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Le Sénégal

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LE SÉNÉGAL.

HISTOIRE ET SITUATION ACTUELLE DE LA COLONIE.

I. — premiers établissemens français au sénégal.

De toutes nos belles colonies perdues, des cinq dernières qui nous restent, aucune n’éveille pour la France d’aussi anciens souvenirs que ses établissemens de la côte occidentale d’Afrique. Si l’intérêt politique et commercial n’appelait pas notre attention sur des comptoirs trop long-temps négligés, leur simple histoire pourrait suffire à l’y attirer. Le passé du Sénégal, d’ailleurs, est inséparable de son présent, et a laissé de profondes empreintes sur cette terre d’esclavage, dont les déserts, les maladies, la cruauté du ciel même, semblent défendre les approches. Il est donc nécessaire de s’appuyer à la fois sur les faits récens et sur les vieilles traditions pour bien juger de certaines questions que soulève l’avenir de notre influence parmi les populations du pays. En parlant de notre situation actuelle sur le grand fleuve par où s’écoulent les gommes des forêts mauresques et les richesses des montagnes de l’intérieur, on doit tenir compte des circonstances qui l’ont précédée et qui l’ont affermie. On ne peut non plus entrer de plain-pied dans un monde qui, à bien des égards, nous est encore inconnu. Semblable aux premiers navigateurs, il nous faut approcher avec prudence de ces plages embrasées, où la nature s’est plu à réunir les plus étranges contrastes. Préparé par l’histoire, par une étude rapide du pays et des hommes, nous apprécierons sincèrement la position singulière d’une colonie où la civilisation européenne a laissé jusqu’ici de si faibles traces.

S’il faut en croire les chroniques de Lisbonne, qui montrent les Portugais abordant les premiers à la côte occidentale d’Afrique, la haine des infidèles, la défense de la foi chrétienne, auraient été les seuls motifs des pieuses expéditions dirigées vers ces parages. Sans trop contester à ces entreprises le mobile du sentiment religieux, on doit avouer que les austères marins se laissèrent bien vite tenter par les séductions du voyage. En voyant de riantes contrées s’ouvrir à leurs regards, les navigateurs oublièrent aussitôt les saints lieux et la cause qu’ils venaient défendre. La découverte d’immenses royaumes et de rivières qui roulaient des paillettes d’or sur des rives chargées d’épices et de parfums créa, pour les Portugais, des intérêts nouveaux devant lesquels s’évanouit la pensée d’un stérile pèlerinage. Les vues encore indécises de la cour, au sujet des expéditions maritimes, furent subitement fixées : les guerriers se firent matelots et trafiquans. L’histoire de l’infant dom Henri résume avec éclat cette période brillante, d’où le Portugal sortit transformé. Ce prince, le plus grand homme du XVe siècle, fit d’une chétive lisière de côtes, grande comme une province de Castille, un état qui, pendant deux cents ans, joua un rôle considérable en Europe. C’est à l’impulsion de ce génie, précurseur de Colomb, qu’obéirent les aventuriers portugais qui se hasardèrent vers les côtes occidentales d’Afrique.

Après avoir enlevé Ceuta aux Maures, dom Henri résolut de doubler la côte ouest d’Afrique, dont l’exploration, d’après les idées de son siècle, devait le conduire au centre des possessions musulmanes d’Égypte et de Syrie. Croyant, comme tous les savans de son temps, que le continent africain se bornait à la partie de terres connue des anciens, il espéra rejoindre les derniers débris de la chrétienté orientale, ou du moins faire une utile diversion en leur faveur. Aidé de ses chevaliers, il fit vœu de découvrir cette route mystérieuse des Indes, que désignaient aux navigateurs d’obscures histoires et de vieilles traditions. Depuis long-temps, du reste, l’attente de grandes découvertes et d’un monde inconnu occupait vaguement les esprits élevés. Les rêves des philosophes grecs, les notions géographiques d’Hérodote, l’Atlantide perdue des poètes, avaient soulevé un coin du voile qui couvrait la terre, et plus d’un regard inspiré, interrogeant l’espace, avait pu deviner les secrets de la création.

La première expédition maritime des Portugais, dirigée vers l’Afrique occidentale, eut lieu en 1418 ; elle doubla le cap Nun, terme de la navigation ordinaire ; mais, dès que les matelots virent poindre au large le cap Bojador couronné de vapeurs ardentes, ils perdirent courage et n’osèrent avancer. Ce promontoire, entouré des sables étincelans du Sahara, était pour les novices marins d’autrefois une barrière infranchissable. Là, comme plus tard au fameux cap du Sud, on croyait voir la sinistre entrée d’un sanctuaire que nul n’avait impunément violé. Des histoires lugubres racontaient que des courans perfides emportaient vers des solitudes sans issues les navires imprudens. Les feux de la zone torride changeaient en nègres les blancs qui s’aventuraient dans ces parages ; enfin la constante direction des vents embrasés qui soufflaient du désert enlevait tout espoir de retour. Ce n’est pas à nous de sourire aux craintes puériles de nos pères ; bien que mal fondées, leurs frayeurs étaient sincères, et nous devons admirer ces intrépides chevaliers qui, sûrs de mourir, disaient adieu à leur patrie, et s’en allaient braver, sur leurs misérables chaloupes, les dangers d’une navigation lointaine dans des parages ignorés. N’oublions pas qu’aujourd’hui encore les meilleurs marins n’affrontent point sans quelque souci les dangers de ces mers, où ils ont cependant pour les guider les précieuses notions de la science moderne.

Dom Henri ne se découragea pas du mauvais succès d’une première tentative ; insensible aux clameurs de la foule, aux murmures d’un clergé ignorant, il expédia vers l’Afrique Gonçalvez-Zarco et Tristan-Vaz, gentilshommes de sa maison. Une tempête les porta aux Canaries et leur fit découvrir Porto-Santo, dont ils prirent possession. En 1432, Gil-Éanez s’approcha du Bojador. Ses équipages mutinés refusèrent d’avancer. Le célèbre aventurier remit à la voile l’année suivante. Cette fois, le cap redouté fut doublé, et ses navires triomphans revinrent à Lisbonne, chargés de poudre d’or et de morphil. Dès-lors le charme était rompu ; de nouveaux armemens se succédèrent. En 1440, les Portugais dépassèrent le cap Blanc, Fernandès vit le Sénégal et reconnut le cap Vert. Après lui, Tristan pénétra dans le Rio-Grande, et ses compagnons poussèrent jusqu’en Guinée. Alors aussi le pillage, le massacre, vinrent épouvanter les tranquilles populations africaines, qui avaient fait preuve des sentimens les plus bienveillans à l’égard des Portugais. Au lieu de fonder des comptoirs et d’accoutumer les peuplades aux échanges de leurs produits contre ceux d’Europe, les capitaines descendaient en armes sur les côtes et saisissaient les nègres, qu’ils conduisaient aux Canaries, où la culture des terres vierges, le défrichement des bois, exténuaient les colons. L’esclavage et la traite suivirent de près, on le voit, la découverte de l’Afrique occidentale. Dom Henri attendit en vain la réalisation de ses saints rêves. En revanche, il put mourir avec la consolante pensée que son pays, sous ses auspices, venait de jeter les fondemens d’une puissance maritime et commerciale alors sans rivale.

Les historiens portugais, en retraçant les expéditions de ces hardis navigateurs, laissent éclater une vive admiration. Toutes les ames énergiques comprendront et partageront cet enthousiasme ; cependant on doit regretter que ces historiens n’aient pas dit entièrement la vérité, ou qu’ils ne l’aient pas connue. Si les chroniques de Lisbonne gardent le silence sur les premiers voyages des Européens au Sénégal, les écrivains français n’ont pas les mêmes raisons de se taire. C’est à eux qu’il appartient de compléter des renseignemens des Portugais, en rappelant que les premières expéditions dirigées par les peuples modernes vers cette partie du continent africain datent de la moitié du XIVe siècle. « Ces expéditions furent entreprises par des Français, habitans de Dieppe, et non, comme on l’a cru long-temps, par des Portugais. Ce n’est qu’un siècle plus tard que les Portugais commencèrent à fréquenter ces parages[1]. »

Ainsi donc, pendant que l’épée de Duguesclin chassait les Anglais du territoire, quelques hardis matelots de la Manche doublaient le cap Bojador, regardé encore cent ans après eux comme le terrible gardien des mystères de l’Océan ; ils dépassaient le cap Blanc, reconnaissaient le Sénégal, entraient dans le fleuve, et au lieu de ravager les bords comme les Portugais, formaient l’établissement de l’île d’Andar, cette vieille île Saint-Louis, qui depuis lors a constamment appartenu à la France, sauf aux jours désastreux de la guerre de sept ans et de l’empire. Les écrivains portugais racontent avec emphase les périls de leurs marins, la faiblesse des navires et les travaux de l’infant ; ils parlent des préjugés populaires vaincus à force de patience, ils font remarquer l’absence complète de notions géographiques et de cartes qui forçait les voyageurs à naviguer au hasard. Les historiens français se taisent sur les difficultés surmontées par les Dieppois, ils racontent simplement qu’un siècle avant les tentatives de dom Henri, des pêcheurs inconnus, partis des mers orageuses du Nord, ont pénétré, dès leur début, dans le golfe de Guinée. Mais, auprès des navires portugais, quels étaient donc les singuliers bâtimens qui les premiers affrontèrent cette côte funeste ? Si les chevaliers du Christ ont d’abord reculé devant les traditions lamentables du cap Bojador, quelle devait être l’horreur des Normands cent ans auparavant ! et cependant ils ont passé outre. Un prince, un roi, tout un peuple, encouragent les navigateurs étrangers ; les Dieppois, abandonnés à eux-mêmes, ont appareillé sans bruit ; leur départ, comme leur retour, est resté ignoré, leurs chefs sont tombés dans l’oubli, et, tandis que Dieppe et Rouen s’enrichissaient, la France ne savait même pas le nom des nombreux comptoirs fondés par ses enfans sur ces rives lointaines que toutes les nations allaient bientôt s’arracher.

Les marins de Dieppe, associés à des marchands de Rouen, longèrent, en 1365, la côte occidentale d’Afrique, depuis l’embouchure du Sénégal jusqu’à l’extrémité du golfe de Guinée. De cette époque datent les comptoirs de Saint-Louis, de la Gambie, de Sierra-Leone, et ceux de la côte de Malaguette, qui portaient alors les noms de Petit-Dieppe et de Petit-Paris. Les armateurs construisirent des forts à la Mine-d’Or, à la pointe de Guinée, à Acra et à Cormentin. Le commerce consistait, comme de nos jours, dans l’échange de toiles, d’armes, d’eau-de-vie et de verroterie, contre des cuirs, de l’ivoire, de l’ambre gris, de la poudre d’or et des plumes d’autruche. Dieppe réalisa de grands bénéfices, et commença dès-lors ces charmans ouvrages en ivoire qui lui valurent une renommée qu’elle a toujours conservée.

L’essor des entreprises s’arrêta brusquement au XVe siècle ; les guerres civiles et étrangères ruinèrent le commerce ; Dieppe vit son port désert, Rouen fut pris et pillé ; aucun navire ne put faire voile pour la côte d’Afrique. C’est à cette époque que les Portugais s’aventurèrent au-delà du cap Nun ; les comptoirs français tombèrent, pour la plupart, aux mains des nouveaux conquérans. De là, sans doute, l’erreur des géographes et des historiens qui attribuent aux Portugais la gloire des premières découvertes. Le Sénégal, cependant, avait conservé ses anciens maîtres, et il est singulier que Fernandès n’ait fait aucune mention des Français établis à quatre lieues de l’embouchure de ce fleuve, où il entra en 1446. Les années qui s’écoulèrent jusqu’en 1626 furent remplies d’ailleurs par une suite de combats et d’hostilités. Cette période agitée eut un dénouement favorable aux intérêts de la France. Nos colons profitèrent de la position inexpugnable de leur île ; ils firent des courses, reprirent plusieurs de leurs anciennes possessions, et recommencèrent à commercer. La colonie du Sénégal s’administra à sa guise, et Saint-Louis, siége des directeurs choisis par l’association des Dieppois et des marchands de Rouen, pourvut seul, et sans l’intervention de la métropole, à la défense de tous les établissemens.

En 1664, Colbert, le seul ministre en France qui ait véritablement compris la marine dans toutes ses parties, voulut régulariser le commerce des colonies ; il créa la compagnie des Indes occidentales, qui acheta, moyennant 150,000 livres tournois, les possessions de l’association normande en Afrique. La compagnie eut le privilége exclusif du commerce pendant quarante ans, depuis le cap Vert jusqu’au cap de Bonne-Espérance ; elle y joignit bientôt une nouvelle branche d’exportation ; c’est au Sénégal qu’on recruta les esclaves destinés aux travaux agricoles des colonies françaises d’Amérique. Avec la traite commença une nouvelle et triste période pour nos établissemens du Sénégal. Cette odieuse spéculation ne tarda pas à devenir l’objet le plus important de tout voyage à la côte, et fit négliger les relations amicales avec les Maures. La troque commerciale du sud fut remplacée par le trafic des négriers, qui ne formaient aucun établissement durable. Les populations, loin d’éprouver le besoin de se livrer à la culture des terres, qu’eussent fait naître à la longue les pacifiques échanges des produits, suspendirent même la recherche de l’or et de l’ivoire pour commencer entre elles ces guerres que l’avidité des blancs rendit interminables. Les chefs barbares, certains de vendre leurs captifs, ne demandèrent plus qu’à la violence et à la dévastation l’horrible récolte d’hommes que venaient réclamer sans relâche les navires d’Europe. La sordide concurrence de tous les peuples pour s’arracher ce bétail humain anéantit chez les noirs les habitudes d’affection les mieux enracinées ; ils ne purent résister à l’attrait du gain bien plus considérable que leur offrirent d’autres nations, comme l’Espagne, qui avait à couvrir de travailleurs ses immenses possessions d’Amérique déjà dépeuplées. Aussi, quoique la traite rendît aux négocians d’énormes bénéfices, elle ruina l’influence française, vieille de trois siècles ; elle enleva sans retour à notre pays les chances si favorables que lui avait assurées la conduite pleine d’humanité des Dieppois envers ses habitans ; elle fit en outre évanouir tout espoir de civilisation chez de sauvages tribus dont les instincts féroces furent encore excités par ce hideux trafic.

