Le Rouge et le Noir (édition Martineau, 1927)/02/15

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome IIp. 189-197).

CHAPITRE XV

est-ce un complot ?

Ah ! que l’intervalle est cruel entre un grand projet conçu et son exécution ! Que de vaines terreurs ! que d’irrésolutions ! Il s’agit de la vie. — Il s’agit de bien plus : de l’honneur !
Schiller.


Ceci devient sérieux, pensa Julien. et un peu trop clair, ajouta-t-il après avoir pensé. Quoi ! cette belle demoiselle peut me parler dans la bibliothèque avec une liberté qui, grâce à Dieu, est entière ; le marquis, dans la peur qu’il a que je ne lui montre des comptes, n’y vient jamais. Quoi ! M. de La Mole et le comte Norbert, les seules personnes qui entrent ici, sont absents presque toute la journée ; on peut facilement observer le moment de leur rentrée à l’hôtel, et la sublime Mathilde, pour la main de laquelle un prince souverain ne serait pas trop noble, veut que je commette une imprudence abominable !

C’est clair, on veut me perdre ou se moquer de moi, tout au moins. D’abord, on a voulu me perdre avec mes lettres ; elles se trouvent prudentes ; eh bien ! il leur faut une action plus claire que le jour. Ces jolis petits messieurs me croient aussi trop bête ou trop fat. Diable ! par le plus beau clair de lune du monde monter ainsi par une échelle à un premier étage de vingt-cinq pieds d’élévation ! on aura le temps de me voir, même des hôtels voisins. Je serai beau sur mon échelle ! Julien monta chez lui et se mit à faire sa malle en sifflant. Il était résolu à partir et à ne pas même répondre.

Mais cette sage résolution ne lui donnait pas la paix du cœur. Si par hasard, se dit-il tout à coup, sa malle fermée, Mathilde était de bonne foi ! alors moi je joue, à ses yeux, le rôle d’un lâche parfait. Je n’ai point de naissance, moi, il me faut de grandes qualités, argent comptant, sans suppositions complaisantes, bien prouvées par des actions parlantes…

Il fut un quart d’heure à réfléchir. À quoi bon le nier ? dit-il enfin ; je serai un lâche à ses yeux. Je perds non-seulement la personne la plus brillante de la haute société, ainsi qu’ils disaient tous au bal de M. le duc de Retz, mais encore le divin plaisir de me voir sacrifier le marquis de Croisenois, le fils d’un duc, et qui sera duc lui-même. Un jeune homme charmant qui a toutes les qualités qui me manquent : esprit d’à-propos, naissance, fortune…

Ce remords va me poursuivre toute ma vie, non pour elle, il est tant de maîtresses !

....Mais il n’est qu’un honneur !


dit le vieux donc Diègue, et ici clairement et nettement, je recule devant le premier péril qui m’est offert ; car ce duel avec M. de Beauvoisis se présentait comme une plaisanterie. Ceci est tout différent. Je puis être tiré au blanc par un domestique, mais c’est le moindre danger ; je puis être déshonoré.

Ceci devient sérieux, mon garçon, ajouta-t-il avec une gaîté et un accent gascons. Il y va de l’honur. Jamais un pauvre diable, jeté aussi bas que moi par le hasard, ne retrouvera une telle occasion ; j’aurai des bonnes fortunes, mais subalternes…

Il réfléchit longtemps, il se promenait à pas précipités, s’arrêtant tout court de temps à autre. On avait déposé dans sa chambre un magnifique buste en marbre du cardinal Richelieu, qui malgré lui attirait ses regards. Ce buste avait l’air de le regarder d’une façon sévère, et comme lui reprochant le manque de cette audace qui doit être si naturelle au caractère français. De ton temps, grand homme, aurais-je hésité ?

Au pire, se dit enfin Julien, supposons que tout ceci soit un piège, il est bien noir et bien compromettant pour une jeune fille. On sait que je ne suis pas homme à me taire. Il faudra donc me tuer. Cela était bon en 1574, du temps de Boniface de La Mole, mais jamais celui d’aujourd’hui n’oserait. Ces gens-là ne sont plus les mêmes. Mademoiselle de La Mole est si enviée ! Quatre cents salons retentiraient demain de sa honte, et avec quel plaisir !

Les domestiques jasent, entre eux, des préférences marquées dont je suis l’objet, je le sais, je les ai entendus…

D’un autre côté, ses lettres !… ils peuvent croire que je les ai sur moi. Surpris dans sa chambre, on me les enlève. J’aurai affaire à deux, trois, quatre hommes, que sais-je ? Mais ces hommes, où les prendront-ils ? où trouver des subalternes discrets à Paris ? La justice leur fait peur… Parbleu ! les Caylus, les Croisenois, les de Luz eux-mêmes. Ce moment, et la sotte figure que je ferai au milieu d’eux sera ce qui les aura séduits. Gare le sort d’Abailard, M. le secrétaire !

Eh bien, parbleu ! messieurs, vous porterez de mes marques, je frapperai à la figure, comme les soldats de César à Pharsale… Quant aux lettres, je puis les mettre en lieu sûr.

Julien fit des copies des deux dernières, les cacha dans un volume du beau Voltaire de la bibliothèque, et porta lui-même les originaux à la poste.

Quand il fut de retour : Dans quelle folie je vais me jeter ! se dit-il avec surprise et terreur. Il avait été un quart d’heure sans regarder en face son action de la nuit prochaine.

