Le Rythme dans la poésie française/IX
IX
Si maintenant c’était en lui-même et non plus comme partie constitutive d’un ensemble que nous voulions étudier notre vers, nous verrions d’abord la rime y prendre un caractère différent de celui qu’elle revêt dans la strophe. Nous ne la pourrions plus considérer ici qu’à titre de césure finale.
Nous savons qu’aux diverses époques de notre histoire les poètes se sont vis-à-vis de la césure comportés de façons bien contradictoires, et que, récemment, après avoir, en toutes sortes de vers, essayé de la placer de toutes sortes de façons, on a fini par s’en passer.
Cette disparition totale[1] de la césure est une faute grossière, car, ainsi que le disaient déjà les anciens, il n’y a pas de rythme de ce qui est continu ; or, seule, la césure logiquement placée établit dans le vers français une discontinuité toujours appréciable.
Quel rythme saisir dans ce passage de Saint-Pol-Roux :
Deviens aigle, lion, chêne, abeille, colombe.
Et davantage, et mieux encore.
Pour ce hautain
Triomphe
D’éblouir, moyennant le diamant de ton corps,
La sombre gueule
De la gueuse :
La Mort,
Assise, toujours maigre, au marbre du festin ?
Pourquoi l’auteur a-t-il terminé son second vers au mot encore plutôt qu’au mot hautain, ou au mot davantage ? Pourquoi sa pièce ne s’écrirait-elle pas ainsi :
Deviens aigle, lion, chêne, abeille, colombe.
Et davantage
Et mieux encore, pour ce hautain triomphe
D’éblouir,
Moyennant le diamant
De ton corps,
La sombre gueule de la gueuse :
La Mort,
Assise, toujours maigre, au marbre duf estin ?
Ou encore :
Deviens aigle, lion,
Chêne, abeille, colombe,
Et davantage, et mieux encore.
Pour ce hautain triomphe
D’éblouir, moyennant
Le diamant de ton corps,
La sombre gueule
De la gueuse : la Mort,
Assise, toujours maigre,
Au marbre du festin ?
L’oreille n’a aucune raison de préférer telle disposition à telle autre ; écrite sous la première, la seconde ou la troisième forme, la pièce n’est ni meilleure, ni pire ; elle reste, rythmiquement parlant, un non-sens, parce que ni sous une forme ni sous une autre il n’y existe de cadence musicale spontanément perceptible.
La poésie contemporaine fourmille de « vers libres » de ce genre ; on ne peut vraiment excuser de pareilles fantaisies.
Comment donc distribuer les césures pour que l’oreille soit satisfaite ?
Idéalement, le vers, on l’a remarqué, est, comme la danse, le mieux rythmé possible lorsqu’il y a égalisé entre toutes les mesures. Ce n’est là qu’une des conséquences d’un principe universel : la loi de moindre effort. Toutefois si de la théorie nous descendons à la pratique, aussitôt nous nous reconnaissons incapables de soutenir longtemps de telles coupes sans tomber en une désolante monotonie. Nous désirons de l’unité mais aussi de la variété. Pour tâcher de concilier ces tendances notre métrique n’a que deux ressources : les coupes ternaires et les mètres impairs.
Mais certains esprits déclarent le remède pire que le mal ?