La compagnie fondée par Colbert ne tarda guère à être punie de ses fautes ; enhardie par quelques entreprises heureuses, elle donna bientôt une si vaste extension à ses opérations, qu’elle fléchit tout à coup sous le poids des difficultés, et se vit contrainte, par arrêt du conseil royal du 9 avril 1672, de vendre ses comptoirs. Cette vente fut faite au prix de 75,000 livres tournois et d’un marc d’or de redevance annuelle, payés pendant trente ans à une nouvelle association qui prit le titre de compagnie du Sénégal. L’édit de révocation de la compagnie des Indes occidentales déclarait, cette fois, réunis et incorporés à la couronne les terres et pays appartenant à ladite compagnie ; l’association n’en continua pas moins d’administrer ces possessions. La nouvelle compagnie débuta heureusement ; elle forma de beaux établissemens, reconnut le haut du fleuve jusqu’au Bondouck, et ses affaires étaient en voie de prospérité, quand la guerre éclata avec la Hollande. Cette guerre fut heureuse pour la France, dont les escadres s’emparèrent des cinq comptoirs que les Provinces-Unies possédaient aux environs du Sénégal. En 1678, le traité de Nimègue abandonna à la compagnie française la possession de l’île de Gorée et les établissemens de Rufisque, de Portudal, de Joal et d’Arguin. Cependant, malgré ces brillans avantages, les pertes occasionnées par la guerre avaient ruiné la compagnie ; la nouvelle cession du comptoir hollandais de Portendik ne put rétablir son crédit, et en 1681 elle fut obligée de céder son privilége pour la somme de 1,010,015 livres tournois à une autre association, également nommée compagnie du Sénégal, qui obtint le monopole du commerce d’Afrique pendant trente ans.

La branche de commerce la plus lucrative était alors la traite des noirs ; une mesure qui limitait l’étendue de côtes où ces marchés se tenaient entrava les premières opérations de la nouvelle compagnie. Son trafic fut restreint entre le cap Blanc et Sierra-Leone, et le surplus de la concession primitive, qui comprenait les côtes situées entre Sierra-Leone et le cap de Bonne-Espérance, devint le partage d’une autre société, formée en 1685 sous le titre de compagnie de Guinée. Ce démembrement, qui livrait à une association rivale les escales les plus riches en esclaves, causa la ruine de la compagnie du Sénégal. Une administration intelligente eût pu cependant tirer de cette position, défavorable en apparence, les plus heureux résultats. La mesure du gouvernement séparait, par une scission bien tranchée, deux commerces incompatibles entre eux, dont l’un avait l’exploitation du bas de la côte où se faisait la traite, et l’autre la possession des établissemens d’où la France tirait des gommes, de l’or, des cuirs et du morphil. L’administration de Saint-Louis pouvait désormais concentrer ses efforts sur le défrichement d’un magnifique pays trop long-temps oublié, et nouer de vastes relations avec les tribus intelligentes du Foulah et des Mandingues. Si telle fut la pensée du ministère, la compagnie du Sénégal ne la comprit pas ou ne se sentit pas le courage de l’exécuter ; elle ne vit pas, malheureusement pour elle et pour la métropole, que le temps était venu de tourner ses regards vers l’intérieur des terres et de recueillir toutes les gommes des forêts vierges, précieuses oasis au milieu des sables ; elle ne sut ni profiter du beau fleuve qui parcourt le désert, ni protéger les nègres de la rive gauche, qui lui demandaient secours contre les Maures. Bientôt la révocation de l’édit de Nantes et les persécutions religieuses entraînèrent l’exil de plusieurs associés, et les pertes occasionnées par la guerre achevèrent de jeter la compagnie du Sénégal dans une situation tellement critique, qu’en 1694, après douze années d’existence, elle vendit ses établissemens et l’exploitation de son privilége à une nouvelle association pour la modique somme de 300,000 livres tournois.

La troisième compagnie royale du Sénégal obtint que son privilége fût porté à trente ans ; mais elle ne fut pas plus heureuse que la précédente, et, malgré la remarquable habileté de M. Brué, l’administrateur le plus éclairé qu’ait eu la colonie, la société, accablée de dettes et de procès, vendit forcément ses concessions à une quatrième compagnie, au prix de 240,000 fr. M. Brué consentit à se charger de la direction des affaires de cette association. Grace à sa prudence et à sa fermeté, l’administration put non-seulement réaliser des profits considérables, mais former de nouveaux comptoirs et augmenter l’importance de celui de Galam, dont les fortifications commandaient le Haut-Sénégal.

L’histoire du Sénégal ne présente guère qu’une suite de révolutions administratives. Les compagnies se succèdent rapidement, et avec elles se modifie sans cesse la face des affaires coloniales. Nous venons de voir la quatrième compagnie réaliser d’importans bénéfices, grace à l’habileté de M. Brué ; bientôt cependant cette compagnie devait faire place à une société nouvelle. En 1718, la grande compagnie des Indes, qui venait d’être définitivement constituée, offrit à la compagnie du Sénégal de lui acheter tous ses droits, moyennant 1,600,000 livres tournois. En rapprochant ce prix de celui de 240,000 francs que la dernière administration avait elle-même payé à la troisième compagnie, on peut juger de l’état florissant de la colonie et de l’accroissement qu’avait pris le commerce sous la direction de M. Brué. La compagnie des Indes réunit aux anciens priviléges déjà concédés par le roi la jouissance du commerce jusqu’au cap de Bonne-Espérance, et M. Brué resta commandant-général de la colonie jusqu’en 1720.

Cette belle époque du Sénégal montre ce que la France peut retirer de cette contrée, où aucun effort sérieux et patient n’avait encore été fait. La paternelle administration de la compagnie entretint la paix entre les différens peuples pendant cinquante ans : plusieurs essais de culture réussirent, et les noirs couvrirent de jardins la rive gauche du Sénégal ; mais le plus bel éloge que l’on puisse faire du gouvernement des nouveaux directeurs, c’est le changement miraculeux opéré dans les mœurs des indigènes. « J’avais remarqué, écrit le voyageur Adanson, chez les Maures et chez les nègres un fonds d’humanité et un caractère sociable qui me donnaient de grandes espérances pour la sûreté que je devais trouver dans mes relations avec eux. » Les agens de la compagnie relevèrent plusieurs forts sur la côte et dans l’intérieur ; ils donnèrent l’élan au commerce de la gomme ; enfin ils se préparaient à exploiter les mines d’or, d’argent et de cuivre du Bambouk, lorsque la guerre de sept ans éclata. Cette guerre, que l’Angleterre divisée cherchait à éviter, s’annonçait sous d’heureux auspices pour sa rivale ; mais le génie du premier des Pitt, depuis si célèbre sous le nom de lord Chatam, vint bientôt changer la face des affaires. Cinq cents bâtimens marchands français capturés aux attérages, l’île de Gorée enlevée de vive force, le Sénégal obligé de capituler, apprirent à la France qu’elle avait trouvé dans Pitt un redoutable antagoniste. Pitt voulait assurer à son pays l’empire des mers, et il réussit : la lutte fut désastreuse pour la France, qui perdit sa marine, la Louisiane, quinze cents lieues de côtes au Canada, une partie des Antilles et le Sénégal. Les conditions de la paix eussent encore été plus dures, si Pitt n’avait pas été renversé avant la signature du traité de 1763, qui rendit Gorée au roi.

La France reprit l’avantage lors de la guerre de l’indépendance d’Amérique. Quatre-vingts vaisseaux de ligne cherchèrent les Anglais sur toutes les mers, l’escadre du marquis de Vaudreuil ruina leurs établissemens de la côte d’Afrique, le Sénégal fut reconquis, et le traité de 1783 reconnut les droits de la France à cette possession. À partir de cette époque, la colonie eut des gouverneurs nommés par le roi. Le traité de 1783 mérite notre attention, parce qu’il règle encore aujourd’hui les droits respectifs de la France et de l’Angleterre sur la côte d’Afrique, et que les Anglais en ces derniers temps ont souvent cherché à l’enfreindre. D’après ce traité, la France rentra dans la propriété exclusive du Sénégal et de ses dépendances ; Gorée et le comptoir d’Albreda sur la Gambie lui furent assurés. Le fleuve de Gambie et le fort James, au-dessus d’Albreda, devinrent possessions anglaises. La Grande-Bretagne eut en outre le droit de faire la traite des gommes depuis la rivière Saint-Jean jusqu’à la baie de Portendik inclusivement, mais avec la stipulation formelle qu’elle ne pourrait former aucun établissement permanent ni dans la rivière Saint-Jean, ni sur la côte, ni dans la baie de Portendik. Cette dernière clause eût pu être plus nettement formulée. À l’époque dont nous parlons, elle avait déjà donné lieu, comme de nos jours, à d’interminables contestations. Que fallait-il entendre par un établissement fixe dans la baie de Portendik ? Un navire au mouillage constituait-il un établissement fixe ? Oui sans doute, car, si l’on soutient l’opinion contraire, rien n’empêchera l’Angleterre d’ancrer solidement à demeure, près de la côte, un vaste ponton qui fera réellement l’office d’un comptoir, d’une boutique remplie de marchandises, et d’un magasin où s’entasseront les gommes échangées jusqu’à l’arrivée des bâtimens chargeurs. Enfin une question plus délicate était dès-lors soulevée par l’Angleterre ; encore aujourd’hui, cette question reste pendante. La France reconnaît à la Grande-Bretagne le droit de faire la traite des gommes à Portendik sous certaines conditions ; mais la France en guerre avec les Maures a-t-elle la faculté d’établir le blocus de Portendik ? Que devient alors le droit reconnu de l’Angleterre de commercer sur la côte ? Le roi de Prusse a été choisi pour arbitre des différends actuels de la France et de l’Angleterre au sujet du traité de 1783 ; c’est sa haute équité qui décidera.

À la paix de 1783, une cinquième compagnie du Sénégal, organisée sur un plan trop restreint, ne put rien accomplir d’important ; l’assemblée constituante prononça la dissolution de cette compagnie, et déclara le Sénégal ouvert à tous les négocians français. La concurrence irréfléchie que provoqua la liberté du commerce, liberté incompatible, du moins dans toutes ses conséquences, avec la position exceptionnelle de la colonie, la lutte acharnée que le pavillon national eut à soutenir, sous l’empire, contre les Américains et d’autres peuples neutres admis à la fréquentation des comptoirs, jetèrent bientôt Saint-Louis dans la plus profonde détresse. Des guerres malheureuses contre les Maures, la présence continuelle des flottes anglaises et leurs tentatives réitérées pour s’emparer du fleuve, après la prise de Gorée en 1800, finirent par annuler complètement les échanges. La paix d’Amiens prolongea de quelques jours la longue agonie du Sénégal. La guerre éclata de nouveau ; Gorée fut repris sur les Anglais : quelques corsaires français, de jeunes négocians de Saint-Louis, aidés de la garnison, exécutèrent ce hardi coup de main. La funeste imprudence du gouverneur, qui ne laissa que vingt hommes à la garde du fort, fit bientôt retomber l’île au pouvoir des Anglais. En 1809, le Sénégal, déjà en guerre avec les Foules, peuples du Haut-Sénégal, fut vivement attaqué par une expédition anglaise. Les fortifications de Saint-Louis tombaient en ruines ; les habitans n’attendaient aucun secours de la France : ils se rendirent. Enfin le traité de Paris, en 1814, restitua sans réserve à la France les établissemens qu’elle possédait sur la côte occidentale d’Afrique au 1er janvier 1792 : la reprise de nos possessions ne s’effectua cependant qu’au 25 janvier 1817.

Telle est en résumé l’histoire de notre colonie du Sénégal. On peut en tirer plus d’une conséquence importante. Depuis la fondation des établissemens français de la côte occidentale d’Afrique, au XIVe siècle, jusqu’en 1791, l’exploitation du commerce a été accordée à des compagnies privilégiées. Le monopole n’a jamais profité d’une manière durable à ces associations, et, sur neuf compagnies qui se sont succédé depuis 1626, une seule en définitive a fait de bonnes affaires. Cependant le régime du monopole n’a pas cessé d’être appliqué à la colonie, lorsque la libre concurrence était déjà en vigueur dans toutes nos possessions transatlantiques, et ce fait trouve son explication dans l’état particulier du Sénégal. Le commerce de Saint-Louis ne pouvait et ne peut encore s’exercer que sous la protection immédiate de la politique. La question des gommes a mis en lumière les dangers qu’entraînerait, pour cette colonie, un abandon trop absolu des anciennes coutumes.

Il est un autre enseignement que l’on peut tirer des nombreux changemens de fortune qu’a subis notre colonie du Sénégal. En France, les idées administratives ont été si long-temps incomplètes, et souvent même si contraires les unes aux autres, les intérêts commerciaux si négligés, le système colonial enfin tellement mal compris, que la prospérité de nos provinces d’outre-mer a toujours dépendu du génie d’un homme et jamais de la force des institutions. L’histoire du Sénégal est celle de toutes nos colonies. Quand le chef était ferme, probe, intelligent, les richesses des îles venaient étonner la métropole, qui retrouvait aussitôt les illusions des premiers jours sur ces belles possessions ; mais, si le directeur suprême était incapable (et pourquoi ne pas l’avouer ? c’est ce qui arrivait fréquemment), les désastres, les banqueroutes épouvantaient la mère-patrie. Alors l’état obéissait de nouveau à la triste conviction que les colonies étaient une charge pour lui. De là ces tâtonnemens perpétuels, ces hésitations, ces changemens précipités, qui, loin de porter remède au mal, jetaient plus d’incertitudes encore dans toutes les branches de cette vaste administration, dont les infortunes ou la gloire entraînent avec elles les destinées de la marine militaire. Pour nous en tenir au Sénégal, que de vicissitudes n’a-t-il pas subies ! De 1664 à 1718, c’est-à-dire dans l’espace de cinquante-quatre ans, six associations furent fondées avec le privilége exclusif du commerce du Sénégal. Il est inutile d’insister sur ce que cette succession de directions différentes devait apporter de troubles dans les rapports commerciaux, soit avec les Maures de la rive droite du fleuve, soit avec les tribus du bord opposé, soit avec les peuples de la côte. Chaque société arrivait avec des vues nouvelles ; les relations d’amitié ou d’influence, établies par de prudens efforts, se trouvaient subitement rompues ; aux plans tracés sur les lieux on substituait d’autres plans élaborés à Paris, où les bureaux n’avaient nulle connaissance des localités. Des agens présomptueux semblaient prendre à tâche de recommencer sur une autre échelle les travaux de la dernière compagnie. Les directeurs, pour la plupart, n’avaient en vue que la satisfaction de leurs intérêts ou de leur vanité ; les uns, poussés par ce besoin, presque inhérent à tout employé français, de faire parler de soi, adressaient aux associés éblouis la longue nomenclature de points indispensables à exploiter ; les autres, pour le plaisir de créer des difficultés qui pouvaient faire briller leur adresse, engageaient l’association dans des guerres impolitiques, qui gênaient les entreprises des marchands. Des cinq premières compagnies, celle que dirigea M. Brué réalisa seule de grands bénéfices ; les autres succombèrent. Ainsi, la compagnie des Indes occidentales vend 75,000 livres ce que les marchands de Dieppe lui avaient cédé au prix de 150,000 livres ; la compagnie du Sénégal livre ses établissemens, en y comprenant Portendik et les cinq comptoirs enlevés aux Hollandais, pour la somme de 1,010,015 livres ; la seconde compagnie les abandonne moyennant 300,000 livres, et la compagnie royale, dans sa détresse, accepte 240,000 livres. Cette décroissance en dit plus que toutes les réflexions. Aujourd’hui, cependant la paix et les progrès du commerce ont ouvert au Sénégal un avenir plus heureux. Espérons que la sollicitude du gouvernement saura développer des germes de prospérité que l’ignorance et la cupidité ont trop souvent compromis. L’exemple des anciennes compagnies ne saurait être perdu pour l’administration actuelle.

