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Le Rouge et le Noir (édition Martineau, 1927)/02/43

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome IIp. 462-470).


CHAPITRE XLIII


Une heure après, comme il dormait profondément, il fut éveillé par des larmes qu’il sentait couler sur sa main. Ah ! c’est encore Mathilde, pensa-t-il à demi éveillé. Elle vient, fidèle à la théorie, attaquer ma résolution par les sentiments tendres. Ennuyé de la perspective de cette nouvelle scène dans le genre pathétique, il n’ouvrit pas les yeux. Les vers de Belphégor fuyant sa femme lui revinrent à la pensée.

Il entendit un soupir singulier ; il ouvrit les yeux, c’était madame de Rénal.

— Ah ! je te revois avant que de mourir, est-ce une illusion ? s’écria-t-il en se jetant à ses pieds.

Mais pardon, madame, je ne suis qu’un assassin à vos yeux, dit-il à l’instant, en revenant à lui.

— Monsieur… je viens vous conjurer d’appeler, je sais que vous ne le voulez pas… Ses sanglots l’étouffaient ; elle ne pouvait parler.

— Daignez me pardonner.

— Si tu veux que je te pardonne, lui dit-elle en se levant et se jetant dans ses bras, appelle tout de suite de ta sentence de mort.

Julien la couvrait de baisers.

— Viendras-tu me voir tous les jours pendant ces deux mois ?

— Je te le jure. Tous les jours, à moins que mon mari ne me le défende.

— Je signe ! s’écria Julien. Quoi ! tu me pardonnes ! est-il possible !

Il la serrait dans ses bras ; il était fou. Elle jeta un petit cri.

— Ce n’est rien, lui dit-elle, tu m’as fait mal.

— À ton épaule, s’écria Julien fondant en larmes. Il s’éloigna un peu, et couvrit sa main de baisers de flamme. Qui me l’eût dit la dernière fois que je te vis, dans ta chambre, à Verrières ?

— Qui m’eût dit alors que j’écrirais à M. de La Mole cette lettre infâme ?

— Sache que je t’ai toujours aimée, que je n’ai aimé que toi.

— Est-il bien possible ! s’écria madame de Rênal, ravie à son tour. Elle s’appuya sur Julien, qui était à ses genoux, et longtemps ils pleurèrent en silence.

À aucune époque de sa vie, Julien n’avait trouvé un moment pareil.

Bien longtemps après, quand on put parler

— Et cette jeune madame Michelet, dit madame de Rênal, ou plutôt cette mademoiselle de La Mole ; car je commence en vérité à croire cet étrange roman !

— Il n’est vrai qu’en apparence, répondit Julien. C’est ma femme, mais ce n’est pas ma maîtresse…

En s’interrompant cent fois l’un l’autre, ils parvinrent à grand’peine à se raconter ce qu’ils ignoraient. La lettre écrite à M. de La Mole avait été faite par le jeune prêtre qui dirigeait la conscience de madame de Rénal, et ensuite copiée par elle.

— Quelle horreur m’a fait commettre la religion ! lui disait-elle ; et encore j’ai adouci les passages les plus affreux de cette lettre…

Les transports et le bonheur de Julien lui prouvaient combien il lui pardonnait. Jamais il n’avait été aussi fou d’amour.

— Je me crois pourtant pieuse, lui disait madame de Rênal dans la suite de la conversation. Je crois sincèrement en Dieu ; je crois également, et même cela m’est prouvé, que le crime que je commets est affreux, et dès que je te vois, même après que tu m’as tiré deux coups de pistolet… Et ici, malgré elle, Julien la couvrit de baisers.

— Laisse-moi, continua-t-elle, je veux raisonner avec toi, de peur de l’oublier… Dès que je te vois, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus qu’amour pour toi, ou plutôt, le mot amour est trop faible. Je sens pour toi ce que je devrais sentir uniquement pour Dieu : un mélange de respect, d’amour, d’obéissance… En vérité, je ne sais pas ce que tu m’inspires. Tu me dirais de donner un coup de couteau au geôlier, que le crime serait commis avant que j’y eusse songé. Explique-moi cela bien nettement avant que je te quitte, je veux voir clair dans mon cœur ; car dans deux mois nous nous quittons… À propos, nous quitterons-nous ? lui dit-elle en souriant.

— Je retire ma parole, s’écria Julien en se levant ; je n’appelle pas de la sentence de mort, si par poison, couteau, pistolet, charbon ou de toute autre manière quelconque, tu cherches à mettre fin ou obstacle à ta vie.

La physionomie de madame de Rênal changea tout à coup ; la plus vive tendresse fit place à une rêverie profonde.

— Si nous mourions tout de suite ? lui dit-elle enfin.

— Qui sait ce que l’on trouve dans l’autre vie ? répondit Julien ; peut-être des tourments, peut-être rien du tout. Ne pouvons-nous pas passer deux mois ensemble d’une manière délicieuse ? Deux mois, c’est bien des jours. Jamais je n’aurai été aussi heureux ?

— Jamais tu n’auras été aussi heureux !

— Jamais, répéta Julien ravi, et je te parle comme je me parle à moi-même. Dieu me préserve d’exagérer.

— C’est me commander que de parler ainsi, dit-elle avec un sourire timide et mélancolique.

