuns, et la plupart intolérables. Leurs cris seuls eussent suffi pour porter le désordre dans une organisation délicate. La joie bruyante de ces paysans bien nourris et bien vêtus ne savait jouir d’elle-même, ne se croyait entière que lorsqu’ils criaient de toute la force de leurs poumons.

Maintenant, Julien dînait seul, ou à peu près, une heure plus tard que les autres séminaristes. Il avait une clef du jardin et pouvait s’y promener aux heures où il est désert.

À son grand étonnement, Julien s’aperçut qu’on le haïssait moins ; il s’attendait, au contraire, à un redoublement de haine. Ce désir secret qu’on ne lui adressât pas la parole, qui était trop évident et lui valait tant d’ennemis, ne fut plus une marque de hauteur ridicule. Aux yeux des êtres grossiers qui l’entouraient, ce fut un juste sentiment de sa dignité. La haine diminua sensiblement, surtout parmi les plus jeunes de ses camarades devenus ses élèves, et qu’il traitait avec beaucoup de politesse. Peu à peu il eut même des partisans ; il devint de mauvais ton de l’appeler Martin Luther.

Mais à quoi bon nommer ses amis, ses ennemis ? Tout cela est laid, et d’autant plus laid que le dessein est plus vrai. Ce sont cependant là les seuls professeurs de morale qu’ait le peuple, et sans eux que deviendrait-il ? Le journal pourra-t-il jamais remplacer le curé ?

Depuis la nouvelle dignité de Julien, le directeur du séminaire affecta de ne lui parler jamais sans témoins. Il y avait dans cette conduite prudence pour le maître, comme pour le disciple ; mais il y avait surtout épreuve. Le principe invariable du sévère janséniste Pirard était : Un homme a-t-il du mérite à vos yeux ? mettez obstacle à tout ce qu’il désire, à tout ce qu’il entreprend. Si le mérite est réel, il saura bien renverser ou tourner les obstacles.

C’était le temps de la chasse. Fouqué eut l’idée d’envoyer au séminaire un cerf et un sanglier de la part des parents de Julien. Les animaux morts furent déposés dans le passage, entre la cuisine et le réfectoire. Ce fut là que tous les séminaristes les virent en allant dîner. Ce fut un grand objet de curiosité. Le sanglier, tout mort qu’il était, faisait peur aux plus jeunes ; ils touchaient ses défenses. On ne parla d’autre chose pendant huit jours.

Ce don, qui classait la famille de Julien dans la partie de la société qu’il faut respecter, porta un coup mortel à l’envie. Il fut une supériorité consacrée par la fortune. Chazel et les plus distingués des séminaristes lui firent des avances, et se seraient presque plaints à lui de ce qu’il ne les avait pas avertis de la fortune de ses parents, et les avait ainsi exposés à manquer de respect à l’argent.

Il y eut une conscription dont Julien fut exempté en sa qualité de séminariste. Cette circonstance l’émut profondément. Voilà donc passé à jamais l’instant où, vingt ans plus tôt, une vie héroïque eût commencé pour moi !

Il se promenait seul dans le jardin du séminaire, il entendit parler entre eux des maçons qui travaillaient au mur de clôture.

— Eh bien ! y faut partir, vl’à une nouvelle conscription.

— Dans le temps de l’autre, à la bonne heure ! un maçon y devenait officier, y devenait général, on a vu ça.

— Va-t’en voir maintenant ! il n’y a que les gueux qui partent. Celui qui a de quoi reste au pays.

— Qui est né misérable, reste misérable, et v’là.

— Ah ça, est-ce bien vrai, ce qu’ils disent, que l’autre est mort ? reprit un troisième maçon.

— Ce sont les gros qui disent çà, vois-tu ! l’autre leur faisait peur.

— Quelle différence, comme l’ouvrage allait de son temps ! Et dire qu’il a été trahi par ses maréchaux ! Faut-y être traître !

Cette conversation consola un peu Julien. En s’éloignant, il répétait avec un soupir :

Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire !

Le temps des examens arriva. Julien répondit d’une façon brillante ; il vit que Chazel lui-même cherchait à montrer tout son savoir.

Le premier jour, les examinateurs nommés par le fameux grand vicaire de Frilair furent très contrariés de devoir toujours porter le premier, ou tout au plus le second, sur leur liste, ce Julien Sorel, qui leur était signalé comme le Benjamin de l’abbé Pirard. Il y eut des paris au séminaire, que, dans la liste de l’examen général, Julien aurait le numéro premier, ce qui emportait l’honneur de dîner chez Monseigneur l’évêque. Mais à la fin d’une séance, où il avait été question des Pères de l’Église, un examinateur adroit, après avoir interrogé Julien sur saint Jérôme, et sa passion pour Cicéron, vint à parler d’Horace, de Virgile et des autres auteurs profanes. À l’insu de ses camarades, Julien avait appris par cœur un grand nombre de passages de ces auteurs. Entraîné par ses succès, il oublia le lieu où il était, et, sur la demande réitérée de l’examinateur, récita et paraphrasa avec feu plusieurs odes d’Horace. Après l’avoir laissé s’enferrer pendant vingt minutes, tout à coup l’examinateur changea de visage et lui reprocha avec aigreur le temps qu’il avait perdu à ces études profanes, et les idées inutiles ou criminelles qu’il s’était mises dans la tête.

— Je suis un sot, monsieur, et vous avez raison, dit Julien d’un air modeste, en reconnaissant le stratagème adroit dont il était victime.

Cette ruse de l’examinateur fut trouvée sale, même au séminaire, ce qui n’empêcha pas M. l’abbé de Frilair, cet homme adroit qui avait organisé si savamment le réseau de la congrégation bisontine, et dont les dépêches à Paris faisaient trembler juges, préfet, et jusqu’aux officiers généraux de la garnison, de placer, de sa main puissante, le numéro 198 à côté du nom de Julien. Il avait de la joie à mortifier ainsi son ennemi, le janséniste Pirard.

Depuis dix ans, sa grande affaire était de lui enlever la direction du séminaire. Cet abbé, suivant pour lui-même le plan de conduite qu’il avait indiqué à Julien, était sincère, pieux, sans intrigues, attaché à ses devoirs. Mais le ciel, dans sa colère, lui avait donné ce tempérament bilieux, fait pour sentir profondément les injures et la haine. Aucun des outrages qu’on lui adressait n’était perdu pour cette âme ardente. Il eût cent fois donné sa démission, mais il se croyait utile dans le poste où la Providence l’avait placé. J’empêche les progrès du jésuitisme et de l’idolâtrie, se disait-il.

À l’époque des examens, il y avait deux mois peut-être qu’il n’avait parlé à Julien, et cependant il fut malade pendant huit jours, quand, en recevant la lettre officielle annonçant le résultat du concours, il vit le numéro 198 placé à côté du nom de cet élève qu’il regardait comme la gloire de sa maison. La seule consolation pour ce caractère sévère fut de concentrer sur Julien tous ses moyens de surveillance. Ce fut avec ravissement qu’il ne découvrit en lui ni colère, ni projet de vengeance, ni découragement.

Quelques semaines après, Julien tressaillit en recevant une lettre ; elle portait le timbre de Paris. Enfin, pensa-t-il, madame de Rênal se souvient de ses promesses. Un monsieur qui signait Paul Sorel, et qui se disait son parent, lui envoyait une lettre de change de cinq cents francs. On ajoutait que si Julien continuait à étudier avec succès les bons auteurs latins, une somme pareille lui serait adressée chaque année.

C’est elle, c’est sa bonté ! se dit Julien attendri, elle veut me consoler ; mais pourquoi pas une seule parole d’amitié ?

Il se trompait sur cette lettre, madame de Rênal, dirigée par son amie madame Derville, était tout entière à ses remords profonds. Malgré elle, elle pensait souvent à l’être singulier dont la rencontre avait bouleversé son existence, mais se fût bien gardée de lui écrire.

Si nous parlions le langage du séminaire, nous pourrions reconnaître un miracle dans cet envoi de cinq cents francs, et dire que c’était de M. de Frilair lui-même, que le ciel se servait pour faire ce don à Julien.