II. — les établissemens français. — mœurs des blancs et des signares.

Des vingt-six établissemens fondés par la France, dans l’espace de cinq siècles, au Sénégal et sur la côte occidentale d’Afrique, les seuls qu’elle possède maintenant sont : 1o sur le fleuve du Sénégal, l’île Saint-Louis et les îles voisines, les postes militaires de Richard-Tol, de Dagana et de Bakel ; 2o sur la côte, l’île de Gorée ; 3o dans la Gambie, le comptoir d’Albreda ; 4o dans la Cazamance, le comptoir de Seghiou. Plusieurs points de la côte du Gabon ont en outre été fortifiés dans ces derniers temps, mais cette occupation est encore trop récente pour que nous puissions en apprécier les résultats. L’influence française s’étend sur une longueur de cent lieues à peu près, depuis l’ancien comptoir de Portendik, situé à quarante lieues au sud du banc d’Arguin, jusqu’aux extrémités de la baie de Gorée.

Quand le marin, parti des sombres mers septentrionales pour les côtes d’Afrique, s’avance vers le sud, il ne tarde guère à ressentir la douce influence que le soleil exerce sous les tropiques. Les brouillards des tristes climats, qui semblaient suivre le navire à la piste, s’éclaircissent chaque jour et l’abandonnent à la longue comme la meute lassée par une bête vigoureuse ; de larges crevasses, par où l’œil plonge dans le bleu de l’éther, déchirent peu à peu les brumes, et l’océan, bizarre caméléon, reflète à son tour de brillantes couleurs. Les vagues s’apaisent, et les vents alisés poussent le bâtiment au milieu des Canaries, ces îles fortunées, fraîches corbeilles de fleurs sur les bords d’un abîme de feu. La route change alors ; la proue, tournée vers l’est, sillonne des vagues paresseuses ; mais déjà la lumière n’est plus aussi pure, l’ardente coupole du ciel se ternit et s’affaisse sur la mer, l’air est imprégné d’une matière impalpable, la brise languit ou porte brusquement un souffle embrasé, la vue fatiguée ne peut plus soutenir l’éclat terrible de l’horizon. Les nuits seules sont toujours belles, le phosphore illumine les flots et fait courir de pâles lueurs dans les ténèbres. Enfin, au loin, une longue crête d’écume se brise sur des sables qui paraissent les laves en fusion d’un immense cratère : c’est le Sahara, la terre africaine. Le vaisseau approche, longe le banc d’Arguin, de lugubre mémoire, et bientôt arrive au Sénégal.

Toute la côte est stérile, aucun arbre ne s’élève, les sables bordent la mer ; aux environs de Saint-Louis, quelques arbustes, indiquant aux marins le cours du Sénégal, rompent seuls l’uniformité de cette plage étincelante. Le Sénégal, dont les sources sont à quatre cents lieues dans l’intérieur, coule perpendiculairement à la côte ; arrivé près de la mer, il tourne brusquement les sables qu’il n’a pu percer, court au sud, et se perd au milieu des bancs que ses eaux et les flots du large rendent toujours mouvans. Le fleuve fait dans sa course de nombreux circuits, mais ses eaux ne fertilisent que la rive gauche, et encore leur influence est-elle tout-à-fait nulle aux environs de Saint-Louis, où les sables livrent passage aux infiltrations de l’Océan. Près de la mer, le fleuve parcourt de grandes plaines à son niveau, l’encaissement des terres ne commence qu’à vingt lieues de l’embouchure, et ne dépasse pas une hauteur moyenne de quinze pieds. Quand on a franchi la barre sur laquelle les navires calant plus de neuf pieds ne peuvent s’aventurer, l’on trouve une profondeur de dix et douze mètres qui se maintient à une distance de quatre-vingts lieues. Les bâtimens pourraient, à l’époque des grandes eaux, remonter jusqu’aux cataractes situées à deux cent soixante-six lieues de Saint-Louis et à cinquante de Bakel ; mais là, toute navigation est interceptée, même pour les embarcations, par un rapide de la plus grande violence. Le fleuve coule lentement ; à partir du mois de juillet, les eaux croissent graduellement jusqu’à la fin de septembre, où elles couvrent les terrains marécageux ; en novembre, l’inondation s’arrête, et le courant redevient tranquille.

Longue de 2,300 mètres du nord au sud-est, large de 180 mètres, l’île sablonneuse de Saint-Louis a une circonférence d’environ 5,000 mètres, et une superficie de 34 hectares. Des quais construits sur pilotis l’entourent ; le sol, primitivement couvert de palétuviers, se refuse à toute culture, et ne produit, avec des engrais, que des légumes sans saveur. Les abords de l’île, du côté de l’est, offrent un excellent mouillage aux bâtimens ; l’autre bras du fleuve est obstrué et descend parallèlement à la mer, dont il est séparé par la pointe de Barbarie, dune aride de 400 mètres de largeur, sur laquelle est bâti le village de Guett’ndar, où vivent les nègres libres sous la protection du gouvernement. La ville présente une étendue de 1,500 mètres, les rues sont larges et bien coupées ; elle est défendue par quelques batteries qui suffisent pour épouvanter les tribus désarmées, mais qui ne pourraient résister à l’attaque sérieuse d’une armée européenne. Des travaux peu dispendieux rendraient cependant le poste inattaquable ; une batterie à Guett’ndar empêcherait les débarquemens toujours difficiles sur cette côte, où le ressac est continuel. Plusieurs fois les obstacles naturels ont été bravés sur ce point, particulièrement en 1809, par les Anglais, qui prirent terre sans résistance. Saint-Louis est privé de fontaines et de ruisseaux, mais de juillet en novembre, pendant la crue des eaux, le fleuve refoule la mer et fournit aux besoins des habitans. Dès que le Sénégal a repris son cours habituel, la mer remonte à 40 lieues de l’embouchure, et les indigènes, privés d’eau potable, sont alors obligés d’aller creuser des puits au milieu des sables de Guett’ndar. Ces sources, toujours saumâtres par suite des infiltrations de l’Océan, étaient naguère la cause de maladies violentes ; les fièvres et les dyssenteries décimaient la garnison. Depuis plusieurs années, l’administration a fait construire des citernes où se recueille l’eau du Sénégal à l’époque du débordement, et la mortalité a considérablement diminué.

Depuis la paix, Saint-Louis s’est beaucoup agrandi, et sa population a presque triplé. L’accroissement de la population ne prouve pas toujours une augmentation proportionnelle dans le commerce ; toutefois c’est peut-être l’échelle la plus sûre pour en mesurer les progrès dans un pays misérable, où le gain est le seul mobile des habitans. En 1779, Saint-Louis avait 3,018 habitans, et 3,398 en 1784. Sa population doubla sous l’occupation anglaise, et en 1818 elle était de 6,000 ames. Depuis 1830, ses progrès furent plus sensibles encore ; elle monta en 1832 à 9,030 personnes, en 1837 à 12,011 ; en 1844 elle dépassait 15,000 individus. En 1818, il y avait à peine à Saint-Louis 50 habitations bâties, il y en a maintenant 1,568 ; on comptait 5 maisons de commerce à la même époque, aujourd’hui ce nombre est porté à 36 ; 150 traitans de gommes sont inscrits sur les registres de l’administration au lieu de 40. Enfin, si nous joignons à ces détails le tableau suivant du commerce du Sénégal depuis la reprise de possession, on y verra un progrès tellement rapide, que les exemples d’une prospérité semblable se rencontrent seulement aux colonies anglaises de l’Australasie et aux terres néerlandaises de l’Inde. La moyenne des importations et des exportations, d’abord restreinte, de 1818 à 1823, à la somme de 2,300,000 fr., s’est élevée en 1824 et les années suivantes, à 3,600,000 fr., en 1832 à 5,000,000 francs, en 1833 à 5,900,000 francs, en 1834 et 1835 à 7,700,000 francs, en 1836 à 9,000,000 fr., en 1837 à 12,000,000 fr., en 1838 à 17,000,000 fr. Le commerce retombe en 1839 à 16,600,000 fr., et en 1840 à 11,000,000 fr. Quand nous parlerons de la traite des gommes, nous ferons connaître les causes fâcheuses qui ont arrêté un développement aussi extraordinaire.

Le poste militaire de Richard-Tol est situé à 30 lieues au nord-est de Saint-Louis, dans le pays de Walo, sur la rive gauche du Sénégal ; six lieues plus haut, on rencontre le poste de Dagana. Vingt-cinq hommes protègent, dans chacun de ces établissemens, les relations commerciales avec les indigènes. Le fort de Bakel, sur la rive gauche, est à 200 lieues de Saint-Louis, en suivant les sinuosités du fleuve ; il n’est éloigné que de 100 lieues en ligne droite. Trente-six soldats assurent les échanges avec les peuples de la Haute-Sénégambie.

L’île de Gorée est située à une demi-lieue du cap Vert, à 1 mille de la terre de Dakar, à 38 lieues au sud-sud-ouest de Saint-Louis, et à 35 de l’embouchure de la Gambie, où est placé le comptoir anglais de Bathurst. Cette île a 880 mètres de long sur 215 mètres de large. Sa circonférence est évaluée à 2,250 mètres, et sa superficie à 17 hectares. Elle est naturellement divisée en deux parties. La partie du sud n’est qu’une masse de roches à pic de 250 mètres de hauteur, se prolongeant vers l’ouest en colonnes basaltiques de la plus grande beauté ; la base du rocher occupe une circonférence de 600 mètres ; un fort domine le sommet. Le reste de l’île s’abaisse brusquement au niveau de la mer, et on ne peut apercevoir du large que les batteries et les édifices qui y sont construits. Gorée, complètement stérile, ne produit rien pour la subsistance des habitans, qui tirent de la grande terre l’eau nécessaire à leurs besoins. L’existence des puits de Dakar et de Han est un singulier phénomène. Ils sont si proches de la mer, que les lames viennent souvent les combler. Il en est de même à Guett’ndar, où la rive droite du Sénégal, large de 400 mètres, est envahie d’un côté par les vagues et baignée de l’autre par le fleuve, toujours salé durant la saison sèche : là cependant se trouvent des puits qui suffisent à des milliers d’indigènes. Ces irrigations souterraines proviennent-elles des rosées, si abondantes pendant la nuit ? Quelques courans intérieurs, que la sonde pourrait seule découvrir, sillonnent-ils les dernières couches de sable, ou enfin, comme le supposent plusieurs naturalistes, cette arène mouvante, toujours frappée des rayons d’un soleil ardent, absorbe-t-elle les parties salines de la mer, dont les eaux, épurées par l’infiltration, deviennent potables, conservant néanmoins un goût d’amertume, cachet de leur origine ? Toujours est-il que le rivage est couvert de puits. Quand l’un de ces trous est à sec, les noirs fouillent un peu plus loin et trouvent une eau saumâtre dont ils se contentent, sans se donner la peine de creuser davantage pour s’assurer qu’une source pure n’est pas cachée plus profondément. Quelques petites sources s’échappent goutte à goutte des rochers de Gorée ; elles appartiennent aux signares [2], et ne pourraient suffire à toute la population.

Malgré ces désavantages, l’île de Gorée est un point très important sur la côte d’Afrique. Sa position pittoresque l’a fait surnommer par les marins le Petit-Gibraltar ; malheureusement les fortifications sont loin de répondre à ce nom formidable, qui indique toutefois ce que l’on pourrait entreprendre pour faire d’un excellent mouillage un refuge assuré à nos flottes en cas de guerre, tandis que les travaux exécutés il y a peu de temps ne le mettent qu’à l’abri d’un coup de main. Point maritime et militaire, ce port est le seul que la France possède dans ces parages. La sûreté du Sénégal exige que ce rocher soit en état de défendre les approches des côtes, et la marine royale après ses victoires comme après ses revers, demande à se ravitailler, à s’abriter continuellement. La nature a tout fait pour rendre Gorée imprenable. Une escadre poursuivie par des forces supérieures n’aurait rien à redouter au mouillage, si les rochers qui le dominent présentaient, comme Gibraltar, des batteries étagées les unes sur les autres. Le manque de vivres, la privation d’eau, seraient seuls à craindre, et nul doute que dans l’état actuel de la place une vigilante croisière ne l’obligeât bientôt à se rendre. Aussi est-il nécessaire de construire un fort sur la pointe sud de la terre de Dakar, éloignée d’un mille. Entre les feux croisés de l’île et ceux des nouvelles fortifications, les chaloupes, les pirogues, introduiraient à Gorée des vivres, de l’eau, et les troupes venues par terre de Saint-Louis.

La rade de Gorée est spacieuse et le mouillage excellent, même durant l’hivernage. À cette époque soufflent sur toute la côte les tornades des tropiques, orages terribles qui se lèvent du large et tombent comme la foudre. Ces grains, véritables ouragans sous la ligne, perdent de leur violence dans les latitudes plus élevées ; ils passent trop vite à Gorée pour que tout navire solidement ancré ait beaucoup à craindre de ces coups de vents, en général moins forts que les rudes tempêtes d’hiver de nos rades du nord. Le climat de l’île, purifié par la brise de mer, est sain, et c’est sur ce pauvre rocher que les malades de Saint-Louis et des colonies anglaises viennent se rétablir et respirer à longs traits l’air fortifiant qui manque partout sur le continent, soit dans les plaines sablonneuses, soit sur les bords en fleurs des rivières, dont les bois magnifiques exhalent de si doux, mais de si dangereux parfums. La ville occupe les deux tiers de Gorée ; il s’y trouve une caserne pour 200 soldats, un hôpital, une église et un hôtel du gouvernement. En 1838, on comptait sur l’île 223 maisons, 151 cases et 55 magasins et boutiques. Gorée, le cap Vert et le cap Manuel, produits volcaniques, sont les seules collines que l’on aperçoive depuis le cap Blanc jusqu’à Sierra-Leone, où commencent enfin les hautes chaînes de montagnes qui finissent au cap de Bonne-Espérance. Le sol de la grande vallée du Sénégal doit sa formation aux alluvions produites par les débordemens périodiques du fleuve, et il faut remonter au-delà de Bakel pour retrouver les terrains primitifs de roche siliceuse ou micacée. Partout ailleurs s’étend le désert, qui se prolonge des côtes de l’Océan jusqu’aux confins de la Libye, et des rives du Sénégal aux montagnes de Fez et de Maroc.