— Eh bien ! tu jures, sur l’amour que tu as pour moi, de n’attenter à ta vie par aucun moyen direct, ni indirect… songe, ajouta-t-il, qu’il faut que tu vives pour mon fils, que Mathilde abandonnera à des laquais dès qu’elle sera marquise de Croisenois.

— Je jure, reprit-elle froidement, mais je veux emporter ton appel écrit et signé de ta main. J’irai moi-même chez M. le procureur général.

— Prends garde, tu te compromets.

— Après la démarche d’être venue te voir dans ta prison, je suis à jamais, pour Besançon et toute la Franche-Comté, une héroïne d’anecdotes, dit-elle d’un air profondément affligé. Les bornes de l’austère pudeur sont franchies. Je suis une femme perdue d’honneur ; il est vrai que c’est pour toi…

Son accent était si triste, que Julien l’embrassa, avec un bonheur tout nouveau pour lui. Ce n’était plus l’ivresse de l’amour, c’était reconnaissance extrême. Il venait d’apercevoir, pour la première fois, toute l’étendue du sacrifice qu’elle lui avait fait.

Quelque âme charitable informa, sans doute, M. de Rênal des longues visites que sa femme faisait à la prison de Julien ; car, au bout de trois jours il lui envoya sa voiture, avec l’ordre exprès de revenir sur-le-champ à Verrières.

Cette séparation cruelle avait mal commencé la journée pour Julien. On l’avertit, deux ou trois heures après, qu’un certain prêtre intrigant et qui pourtant n’avait pu se pousser parmi les Jésuites de Besançon, s’était établi depuis le matin en dehors de la porte de la prison, dans la rue. Il pleuvait beaucoup, et là cet homme prétendait jouer le martyr. Julien était mal disposé, cette sottise le toucha profondément.

Le matin il avait déjà refusé la visite de ce prêtre, mais cet homme s’était mis en tête de confesser Julien et de se faire un nom parmi les jeunes femmes de Besançon, par toutes les confidences qu’il prétendrait en avoir reçues.

Il déclarait à haute voix qu’il allait passer la journée et la nuit à la porte de la prison ; — Dieu m’envoie pour toucher le cœur de cet autre apostat. Et le bas peuple, toujours curieux d’une scène, commençait à s’attrouper.

— Oui, mes frères, leur disait-il, je passerai ici la journée, la nuit, ainsi que toutes les journées, et toutes les nuits qui suivront. Le saint-Esprit m’a parlé, j’ai une mission d’en haut ; c’est moi qui dois sauver l’âme du jeune Sorel. Unissez-vous à mes prières, etc., etc.

Julien avait horreur du scandale et de tout ce qui pouvait attirer l’attention sur lui. Il songea à saisir le moment pour s’échapper du monde incognito ; mais il avait quelque espoir de revoir madame de Rênal, et il était éperdument amoureux.

La porte de la prison était située dans l’une des rues les plus fréquentées. L’idée de ce prêtre crotté, faisant foule et scandale, torturait son âme. — Et, sans nul doute, à chaque instant il répète mon nom ! Ce moment fut plus pénible que la mort.

Il appela deux ou trois fois, à une heure d’intervalle, un porte-clefs qui lui était dévoué, pour l’envoyer voir si le prêtre était encore à la porte de la prison.

— Monsieur, il est à deux genoux dans la boue, lui disait toujours le porte-clefs ; il prie à haute voix et dit les litanies pour votre âme… L’impertinent ! pensa Julien. En ce moment, en effet, il entendit un bourdonnement sourd, c’était le peuple répondant aux litanies. Pour comble d’impatience, il vit le porte-clefs lui-même agiter ses lèvres en répétant les mots latins. — On commence à dire, ajouta le porte-clefs, qu’il faut que vous ayez le cœur bien endurci pour refuser le secours de ce saint homme.

Ô ma patrie ! que tu es encore barbare ! s’écria Julien ivre de colère. Et il continua son raisonnement tout haut et sans songer à la présence du porte-clefs.

— Cet homme veut un article dans le journal, et le voilà sûr de l’obtenir.

Ah ! maudits provinciaux ! à Paris, je ne serais pas soumis à toutes ces vexations. On y est plus savant en charlatanisme.

— Faites entrer ce saint prêtre, dit-il enfin au porte-clefs, et la sueur coulait à grands flots sur son front. Le porte-clefs fit le signe de la croix, et sortit tout joyeux.

Ce saint prêtre se trouva horriblement laid, il était encore plus crotté. La pluie froide qu’il faisait augmentait l’obscurité et l’humidité du cachot. Le prêtre voulut embrasser Julien, et se mit à s’attendrir en lui parlant. La plus basse hypocrisie était trop évidente ; de sa vie Julien n’avait été aussi en colère.

Un quart d’heure après l’entrée du prêtre, Julien se trouva tout à fait un lâche. Pour la première fois la mort lui parut horrible. Il pensait à l’état de putréfaction où serait son corps deux jours après l’exécution, etc., etc.

Il allait se trahir par quelque signe de faiblesse ou se jeter sur le prêtre et l’étrangler avec sa chaîne, lorsqu’il eut l’idée de prier le saint homme d’aller dire pour lui une bonne messe de quarante francs, ce jour-là même.

Or, il était près de midi, le prêtre décampa.