Douze années auparavant, M. l’abbé de Frilair était arrivé à Besançon avec un portemanteau des plus exigus, lequel, suivant la chronique, contenait toute sa fortune. Il se trouvait maintenant l’un des plus riches propriétaires du département. Dans le cours de ses prospérités, il avait acheté la moitié d’une terre, dont l’autre partie échut par héritage à M. de La Mole. De là un grand procès entre ces personnages.

Malgré sa brillante existence à Paris, et les emplois qu’il avait à la cour, M. le marquis de La Mole sentit qu’il était dangereux de lutter à Besançon contre un grand vicaire qui passait pour faire et défaire les préfets. Au lieu de solliciter une gratification de cinquante mille francs, déguisée sous un nom quelconque admis par le budget, et d’abandonner à l’abbé de Frilair ce chétif procès de cinquante mille francs, le marquis se piqua. Il croyait avoir raison : belle raison !

Or, s’il est permis de le dire : quel est le juge qui n’a pas un fils ou du moins un cousin à pousser dans le monde ?

Pour éclairer les plus aveugles, huit jours après le premier arrêt qu’il obtint, M. l’abbé de Frilair prit le carrosse de Monseigneur l’évêque, et alla lui-même porter la croix de la Légion d’honneur à son avocat. M. de La Mole un peu étourdi de la contenance de sa partie adverse, et sentant faiblir ses avocats, demanda des conseils à l’abbé Chélan, qui le mit en relation avec M. Pirard.

Ces relations avaient duré plusieurs années à l’époque de notre histoire. L’abbé Pirard porta son caractère passionné dans cette affaire. Voyant sans cesse les avocats du marquis, il étudia sa cause, et la trouvant juste, il devint ouvertement le solliciteur du marquis de La Mole contre le tout-puissant grand vicaire. Celui-ci fut outré de l’insolence, et de la part d’un petit janséniste encore !

Voyez ce que c’est que cette noblesse de cour qui se prétend si puissante ! disait, à ses intimes, l’abbé de Frilair. M. de La Mole n’a pas seulement envoyé une misérable croix à son agent à Besançon, et va le laisser platement destituer. Cependant, m’écrit-on, ce noble pair ne laisse pas passer de semaine sans aller étaler son cordon bleu dans le salon du garde des sceaux, quel qu’il soit.

Malgré toute l’activité de l’abbé Pirard, et quoique M. de La Mole fût toujours au mieux avec le ministre de la justice et surtout avec ses bureaux, tout ce qu’il avait pu faire, après six années de soins, avait été de ne pas perdre absolument son procès.

Sans cesse en correspondance avec l’abbé Pirard, pour une affaire qu’ils suivaient tous les deux avec passion, le marquis finit par goûter le genre d’esprit de l’abbé. Peu à peu, malgré l’immense distance des positions sociales, leur correspondance prit le ton de l’amitié. L’abbé Pirard disait au marquis qu’on voulait l’obliger, à force d’avanies, à donner sa démission. Dans la colère que lui inspira le stratagème infâme, suivant lui, employé contre Julien, il conta son histoire au marquis.

Quoique fort riche, ce grand seigneur n’était point avare. De la vie, il n’avait pu faire accepter à l’abbé Pirard, même le remboursement des frais de poste occasionnés par le procès. Il saisit l’idée d’envoyer cinq cents francs à son élève favori.

M. de La Mole se donna la peine d’écrire lui-même la lettre d’envoi. Cela le fit penser à l’abbé.

Un jour, celui-ci reçut un petit billet qui, pour affaire pressante, l’engageait à passer, sans délai, dans une auberge du faubourg de Besançon. Il y trouva l’intendant de M. de La Mole.

— M. le marquis m’a chargé de vous amener sa calèche, lui dit cet homme. Il espère qu’après avoir lu cette lettre, il vous conviendra de partir pour Paris, dans quatre ou cinq jours. Je vais employer le temps que vous voudrez bien m’indiquer à parcourir les terres de M. le marquis, en Franche-Comté. Après quoi, le jour qui vous conviendra, nous partirons pour Paris.

La lettre était courte :

« Débarrassez-vous, mon cher monsieur, de toutes les tracasseries de province, venez respirer un air tranquille, à Paris. Je vous envoie ma voiture, qui a l’ordre d’attendre votre détermination, pendant quatre jours. Je vous attendrai moi-même, à Paris, jusqu’à mardi. Il ne me faut qu’un oui, de votre part, monsieur, pour accepter, en votre nom, une des meilleures cures des environs de Paris. Le plus riche de vos futurs paroissiens ne vous a jamais vu, mais vous est dévoué plus que vous ne pouvez croire, c’est le marquis de La Mole. »

Sans s’en douter, le sévère abbé Pirard aimait ce séminaire, peuplé de ses ennemis, et auquel, depuis quinze ans, il consacrait toutes ses pensées. La lettre de M. de La Mole fut pour lui comme l’apparition du chirurgien chargé de faire une opération cruelle et nécessaire. Sa destitution était certaine. Il donna rendez-vous à l’intendant, à trois jours de là.

Pendant quarante-huit heures, il eut la fièvre d’incertitude. Enfin, il écrivit à M. de La Mole, et composa, pour Monseigneur l’évêque, une lettre, chef-d’œuvre de style ecclésiastique, mais un peu longue. Il eût été difficile de trouver des phrases plus irréprochables et respirant un respect plus sincère. Et toutefois, cette lettre, destinée à donner une heure difficile à M. de Frilair, vis-à-vis de son patron, articulait tous les sujets de plaintes graves, et descendait jusqu’aux petites tracasseries sales qui, après avoir été endurées, avec résignation, pendant six ans, forçaient l’abbé Pirard à quitter le diocèse.

On lui volait son bois dans son bûcher, on empoisonnait son chien, etc., etc.

Cette lettre finie, il fit réveiller Julien qui, à huit heures du soir, dormait déjà, ainsi que tous les séminaristes.

— Vous savez où est l’évêché ? lui dit-il en beau style latin ; portez cette lettre à Monseigneur. Je ne vous dissimulerai point que je vous envoie au milieu des loups. Soyez tout yeux et tout oreilles. Point de mensonges dans vos réponses ; mais songez que qui vous interroge éprouverait peut-être une joie véritable à pouvoir vous nuire. Je suis bien aise, mon enfant, de vous donner cette expérience avant de vous quitter, car je vous ne le cache point, la lettre que vous portez est ma démission.

Julien resta immobile, il aimait l’abbé Pirard. La prudence avait beau lui dire :

Après le départ de cet honnête homme, le parti du Sacré-Cœur va me dégrader et peut-être me chasser.

Il ne pouvait penser à lui. Ce qui l’embarrassait, c’était une phrase qu’il voulait arranger d’une manière polie, et réellement il ne s’en trouvait pas l’esprit.

— Eh bien ! mon ami, ne partez-vous pas ?

— C’est qu’on dit, monsieur, dit timidement Julien, que pendant votre longue administration, vous n’avez rien mis de côté. J’ai six cents francs.

Les larmes l’empêchèrent de continuer.

Cela aussi sera marqué, dit froidement l’ex-directeur du séminaire. Allez à l’évêché, il se fait tard.

Le hasard voulut que ce soir-là, M. l’abbé de Frilair fût de service dans le salon de l’évêché ; Monseigneur dînait à la préfecture. Ce fut donc à M. de Frilair lui-même que Julien remit la lettre, mais il ne le connaissait pas.

Julien vit, avec étonnement, cet abbé ouvrir hardiment la lettre adressée à l’évêque. La belle figure du grand vicaire exprima bientôt une surprise mêlée de vif plaisir, et redoubla de gravité. Pendant qu’il lisait, Julien, frappé de sa bonne mine, eut le temps de l’examiner. Cette figure eût eu plus de gravité, sans la finesse extrême qui apparaissait dans certains traits, et qui fût allée jusqu’à dénoter la fausseté, si le possesseur de ce beau visage eût cessé un instant de s’en occuper. Le nez, très-avancé, formait une seule ligne parfaitement droite, et donnait, par malheur, à un profil, fort distingué d’ailleurs, une ressemblance irrémédiable avec la physionomie d’un renard. Du reste, cet abbé qui paraissait si occupé de la démission de M. Pirard, était mis avec une élégance qui plut beaucoup à Julien, et qu’il n’avait jamais vue à aucun prêtre.