Les comptoirs de Seghiou dans la Cazamance et d’Albreda dans la Gambie sont peu importans. Celui d’Albreda surtout, placé sur un fleuve dont le cours est sous la domination anglaise, ne peut que difficilement prospérer. Cependant, depuis la culture de l’arachide, plante oléagineuse qui croît spontanément en Afrique, ce comptoir pourrait faire une active concurrence aux négocians de Bathurst. Déjà Albreda a expédié 500,000 kilogrammes de graines arachides à Marseille, qui en tire une huile de très bonne qualité. Sans doute le gouvernement ne négligera rien pour augmenter cette nouvelle source de bénéfices, et finira par débarrasser le commerce des entraves que les autorités anglaises suscitent aux navires français à l’entrée de la rivière.

L’on a dû remarquer que les établissemens français en Afrique sont éloignés les uns des autres, et pour ainsi dire perdus au milieu de populations d’origines et de mœurs différentes. Il importe de bien connaître les tribus qui possèdent les contrées arrosées par le Sénégal ; il importe aussi d’examiner l’état de la population française et européenne en présence de ces farouches voisins. C’est par leur intermédiaire que se fait tout le commerce de la colonie. L’étude des mœurs a donc ici plus qu’un attrait pittoresque, elle a aussi une incontestable utilité. — La population de Saint-Louis et des établissemens français au Sénégal se compose de blancs, d’indigènes libres, noirs ou mulâtres, de nègres engagés à temps, et d’esclaves ou captifs. La population blanche, formée exclusivement de négocians européens, s’élevait, en 1838, à 140 individus dont 123 à Saint-Louis et 17 à Gorée. Les indigènes libres sont ou des gens de couleur issus du mélange des deux races blanche et noire, ou des nègres purs. Ces derniers, pour la plupart musulmans, ont conservé les mœurs et les usages de l’Afrique ; ils se livrent à la navigation du fleuve et au cabotage sur les côtes, dans les rivières de Salum, de Cazamance et de la Gambie. Les noirs libres ou esclaves, qui servent ainsi comme matelots ou patrons de barques, se nomment laptots ; ce sont de braves et fidèles marins. Le nombre des indigènes libres est de 5,712, partagés ainsi : 3,950 à Saint-Louis, 775 à Guett’ndar, et 987 à Gorée. Il y a encore à Saint-Louis une population flottante, composée d’indigènes des nations voisines qui viennent se réfugier sous le pavillon français, lors des guerres qui éclatent si souvent dans l’intérieur, ou qui sont attirés dans notre établissement par les relations commerciales. Cette population varie de 1,200 à 1,500 individus.

Il n’existe dans la colonie aucun préjugé de caste ; les fonctionnaires civils de Saint-Louis et de Gorée sont tous des gens de couleur ; le clergé lui-même compte dans son sein des noirs et des mulâtres. L’esclavage et le commerce des captifs règnent cependant chez tous les peuples qui entourent les comptoirs français. Les communications forcées de la colonie avec ces populations placent donc le Sénégal, relativement à l’abolition de la traite, dans des conditions toutes différentes de celles où se trouvent nos colonies d’Amérique ; en outre, les essais de culture, suivis, de 1818 à 1830, sous la protection du gouvernement, ont exigé, à cet égard, des dispositions particulières, d’autant plus que les habitations agricoles furent toutes fondées à quarante lieues de Saint-Louis, dans le Walo, pays qui est le foyer de l’esclavage. Pour venir en aide aux colons sans blesser les principes d’humanité nouvellement proclamés, l’administration créa, d’après l’exemple de l’Angleterre, le régime des engagés à temps, qui consiste à permettre l’introduction des noirs de l’intérieur, sous la condition de l’affranchissement immédiat au bout de quatorze ans de service. En 1838, le nombre des engagés à temps s’élevait à 1,693. Depuis l’abandon des cultures, 1,592 sont concentrés à Saint-Louis, où ils achèvent leurs années de service, et 101 sont employés à Gorée. Le prix de l’achat d’un engagé à temps, âgé de vingt ans et propre au travail, varie de 300 à 400 fr. Au Sénégal, du reste, l’esclavage est dépouillé de toutes les misères qui le rendent si odieux partout ailleurs. Les captifs, exempts de travaux pénibles, restent soumis à une domesticité paresseuse sur les bâtimens de guerre, ou sur les petits caboteurs naviguant dans les rivières ; ceux qui ont un métier l’exercent librement soit à la ville, soit à bord des navires ; l’ouvrier, comme le matelot, partage avec le maître le gain de la journée, dont la plus forte part est employée au bien-être des siens. Les familles de ces ouvriers indigènes campent à leur guise ; les unes restent près de la maison du maître, sous la tutelle de la dame signare, indulgente aux petits enfans de l’esclave comme aux siens ; les autres, plus fières, regrettant peut-être la patrie perdue, s’éloignent du lieu qui rappelle la servitude, et vont placer leur hutte dans un coin ignoré, sur le bord du fleuve, où la femme cultive un jardin, ou devant la mer que ses enfans apprennent à braver avec les pilotes et les pêcheurs. Tous les captifs, soit qu’ils vivent isolés, soit qu’ils demeurent groupés près du maître, ont pour lui un attachement religieux ; jamais ils ne se sont plaints de la chaîne dont ils ne sentent pas le poids, et les six mille esclaves de Saint-Louis, loin d’être, comme aux Antilles, un sujet d’inquiétude, sont la plus sûre garantie de la sécurité publique. Dès que la colonie est en guerre avec les Maures ou avec les noirs du continent, l’habitant indigène, mulâtre ou nègre, arme ses captifs et marche avec eux à la défense de l’établissement ; ils se battent courageusement pour la France, et c’est grace à ces laptots dévoués que la métropole parvient, avec une garnison de 400 hommes, à conserver cette possession précieuse, environnée de nations guerrières et turbulentes. Le nombre des esclaves est de 10,096. Saint-Louis en compte 6,061, Guett’ndar 236, Gorée 3,799. Les noirs libres et les gens de couleur les possèdent presque tous. La valeur ordinaire d’un captif est de 500 francs. Sa nourriture est évaluée à 100 francs, indépendamment de ce que coûtent son logement et les soins exigés par ses maladies.

La vie que mènent les blancs au Sénégal est assez triste ; négocians ou employés du gouvernement sortent peu des îles de Saint-Louis et de Gorée, où les retiennent leurs devoirs ou leur trafic. Il est vrai que les échanges obligent à une existence sédentaire, sauf à l’époque de la traite des gommes, qui, ayant lieu dans le haut du fleuve, force les marchands à monter aux escales ; la plupart passent leurs jours près de leur comptoir. Tous en effet tiennent des boutiques où se trouvent rassemblés les différens produits européens dont le débit journalier est peut-être la branche la plus importante du commerce de la colonie. En général, il est difficile de se livrer sur la côte aux chances stimulantes de vastes opérations. Les grandes entreprises, les calculs profonds, l’entraînement à suivre une veine de fortune heureuse, l’audace des spéculations, toutes ces agitations enfin du vrai négociant sont ignorées au Sénégal. Assis dans son échoppe, le blanc doit attendre patiemment que ses petits bénéfices lui permettent à la longue de tenter à son tour le séduisant voyage des marigots[3]. Levé dès le matin, il vend lui-même aux esclaves le lait, le poisson, les fruits qu’il a achetés des noirs de la Grande-Terre ; il verse l’eau-de-vie aux laptots embarqués, étale devant eux les ceintures éclatantes qui leur donneront la tournure des matelots du roi. Dans la journée, il se tient sur le port, guettant les pirogues qui arrivent du Cayor ou de Dakar chargées de passagers. C’est le grave marabout qui vient choisir une pagne traînante, et qui offre en échange les offrandes dont les dévots ont payé ses prières ou ses malédictions. C’est un guerrier presque nu, la poitrine labourée de coups de zagaye, qui troque la dépouille sanglante d’un tigre contre de la poudre, un fer de lance ou une hache. C’est un jeune homme qui se hâte et court vers les magasins où pendent les étoffes de guinée bleue, les mouchoirs rouges, les sonores verroteries. Soulevant alors sa tunique, il déboucle une ceinture de cuir qui serre ses reins, et place sur les balances du marchand des lingots informes d’or ou d’argent, de grossiers bijoux travaillés par les Maures. Le blanc pèse le métal, lui reconnaît une valeur, et le noir choisit pour quelque belle fille préférée ces brillans colifichets, qui, venant des contrées lointaines, charment les femmes sauvages comme les plus nobles dames. Tel est le commerce du plus grand nombre des marchands ; ils achètent et vendent au jour le jour.

Au coucher du soleil, le blanc ferme sa boutique, et il va partager le repas de famille préparé par les captifs de la signare qu’il a associée à son sort, quelquefois légitimement, presque toujours sous de simples conventions que les habitudes du pays font respecter. Les signares, femmes d’origine française ou anglaise, sont libres et maîtresses d’elles-mêmes. Descendant des anciens maîtres du sol, elles ont gardé sur la terre conquise le nom qui constate la noblesse du sang et l’indépendance. Jolies et gracieuses dans leur jeunesse, elles attendent avec calme qu’un homme libre jette les yeux sur elles et les mette à la tête de sa maison. Aucune cérémonie légale ne régularise ces unions primitives. Un soir, tandis que la famille, réunie sur un balcon au bord de la mer, suit de l’œil quelque barque attardée qui glisse près du rivage, ou que tous attentifs restent suspendus aux lèvres d’un conteur, la fiancée quitte furtivement sa mère et ses sœurs, et s’avance dans la cour où retentissent en cadence les pilons des captives broyant le mil ; sûre de n’être trahie par personne, elle ouvre la porte derrière laquelle veille celui dont elle a reçu les promesses ; le seuil est franchi sans hésitation, et tous les deux fuient dans l’ombre. Aussitôt les serviteurs, les négresses qui ont favorisé l’enlèvement de la signare, jettent dans l’air des cris de douleur, de triomphe et d’amour. Comme si toutes elles partageaient l’égarement d’une passion invincible, elles répètent en bondissant, leur noir pilon à la main, les strophes énergiques de l’épithalame que psalmodie l’inspirée, véritable sorcière, prophétesse sinistre ou secourable que recèle chaque troupeau d’esclaves. La nouvelle maîtresse prend aussitôt le nom de l’homme avec lequel elle vit et le léguera à ses enfans. Du reste, nul remords de sa faute, aucune honte de sa position ; le dimanche, elle ira à l’église comme d’habitude, sans songer jamais que le Dieu des chrétiens réprouve une union que son prêtre n’a pas bénie. Ces mariages à la mode du pays sont cependant heureux, et bien souvent, quand le blanc voit grandir ses fils autour de lui, et qu’habitué à cette vie nonchalante il en est venu à oublier la France, il prend pour épouse sa douce compagne, qui lui est toujours restée fidèle, a supporté sans se plaindre l’isolement et les mépris, et s’est constamment montrée la plus soumise des nombreuses servantes du créole. Paresseuses comme toutes les Orientales, les signares passent leurs jours dans l’oisiveté, sans rien désirer, sans rien regretter ; les mères filent du coton, les filles vont et viennent, se frottent les dents avec une racine spongieuse, chiffonnent des rubans, essaient des madras et se chargent de bracelets et de colliers ; couchées sur des nattes, elles accompagnent du geste et de la voix les poses voluptueuses d’une captive favorite, tout à coup elles-mêmes s’élancent et s’abandonnent à toutes les fureurs de la danse sauvage. Qu’un officier de marine, un Européen, paraisse, la joyeuse couvée se tapit immobile près de l’aïeule ; mais, si l’hypocrite visiteur a eu soin d’apporter un flacon d’anisette, les gourmandes lèvent les yeux et se laissent bien vite apprivoiser par cette liqueur perfide, qui les trahit toutes et fait évanouir les craintes de l’expérience maternelle.

Les officiers de l’escadre en station au Sénégal, les négocians de Saint-Louis et de Gorée, visitent de temps à autre les marabouts de la Grande-Terre, parmi lesquels ils choisissent un ami particulier qui prend le nom de camarade. Quand le blanc va chasser aux environs, le camarade l’attend à la plage, son fusil sur l’épaule. Dans ces circonstances, le nègre a toujours soin d’oublier la poudre et le plomb ; à moitié route, il cherche ses provisions, et fait mine de vouloir les aller prendre à sa hutte, qui est là-bas, là-bas, dit-il, bien loin derrière les collines. Si le chasseur paraît douter de la bonne foi de son compagnon, celui-ci se montre très sensible à l’injure : il prend un air menaçant, et paraît prêt à se porter à de violens excès. Cette petite comédie que jouent, pour tâter le terrain, non-seulement les tribus d’Orient, mais aussi plusieurs peuples du midi de l’Europe, cesse devant la profonde indifférence du Français. Quelques charges pour la mauvaise carabine du chef rétablissent bientôt la bonne intelligence ; les deux amis s’enfoncent dans les terres, et se séparent pour battre les marécages. Il est convenu que le nègre tuera au profit du blanc les magnifiques oiseaux de toutes couleurs qui filent dans l’air comme des étoiles d’azur, mais le camarade revient constamment les mains vides. Avare de cette poudre terrible avec laquelle l’homme tient son ennemi à distance, il la ménage soigneusement et la conserve pour les combats et les chasses plus sérieuses. Ces excursions le long du fleuve, dans les bois de Dakar, autour des puits du désert, au milieu d’espaces sans bornes où règnent en liberté les bêtes fauves et les créatures les plus faibles et les plus gracieuses, sont une tentation irrésistible pour le guerrier noir comme pour l’Européen. Le souvenir des fatigues que l’on a surmontées et des dangers que l’on a courus ramène sans cesse le voyageur, le naturaliste et le chasseur, dans ces plaines éternellement foudroyées et belles cependant à force d’horreur et d’épouvante. La chasse aux biches, aux gazelles et aux colibris, la recherche patiente des insectes et des coquilles marines, les promenades à cheval, telles sont les seules distractions des états-majors de la flotte ; les officiers vont à la chasse, les chirurgiens ramassent les coléoptères, l’aspirant préfère les courses sur un cheval rapide. Tous partent armés : le collectionneur, outre la boîte où il pique les pauvres scarabées, a son fusil en bandoulière, et le cavalier ne se hasarde qu’avec une paire de pistolets dans les poches de sa veste. Des guides les conduisent ordinairement aux bosquets parfumés où nichent les souimangas aux ailes d’or et les cardinaux à la robe de pourpre : quelques-uns restent à l’affût, les sages herborisent, d’autres galopent aux alentours ; mais souvent l’ardeur de la poursuite, l’attrait de la nouveauté fait taire la prudence, et l’officier, perdu pour la première fois dans les solitudes, s’élance avidement vers des horizons inconnus. C’est une heure solennelle et qui restera gravée dans sa mémoire, celle où le téméraire jeune homme se décide à aller en avant ; debout sur une dune au bord de la mer, il coule une balle dans le canon de son fusil et salue d’un dernier regard son navire, patrie errante, dont son absence ira troubler le repos ; il s’éloigne sourd à son nom répété par ses frères d’armes qui le cherchent ; bientôt les voix n’arrivent plus jusqu’à lui ; tout à coup il tressaille à une forte détonation, appel suprême des amis inquiets et qu’il faut avoir entendu pour connaître les secrets frissons du cœur le plus ferme. Il marche, et rien de ce qu’il a vu ailleurs ne frappe ici ses regards. En Amérique, le trappeur parcourt impunément les prairies où paît le paisible bison ; l’altier Mohican a disparu ; aucun animal dangereux ne tente le courage du chasseur dans les forêts du Meschacébé. L’Afrique est un monstrueux repaire : le requin croise à l’embouchure des fleuves, la tête du crocodile se dresse au milieu des mangliers des rivières ; le lion, l’éléphant, le tigre, le guépard, laissent l’empreinte de leurs griffes sur le bord des lacs ; la hyène rôde dans les bruyères, et le serpent enlace l’énorme tronc du baobab. Si l’on pénètre dans un bois, mille cris différens retentissent autour de vous : le singe broie une noix, le rat musqué scie le choux palmiste, l’écureuil ronge le jujubier ; la colombe murmure, le chat-tigre glapit, les oiseaux chantent. À chaque instant, des corps sombres passent dans les clairières, remuent entre les branches, et font onduler les plantes. Quelquefois un sourd rugissement monte de la vallée ; aussitôt la forêt tout entière reste silencieuse et comme immobile ; la brise seule frémit dans le feuillage ; peu à peu la vie renaît, un météore lumineux jaillit d’une liane en fleur : c’est le folio, le rubis-topaze, qui se poursuivent ; des coups de bec sonores frappent de nouveau les arbres ; des fruits, des graines entr’ouvertes tombent, et le tumulte recommence pour cesser encore aux premiers sons de cette plainte formidable qui naguère a suspendu tous les souffles, a comprimé tous les ébats.