Je conviens certes que mon oreille s’est sentie assez désagréablement surprise la première fois que j’ai lu Verlaine. Cependant il n’en est plus de même aujourd’hui. Prenons garde qu’il n’y ait dans cette antipathie une part de routine considérable ! N’oublions pas que l’ouïe, sans être, je le répète, capable de tout saisir, est néanmoins de nos sens le plus susceptible d’éducation. L’histoire de la musique est là pour le prouver[2]. Les vers impairs sont d’ailleurs construits sur un type rythmique un peu analogue au Récitatif de nos opéras. On y souffre une certaine irrégularité. Encore, la symétrie des divers éléments du Récitatif, quoique moins sensible que celle des divers éléments du chant, existe-t-elle à l’état parfait. Mais il n’en est pas de même du rythme de certaines autres mesures musicales, plus complètement analogues aux coupes ternaires de la poésie, et qu’une oreille exercée perçoit seule dans toute leur finesse. Aussi l’ancienne critique les proscrivait-elle. Il y a, disait Fétis, « des phrases correspondantes de cinq mesures chacune ; mais, à leur égard, on peut faire la même observation que pour le rythme de cinq temps par mesure, que quelques auteurs ont essayé d’introduire dans la musique ; c’est que l’oreille est absolument inhabile à saisir les rapports de cette combinaison par cinq, et que, si des combinaisons semblables ont été essayées avec quelque succès, c’est que l’oreille les a décomposées comme des rythmes alternativement binaires et ternaires, et que la symétrie qui résulte de la répétition établit pour cet organe des rapports d’ordre, qui finissent par le satisfaire ». L’éducation musicale du public a depuis, paraît-il, permis aux compositeurs de se montrer moins exclusifs en cette matière. Poésie et musique suivent donc, à ce point de vue, une marche parallèle.
Pourtant, un correctif est ici nécessaire, car, sans une extrême prudence, nous, aurions vite fait, de la sorte, de rompre complètement avec le « thème fondamental ». Je n’admets les coupes et vers irréguliers que sous réserve qu’ils consentent à vivre côte à côte avec les coupes et vers réguliers. M. Faguet disait à propos de Victor Hugo : « Une coupe destinée à produire un effet particulier n’a cette puissance qu’à la condition qu’elle soit exceptionnelle, et elle ne paraîtra telle que si l’auteur, au cours ordinaire de son œuvre, commence par bien remettre la coupe traditionnelle dans l’oreille du lecteur. » J’ajouterais toutefois que, pour exceptionnelles que doivent rester les coupes irrégulières, on se les peut encore — eu égard aux innombrables répétitions de coupes régulières qui fatalement se produisent en tout œuvre — permettre très fréquemment. Au surplus, il n’est pas nécessaire, pour que nous devenions capables de sentir un rythme, que ce rythme existe à l’état parfait ; il suffit qu’il soit seulement ébauché et suggère l’idée du rythme complet auquel il faut que, mentalement, nous le rapportions. « L’égalité de durée des périodes, a-t-on dit, reste la base théorique du rythme, mais l’ouïe tolère, même dans la musique, d’assez grands désaccords partiels, et qui peuvent être d’autant plus grands qu’ils sont intermittents, entre l’égalité idéale des mesures et la durée réelle proportionnelle des mesures. On retrouve ainsi dans le rythme musical le caractère complexe de simplicité et de variété qui régit tous les phénomènes esthétiques[3]. »
C’est dans les mètres impairs comptant plus de sept syllabes que cette absence relative de symétrie s’accuse le plus nettement. D’habiles poètes en ont su jouer pourtant. Rappelez-vous la Chanson de Malherbe et les Sylphes de Banville !
P. Verlaine, dans la pièce suivante, a également fait un assez judicieux emploi du treize syllabes :
Je ne sais pourquoi
Mon esprit amer
D’une aile inquiète et folle vole sur la mer ;
Tout ce qui m’est cher
D’une aile d’effroi [Pourquoi ?
Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Ivre de soleil
Et de liberté,
Un instinct la guide à travers cette immensité.
La brise d’été,
Sur le flot vermeil,
Doucement la porte en un tiède demi-sommeil… etc.
Banville, dans ses Sylphes, est bien inférieur à Malherbe. Ses vers ont vraiment trop l’air d’exercices d’équilibristes ; car ils sont de onze pieds, les siens, et onze étant un nombre premier se trouve bien malaisé à fractionner ! De plus, ne risque-t-on pas de prendre ces mètres pour des alexandrins auxquels il manquerait une syllabe ? Que dire alors des vers de Verlaine, qui ont treize syllabes ? Mon Dieu ! ils se scandent mieux que ceux de onze syllabes. Encadrés de vers réguliers, ainsi que le fait Verlaine, ils sont fort acceptables. Mais il n’en est plus de même si ces vers nous sont présentés en strophes ou en tirades. Ne faut-il pas alors un véritable raisonnement pour se persuader que ce sont là des vers ?