Julien ne sut que plus tard quel était le talent spécial de l’abbé de Frilair. Il savait amuser son évêque, vieillard aimable, fait pour le séjour de Paris, et qui regardait Besançon comme un exil. Cet évêque avait une fort mauvaise vue, et aimait passionnément le poisson. L’abbé de Frilair ôtait les arêtes du poisson qu’on servait à Monseigneur.

Julien regardait en silence l’abbé qui relisait la démission, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit avec fracas. Un laquais, richement vêtu, passa rapidement. Julien n’eut que le temps de se retourner vers la porte ; il aperçut un petit vieillard portant une croix pectorale. Il se prosterna : l’évêque lui adressa un sourire de bonté et passa. Le bel abbé le suivit, et Julien resta seul dans le salon dont il put à loisir admirer la magnificence pieuse.

L’évêque de Besançon, homme d’esprit éprouvé, mais non pas éteint par les longues misères de l’émigration, avait plus de soixante-quinze ans, et s’inquiétait infiniment peu de ce qui arriverait dans dix ans.

— Quel est ce séminariste au regard fin, que je crois avoir vu en passant ? dit l’évêque. Ne doivent-ils pas, suivant mon règlement, être couchés à l’heure qu’il est ?

— Celui-ci est fort éveillé, je vous jure, Monseigneur, et il apporte une grande nouvelle : c’est la démission du seul janséniste qui restât dans votre diocèse. Ce terrible abbé Pirard comprend enfin ce que parler veut dire.

— Eh bien ! dit l’évêque en riant, je vous défie de le remplacer par un homme qui le vaille. Et pour vous montrer tout le prix de cet homme, je l’invite à dîner pour demain.

Le grand vicaire voulut glisser quelques mots sur le choix du successeur. Le prélat, peu disposé à parler d’affaires, lui dit :

— Avant de faire entrer cet autre, sachons un peu comment celui-ci s’en va. Faites-moi venir ce séminariste, la vérité est dans la bouche des enfants.

Julien fut appelé : Je vais me trouver au milieu de deux inquisiteurs, pensa-t-il. Jamais il ne s’était senti plus de courage.

Au moment où il entra, deux grands valets de chambre, mieux mis que M. Valenod lui-même, déshabillaient Monseigneur. Ce prélat, avant d’en venir à M. Pirard, crut devoir interroger Julien sur ses études. Il parla un peu de dogme, et fut étonné. Bientôt il en vint aux humanités, à Virgile, à Horace, à Cicéron. Ces noms-là, pensa Julien, m’ont valu mon numéro 198. Je n’ai rien à perdre, essayons de briller. Il réussit ; le prélat, excellent humaniste lui-même, fut enchanté.

Au dîner de la préfecture, une jeune fille, justement célèbre, avait récité le poème de la Madeleine. Il était en train de parler littérature, et oublia bien vite l’abbé Pirard et toutes les affaires, pour discuter, avec le séminariste, la question de savoir si Horace était riche ou pauvre. Le prélat cita plusieurs odes, mais quelquefois sa mémoire était paresseuse, et sur-le-champ Julien récitait l’ode tout entière, d’un air modeste ; ce qui frappa l’évêque fut que Julien ne sortait point du ton de la conversation ; il disait ses vingt ou trente vers latins, comme il eût parlé de ce qui se passait dans son séminaire. On parla longtemps de Virgile, de Cicéron. Enfin le prélat ne put s’empêcher de faire compliment au jeune séminariste.

— Il est impossible d’avoir fait de meilleures études.

— Monseigneur, dit Julien, votre séminaire peut vous offrir cent-quatre-vingt-dix-sept sujets bien moins indignes de votre haute approbation.

— Comment cela ? dit le prélat étonné de ce chiffre.

— Je puis appuyer d’une preuve officielle ce que j’ai l’honneur de dire devant Monseigneur.

À l’examen annuel du séminaire, répondant précisément sur les matières qui me valent, dans ce moment, l’approbation de Monseigneur, j’ai obtenu le no 198.

— Ah ! c’est le Benjamin de l’abbé Pirard, s’écria l’évêque en riant et regardant M. de Frilair ; nous aurions dû nous y attendre ; mais c’est de bonne guerre. N’est-ce pas, mon ami, ajouta-t-il en s’adressant à Julien, qu’on vous a fait réveiller pour vous envoyer ici ?

— Oui, Monseigneur. Je ne suis sorti seul du séminaire qu’une seule fois en ma vie, pour aller aider M. l’abbé Chas-Bernard à orner la cathédrale, le jour de la Fête-Dieu.

Optime, dit l’évêque ; quoi, c’est vous qui avez fait preuve de tant de courage, en plaçant les bouquets de plumes sur le baldaquin ? Ils me font frémir chaque année ; je crains toujours qu’ils ne me coûtent la vie d’un homme. Mon ami, vous irez loin ; mais je ne veux pas arrêter votre carrière, qui sera brillante, en vous faisant mourir de faim.

Et sur l’ordre de l’évêque, on apporta des biscuits et du vin de Malaga, auxquels Julien fit honneur, et encore plus l’abbé de Frilair, qui savait que son évêque aimait à voir manger gaiement et de bon appétit.

Le prélat, de plus en plus content de la fin de sa soirée, parla un instant d’histoire ecclésiastique. Il vit que Julien ne comprenait pas. Le prélat passa à l’état moral de l’empire romain, sous les empereurs du siècle de Constantin. La fin du paganisme était accompagnée de cet état d’inquiétude et de doute qui, au XIXe siècle, désole les esprits tristes et ennuyés. Monseigneur remarqua que Julien ignorait presque jusqu’au nom de Tacite.

Julien répondit avec candeur, à l’étonnement du prélat, que cet auteur ne se trouvait pas dans la bibliothèque du séminaire.

— J’en suis vraiment bien aise, dit l’évêque gaiement. Vous me tirez d’embarras ; depuis dix minutes, je cherche le moyen de vous remercier de la soirée aimable que vous m’avez procurée, et certes d’une manière bien imprévue. Je ne m’attendais pas à trouver un docteur dans un élève de mon séminaire. Quoique le don ne soit pas trop canonique, je veux vous donner un Tacite.

Le prélat se fit apporter huit volumes supérieurement reliés, et voulut écrire lui-même, sur le titre du premier, un compliment latin pour Julien Sorel. L’évêque se piquait de belle latinité ; il finit par lui dire, d’un ton sérieux, qui tranchait tout à fait avec celui du reste de la conversation :

— Jeune homme, si vous êtes sage, vous aurez un jour la meilleure cure de mon diocèse, et pas à cent lieues de mon palais épiscopal ; mais il faut être sage.

Julien, chargé de ses volumes, sortit de l’évêché, fort étonné, comme minuit sonnait.

Monseigneur ne lui avait pas dit un mot de l’abbé Pirard. Julien était surtout étonné de l’extrême politesse de l’évêque. Il n’avait pas l’idée d’une telle urbanité de formes, réunie à un air de dignité aussi naturel. Julien fut surtout frappé du contraste en revoyant le sombre abbé Pirard qui l’attendait en s’impatientant.

Quid tibi dixerunt ? (Que vous ont-ils dit ?) lui cria-t-il d’une voix forte, du plus loin qu’il l’aperçut.

Julien s’embrouillant un peu à traduire en latin les discours de l’évêque :

— Parlez français, et répétez les propres paroles de Monseigneur, sans y ajouter rien, ni rien retrancher, dit l’ex-directeur du séminaire, avec son ton dur et ses manières profondément inélégantes.

— Quel étrange cadeau de la part d’un évêque à un jeune séminariste ? disait-il en feuilletant le superbe Tacite, dont la tranche dorée avait l’air de lui faire horreur.

Deux heures sonnaient, lorsque après un compte rendu fort détaillé, il permit à son élève favori de regagner sa chambre.

— Laissez-moi le premier volume de votre Tacite, où est le compliment de Monseigneur l’évêque, lui dit-il. Cette ligne latine sera votre paratonnerre dans cette maison, après mon départ.

Erit tibi, fili mi, successor meus tanquam leo quœrens quem devoret. (Car pour toi, mon fils, mon successeur sera comme un lion furieux, et qui cherche à dévorer.)