III. — les maures et les nègres au sénégal.

Écrasée par cette nature magnifique et terrible, la race européenne rencontre partout au Sénégal des obstacles qui défient son activité. Les populations blanches ont cependant maintenu leur influence sur deux races bien distinctes, la race noire et la race arabe. Chacune de ces races occupe une des rives du fleuve. Examinons d’abord l’état des tribus maures, qui représentent la race arabe dans notre colonie du Sénégal. Ce sont là les plus redoutables ennemis de l’influence européenne.

La rive droite du Sénégal, depuis Saint-Louis jusqu’à Bakel, est parcourue par trois grandes tribus arabes, les Trarzas, les Braknas et les Dowiches. Les Trarzas occupent l’espace compris entre la rivière Saint-Jean et le fleuve, à quarante lieues au-dessus de Saint-Louis ; le pays des Braknas s’étend, au nord-est du comptoir, à une profondeur inconnue ; les Dowiches dominent le désert du côté de Bakel. Nous parlerons peu des Maures, qui sont bien connus depuis la conquête d’Alger. Leur intelligence est remarquable ; voleurs, perfides, rusés, ils jettent le trouble parmi les noirs, qu’ils attaquent toujours avec avantage, et leur fine politique a plus d’une fois trompé l’administration française. Ce peuple, malgré l’état abject où il est maintenant tombé, est vraiment fait pour commander. Si, au lieu de continuer une lutte inutile à Alger, ou de se disperser dans les solitudes du Sahara, ces descendans des Maures d’Espagne se réunissaient, comme autrefois, pour tenter la conquête d’un ciel plus heureux ; si tous, abandonnant, les uns une patrie perdue, les autres des sables stériles, franchissaient le Sénégal et émigraient vers le sud à la recherche de ces pays arrosés de ruisseaux, dont leurs poètes voyageurs vantent les charmes, peut-être les fiers instincts des Abencerrages se réveilleraient-ils à la vue des prairies, des forêts et des fleuves qui leur manquent.

Une erreur généralement répandue, c’est de croire que chaque tribu mauresque récolte ses gommes dans des forêts dépendantes de son territoire. Ainsi, selon les statistiques de la marine, les Trarzas posséderaient les forêts du Sahel et d’El-Hébiar, et les Braknas, celle d’El-Satak, d’où seraient tirées les gommes portées aux escales des marchands européens. Ces forêts n’existent pas, et leurs noms sont ceux des puits de l’intérieur aux environs desquels se récolte la gomme. Un puits, richesse du désert, sert ordinairement à désigner le pays qu’il alimente ; c’est là que s’établissent les princes, les guerriers et les marabouts, pendant que leurs tributaires et les esclaves errent dans les plaines où croît isolément l’acacia qui fournit la gomme. Cet arbre très rare, selon Caillé, sur les bords du Sénégal, n’est pas le mimosa gummifera des botanistes, et se rapproche davantage de l’acacia de France. Il n’existe que vers les parties élevées, et ne se rencontre jamais dans les terrains argileux ou d’alluvions, mais sur un sol sablonneux et sec. Les arbres n’ont pas de propriétaires particuliers, et tous les Maures libres peuvent envoyer leurs captifs à la récolte. Dès que le maître possède une certaine quantité de gomme, les esclaves l’enfouissent profondément et la recouvrent de paille, de peaux de bœuf et de terre, ayant soin, comme les trappeurs et les Indiens d’Amérique, de fouler les sables autour des caches, afin de tromper l’avidité des pillards qui rôdent sans cesse sur les traces des familles pour découvrir les silos abandonnés. Les travailleurs laissent une marque à un arbre, aux rochers, et s’éloignent jusqu’à l’époque de la traite ; alors la récolte est transportée aux escales, dans de grands sacs de cuir, par des chameaux et des bœufs. Chaque peuplade maure campe à une escale distincte ; l’escale des Darmankous, à 25 lieues de Saint-Louis, appartient aux Darmankous, tribu de la nation des Trarzas ; l’escale du Désert, à 40 lieues de Saint-Louis, est fréquentée par les Trarzas, et l’escale du Coq, à 60 lieues de Saint-Louis, par les Braknas. Les Dowiches portent leur gomme au poste de Bakel. Ces escales sont de vastes plaines submergées lors des inondations. Dès que les eaux se sont retirées, une vigoureuse végétation couvre ces bords arides, un instant fécondés par le limon que le courant charrie et dépose sur les rives. Aussitôt les Arabes envoient leurs captifs ensemencer les terres, qui semblent se hâter de produire des herbages et le mil, nourriture des habitans. Quand les pâturages ont reverdi, les Maures se mettent en route vers le fleuve avec leurs familles et leurs troupeaux ; c’est l’époque de la traite, moment où Saint-Louis présente l’aspect le plus animé.

On ne se souvient pas sans charme des scènes riantes qui marquent au Sénégal le retour de cette saison d’activité commerciale. C’est alors que, pour atteindre les marchés des Maures, on entreprend sur le fleuve des voyages qui révèlent à l’Européen toutes les splendeurs de la terre africaine. Les matelots noirs, les patrons, mettent les navires à flot, calfatent les bordages, raccommodent les voiles, embarquent les étoffes de Guinée, les verroteries, le tabac, les armes et les ustensiles de fer. L’heure du départ arrive, le canon résonne, mille cris d’adieu retentissent, les femmes dansent et frappent des mains sur la plage ; les laptots travaillent en chantant, lèvent l’ancre, démarrent les bateaux, et la petite escadre vogue en désordre sur le fleuve. Tant que le vent est favorable, les navires se servent des voiles ; mais dès qu’il est contraire, une pirogue que chaque barque traîne à sa suite va mouiller un grapin, sur lequel les nègres se halent. Le soir, la flottille s’arrête pour attendre le lever de la lune, dont la lumière doit faire reconnaître les passes et les bancs du Sénégal. C’est l’heure où les équipages fatigués se reposent et mangent le kouskous. Un calme profond règne sur les eaux, des deux côtés s’étendent des plaines sans limites d’où nul bruit ne s’élève ; seulement de loin en loin retentit un hurlement féroce. Bientôt la lune jaillit du milieu des hautes herbes, le tam-tam des matelots salue son apparition, la flotte endormie s’éveille ; les voix se répondent, et les barques glissent de nouveau le long des rives silencieuses. Alors commence une lente navigation, pleine de charme et de vagues émotions, dont le souvenir poursuit toujours le voyageur, qui plus tard, à l’aspect des plus heureux rivages, regrettera la fière beauté du désert. Le ciel, qui pendant le jour ressemble au cratère enflammé d’un volcan dont le regard ne peut soutenir l’ardeur, perd aux approches du soir sa foudroyante puissance, l’air s’épure, la rosée ravive la terre languissante, et dès le coucher du soleil résonne le suave concert de résurrection qui, partout ailleurs, salue l’aube matinale. À l’instant du crépuscule montent du Sahara et des savanes de la Nigritie les sublimes harmonies de la solitude, où se mêlent dans un chant magnifique les causeries des villages noirs, le mugissement des troupeaux aspirant la fraîcheur de la brise, les plaintes des bois, le roucoulement des oiseaux et les sourds rugissemens des bêtes fauves regagnant leurs tanières. Une nuit imprégnée de lumière enveloppe mollement le paysage, qu’elle adoucit sans jamais l’obscurcir ; les eaux phosphorescentes de la mer, des rivières et des lacs, s’illuminent au choc des rochers, aux jeux des poissons, et sous le sillage des pirogues. À mesure que les navires remontent le fleuve, les arbres et la verdure cachent l’aridité des sables, et les bords se couvrent de roseaux frémissans, de magnolias et de taillis impénétrables. À l’ombre des palmiers et des cocotiers croissent d’épais mimosas, de larges nénuphars, et des plantes à fruits sauvages que se disputent les merles cuivrés, les guépiers roses et les insectes luisans des tropiques. Les nymphéas gigantesques, les mangliers pleureurs, obstruent l’entrée des marigots, qui conduisent à des prairies au-delà desquelles reparaît le désert enveloppé de poussière et de vapeurs éternelles. Des îles charmantes, que l’humidité et la chaleur entretiennent dans une fécondité merveilleuse, forment d’étroits canaux où les rameaux entrelacés de l’acacia en fleurs répandent d’enivrans parfums. Chaque soupir du vent porte à l’Européen mille sons incompréhensibles qu’il ne saisira plus autre part. C’est le petit cri de la gazelle surprise à l’abreuvoir, les lourds ébats du caïman et de l’hippopotame dans la vase, le grognement du sanglier fouillant les racines, et le bruissement sinistre des joncs où veillent les animaux les plus cruels et les reptiles les plus impurs de la création. Le voyage dure ainsi huit ou quinze jours, selon l’éloignement de l’escale où le traitant doit commercer ; les sensations changent avec les points de vue qui se renouvellent sans cesse, et l’imagination, toujours excitée par une nature imposante, des accidens imprévus, des impressions de terreur et de volupté, se laisse aller sans combat aux rêveries les plus nouvelles. Enfin la flotte mouille devant le rivage où les Maures sont campés avec leur famille et leurs bestiaux ; les palabres, ces interminables discussions des Arabes, commencent ; les captifs étalent les gommes, les négocians montrent leurs marchandises, les princes et les rusés marabouts vont à bord partager la fastueuse hospitalité des blancs ; les marchands de Saint-Louis courent affairés sous les tentes, cherchant à gagner les femmes et les enfans par des présens ; tous trompent et sont trompés, chacun traite en fraude, offre sous main à des prix inférieurs ce qu’il a l’air d’échanger contre le taux légal ; les promesses, le vol, l’intimidation, tout est mis en jeu pour enlever les gommes ; l’intérêt même est oublié, et le traitant, préférant acheter à perte plutôt que de revenir à Saint-Louis les mains vides, accepte les marchés les plus onéreux, tandis que le Maure impassible ne s’engage jamais, ne se laisse pas surprendre, et profite de l’amour-propre et de l’avidité des concurrens. Telle est la traite des gommes, qui dure à peu près six mois de l’année.

La rive gauche du Sénégal, depuis l’embouchure du fleuve jusqu’au port de Bakel, est sous la domination des noirs ; elle comprend les royaumes de Cayor, de Walo, le Fouta et le pays de Galam. Le royaume de Cayor s’étend depuis l’embouchure du Sénégal jusqu’au cap Vert ; il est habité par les Yolofs. Au sud se trouvent les pays de Baol et du Syn, où s’élevaient autrefois les comptoirs français de Portudal et de Joal. Le Cayor échange des bestiaux, du mil, de la cire, pour de la poudre, du fer, des verroteries, de l’eau-de-vie, du tabac et des armes. À une quinzaine de lieues de Saint-Louis, en allant vers Gorée, commence dans le pays de M’Boro l’active végétation des tropiques ; plusieurs lacs d’eau douce répandent la vie et la fraîcheur au milieu des bois et des prairies environnantes ; de nombreux troupeaux paissent les beaux pâturages que l’humidité des lacs met à l’abri des ravages de l’harmattan, haleine brûlante du désert qui dévore les plantations des habitans. Le Walo se prolonge, à partir de la barre du Sénégal, à quarante lieues au nord de Saint-Louis, jusqu’au village de Dagana, poste fortifié de la France ; dix lieues plus bas s’élève le poste militaire de Richard-Tol. Les marécages des bords du fleuve sont fertiles et ensemencés par les noirs ; au-delà paraissent de grandes plaines basses et stériles, que terminent des coteaux sablonneux couverts de broussailles et de taillis : des prairies inondées pendant l’hivernage, quelques bois de haute futaie, une forêt de gommiers près d’un lac bordé de roches ferrugineuses, sont les seules ressources des malheureux habitans. Partout la végétation lutte en vain contre la mer, qui ronge le sol, et le souffle du désert, qui passe sur les plantes. Le Fouta s’étend depuis la frontière du Walo jusqu’au pays de Galam ; il est partagé en trois provinces : le Fouta, le Toro à l’ouest, et le Damga à l’est. Cette riche contrée, où était établi l’ancien comptoir français de Podor, appartient à la race des Foules. Le commerce tire du Fouta du mil, du morphil, de l’or en grande quantité, des cuirs et des gommes. Sur la rive méridionale du fleuve, près des cataractes du Félou et de Gouina, M. Brué avait fondé le comptoir de Médina pour l’exploitation des mines du Bondouk.