Les coupes ternaires ont aussi cet inconvénient de rompre la cadence musicale.
Verlaine les a toutefois assez heureusement mêlées aux phrases carrées :
C’est la fête du blé, c’est la fête du pain
Aux chers lieux d’autrefois revus après ces choses !
Tout bruit, la nature et l’homme, dans un bain
De lumière si blanc que les ombres sont roses.
L’or des pailles s’effondre au vol siffleur des faux
Dont l’éclair plonge et va luire et se réverbère.
La plaine, tout au loin couverte de travaux,
Change de face, à chaque instant, gaie et sévère.
Tout halète, tout n’est qu’effort et mouvement
Sous le soleil tranquille autour des moissons mûres,
Et qui travaille encore imperturbablement
A gonfler, à sucrer là-bas, les grappes sûres.
Travaille, vieux soleil, pour la paix et le vin.
Nourris l’homme du lait de la terre et lui donne
L’honnête verre où rit un peu d’oubli divin. [bonne !
Moissonneurs, vendangeurs là-bas ! Votre heure est
Car sur la fleur des pains et sur. la fleur des vins,
Fruit de la force humaine en tous lieux répartie (sic),
Dieu moissonne et vendange et dispose à ses fins
La chair et le sang pour le calice et l’hostie (sic).
Et de même que beaucoup de coupes ternaires font ainsi excellent effet, encore aurions-nous pu citer bien d’autres mètres impairs à l’aspect fort agréable. Ces mètres sont généralement inférieurs à douze syllabes. Les vers plus longs se trouvent souvent trop subtils à saisir. Cependant, présentés isolément, nous venons de le voir, ils peuvent plaire. On sait que Becq de Fouquières condamnait a priori tous les vers dépassant l’alexandrin, parce que, selon lui, ce mètre représente la durée normale de l’expiration. Cette raison est peu sérieuse, puisqu’en général tout vers, lui a-t-on objecté, est doué d’une césure au moins qui suspend la voix. Si nous devons proscrire ces vers incommensurables, ne serait-ce pas plutôt par le même motif qui nous faisait bannir les longues strophes ? Ils obligent notre mémoire auditive à une synthèse presque impossible. Pour qu’un vers soit perceptible en français, il faut actuellement, et sauf exceptions, qu’il ne mesure guère plus de douze syllabes.
Une langue dont la prononciation permet d’élider certaines syllabes peut, sans lasser l’oreille, se risquer à des mesures de plus grandes dimensions, la durée totale du vers se trouvant, en fait, réduite par l’accentuation. L’anglais a des mètres de seize et dix-sept syllabes ; en grec et en latin, l’absence de la rime et la différence entre les brèves et les longues autorisaient des vers de dix-sept syllabes[4]. Si, dans le cours des âges, la prononciation de la langue française venait à se modifier, il se pourrait donc que la dimension du vers français se modifiât également, ce qui se produirait encore au cas où notre mémoire auditive arriverait, à force d’habitude, à acquérir plus de force et d’acuité. L’hypothèse n’est nullement invraisemblable.
Le maximum du vers varie de la sorte, suivant le génie des langues. En poésie, comme en musique, le sens de la cadence ne se perd qu’alors que l’intervalle entre les mesures est trop considérable pour que l’oreille arrivée à la fin d’une mesure quelconque se rappelle la fin de la mesure précédente. Quand la voix a prononcé treize syllabes, nous nous souvenons peut-être de la treizième syllabe du vers précédent. Mais jugez de l’effet, si l’on s’avise, comme il est nécessaire dans toute strophe, de mètres croisés ou alternés qui rejettent souvent les rimes à quatre ou cinq vers d’intervalle !
- ↑ Je dis totale, car, exceptionnellement, on peut, sans doute, en vue et particulier, se permettre des vers sans césure.
- ↑ Ce sont les exécutants intelligents qui, à force de persévérance, ont peu à peu, surtout en France, façonné l’oreille du public. Y a-t-il bien longtemps que Beethoven, Berlioz et Wagner sont compris à Paris ?
- ↑ E. d’Eichtal, Le Rythme dans la Versification française.
- ↑ Voy. Clair Tisseur.