Le lendemain matin, Julien trouva quelque chose d’étrange dans la manière dont ses camarades lui parlaient. Il n’en fut que plus réservé. Voilà, pensa-t-il, l’effet de la démission de M. Pirard. Elle est connue de toute la maison, et je passe pour son favori. Il doit y avoir de l’insulte dans ces façons ; mais il ne pouvait l’y voir. Il y avait, au contraire, absence de haine dans les yeux de tous ceux qu’il rencontrait le long des dortoirs : Que veut dire ceci ? c’est un piège sans doute, jouons serré. Enfin le petit séminariste de Verrières lui dit en riant : Cornelii Taciti opera omnia (Œuvres complètes de Tacite).

À ce mot, qui fut entendu, tous comme à l’envi firent compliment à Julien, non-seulement sur le magnifique cadeau qu’il avait reçu de Monseigneur, mais aussi de la conversation de deux heures dont il avait été honoré. On savait jusqu’aux plus petits détails. De ce moment, il n’y eut plus d’envie ; on lui fit la cour bassement : l’abbé Castanède, qui, la veille encore, était de la dernière insolence envers lui, vint le prendre par le bras et l’invita à déjeuner.

Par une fatalité du caractère de Julien, l’insolence de ces êtres grossiers lui avait fait beaucoup de peine ; leur bassesse lui causa du dégoût et aucun plaisir.

Vers midi, l’abbé Pirard quitta ses élèves non sans leur adresser une allocution sévère. « Voulez-vous les honneurs du monde, leur dit-il, tous les avantages sociaux, le plaisir de commander, celui de se moquer des lois et d’être insolent impunément envers tous ? ou bien voulez-vous votre salut éternel ? les moins avancés d’entre vous n’ont qu’à ouvrir les yeux pour distinguer les deux routes ».

À peine fut-il sorti que les dévôts du Sacré-Cœur de Jésus allèrent entonner un Te Deum dans la chapelle. Personne au séminaire ne prit au sérieux l’allocution de l’ex-directeur. Il a beaucoup d’humeur de sa destitution, disait-on de toutes parts ; pas un seul séminariste n’eut la simplicité de croire à la démission volontaire d’une place qui donnait tant de relations avec de gros fournisseurs.

L’abbé Pirard alla s’établir dans la plus belle auberge de Besançon ; et sous prétexte d’affaires qu’il n’avait pas, voulut y passer deux jours.

L’évêque l’avait invité à dîner ; et pour plaisanter son grand vicaire de Frilair, cherchait à le faire briller. On était au dessert, lorsqu’arriva de Paris l’étrange nouvelle que l’abbé Pirard était nommé à la magnifique cure de N…, à quatre lieues de la capitale. Le bon prélat l’en félicita sincèrement. Il vit dans toute cette affaire un bien joué qui le mit de bonne humeur et lui donna la plus haute opinion des talents de l’abbé. Il lui donna un certificat latin magnifique, et imposa silence à l’abbé de Frilair, qui se permettait des remontrances.

Le soir, Monseigneur porta son admiration chez la marquise de Rubempré. Ce fut une grande nouvelle pour la haute société de Besançon ; on se perdait en conjectures sur cette faveur extraordinaire. On voyait déjà l’abbé Pirard, évêque. Les plus fins crurent M. de La Mole ministre, et se permirent ce jour-là de sourire des airs impérieux que M. l’abbé de Frilair portait dans le monde.

Le lendemain matin, on suivait presque l’abbé Pirard dans les rues, et les marchands venaient sur la porte de leurs boutiques, lorsqu’il alla solliciter les juges du marquis. Pour la première fois, il en fut reçu avec politesse. Le sévère janséniste, indigné de tout ce qu’il voyait, fit un long travail avec les avocats qu’il avait choisis pour le marquis de La Mole, et partit pour Paris. Il eut la faiblesse de dire à deux ou trois amis de collège, qui l’accompagnaient jusqu’à la calèche dont ils admirèrent les armoiries, qu’après avoir administré le séminaire pendant quinze ans, il quittait Besançon avec cinq cent vingt francs d’économies. Ces amis l’embrassèrent en pleurant, et se dirent entre eux : Le bon abbé eût pu s’épargner ce mensonge, il est aussi par trop ridicule.

Le vulgaire, aveuglé par l’amour de l’argent, n’était pas fait pour comprendre que c’était dans sa sincérité que l’abbé Pirard avait trouvé la force nécessaire pour lutter seul pendant six ans contre Marie Alacoque, le Sacré-Cœur de Jésus, les jésuites et son évêque.


CHAPITRE XXX

un ambitieux

Il n’y a plus qu’une seule noblesse, c’est le titre de duc ; marquis est ridicule, au mot duc on tourne la tête.
Edinburgh Review.


Le marquis de La Mole reçut l’abbé Pirard sans aucune de ces petites façons de grand seigneur, si polies, mais si impertinentes pour qui les comprend. C’eût été du temps perdu, et le marquis était assez avant dans les grandes affaires pour n’avoir point de temps à perdre.

Depuis six mois, il intriguait pour faire accepter à la fois au roi et à la nation un certain ministère, qui, par reconnaissance, le ferait duc.

Le marquis demandait en vain, depuis longues années, à son avocat de Besançon, un travail clair et précis sur ses procès de Franche-Comté. Comment l’avocat célèbre les lui eût-il expliqués, s’il ne les comprenait pas lui-même ?

Le petit carré de papier, que lui remit l’abbé, expliquait tout.

— Mon cher abbé, lui dit le marquis, après avoir expédié en moins de cinq minutes toutes les formules de politesse et d’interrogation sur les choses personnelles, mon cher abbé, au milieu de ma prétendue prospérité, il me manque du temps pour m’occuper sérieusement de deux petites choses assez importantes pourtant : ma famille et mes affaires. Je soigne en grand la fortune de ma maison, je puis la porter loin ; je soigne mes plaisirs, et c’est ce qui doit passer avant tout, du moins à mes yeux, ajouta-t-il en surprenant de l’étonnement dans ceux de l’abbé Pirard. Quoique homme de sens, l’abbé était émerveillé de voir un vieillard parler si franchement de ses plaisirs.

Le travail existe sans doute à Paris, continua le grand seigneur, mais perché au cinquième étage ; et dès que je me rapproche d’un homme, il prend un appartement au second, et sa femme prend un jour ; par conséquent plus de travail, plus d’efforts que pour être ou paraître un homme du monde. C’est là leur unique affaire dès qu’ils ont du pain.

Pour mes procès, exactement parlant, et encore pour chaque procès pris à part, j’ai des avocats qui se tuent ; il m’en est mort un de la poitrine, avant-hier. Mais, pour mes affaires en général, croiriez-vous monsieur, que, depuis trois ans, j’ai renoncé à trouver un homme qui, pendant qu’il écrit pour moi, daigne songer un peu sérieusement à ce qu’il fait ? Au reste, tout ceci n’est qu’une préface.

Je vous estime, et j’oserais ajouter, quoique vous voyant pour la première fois, je vous aime. Voulez-vous être mon secrétaire, avec huit mille francs d’appointements ou bien avec le double ? J’y gagnerai encore, je vous jure ; et je fais mon affaire de vous conserver votre belle cure, pour le jour où nous ne nous conviendrons plus.

L’abbé refusa ; mais vers la fin de la conversation, le véritable embarras où il voyait le marquis lui suggéra une idée.

— J’ai laissé au fond de mon séminaire un pauvre jeune homme, qui, si je ne me trompe, va y être rudement persécuté. S’il n’était qu’un simple religieux, il serait déjà in pace.

Jusqu’ici ce jeune homme ne sait que le latin et l’Écriture sainte ; mais il n’est pas impossible qu’un jour il déploie de grands talents soit pour la prédication, soit pour la direction des âmes. J’ignore ce qu’il fera ; mais il a le feu sacré, il peut aller loin. Je comptais le donner à notre évêque, si jamais il nous en était venu un qui eût un peu de votre manière de voir les hommes et les affaires.

— D’où sort votre jeune homme ? dit le marquis.

— On le dit fils d’un charpentier de nos montagnes, mais je le croirais plutôt fils naturel de quelque homme riche. Je lui ai vu recevoir une lettre anonyme ou pseudonyme avec une lettre de change de cinq cents francs.

— Ah ! c’est Julien Sorel, dit le marquis.

— D’où savez-vous son nom ? dit l’abbé étonné ; et comme il rougissait de sa question :

— C’est ce que je ne vous dirai pas, répondit le marquis.