Mais, si je refuse, je me méprise moi-même dans la suite ! Toute la vie cette action sera un grand sujet de doute, et, pour moi, un tel doute est le plus cuisant des malheurs. Ne l’ai-je pas éprouvé pour l’amant d’Amanda ! Je crois que je me pardonnerais plus aisément un crime bien clair ; une fois avoué, je cesserais d’y penser.

Quoi ! j’aurai été en rivalité avec un homme portant un des plus beaux noms de France, et je me serai moi-même, de gaîté de cœur, déclaré son inférieur ! Au fond, il y a de la lâcheté à ne pas aller. Ce mot décide tout, s’écria Julien en se levant… d’ailleurs elle est bien jolie.

Si ceci n’est pas une trahison, quelle folie elle fait pour moi !… Si c’est une mystification, parbleu ! messieurs, il ne tient qu’à moi de rendre la plaisanterie sérieuse, et ainsi ferai-je.

Mais s’ils m’attachent les bras au moment de l’entrée dans la chambre ; ils peuvent avoir placé quelque machine ingénieuse !

C’est comme un duel, se dit-il en riant, il y a parade à tout, dit mon maître d’armes. mais le bon Dieu, qui veut qu’on en finisse, fait que l’un des deux oublie de parer. Du reste, voici de quoi leur répondre : il tirait ses pistolets de poche ; et quoique l’amorce fût fulminante, il la renouvela.

Il y avait encore bien des heures à attendre ; pour faire quelque chose, Julien écrivit à Fouqué : « Mon ami, n’ouvre la lettre ci-incluse qu’en cas d’accident, si tu entends dire que quelque chose d’étrange m’est arrivé. Alors, efface les noms propres du manuscrit que je t’envoie, et fais-en huit copies que tu enverras aux journaux de Marseille, Bordeaux, Lyon, Bruxelles, etc. ; dix jours plus tard, fais imprimer ce manuscrit, envoie le premier exemplaire à M. le marquis de La Mole ; et quinze jours après, jette les autres exemplaires de nuit dans les rues de Verrières. »

Ce petit mémoire justificatif arrangé en forme de conte, que Fouqué ne devait ouvrir qu’en cas d’accident, Julien le fit aussi peu compromettant que possible pour mademoiselle de La Mole, mais enfin il peignait fort exactement sa position.

Julien achevait, de fermer son paquet, lorsque la cloche du dîner sonna ; elle fit battre son cœur. Son imagination, préoccupée du récit qu’il venait de composer, était toute aux pressentiments tragiques. Il s’était vu saisi par des domestiques, garrotté, conduit dans une cave avec un bâillon dans la bouche. Là, un domestique le gardait à vue, et si l’honneur de la noble famille exigeait que l’aventure eût une fin tragique, il était facile de tout finir avec ces poisons qui ne laissent point de traces ; alors, on disait qu’il était mort de maladie, et on le transportait mort dans sa chambre.

Ému de son propre conte comme un auteur dramatique, Julien avait réellement peur lorsqu’il entra dans la salle à manger. Il regardait tous ces domestiques en grande livrée. Il étudiait leur physionomie. Quels sont ceux qu’on a choisis pour l’expédition de cette nuit ? se disait-il. Dans cette famille, les souvenirs de la cour de Henri III sont si présents, si souvent rappelés, que, se croyant outragés, ils auront plus de décision que les autres personnages de leur rang. Il regarda mademoiselle de La Mole pour lire dans ses yeux les projets de sa famille ; elle était pâle, et avait tout à fait une physionomie du moyen-âge. Jamais il ne lui avait trouvé l’air si grand, elle était vraiment belle et imposante. Il en devint presque amoureux. Pallida morte futura, se dit-il (Sa pâleur annonce ses grands desseins).

En vain, après dîner, il affecta de se promener longtemps dans le jardin, mademoiselle de La Mole n’y parut pas. Lui parler eût, dans ce moment, délivré son cœur d’un grand poids.

Pourquoi ne pas l’avouer ? il avait peur. Comme il était résolu à agir, il s’abandonnait à ce sentiment sans vergogne. Pourvu qu’au moment d’agir, je me trouve le courage qu’il faut, se disait-il, qu’importe ce que je puis sentir en ce moment ? Il alla reconnaître la situation et le poids de l’échelle.

C’est un instrument, se dit-il en riant, dont il est dans mon destin de me servir ! ici comme à Verrières. Quelle différence ! Alors, ajouta-t-il avec un soupir, je n’étais pas obligé de me méfier de la personne pour laquelle je m’exposais. Quelle différence aussi dans le danger !

J’eusse été tué dans les jardins de M. de Rênal qu’il n’y avait point de déshonneur pour moi. Facilement on eût rendu ma mort inexplicable. Ici, quels récits abominables ne va-t-on pas faire dans les salons de l’hôtel de Chaulnes, de l’hôtel de Caylus, de l’hôtel de Retz, etc., partout enfin. Je serai un monstre dans la postérité.

Pendant deux ou trois ans, reprit-il en riant, et se moquant de soi. Mais cette idée l’anéantissait. Et moi, où pourra-t-on me justifier ? En supposant que Fouqué imprime mon pamphlet posthume, ce ne sera qu’une infamie de plus. Quoi ! Je suis reçu dans une maison, et pour prix de l’hospitalité que j’y reçois, des bontés dont on m’y accable, j’imprime un pamphlet sur ce qui s’y passe ! j’attaque l’honneur des femmes ! Ah ! mille fois plutôt, soyons dupes !

Cette soirée fut affreuse.