Toutes les tribus de la rive gauche du Sénégal appartiennent, ainsi que les Maures, à la religion musulmane ; mais ce culte est sensiblement altéré, surtout chez les nègres, qui, tout en suivant la loi du prophète, invoquent aussi, pour la plupart, des dieux secondaires, bons ou mauvais génies de la guerre, de la pêche, des récoltes, des haines et des amours. Tous ont le corps couvert d’amulettes que leur vendent les marabouts, prêtres magiciens, dont les conseils sont toujours écoutés avec crainte. Jusqu’ici la propagande chrétienne n’a produit de résultats que parmi les esclaves de la colonie ; encore, chez ces derniers, n’a-t-elle guère été féconde, puisque sur douze mille captifs elle n’a pu gagner qu’un millier d’enfans qui ont remplacé, par la douce croyance à la Vierge, mère de douleurs accessible à tous, la foi aux mauvais esprits. Du reste, la religion mahométane, avec ses dogmes si simples, paraît mieux convenir aux peuples primitifs d’Orient. Le Dieu unique de Mahomet, l’Allah éternel, bon pour les justes, terrible aux méchans, permettant les plaisirs sensuels sous un ciel provocateur, et dont les préceptes se réduisent à la prière et à l’aumône ; cet être seul avec ses anges, dans un paradis sans mystères comme la loi qu’il a dictée, devait être facilement compris d’hommes indolens, guerriers, contemplatifs, et passionnés pour les femmes, fleurs passagères dont le Coran permet de respirer le parfum. Aussi voit-on les missionnaires échouer près des musulmans turcs, arabes, noirs et indiens. Les prêtres catholiques eux-mêmes ont toujours préféré répandre les lumières du christianisme chez les nations idolâtres, où leur voix, proclamant un seul Dieu devant les manitous et les fétiches, finissait par être écoutée ; mais que pouvaient-ils apprendre aux nations qui adoraient la suprême unité ? Des rites et des formules différens, toutes choses auxquelles le corps résiste souvent, quand l’esprit est convaincu, car ce qui choque le plus peut-être dans un culte étranger, ce sont les usages nouveaux qui bouleversent les souvenirs d’enfance, l’éducation reçue, et les premières joies de la famille. Aussi les conversions sont-elles rares parmi les peuples qui ont la grande idée religieuse d’un seul Dieu ; chacun reste dans la route qui conduit au même but, comme les voyageurs qui gravissent une pyramide à plusieurs faces, sûrs de se retrouver au sommet, quel que soit le côté choisi pour l’escalade. Observons, en outre, que les missionnaires ont de tout temps négligé l’Afrique. Les jésuites, il est vrai, avant leur suppression, avaient dirigé des missions en Abyssine, au Congo, à Angola et à Mozambique, mais ces efforts partiels ne sont pas à comparer aux sublimes travaux apostoliques du Paraguay, du Nouveau-Monde, de l’Inde, de la Chine et du Japon. Encore aujourd’hui, l’Afrique est un champ abandonné, attendant les travailleurs de la dernière heure ; toutes les contrées où ne règne pas le Coran sont plongées dans les ténèbres des plus honteuses superstitions. Que Rome se réveille, sinon la palme lui sera ravie par les ministres anglicans, qui, de la Gambie, de Sierra-Leone et du cap de Bonne-Espérance, étendent leur influence biblique et commerçante chez les tribus voisines.

Les nègres mahométans de la Sénégambie sont généralement plus intelligens et plus sociables que les peuplades du bas de la côte. Bien des causes réunies ont probablement donné aux Yolofs la supériorité qui les distingue. Déjà, sous les Carthaginois, les Romains et les Arabes, le nord de l’Afrique avait de fréquentes communications avec les nations de la Nigritie ; par la suite, une religion plus pure, les relations commerciales des blancs, le passage des caravanes d’Alger, de Tunis et de Maroc, apprivoisèrent à la longue les habitans ; mais qu’il y a loin de cet adoucissement des mœurs, amené par des siècles de frottement avec des peuples civilisés, aux plus faibles indices d’une régénération quelconque ! Si les partisans de l’esclavage sourient avec dédain à la qualification d’hommes donnée à de pauvres créatures que la terre et le ciel lui-même semblent repousser de l’échelle des êtres, s’ils s’efforcent encore de ravaler les nègres au rang d’animaux plus parfaits que les bêtes, les abolitionistes, de leur côté, ne sont pas exempts d’exagération dans les faits qu’ils avancent pour faire triompher la pieuse croisade de l’affranchissement universel. À Dieu ne plaise que nous cherchions à détruire de nobles illusions ! ce n’est pas nous qui ramasserons les pierres teintes du sang de ce peuple si long-temps lapidé ; mais, tout en flétrissant l’odieuse malédiction jetée sur les noirs, il faut cependant reconnaître que, soit constitution physique, soit abrutissement primitif dont les causes nous échappent, cette nation disgraciée n’a jamais montré l’énergie et l’intelligence des autres races de couleur.

Les tribus agricoles de la Haute-Sénégambie, quoique supérieures aux autres nations de l’Afrique, ont conservé, dans leurs rapports avec les blancs, la cruauté et la méfiance qui distinguent les nègres, et un éloignement invincible pour tout rapprochement direct. Seules, les peuplades sénégalaises semblent avoir depuis long-temps perdu leur sauvagerie, sans acquérir toutefois les instincts commerciaux et industriels des Foules, des Mandingues et des Saracolets. Doux, tranquilles, hospitaliers, les Yolofs accueillent avec prévenance le marchand ou l’officier qui s’arrête fatigué à la porte de leurs cases. Le chef du village est aussitôt prévenu et réclame le droit d’offrir sa natte à l’étranger. La femme du maître, ses filles, nues jusqu’à la ceinture, présentent dans des calebasses du lait, du vin de palmes, des fruits rafraîchissans et la tendre noix du cocotier. Assises aux pieds du visiteur, elles se parent avec bonheur des brillantes verroteries qu’il distribue ; leurs yeux noirs montrent une admiration naïve pour les yeux du chrétien dont la teinte vague et douce charme en secret les plus fières ; leur main curieuse lisse avec complaisance la fine chevelure du blanc, et s’oublie quelquefois à caresser les traits réguliers de son pâle visage et les contours d’une bouche qui leur paraît toujours petite. Les vieillards, les marabouts, viennent saluer leur hôte, se rangent en silence autour de lui et allument la pipe de l’amitié ; ils écoutent les paroles du nouveau venu, vendent ou achètent avec ruse si c’est un traitant, parlent bruyamment de guerre, de chasse et de la valeur de leurs frères aux longs cheveux, si c’est un marin. Tous ont horreur du travail qu’ils abandonnent aux femmes et aux captifs. Fuyant l’ardeur du soleil, ils restent couchés le jour dans leur hutte, ou s’étendent à l’ombre des jujubiers, des palmiers et des mangles des marigots. Le soir, rassemblés dans la plaine, près de la mer, sur les rives du Sénégal, ils assistent aux jeux des enfans, aux jongleries du griote, fou religieux, paria redouté, dont la case maudite ne peut s’élever au milieu de son peuple. Les guerriers environnent le marabout qui parle du prophète, raconte l’effrayante histoire des génies, les aventures des caravanes et les légendes des jardins embaumés et des villes merveilleuses, paradis des élus caché dans le sud enflammé, par-delà les grands fleuves et les montagnes, et dont le simoun, selon la volonté d’Allah, défend les approches. Les captives pilent le mil, les femmes préparent le kouskous ; les jeunes filles, un vase sur la tête, passent devant les groupes, allant puiser l’eau des puits. Enfin l’ombre plus épaisse tombe du haut des collines, les derniers travaux de la journée cessent, les esclaves quittent les champs, et la population se répand dans la savane, où les sons du tamtam retentissent. Au signal du sauvage tambour dont l’étrange harmonie les transporte, tous se mêlent, femmes, enfans, chefs et esclaves ; les mains frappent en cadence, les voix répètent les roulemens de l’instrument, les pieds trépignent sur le sable, tandis que, renfermé dans le cercle, un jeune nègre commence la danse lascive du bamboula. Le noir est seul d’abord avec le griote, qui, accroupi, son tamtam entre les jambes, prélude lentement ; le danseur suit la mesure, promène ses regards sur la foule ondoyante, et appelle à lui une femme. Aucune ne cède encore ; toutes, honteuses, baissent la tête, mais déjà les corps se sentent entraînés ; les chants, le choc des mains grandissent avec les éclats du tambour, qui résonne maintenant à coups pressés. Tout à coup une belle fille se précipite éperdue dans l’arène. Le rond se resserre aussitôt sur le couple, qui, la poitrine nue, les narines gonflées, les yeux perdus d’amour, obéit à toutes les fureurs du griote en délire. Le fou hideux s’est levé de terre ; ses doigts crispés râclent convulsivement la peau sonore ; il s’avance, l’écume à la bouche, et couve de son ardente prunelle les beautés que la danseuse défaillante ne peut plus défendre ; les femmes jettent leurs voiles dans l’enceinte ; l’homme vainqueur saisit sa compagne, et l’impur sorcier applaudit comme le satyre antique. Les libertés du bamboula se prêtent à servir les passions secrètes, et, devant les spectateurs uniquement occupés de l’élégance et de l’agilité des poses, des jeunes gens, séparés par les haines de leurs familles, jouent souvent entre eux ce drame aussi vieux que le monde, le drame de l’amour provoqué par les obstacles. Ainsi que les Indiens, les Sénégalais aiment la musique. Fréquemment, le chasseur européen rencontre loin des bourgades un nègre solitaire accompagnant, sur une guitare à trois cordes, un air éclatant ou mélancolique, dont le chanteur improvise les paroles pour charmer ses douleurs ou exhaler sa joie. Presque tous les noirs composent ainsi facilement et non sans grace de longs poèmes sur les évènemens de leur vie ; le rhythme en est triste. Le pauvre musicien, habitué aux bruits monotones de la mer qui se brise le long des grèves et aux soupirs du vent dans les rameaux, imite, sans le savoir, leur plaintive harmonie. Combien de fois l’aspirant de marine, commandant sa chaloupe armée de laptots, n’a-t-il pas été le héros d’une complainte que les canotiers redisaient en chœur, bondissant sur les bancs, secouant l’aviron, sans jamais troubler la nage prescrite ! Quel est l’officier qui, malade, miné par la fièvre, ne s’est pas endormi aux doux refrains d’une voix dolente, murmurant son nom à chaque couplet ? Harassé par la chaleur, l’Africain a peu de besoins ; il n’éprouve ni l’aiguillon de la faim, ni l’atteinte du froid, ces deux énergiques stimulans du travail chez les classes malheureuses du Nord. Le mil, récolté sans fatigue par l’esclave, et la pêche, si abondante sur les côtes, lui suffisent. Il porte à Saint-Louis et à Gorée les plus beaux poissons, les produits de sa chasse, le lait des troupeaux, les œufs, les poules, les canards et les porcs. En échange, il trouve un fusil, de la poudre, du plomb, une pagne bleue, un collier pour sa fiancée, et il retourne satisfait vers les libres déserts qu’il préfère aux palais des Européens, où, depuis le maître jusqu’au captif, nul ne repose un instant.

La France peut exercer, on le voit, sur ces populations assoupies, une active et salutaire influence. D’autres considérations appellent sur notre belle colonie tout l’intérêt de la métropole. La position imprenable de Saint-Louis, au milieu d’un fleuve que de faibles navires peuvent seuls franchir, et non sans danger, doit nous rendre précieuse une possession qui ne saurait nous être facilement enlevée en temps de guerre. Dans l’état secondaire où est encore reléguée en France la marine militaire, les colonies n’ont aucun secours réel à en attendre ; le sort de ces îles lointaines n’est donc assuré qu’autant qu’elles auront des bras pour se défendre, mais surtout des ressources intérieures qui leur permettent de se suffire à elles-mêmes et de supporter un long blocus sans être affamées. La Martinique, la Guadeloupe, Bourbon, ne récoltent que des sucres ; rochers isolés sur les mers, tous tirent leur subsistance du dehors, et sont obligés de se rendre à l’ennemi maître des attérages. L’expérience des malheurs passés a suffisamment prouvé aux puissances maritimes qu’elles doivent maintenant porter leurs vues de colonisation sur des continens ou des îles fécondes capables de nourrir les habitans et la garnison sans le secours immédiat de la métropole, laquelle conservera dès-lors toute sa liberté d’action. Parmi les cinq pauvres colonies qui nous ont été rendues, Saint-Louis a l’avantage d’être non-seulement un point inexpugnable, mais encore d’avoir ses vivres assurés par la terre d’Afrique qu’il domine. Il est vrai que, si les hostilités éclataient entre la France et l’Angleterre (et c’est l’unique cas à prévoir), celle-ci ne négligerait rien pour nous aliéner les populations voisines, puisqu’au milieu de la paix elle ne se fait pas faute de pareilles tentatives ; mais les intérêts des tribus rivales sont tellement mêlés, les Maures ont un si profond mépris pour les Nègres, et ceux-ci ont une haine si violente contre les Arabes, que la politique de l’administration trouvera toujours des alliés parmi des peuplades retenues en outre sous la dépendance française par le besoin, l’appât des produits d’Europe et la facilité des échanges. Il est donc impossible de réduire Saint-Louis par la famine, et ce n’est pas l’un des moindres avantages que présente cet établissement sur ceux qui nous restent, et qui peuvent nous échapper au premier moment.