— Eh bien ! reprit l’abbé, vous pourriez essayer d’en faire votre secrétaire, il a de l’énergie, de la raison ; en un mot, c’est un essai à tenter.

— Pourquoi pas ? dit le marquis ; mais serait-ce un homme à se laisser graisser la patte par le préfet de police ou par tout autre pour faire l’espion chez moi ? Voilà toute mon objection.

D’après les assurances favorables de l’abbé Pirard, le marquis prit un billet de mille francs :

— Envoyez ce viatique à Julien Sorel ; faites-le-moi venir.

— On voit bien, dit l’abbé Pirard, que vous habitez Paris. Vous ne connaissez pas la tyrannie qui pèse sur nous autres pauvres provinciaux, et en particulier sur les prêtres non amis des jésuites. On ne voudra pas laisser partir Julien Sorel, on saura se couvrir des prétextes les plus habiles, on me répondra qu’il est malade, la poste aura perdu les lettres, etc., etc.

— Je prendrai un de ces jours une lettre du ministre à l’évêque, dit le marquis.

— J’oubliais une précaution, dit l’abbé : ce jeune homme quoique né bien bas à le cœur haut, il ne sera d’aucune utilité si l’on effarouche son orgueil ; vous le rendriez stupide.

— Ceci me plaît, dit le marquis, j’en ferai le camarade de mon fils, cela suffira-t-il ?

Quelque temps après, Julien reçut une lettre d’une écriture inconnue et portant le timbre de Châlon, il y trouva un mandat sur un marchand de Besançon, et l’avis de se rendre à Paris sans délai. La lettre était signée d’un nom supposé, mais en l’ouvrant Julien avait tressailli : une feuille d’arbre était tombée à ses pieds ; c’était le signe dont il était convenu avec l’abbé Pirard.

Moins d’une heure après, Julien fut appelé à l’évêché où il se vit accueillir avec une bonté toute paternelle. Tout en citant Horace, Monseigneur lui fit, sur les hautes destinées qui l’attendaient à Paris, des compliments fort adroits et qui, pour remercîments, attendaient des explications. Julien ne put rien dire, d’abord parce qu’il ne savait rien, et Monseigneur prit beaucoup de considération pour lui. Un des petits prêtres de l’évêché écrivit au maire qui se hâta d’apporter lui-même un passeport signé, mais où l’on avait laissé en blanc le nom du voyageur.

Le soir avant minuit, Julien était chez Fouqué, dont l’esprit sage fut plus étonné que charmé de l’avenir qui semblait attendre son ami.

— Cela finira pour toi, dit cet électeur libéral, par une place du gouvernement, qui t’obligera à quelque démarche qui sera vilipendée dans les journaux. C’est par ta honte que j’aurai de tes nouvelles. Rappelle-toi, que, même financièrement parlant, il vaut mieux gagner cent louis dans un bon commerce de bois, dont on est le maître, que de recevoir quatre mille francs d’un gouvernement, fût-il celui du roi Salomon.

Julien ne vit dans tout cela que la petitesse d’esprit d’un bourgeois de campagne. Il allait enfin paraître sur le théâtre des grandes choses. Le bonheur d’aller à Paris, qu’il se figurait peuplé de gens d’esprit fort intrigants, fort hypocrites, mais aussi polis que l’évêque de Besançon et que l’évêque d’Agde, éclipsait tout à ses yeux. Il se représenta à son ami, comme privé de son libre arbitre par la lettre de l’abbé Pirard.

Le lendemain vers midi, il arriva dans Verrières le plus heureux des hommes ; il comptait revoir Madame de Rênal. Il alla d’abord chez son premier protecteur, le bon abbé Chélan. Il trouva une réception sévère.

— Croyez-vous m’avoir quelque obligation ? lui dit M. Chélan, sans répondre à son salut. Vous allez déjeuner avec moi, pendant ce temps on ira vous louer un autre cheval, et vous quitterez Verrières, sans y voir personne.

— Entendre c’est obéir, répondit Julien avec une mine de séminaire ; et il ne fut plus question que de théologie et de belle latinité.

Il monta à cheval, fit une lieue, après quoi apercevant un bois, et personne pour l’y voir entrer, il s’y enfonça. Au coucher du soleil il renvoya le cheval. Plus tard, il entra chez un paysan, qui consentit à lui vendre une échelle et à le suivre en la portant jusqu’au petit bois qui domine le Cours de la Fidélité, à Verrières.

— Je suis un pauvre conscrit réfractaire… ou un contrebandier, dit le paysan, en prenant congé de lui, mais qu’importe ! mon échelle est bien payée, et moi-même je ne suis pas sans avoir passé quelques mouvements de montre en ma vie.

La nuit était fort noire. Vers une heure du matin, Julien, chargé de son échelle, entra dans Verrières. Il descendit le plus tôt qu’il put dans le lit du torrent, qui traverse les magnifiques jardins de M. de Rênal à une profondeur de dix pieds, et contenu entre deux murs. Julien monta facilement avec l’échelle. Quel accueil me feront les chiens de garde ? pensait-il. Toute la question est là. Les chiens aboyèrent, et s’avancèrent au galop sur lui ; mais il siffla doucement, et ils vinrent le caresser.

Remontant alors de terrasse en terrasse, quoique toutes les grilles fussent fermées, il lui fut facile d’arriver jusque sous la fenêtre de la chambre à coucher de madame de Rênal, qui, du côté du jardin, n’est élevée que de huit ou dix pieds au-dessus du sol.

Il y avait aux volets une petite ouverture en forme de cœur, que Julien connaissait bien. À son grand chagrin, cette petite ouverture n’était pas éclairée par la lumière intérieure d’une veilleuse.

Grand Dieu ! se dit-il ; cette nuit, cette chambre n’est pas occupée par madame de Rênal ! Où sera-t-elle couchée ? La famille est à Verrières, puisque j’ai trouvé les chiens ; mais je puis rencontrer dans cette chambre, sans veilleuse, M. de Rênal lui-même ou un étranger, et alors quel esclandre !

Le plus prudent était de se retirer ; mais ce parti fit horreur à Julien. Si c’est un étranger, je me sauverai à toutes jambes, abandonnant mon échelle ; mais si c’est elle, quelle réception m’attend ? Elle est tombée dans le repentir et dans la plus haute piété, je n’en puis douter ; mais enfin, elle a encore quelque souvenir de moi, puisqu’elle vient de m’écrire. Cette raison le décida.

Le cœur tremblant, mais cependant résolu à périr ou à la voir, il jeta de petits cailloux contre le volet ; point de réponse. Il appuya son échelle à côté de la fenêtre, et frappa lui même contre le volet, d’abord doucement, puis plus fort. Quelque obscurité qu’il fasse, on peut me tirer un coup de fusil, pensa Julien. Cette idée réduisit l’entreprise folle à une question de bravoure.

Cette chambre est inhabitée cette nuit, pensa-t-il, ou quelle que soit la personne qui y couche, elle est éveillée maintenant. Ainsi plus rien à ménager envers elle ; il faut seulement tâcher de n’être pas entendu par les personnes qui couchent dans les autres chambres.

Il descendit, plaça son échelle contre un des volets, remonta, et passant la main dans l’ouverture en forme de cœur, il eut le bonheur de trouver assez vite le fil de fer attaché au crochet qui fermait le volet. Il tira ce fil de fer ; ce fut avec une joie inexprimable qu’il sentit que ce volet n’était plus retenu et cédait à son effort. Il faut l’ouvrir petit à petit, et faire reconnaître ma voix. Il ouvrit le volet assez pour passer la tête, et en répétant à voix basse : C’est un ami.

Il s’assura, en prêtant l’oreille, que rien ne troublait le silence profond de la chambre. Mais décidément, il n’y avait point de veilleuse, même à demi éteinte, dans la cheminée ; c’était un bien mauvais signe.

Gare le coup de fusil ! Il réfléchit un peu ; puis, avec le doigt, il osa frapper contre la vitre : pas de réponse ; il frappa plus fort. Quand je devrais casser la vitre, il faut en finir. Comme il frappait très-fort, il crut entrevoir, au milieu de l’extrême obscurité, comme une ombre blanche qui traversait la chambre. Enfin, il n’y eut plus de doute, il vit une ombre qui semblait s’avancer avec une extrême lenteur. Tout à coup il vit une joue qui s’appuyait à la vitre contre laquelle était son œil.

Il tressaillit, et s’éloigna un peu. Mais la nuit était tellement noire, que, même à cette distance, il ne put distinguer si c’était madame de Rénal. Il craignait un premier cri d’alarme ; il entendait les chiens rôder et gronder à demi autour du pied de son échelle. C’est moi, répétait-il assez haut, un ami. Pas de réponse ; le fantôme blanc avait disparu. Daignez m’ouvrir, il faut que je vous parle, je suis trop malheureux ! et il frappait de façon à briser la vitre.

Un petit bruit sec se fit entendre ; l’espagnolette de la fenêtre cédait ; il poussa la croisée et sauta légèrement dans la chambre.

Le fantôme blanc s’éloignait ; il lui prit les bras ; c’était une femme. Toutes ses idées de courage s’évanouirent. Si c’est elle, que va-t-elle dire ? Que devint-il, quand il comprit à un petit cri que c’était madame de Rênal ?

Il la serra dans ses bras ; elle tremblait, et avait à peine la force de le repousser.

— Malheureux ! que faites-vous ?

À peine si sa voix convulsive pouvait articuler ces mots. Julien y vit l’indignation la plus vraie.

— Je viens vous voir après quatorze mois d’une cruelle séparation.

— Sortez, quittez-moi à l’instant. Ah ! M. Chélan, pourquoi m’avoir empêché de lui écrire ? j’aurais prévenu cette horreur. Elle le repoussa avec une force vraiment extraordinaire. Je me repens de mon crime ; le ciel a daigné m’éclairer, répétait elle d’une voix entrecoupée. Sortez ! fuyez !

— Après quatorze mois de malheur, je ne vous quitterai certainement pas sans vous avoir parlé. Je veux savoir tout ce que vous avez fait. Ah ! je vous ai assez aimée pour mériter cette confidence… je veux tout savoir.

Malgré madame de Rênal, ce ton d’autorité avait de l’empire sur son cœur.

Julien, qui la tenait serrée avec passion, et résistait à ses efforts pour se dégager, cessa de la presser dans ses bras. Ce mouvement rassura un peu madame de Rênal.

— Je vais retirer l’échelle, dit-il, pour qu’elle ne nous compromette pas si quelque domestique, éveillé par le bruit, fait une ronde.

— Ah ! sortez, sortez au contraire, lui dit-on avec une véritable colère. Que m’importent les hommes ? c’est Dieu qui voit l’affreuse scène que vous me faites et qui m’en punira. Vous abusez lâchement des sentiments que j’eus pour vous, mais que je n’ai plus. Entendez-vous, monsieur Julien ?

Il retirait l’échelle fort lentement pour ne pas faire de bruit.

— Ton mari est-il à la ville ? lui dit-il, non pour la braver, mais emporté par l’ancienne habitude.

— Ne me parlez pas ainsi, de grâce, ou j’appelle mon mari. Je ne suis déjà que trop coupable de ne vous avoir pas chassé, quoi qu’il pût en arriver. J’ai pitié de vous, lui dit-elle, cherchant à blesser son orgueil qu’elle connaissait si irritable.

Ce refus de tutoiement, cette façon brusque de briser un lien si tendre, et sur lequel il comptait encore, portèrent jusqu’au délire le transport d’amour de Julien.

— Quoi ! est-il possible que vous ne m’aimiez plus ! lui dit-il avec un de ces accents du cœur, si difficiles à écouter de sang-froid.

Elle ne répondit pas ; pour lui, il pleurait amèrement.

Réellement, il n’avait plus la force de parler.

— Ainsi je suis complètement oublié du seul être qui m’ait jamais aimé ! À quoi bon vivre désormais ? Tout son courage l’avait quitté dès qu’il n’avait plus eu à craindre le danger de rencontrer un homme ; tout avait disparu de son cœur, hors l’amour.

Il pleura longtemps en silence. Il prit sa main, elle voulut la retirer ; et cependant, après quelques mouvements presque convulsifs, elle la lui laissa. L’obscurité était extrême ; ils se trouvaient l’un et l’autre assis sur le lit de madame de Rênal.

Quelle différence avec ce qui était il y a quatorze mois ! pensa Julien ; et ses larmes redoublèrent. Ainsi l’absence détruit sûrement tous les sentiments de l’homme !

— Daignez me dire ce qui vous est arrivé, dit enfin Julien embarrassé de son silence et d’une voix coupée par les larmes.

— Sans doute, répondit madame de Rênal d’une voix dure, et dont l’accent avait quelque chose de sec et de reprochant pour Julien, mes égarements étaient connus dans la ville, lors de votre départ. Il y avait eu tant d’imprudence dans vos démarches ! Quelque temps après, alors j’étais au désespoir, le respectable M. Chélan vint me voir. Ce fut en vain que, pendant longtemps, il voulut obtenir un aveu. Un jour, il eut l’idée de me conduire dans cette église de Dijon, où j’ai fait ma première communion. Là, il osa parler le premier… Madame de Rênal fut interrompue par ses larmes. Quel moment de honte ! J’avouai tout. Cet homme si bon daigna ne point m’accabler du poids de son indignation : il s’affligea avec moi. Dans ce temps-là, je vous écrivais tous les jours des lettres que je n’osais vous envoyer ; je les cachais soigneusement, et quand j’étais trop malheureuse, je m’enfermais dans ma chambre et relisais mes lettres.

Enfin, M. Chélan obtint que je les lui remettrais… Quelques-unes, écrites avec un peu plus de prudence, vous avaient été envoyées ; vous ne me répondiez point.

— Jamais, je te jure, je n’ai reçu aucune lettre de toi au séminaire.

— Grand Dieu, qui les aura interceptées ?

— Juge de ma douleur, avant le jour où je te vis à la cathédrale, je ne savais si tu vivais encore.

— Dieu me fit la grâce de comprendre combien je péchais envers lui, envers mes enfants, envers mon mari, reprit madame de Rênal. Il ne m’a jamais aimée comme je croyais alors que vous m’aimiez…

Julien se précipita dans ses bras, réellement sans projet et hors de lui. Mais madame de Rênal le repoussa, et continuant avec assez de fermeté :

— Mon respectable ami, M. Chélan me fit comprendre qu’en épousant M. de Rênal, je lui avais engagé toutes mes affections, même celles que je ne connaissais pas, et que je n’avais jamais éprouvées avant une liaison fatale. Depuis le grand sacrifice de ces lettres, qui m’étaient si chères, ma vie s’est écoulée sinon heureusement, du moins avec assez de tranquillité. Ne la troublez point ; soyez un ami pour moi… le meilleur de mes amis. Julien couvrit ses mains de baisers ; elle sentit qu’il pleurait encore. Ne pleurez point, vous me faites tant de peine… Dites-moi à votre tour ce que vous avez fait. Julien ne pouvait parler. Je veux savoir votre genre de vie au séminaire, répéta-t-elle, puis vous vous en irez.

Sans penser à ce qu’il racontait, Julien parla des intrigues et des jalousies sans nombre qu’il avait d’abord rencontrées, puis de sa vie plus tranquille depuis qu’il avait été nommé répétiteur.

Ce fut alors, ajouta-t-il, qu’après un long silence, qui sans doute était destiné à me faire comprendre ce que je vois trop aujourd’hui, que vous ne m’aimiez plus et que j’étais devenu indifférent pour vous… Madame de Rênal serra ses mains. Ce fut alors que vous m’envoyâtes une somme de cinq cents francs.

— Jamais, dit madame de Rênal.

— C’était une lettre timbrée de Paris et signée Paul Sorel, afin de déjouer tous les soupçons.

Il s’éleva une petite discussion sur l’origine possible de cette lettre. La position morale changea. Sans le savoir, madame de Rênal et Julien avaient quitté le ton solennel ; ils étaient revenus à celui d’une tendre amitié. Ils ne se voyaient point, tant l’obscurité était profonde, mais le son de la voix disait tout. Julien passa le bras autour de la taille de son amie ; ce mouvement avait bien des dangers. Elle essaya d’éloigner le bras de Julien, qui, avec assez d’habileté, attira son attention dans ce moment par une circonstance intéressante de son récit. Ce bras fut comme oublié et resta dans la position qu’il occupait.