Quand le marin étudie la carte, il reste douloureusement affecté à la vue de l’isolement où se trouve toute flotte française loin de son pays qu’elle va défendre et venger au loin. Aucun point fortifié où cacher sa faiblesse à l’ennemi, nul arsenal pour réparer les vaisseaux démolis à la suite d’un combat. Les bons ports coloniaux que possédait autrefois la France lui ont été enlevés ; l’Angleterre a dédaigné nos quatre îles dont une seule, la Martinique, offre une rade susceptible d’une défense que la famine rendait bientôt inutile. On ne peut donc rester indifférent à la prospérité d’un territoire qui, comme le Sénégal, unit aux ressources d’une riche colonie les avantages d’une forte position militaire. N’oublions pas que les succès d’une guerre maritime dépendent non-seulement de la quantité de navires, mais surtout de la proximité de nombreux asiles où les bâtimens délabrés vont chercher de prompts secours sur les lieux même du combat. La mer appartient à celui qui reparaît le plus tôt prêt à combattre. Sortir, présenter le travers à l’ennemi, rentrer, changer à la hâte ses mâts cassés, ses voiles en lambeaux, appareiller le lendemain, vaincre ou être vaincu, mais revenir encore et toujours, tant que la noble carcasse peut flotter ; interrompre les relations commerciales, tenir en éveil les côtes, attaquer sans cesse, fuir, mais comme l’Horace romain, voilà comment un peuple devient maître de ces flots mobiles qui ne se laissent dompter que par l’éternel entêtement d’une lutte acharnée et savante. De tels travaux sont impossibles sans ports de refuge pour les vaisseaux ; et où sont ceux de la France ? Que deux escadres française et anglaise se rencontrent dans le fond de la Méditerranée, sur la côte de Syrie, par exemple, qu’elles soient égales en force, en courage, en génie, elles se sépareront mutilées, sans résultat positif, et chacune cherchera un mouillage pour réparer ses avaries. La flotte anglaise gagnera Malte, Zante, Corfou, la flotte française se traînera jusqu’à Toulon. Dans les circonstances ordinaires de la navigation, il faut un mois de traversée d’Alexandrie aux côtes de Provence ; il y a donc mille chances pour que cette escadre soit attaquée sur la route par ceux des navires étrangers qui, ayant le moins souffert dans le combat, n’auront eu besoin que de rechanges insignifians afin de pouvoir reprendre la mer. Si de la Méditerranée nous parcourons les immenses plaines de l’Océan, la position du pavillon français paraît bien autrement critique. Que deviendront nos flottes dans les mers de l’Inde, sur cette grève bordée d’arsenaux anglais ? aux Antilles, devant des plages ouvertes ? en Amérique et sur la côte occidentale d’Afrique, où il ne nous reste que Gorée à l’abri d’un coup de main ? Nous le répétons encore, le Sénégal est, de toutes nos possessions, la plus intéressante, parce qu’il ne peut nous être enlevé par un blocus, et qu’il ne s’agit que de savoir le défendre. En nous plaçant à ce point de vue, nous étudierons avec un nouvel intérêt la situation commerciale de cette colonie, vers laquelle des crises fâcheuses ont appelé dans ces derniers temps l’attention de la France.

IV. — situation commerciale de la colonie. — question des gommes.

Les traités de 1815, en reconnaissant à la France sur la côte occidentale d’Afrique les mêmes possessions que la paix de 1783 lui avait autrefois assurées, proclamaient en outre l’abolition de la traite des nègres. Cette mesure, qui modifiait subitement l’administration du Sénégal, dont les comptoirs avaient été jusqu’alors les principaux entrepôts de l’esclavage, devait aussi changer à la longue le sort des colonies françaises et espagnoles. Elle allait donner de graves inquiétudes aux états du sud de l’Union américaine, et amenait forcément, dans un avenir peu éloigné, des chances funestes pour les pays à sucre et à coton, contrées où de durs travaux, sous un ciel meurtrier, déciment la race blanche. Aussi, quoique vraiment chrétienne et digne de peuples libres, la pensée de l’affranchissement, placée sous le patronage de l’Angleterre, fit naître en France des soupçons universels que les instincts les plus généreux ne purent d’abord parvenir à dissiper. L’abolition de la traite était cependant un grand bien pour le Sénégal, elle forçait immédiatement la France à diriger tous ses efforts vers le commerce intérieur de la contrée et la culture des terres. Le gouvernement, privé de ses plus belles colonies, cherchait alors de nouveaux débouchés aux produits de l’industrie nationale. L’exploitation des plaines de la Sénégambie devait ranimer les relations commerciales presque anéanties par la perte de la plupart de nos établissemens agricoles, dont les denrées précieuses seraient cultivées en Afrique sur une échelle immense et au milieu de populations innombrables.

Ébloui, en effet, par les rapports de ses agens, par des calculs basés sur l’étude superficielle des terrains que les noirs abandonnaient pour de légères coutumes ou redevances annuelles, le ministère français eut sérieusement l’espoir de retrouver au Sénégal les riches produits de l’Inde et de l’Amérique. Le cotonnier et l’indigotier surtout, plantes qui croissent spontanément en Afrique, devaient, si elles étaient soignées dans des habitations européennes, créer bientôt sur les marchés du continent une concurrence redoutable à l’Angleterre et aux États-Unis. Une espérance plus noble animait encore le gouvernement ; la moralité des nègres n’avait rien gagné au contact des blancs, et ces tribus, loin de dépouiller, dans le voisinage des comptoirs, leur férocité native, étaient sans cesse excitées par les traitans à de nouvelles violences et à des excursions que rendait indispensables leur odieux trafic. Une fois les baracons fermés, la guerre défendue et punie, la paix allait descendre parmi ces malheureux sauvages. Les pagnes, les brillantes verroteries de Saint-Louis, ne seraient plus vendus à la femme du guerrier implacable, mais à la compagne du tranquille ouvrier qui, soumis aux vues bienfaisantes de la métropole, cultiverait ses champs ou prêterait son concours aux travaux des colons. Des principes religieux, des relations plus douces, en domptant sans secousses ces natures mauvaises, permettraient enfin à la civilisation de féconder cette terre si long-temps maudite, et lui feraient oublier, à force de bienfaits et de bonheur, tous les maux qu’elle-même avait causés.

Les premières entreprises de culture furent d’abord conduites avec cet entraînement et cette exubérance de mouvement et d’activité qui signalent constamment tout projet nouveau d’une administration française. Au mois de mai 1818, le plan présenté au gouvernement fut aussitôt adopté, et deux expéditions partirent des ports, la première le 8 juillet de la même année, la seconde le 15 février 1819, pour transporter au Sénégal les personnes et le matériel jugés nécessaires à l’exécution ; mais, à l’arrivée des bâtimens dans le fleuve, rien n’était encore prêt pour la réalisation des desseins du ministère : le gouverneur de Saint-Louis n’avait pu parvenir à s’entendre avec les Foules, dont le pays, situé près des cataractes du Felou, présentait à la colonisation de grands avantages, et, en outre, la facilité d’exploiter un jour les mines d’or, d’argent et de cuivre des environs, d’après les plans de M. Brué, qui avaient été retrouvés. Malheureusement, les Foules, rigides mahométans, ont, comme tous les musulmans fanatiques, les chrétiens en horreur. Ne pouvant traiter avec une pareille nation, le gouverneur passa, le 8 mai 1819, avec les Braknas du Walo, un acte solennel par lequel les chefs de la contrée cédaient à la France, en toute propriété et à toujours, moyennant des coutumes arrêtées, les îles et autres terres du Walo où le gouvernement voudrait former des établissemens. Déjà les terrains cédés avaient été partagés, les divers employés allaient partir pour Dagana, village désigné comme le chef-lieu de la colonisation, lorsque les Maures Trarzas, ligués avec les Foules, déclarèrent la guerre au gouverneur de Saint-Louis. Les Trarzas, ayant assujéti le Walo à des tributs onéreux, ne pouvaient voir sans mécontentement la formation des établissemens français, qui allaient rendre l’indépendance à leurs tributaires. Quant aux Foules, ils comprirent que les cultures établies aux frontières du Fouta les menaçaient, dans un avenir prochain, des dangers qu’ils avaient voulu éviter en refusant des terres aux chrétiens. Ces deux peuples firent alliance, entraînant avec eux les Braknas, trop faibles pour tenir leur engagement avec la France, et le damel ou roi de Cayor, auquel les Arabes firent comprendre que l’exploitation des hautes terres du fleuve était la ruine de ses sujets. L’ennemi incendia aussitôt le Walo, intercepta la navigation des escales, attaquant à coups de fusil les embarcations qui montaient à Galam ; de leur côté, les troupes françaises battirent les Maures, et foudroyèrent, avec leur artillerie, deux villages du Fouta. Découragées par ces sanglantes représailles, les tribus ne tardèrent pas à demander la paix, qui ne fut définitivement conclue qu’au mois de juin 1821. Deux traités s’ensuivirent : le premier cédait à la France les droits des Trarzas sur le Walo, le second donnait à la colonie toutes les terres du pays des Braknas où les Français jugeraient convenable de fonder des comptoirs.

Ce n’est qu’après la conclusion du traité de 1821 que commencèrent réellement les essais de culture. Le gouvernement ne négligea rien pour la réussite de cette grande entreprise. Après avoir alloué des primes à la production et à l’exportation des denrées, il fit don des graines et des instrumens aratoires, distribua des vivres aux travailleurs, participa généreusement aux frais des premiers établissemens, et prit enfin à sa charge la création d’un immense jardin qui pût devenir la pépinière d’où la colonie tirerait les plantes propres à naturaliser les végétaux étrangers et à les propager dans les terrains défrichés. De pareils encouragemens attirèrent les spéculateurs et séduisirent quelques indigènes. Les travaux ne se ralentirent pas de 1821 à 1824, et les nombreuses habitations du Walo furent partagées en quatre quartiers ou cantons. Le premier portait le nom de poste fortifié de Dagana ; là était la limite provisoire des établissemens de culture qui s’étendaient à quatre lieues, et comprenaient, outre l’habitation royale de Koïlel, à la charge de la liste civile du roi, plusieurs jardins particuliers. Le second, quartier de Richard-Tol, était le point central de la colonisation, et longeait les bords du fleuve sur une étendue de cinq lieues ; six habitations se groupaient autour de l’établissement principal, fondé par le gouvernement dans le Walo. Faf, le troisième canton, avait huit lieues de longueur sur la rive gauche ; un bras considérable du fleuve traversait et fertilisait les terres des dix établissemens qui composaient ce quartier. Le quatrième canton, appelé Lam’sar, à sept lieues de Saint-Louis, comprenait dix-sept habitations sur les rives de trois marigots. Enfin, huit plantations avaient été formées dans les îles environnantes. Les colons, ainsi que le gouvernement, ayant mis dans la culture du cotonnier leurs espérances de succès, cet arbuste fut le premier planté sur toutes les habitations particulières, qui comptaient, en 1825, 3,449,090 pieds de cotonniers, tandis que le recensement des quatre établissemens royaux en donnait à lui seul 1,124,000 pieds.

Malheureusement le produit des récoltes ne répondit guère à ce magnifique développement de plantations, et la colonie, qui avait d’abord expédié 6,734 kil. de coton égréné en 1822, et 7,257 kil. en 1823, après avoir vu l’exportation monter à 27,792 kil. en 1824, n’en fournit plus que 14,877 kil. en 1825 ; en tout 49,660 kil. dans l’espace de quatre ans. De si pauvres résultats découragèrent les colons. Le ministère crut stimuler les travailleurs en retirant les primes accordées à la culture pour les réserver à l’exportation seule des denrées. Cette combinaison, loin de remédier au mal, porta le dernier coup aux plantations ; les habitans, abandonnant aussitôt le cotonnier, dont les récoltes ne pouvaient plus leur faire espérer l’allocation de primes suffisantes, tournèrent leurs vues vers l’indigofère, que l’on trouve dans toute l’Afrique. Les planteurs se remirent à l’œuvre avec le même zèle et l’enthousiasme qui avaient présidé aux premiers travaux de colonisation. Des champs nouveaux furent semés d’indigofères ; des agens du gouvernement, chargés de la manipulation des plantes dans des indigoteries construites aux frais de la caisse publique, employèrent heureusement les procédés qu’ils avaient étudiés au Bengale. La récolte, attendue avec anxiété, surpassa d’abord l’attente universelle : l’indigo de Saint-Louis égalait, s’il ne surpassait pas, celui du Bengale ; mais bientôt (car cette fatale restriction se présente sans cesse dans l’histoire du développement industriel de nos colonies) le prix de revient de la denrée fit évanouir la joie générale. Le taux de la vente resta constamment si élevé, qu’après cinq années d’essais en tous genres, la colonie dut perdre l’espoir de livrer sur les marchés d’Europe l’indigo du Sénégal au même prix que les produits indiens ; telle fut du moins la pensée du gouvernement, qui, en 1830, supprima définitivement les dernières allocations de primes pour les cultures de la Sénégambie.

Dès que l’on connut dans la colonie cette disposition du budget local de 1830, ainsi que l’ordonnance sur la compagnie de Galam, dont les sociétaires étaient relevés de l’obligation, imposée par leurs statuts, d’employer une partie de leurs capitaux à des travaux de plantations, l’administration et les particuliers abandonnèrent les indigoteries du Walo, et les négocians cherchèrent dans l’extension du commerce de la gomme les bénéfices que la terre leur refusait. Jusqu’en 1828, la traite des gommes n’avait point paru faire de grands progrès, puisqu’à cette époque le comptoir de Galam et les trois escales des Trarzas, des Darmankous et des Braknas n’avaient donné que 1,759,317 kil., tandis que la moyenne des gommes tirées annuellement d’Afrique avant 1789 montait à 1,200,000 et 1,500,000 livres, et que si, dans certaines années, ce chiffre était descendu à 200,000 kil., ce qui arrive fréquemment de nos jours, il avait souvent aussi dépassé 3,000,000 de livres. Il est vrai que, les derniers efforts des blancs pour créer des habitations agricoles ayant eu lieu en 1828, les relations avec les Maures durent se ressentir de cette fièvre d’exploitation : la traite des gommes formait toujours la base principale des exportations du Sénégal ; mais le défrichement des terrains, le déplacement des capitaux, l’avaient fait considérablement négliger par la plupart des colons, qui eussent sans doute préféré la vie agréable et active du planteur à l’existence sédentaire du marchand. Quand il fallut renoncer à des illusions si long-temps caressées, les négocians voulurent réparer leurs pertes ; les indigènes libres, les plus pauvres négocians se lancèrent dans cette voie, réputée la seule lucrative ; tous les habitans se livrèrent dès-lors au commerce des gommes, et la traite prit aussitôt les plus vastes proportions sous le régime de la libre concurrence, qui avait enfin remplacé le monopole des anciennes compagnies. Les affaires allèrent bien d’abord. L’ensemble des importations des étoffes de guinée, servant aux échanges avec les Arabes, et des exportations de gommes s’éleva de 3,600,000 fr. à plus de 5,000,000 en 1823. Les progrès se continuèrent jusqu’en 1839. Cette année vit le mouvement général du commerce tomber subitement à la somme de 13,600,000 fr. ; en 1840, le commerce descendait à 11,800,000 fr., après avoir atteint 17,000,000 fr. en 1838. Une baisse aussi sensible épouvanta les ports de France, quoique l’administration de la colonie eût déjà prévu et annoncé depuis long-temps les malheurs qu’une sordide concurrence et la violation des vieux principes de la traite devaient amener tôt ou tard. Mais, avant d’entrer dans le détail des faits qui ont amené la crise, il est indispensable de faire connaître comment et par quels agens se fait la traite des gommes. Ces préliminaires sont essentiels et touchent au fond de la question.