Après bien des conjectures sur l’origine de la lettre aux cinq cents francs, Julien avait repris son récit ; il devenait un peu plus maître de lui en parlant de sa vie passée, qui, auprès de ce qui lui arrivait en cet instant, l’intéressait si peu. Son attention se fixa tout entière sur la manière dont allait finir sa visite. Vous allez sortir, lui disait-on toujours, de temps en temps, et avec un accent bref.

Quelle honte pour moi si je suis éconduit ! ce sera un remords à empoisonner toute ma vie, se disait-il, jamais elle ne m’écrira. Dieu sait quand je reviendrai en ce pays ! De ce moment, tout ce qu’il y avait de céleste dans la position de Julien disparut rapidement de son cœur. Assis à côté d’une femme qu’il adorait, la serrant presque dans ses bras, dans cette chambre où il avait été si heureux, au milieu d’une obscurité profonde, distinguant fort bien que depuis un moment elle pleurait, sentant, au mouvement de sa poitrine, qu’elle avait des sanglots, il eut le malheur de devenir un froid politique, presque aussi calculant et aussi froid que lorsque, dans la cour du séminaire, il se voyait en butte à quelque mauvaise plaisanterie de la part d’un de ses camarades plus fort que lui. Julien faisait durer son récit, et parlait de la vie malheureuse qu’il avait menée depuis son départ de Verrières. Ainsi, se disait madame de Rênal, après un an d’absence, privé presque entièrement de marques de souvenir, tandis que moi je l’oubliais, il n’était occupé que des jours heureux qu’il avait trouvés à Vergy. Ses sanglots redoublaient. Julien vit le succès de son récit. Il comprit qu’il fallait tenter la dernière ressource : il arriva brusquement à la lettre qu’il venait de recevoir de Paris.

— J’ai pris congé de Monseigneur l’évêque.

— Quoi, vous ne retournez pas à Besançon ! vous nous quittez pour toujours ?

— Oui, répondit Julien d’un ton résolu ; oui, j’abandonne un pays où je suis oublié même de ce que j’ai le plus aimé en ma vie, et je le quitte pour ne jamais le revoir. Je vais à Paris…

— Tu vas à Paris ! s’écria assez haut madame de Rênal.

Sa voix était presque étouffée par les larmes, et montrait tout l’excès de son trouble. Julien avait besoin de cet encouragement : il allait tenter une démarche qui pouvait tout décider contre lui ; et avant cette exclamation, n’y voyant point, il ignorait absolument l’effet qu’il parvenait à produire. Il n’hésita plus ; la crainte du remords lui donnait tout empire sur lui-même ; il ajouta froidement en se levant :

— Oui, madame, je vous quitte pour toujours, soyez heureuse ; adieu.

Il fit quelques pas vers la fenêtre ; déjà il l’ouvrait. Madame de Rênal s’élança vers lui et se précipita dans ses bras.

Ainsi, après trois heures de dialogue, Julien obtint ce qu’il avait désiré avec tant de passion pendant les deux premières. Un peu plus tôt arrivés, le retour aux sentiments tendres, l’éclipse des remords chez madame de Rênal eussent été un bonheur divin ; ainsi obtenus avec art, ce ne fut plus qu’un plaisir. Julien voulut absolument, contre les instances de son amie, allumer la veilleuse.

— Veux-tu donc, lui disait-il, qu’il ne me reste aucun souvenir de t’avoir vue ? L’amour qui est sans doute dans ces yeux charmants sera donc perdu pour moi ? la blancheur de cette jolie main me sera donc invisible ? Songe que je te quitte pour bien longtemps peut-être !

Madame de Rênal n’avait rien à refuser à cette idée qui la faisait fondre en larmes. Mais l’aube commençait à dessiner vivement les contours des sapins sur la montagne à l’orient de Verrières. Au lieu de s’en aller, Julien ivre de volupté demanda à madame de Rênal de passer toute la journée caché dans sa chambre, et de ne partir que la nuit suivante.

— Et pourquoi pas ? répondit-elle. Cette fatale rechute m’ôte toute estime pour moi, et fait à jamais mon malheur, et elle le pressait contre son cœur. Mon mari n’est plus le même, il a des soupçons ; il croit que je l’ai mené dans toute cette affaire, et se montre fort piqué contre moi. S’il entend le moindre bruit je suis perdue, il me chassera comme une malheureuse que je suis.

— Ah ! voilà une phrase de M. Chélan, dit Julien ; tu ne m’aurais pas parlé ainsi avant ce cruel départ pour le séminaire ; tu m’aimais alors !

Julien fut récompensé du sang-froid qu’il avait mis dans ce mot : il vit son amie oublier rapidement le danger que la présence de son mari lui faisait courir, pour songer au danger bien plus grand de voir Julien douter de son amour. Le jour croissait rapidement et éclairait vivement la chambre ; Julien retrouva toutes les voluptés de l’orgueil, lorsqu’il put revoir dans ses bras et presqu’à ses pieds, cette femme charmante, la seule qu’il eût aimée et qui, peu d’heures auparavant, était tout entière à la crainte d’un Dieu terrible et à l’amour de ses devoirs. Des résolutions fortifiées par un an de constance n’avaient pu tenir devant son courage.

Bientôt on entendit du bruit dans la maison ; une chose à laquelle elle n’avait pas songé vint troubler madame de Rênal.

— Cette méchante Élisa va entrer dans la chambre, que faire de cette énorme échelle ? dit-elle à son ami ; où la cacher ? Je vais la porter au grenier, s’écria-t-elle tout à coup, avec une sorte d’enjouement.

— Mais il faut passer dans la chambre du domestique, dit Julien étonné.

— Je laisserai l’échelle dans le corridor, j’appellerai le domestique et lui donnerai une commission.

— Songe à préparer un mot pour le cas où le domestique passant devant l’échelle, dans le corridor, la remarquera.

— Oui, mon ange, dit madame de Rênal en lui donnant un baiser. Toi, songe à te cacher bien vite sous le lit, si, pendant mon absence, Élisa entre ici.

Julien fut étonné de cette gaîté soudaine. Ainsi, pensa-t-il, l’approche d’un danger matériel, loin de la troubler, lui rend sa gaîté, parce qu’elle oublie ses remords ! Femme vraiment supérieure ! ah ! voilà un cœur dans lequel il est glorieux de régner ! Julien était ravi.

Madame de Rênal prit l’échelle ; elle était évidemment trop pesante pour elle. Julien allait à son secours ; il admirait cette taille élégante et qui était si loin d’annoncer de la force, lorsque tout à coup, sans aide, elle saisit l’échelle, et l’enleva comme elle eût fait une chaise. Elle la porta rapidement dans le corridor du troisième étage où elle la coucha le long du mur. Elle appela le domestique, et pour lui laisser le temps de s’habiller, monta au colombier. Cinq minutes après, à son retour dans le corridor, elle ne trouva plus l’échelle. Qu’était-elle devenue ? Si Julien eût été hors de la maison, ce danger ne l’eût guère touchée. Mais, dans ce moment, si son mari voyait cette échelle ! cet incident pouvait être abominable. Madame de Rênal courait partout. Enfin elle découvrit cette échelle sous le toit où le domestique l’avait portée et même cachée. Cette circonstance était singulière, autrefois elle l’eût alarmée.

Que m’importe, pensa-t-elle, ce qui peut arriver dans vingt-quatre heures, quand Julien sera parti ? tout ne sera-t-il pas alors pour moi horreur et remords ?

Elle avait comme une idée vague de devoir quitter la vie, mais qu’importe ! Après une séparation qu’elle avait crue éternelle, il lui était rendu, elle le revoyait, et ce qu’il avait fait pour parvenir jusqu’à elle montrait tant d’amour !

En racontant l’événement de l’échelle à Julien :

— Que répondrai-je à mon mari, lui dit-elle, si le domestique lui conte qu’il a trouvé cette échelle ? Elle rêva un instant ; il leur faudra vingt-quatre heures pour découvrir le paysan qui te l’a vendue ; et se jetant dans les bras de Julien, en le serrant d’un mouvement convulsif : Ah ! mourir, mourir ainsi ! s’écriait-elle en le couvrant de baisers ; mais il ne faut pas que tu meures de faim, dit-elle en riant.

Viens ; d’abord je vais te cacher dans la chambre de madame Derville, qui reste toujours fermée à clef. Elle alla veiller à l’extrémité du corridor, et Julien passa en courant. Garde-toi d’ouvrir, si l’on frappe, lui dit-elle en l’enfermant à clef ; dans tous les cas, ce ne serait qu’une plaisanterie des enfants en jouant entre eux.

— Fais-les venir dans le jardin, sous la fenêtre, dit Julien, que j’aie le plaisir de les voir, fais-les parler.

— Oui, oui, lui cria madame de Rênal en s’éloignant.

Elle revint bientôt avec des oranges, des biscuits, une bouteille de vin de Malaga ; il lui avait été impossible de voler du pain.

— Que fait ton mari, dit Julien.

— Il écrit des projets de marchés avec des paysans.

Mais huit heures avaient sonné, on faisait beaucoup de bruit dans la maison. Si l’on n’eût pas vu madame de Rênal, on l’eût cherchée partout ; elle fut obligée de le quitter. Bientôt elle revint, contre toute prudence, lui apportant une tasse de café ; elle tremblait qu’il ne mourût de faim. Après le déjeuner, elle réussit à amener les enfants sous la fenêtre de la chambre de madame Derville. Il les trouva fort grandis, mais ils avaient pris l’air commun, ou bien ses idées avaient changé.

Madame de Rênal leur parla de Julien. L’aîné répondit avec amitié et regrets pour l’ancien précepteur ; mais il se trouva que les cadets l’avaient presque oublié.

M. de Rênal ne sortit pas ce matin-là ; il montait et descendait sans cesse dans la maison, occupé à faire des marchés avec des paysans, auxquels il vendait sa récolte de pommes de terre. Jusqu’au dîner, madame de Rênal n’eut pas un instant à donner à son prisonnier. Le dîner sonné et servi, elle eut l’idée de voler pour lui une assiette de soupe chaude. Comme elle approchait sans bruit de la porte de la chambre qu’il occupait, portant cette assiette avec précaution, elle se trouva face à face avec le domestique qui avait caché l’échelle le matin. Dans ce moment, il s’avançait aussi sans bruit dans le corridor et comme écoutant. Probablement Julien avait marché avec imprudence. Le domestique s’éloigna un peu confus. Madame de Rênal entra hardiment chez Julien ; cette rencontre le fit frémir.

— Tu as peur, lui dit-elle ; moi, je braverais tous les dangers du monde et sans sourciller. Je ne crains qu’une chose, c’est le moment où je serai seule après ton départ ; et elle le quitta en courant.

— Ah ! se dit Julien exalté, le remords est le seul danger que redoute cette âme sublime !

Enfin le soir vint. M. de Rênal alla au Casino.

Sa femme avait annoncé une migraine affreuse, elle se retira chez elle, se hâta de renvoyer Élisa, et se releva bien vite pour aller ouvrir à Julien.

Il se trouva que réellement il mourait de faim. Madame de Rênal alla à l’office chercher du pain. Julien entendit un grand cri. Madame de Rênal revint, et lui raconta qu’entrant dans l’office sans lumière, s’approchant d’un buffet où l’on serrait le pain, et étendant la main, elle avait touché un bras de femme. C’était Élisa, qui avait jeté le cri entendu par Julien.

— Que faisait-elle là ?

— Elle volait quelques sucreries, ou bien elle nous épiait, dit madame de Rênal avec une indifférence complète. Mais heureusement j’ai trouvé un pâté et un gros pain.

— Qu’y a-t-il donc là, dit Julien, en lui montrant les poches de son tablier.

Madame de Rênal avait oublié que, depuis le dîner, elles étaient remplies de pain.

Julien la serra dans ses bras avec la plus vive passion ; jamais elle ne lui avait semblé si belle. Même à Paris, se disait-il confusément, je ne pourrai rencontrer un plus grand caractère. Elle avait toute la gaucherie d’une femme peu accoutumée à ces sortes de soins, et en même temps le vrai courage d’un être qui ne craint que des dangers d’un autre ordre et bien autrement terribles.

Pendant que Julien soupait de grand appétit, et que son amie le plaisantait sur la simplicité de ce repas, car elle avait horreur de parler sérieusement, la porte de la chambre fut tout à coup secouée avec force. C’était M. de Rênal.

— Pourquoi t’es-tu enfermée ? lui criait-il.

Julien n’eut que le temps de se glisser sous le canapé.

— Quoi ! vous êtes tout habillée, dit M. de Rênal en entrant ; vous soupez, et vous avez fermé votre porte à clef.

Les jours ordinaires, cette question, faite avec toute la sécheresse conjugale, eût troublé madame de Rênal, mais elle sentait que son mari n’avait qu’à se baisser un peu pour apercevoir Julien : car M. de Rênal s’était jeté sur la chaise que Julien occupait un moment auparavant vis-à-vis le canapé.

La migraine servit d’excuse à tout. Pendant qu’à son tour son mari lui contait longuement les incidents de la poule qu’il avait gagnée au billard du Casino, une poule de dix-neuf francs ma foi ! ajoutait-il, elle aperçut sur une chaise, à trois pas devant eux, le chapeau de Julien. Son sang-froid redoubla, elle se mit à se déshabiller, et, dans un certain moment, passant rapidement derrière son mari, jeta une robe sur la chaise au chapeau.

M. de Rênal partit enfin. Elle pria Julien de recommencer le récit de sa vie au séminaire ; hier je ne t’écoutais pas, je ne songeais, pendant que tu parlais, qu’à obtenir de moi de te renvoyer.

Elle était l’imprudence même. Ils parlaient très-haut ; et il pouvait être deux heures du matin, quand ils furent interrompus par un coup violent à la porte. C’était encore M. de Rênal.

— Ouvrez-moi bien vite, il y a des voleurs dans la maison ! disait-il, Saint-Jean a trouvé leur échelle ce matin.

— Voici la fin de tout, s’écria madame de Rênal, en se jetant dans les bras de Julien. Il va nous tuer tous les deux, il ne croit pas aux voleurs ; je vais mourir dans tes bras, plus heureuse à ma mort que je ne le fus de la vie. Elle ne répondait nullement à son mari qui se fâchait, elle embrassait Julien avec passion.

— Sauve la mère de Stanislas, lui dit-il avec le regard du commandement. Je vais sauter dans la cour par la fenêtre du cabinet, et me sauver dans le jardin, les chiens m’ont reconnu. Fais un paquet de mes habits, et jette-le dans le jardin aussitôt que tu le pourras. En attendant, laisse enfoncer la porte. Surtout, point d’aveux, je le défends, il vaut mieux qu’il ait des soupçons que des certitudes.

— Tu vas te tuer en sautant ! fut sa seule réponse et sa seule inquiétude.

Elle alla avec lui à la fenêtre du cabinet ; elle prit ensuite le temps de cacher ses habits. Elle ouvrit enfin à son mari bouillant de colère. Il regarda dans la chambre, dans le cabinet, sans mot dire, et disparut. Les habits de Julien lui furent jetés, il les saisit, et courut rapidement vers le bas du jardin du côté du Doubs.

Comme il courait, il entendit siffler une balle, et aussitôt le bruit d’un coup de fusil.

Ce n’est pas M. de Rênal, pensa-t-il, il tire trop mal pour cela. Les chiens couraient en silence à ses côtés, un second coup cassa apparemment la patte à un chien, car il se mit à pousser des cris lamentables. Julien sauta le mur d’une terrasse, fit à couvert une cinquantaine de pas, et se remit à fuir dans une autre direction. Il entendit des voix qui s’appelaient, et vit distinctement le domestique, son ennemi, tirer un coup de fusil ; un fermier vint aussi tirailler de l’autre côté du jardin, mais déjà Julien avait gagné la rive du Doubs où il s’habillait.

Une heure après, il était à une lieue de Verrières, sur la route de Genève ; si l’on a des soupçons, pensa Julien, c’est sur la route de Paris qu’on me cherchera.

fin du premier volume
  1. Je n’en donnerai qu’un exemple : Édition originale : « Mademoiselle de La Mole promenait ses regards sur les jeunes Français. » Édition Lévy : « Mademoiselle de La Mole regardait les jeunes Français. »
  2. Historique.
  3. Voir au musée du Louvre, François duc d’Aquitaine déposant la cuirasse et prenant l’habit de moine, n. 1130.