Les deux espèces d’acacias qui produisent la gomme rouge et la gomme blanche sont généralement répandues sur tout le continent africain, dans les plaines sablonneuses qui viennent si tristement interrompre la puissante végétation de certaines parties du sol ; ces arbres se montrent surtout au milieu des sables qui bordent la mer, depuis le cap Blanc jusqu’à Rufisque, extrémité sud de la rade de Gorée, et se sont propagés à l’infini au nord du Sénégal, entre Galam et l’escale du Désert. Les bois maures des puits du Sahel, d’El-Hiebar et d’Al-Fatak, d’où l’on tire presque toutes les gommes expédiées en France, ne sont pas les seuls que les négocians de Saint-Louis pourraient exploiter ; il en existe d’autres, vers l’est, dont le produit annuel monterait facilement à un million de livres. Les rives du fleuve, les grandes îles que l’on trouve en suivant son cours, sont couvertes de gommiers magnifiques, et cette récolte, complètement négligée, fournirait près de 500,000 livres de gommes. La rive gauche en produit aussi, et les recherches de l’administration ont constaté l’existence de plusieurs forêts dans le pays des Yolofs. Jusqu’ici les Maures ont profité de leur supériorité vis-à-vis des nègres pour conserver la fourniture de cette denrée, et leur jalousie semble un obstacle insurmontable aux tentatives des négocians qui ont abandonné la traite insignifiante des marigots au commerce secondaire, dont les petites embarcations parcourent les affluens du Sénégal. Enfin, Saint-Louis tire une assez grande quantité de gommes du comptoir de Galam, approvisionné par les Maures Dowiches. Cette traite particulière appartient à une association de marchands qui, depuis quatre ans, embrasse en outre le commerce du bas de la côte et de la rivière Cazamance. Le privilége de cette compagnie s’exerce seulement une partie de l’année, lorsque le fleuve n’est pas navigable ; au 1er avril, les échanges sont libres.

Le commerce des gommes aux escales se fait par l’intermédiaire des traitans ; ce sont en général des entrepreneurs agissant pour leur propre compte, qui, avant l’ouverture de la traite, achètent aux négocians un certain nombre de pièces de guinée, et s’engagent à leur livrer, en retour, une quantité déterminée de gomme. Dans un pays où le commerce se fait en nature, la pièce de guinée et la livre de gomme remplacent à Saint-Louis et aux escales les signes monétaires, qui n’ont aucune valeur chez les Maures et chez les noirs. Les guinées fabriquées à Pondichéry sont réservées, par une surtaxe de cinq francs la pièce, à la navigation nationale, qui ne peut toutefois les transporter directement en Afrique. Les manufactures de Rouen avaient essayé d’approvisionner le Sénégal de guinées ; mais, si les tissus français sont supérieurs aux produits indiens, le prix en est resté trop élevé pour qu’ils puissent entrer en parallèle, sur les marchés de la colonie, avec les guinées étrangères : la compagnie de Galam les emploie cependant comme présens à distribuer aux princes maures et aux marabouts. Les traitans sont tous habitans indigènes de Saint-Louis ; ils parlent la langue des Maures, et ont acquis sur eux quelque influence. Entrepreneurs ou simples mandataires, les traitans ont toujours donné les preuves de la loyauté la plus parfaite dans leurs rapports avec les Européens ; mais une ardente jalousie, ce sentiment de vanité si remarquable chez les nègres, les pousse quelquefois à compromettre les intérêts qui leur sont confiés. Tous, pour augmenter leur crédit et leur importance à Saint-Louis, exagèrent auprès des blancs l’importance des relations qu’ils entretiennent avec les Maures et de la clientelle réelle qu’ils ont aux escales ; ils surchargent ainsi leurs navires de pièces de guinée, dont le débit n’est jamais assuré. La crainte de ne pas entreprendre d’affaires et de se voir raillés par leurs rivaux les excite souvent à céder pour un prix inférieur au prix d’achat les marchandises des négocians envers lesquels ils contractent de lourdes dettes. Enfin, le désir de se procurer des gommes les entraîne à commettre des fraudes à l’égard des Maures, et, quoique ces derniers soient loin de donner l’exemple de la bonne foi, la morale et la politique même ne sauraient admettre ces tristes représailles, dont les moindres conséquences sont de nuire au commerce français et à l’influence de la mère-patrie. Le caractère des traitans, leurs rivalités, leur amour-propre ridicule, sont les causes principales qui, après avoir exercé une fâcheuse action sur la prospérité générale, ont peu à peu conduit la colonie à réclamer les mesures spéciales sur l’opportunité desquelles le gouvernement a dû définitivement statuer.

Après l’abandon complet des cultures en 1830 et jusqu’à la fin de 1831, la traite des gommes prit, nous l’avons dit, un grand accroissement. Jusqu’en 1838, on hésita entre le régime de l’association, du compromis et de la libre concurrence : ces trois régimes veulent être nettement définis. Nous n’avons pas besoin d’expliquer ici ce qu’il faut entendre par libre concurrence ; nous ne parlerons que du compromis et de l’association. Par le compromis, les traitans, pour remédier aux excès de la concurrence, fixaient entre eux le prix de la pièce de guinée, et s’engageaient à ne pas l’échanger à un taux inférieur. L’association, formée avec la sanction du gouvernement, excluait de la traite les commerçans qui ne s’y livraient pas ordinairement, et qui n’avaient commencé à la faire que depuis trois ans. Parmi ces trois régimes, appliqués tour à tour, le plus désastreux était, sans contredit, celui de la libre concurrence, qui provoquait toujours des excès déplorables. À la suite de ces excès, on demandait l’établissement du compromis, et ce dernier système, toujours mal pratiqué, ne produisait presque toujours que des résultats insignifians. Il fallait adopter des mesures plus énergiques, une allure plus franche, et on reculait toujours devant une telle extrémité.

En 1838, le gouvernement ayant rétabli la libre concurrence, la vanité des traitans, déjà excitée par le succès, ne connut plus de bornes ; l’importation monta à 240,000 pièces, et l’exportation à 4,200,000 kil. Alors la ruine des traitans recommença ; l’abondance des guinées amena une si grande avidité dans les échanges avec les Maures, que les traitans livrèrent aux escales pour 15 et 17 kil. de gommes les guinées payées à Saint-Louis 21 kil. Tous revinrent endettés, réclamant à grands cris l’établissement d’un compromis. Le compromis de 1839 fixa le prix de la guinée à 30 kilog. de gommes : l’importation atteignit 138,000 pièces de guinée, et l’exportation de gommes 3,864,000 kil. ; mais l’encombrement des guinées était si considérable et les précautions prises pour réprimer les contraventions au compromis tellement insignifiantes, que les conditions du pacte commercial furent violées à toutes les escales et les guinées cédées à perte, comme aux époques de libre concurrence. En outre, les négocians, après avoir vendu aux traitans leurs guinées en retour de la récolte des gommes, se rendirent aux escales, firent eux-mêmes le commerce avec les Maures, auxquels ils cédèrent la pièce d’étoffe pour 16 kil. de gommes, prix bien inférieur à celui qu’ils avaient exigé des traitans à Saint-Louis. En 1840, année de libre concurrence, les mêmes excès se reproduisirent avec encore plus de violence ; l’encombrement, déjà énorme à Saint-Louis, fut subitement augmenté par l’arrivage de 109,000 pièces expédiées par les ports français, où l’affluence des produits de l’Inde avait fait tomber la guinée à 18 et 15 francs en 1839, et à 12 et 11 francs en 1840. Négocians et traitans, chacun voulut se débarrasser de tissus qui venaient d’éprouver une baisse de 50 pour 100 dans les entrepôts. Les gommes, achetées à tout prix, montèrent à 3,000,000 kil. Toutefois les affaires eurent de si funestes résultats, que le gouverneur, alarmé de l’état de sa colonie, demanda à la métropole de trancher définitivement la question du régime à suivre pour le commerce du fleuve. En 1841, le gouvernement déclara la traite libre avec des règles nouvelles et une police sévère. La petite traite donna aux trois escales 200,000 kil. de gomme, et la guinée, après s’être maintenue au prix de 28 kil., retomba à 18 et 15 kil. La majorité des négocians et des traitans réclama les compromis, qui fixèrent la pièce de guinée à 27 kil. : la nouvelle convention fut violée avec plus d’impudence qu’en 1840, et la libre concurrence prévalut en réalité sur les règlemens de l’administration.

À la fin de 1841, les traitans se trouvaient débiteurs envers les négocians de Saint-Louis d’une somme de 2,250,000 francs. Les malheureux possédaient à Guett’ndar une chétive case, une ou deux embarcations et quelques esclaves. N’ayant aucun moyen de se libérer avec leurs créanciers, tous rapports avaient cessé entre eux et les marchands. Le commerce des gommes se trouvait donc arrêté de fait, puisqu’il a lieu par l’intermédiaire des traitans, et que ceux-ci refusaient de se livrer à de nouvelles spéculations qui ne devaient qu’aggraver leur position. De leur côté, les marchands, pour avancer aux indigènes les guinées nécessaires aux échanges, demandaient au gouverneur de leur assurer la rentrée de leurs créances, au moins en partie. Le problème n’était pas facile à résoudre : l’administration devait chercher une transaction qui, sans ruiner les indigènes et tout en leur donnant la facilité de recommencer de nouvelles affaires, leur permît de se libérer graduellement de leurs dettes. Il fallait d’autant plus se hâter, que l’époque de la traite arrivait, et qu’à la suite des rigueurs employées par des négocians qui avaient ordonné des saisies, des expropriations et des emprisonnemens, la population indigène, ulcérée, se disposait à émigrer hors du territoire de Saint-Louis pour se mettre à l’abri des poursuites des blancs. M. Pageot-Desnoutières, chef du service administratif de la colonie, adressa au ministère de la marine le plan d’une association. Le 9 février 1842, une ordonnance royale investit le gouverneur du Sénégal du pouvoir de prendre des mesures pour encourager les opérations du commerce et pour favoriser ses progrès, et de régler le mode, les conditions et la durée des opérations commerciales avec les peuples de l’intérieur de l’Afrique. À cette ordonnance était joint l’envoi du projet de M. Pageot-Desnoutières, approuvé par le gouvernement. L’acte d’association fut aussitôt soumis aux délibérations du conseil général de la colonie et du conseil de l’administration, qui, après l’avoir discuté article par article, se montrèrent particulièrement disposés à étendre l’application du principe de privilége, regardé, cette fois encore, comme l’unique remède propre à satisfaire les intérêts généraux et particuliers, ainsi qu’à guérir les blessures que la libre concurrence avait causées.

Le 16 avril de la même année parut l’arrêté du gouvernement qui, par les discussions animées dont il fut l’objet dans les ports de France, amena la formation de la commission chargée d’examiner la situation du Sénégal et les ordonnances les plus favorables au commerce du fleuve. L’acte du 16 avril fondait à Saint-Louis une société spéciale dont le privilége fut strictement restreint à la traite de la gomme aux escales. Il était interdit non-seulement à la société, mais à chacun de ses membres, de prendre part aux échanges des autres produits du Sénégal ou de la gomme ailleurs qu’aux escales, sous peine de la confiscation des marchandises et d’une amende triple de la valeur, qui devait également frapper et les violateurs du privilége de la compagnie et les sociétaires surpris en contravention des règlemens. Le commerce de Galam était seul déclaré libre. Tout individu patenté résidant à Saint-Louis, toute personne libre ou esclave ayant déjà fait la traite avait droit à une action de la société, dont le capital avait été fixé à 2,500,000 fr. Ainsi l’association, établie pour cinq ans, n’excluait personne du partage des actions, déclarées inaliénables et insaisissables, hors le cas de faillite ou de décès. Le créancier fournissant des fonds pouvait prendre une action au compte de son débiteur ; celui-ci n’avait aucun droit sur le capital avancé, mais il touchait le produit de l’action souscrite en son nom, dont les trois quarts étaient employés à l’extinction de ses dettes. Les porteurs de titres de créances sur les Maures ne pouvaient en exiger le paiement intégral qu’en 1843 ; ils devaient se contenter du tiers de leurs créances durant l’année 1842, et la société se réservait le droit de poursuivre seule les recouvremens auprès des Maures. L’assemblée générale nommait le conseil d’administration de la société, composé de cinq négocians ou traitans indigènes, de cinq négocians européens, et d’un directeur au choix du gouverneur, qui désignait en outre un commissaire du roi pour surveiller, avec voix consultative, les séances du conseil. Telles sont les principales dispositions de cet acte d’association, qui a donné lieu aux attaques et aux défenses les plus passionnées. À peu près unanimement approuvé par tous les habitans du Sénégal, par l’administration locale et les marins qui connaissent ce singulier pays, le privilége de la société fondée le 16 avril fut vivement dénoncé en France comme portant atteinte à la liberté commerciale. La presse signala l’état déplorable où le Sénégal se trouvait réduit, et montra l’Angleterre attentive à nos fautes, intriguant pour faire prendre aux Maures la route de Portendik. Chaque journal, après avoir donné à son point de vue le récit des évènemens que nous venons de rapporter, exposait à son tour des plans infaillibles, où se trahissait cependant, avec l’oubli des faits contradictoires, l’ignorance complète des localités et du commerce du fleuve, qui n’a aucun rapport avec celui des autres colonies françaises. Au Sénégal, nous l’avons déjà dit, la civilisation est encore à naître parmi ces populations malheureuses et plongées par les excès et la cruauté des Européens dans un morne abrutissement. Aucun intérêt agricole ni industriel ne se mêle au commerce du marchand ; les bénéfices de soixante navires expédiés chaque année des ports reposent uniquement sur les échanges des produits européens qui se font avec les peuplades voisines contre les denrées du pays, sans l’intervention de signes monétaires. Ce commerce primitif entre l’homme civilisé et le sauvage n’a pas même lieu directement de l’un à l’autre, mais par l’intermédiaire forcé d’une population placée sous notre protection, et toute l’influence française, toutes nos espérances de colonisation future, reposent sur l’attachement et la prospérité de ces indigènes, qui sont les entrepreneurs obligés de la traite avec les Maures et les mandataires du négociant dans ses relations avec les tribus de la rive gauche.

Toutefois les plaintes des ports, les exagérations des journaux, n’avaient pas été entièrement inutiles : elles avaient appelé l’attention du gouvernement sur la colonie, dont la situation critique exigeait son intervention. Une commission fut assemblée par ordre du ministère pour étudier les affaires du Sénégal ; elle désapprouva les bases sur lesquelles était fondée l’association privilégiée. Son rapport mérite une attention sérieuse ; mais, selon nous, il donne prise à la critique sur plus d’un point, et l’analyse ne peut être ici séparée de la discussion.

L’arrêté du 16 avril avait été, on peut le dire, la liquidation commerciale de la colonie opérée sous l’autorité du gouvernement, c’est-à-dire l’application pendant cinq ans des bénéfices de la traite à l’extinction de la dette des traitans, et par conséquent au remboursement de la créance des négocians. La commission commence par établir une distinction essentielle sur la légitimité de ces deux mesures. Si elle comprend la nécessité de libérer les traitans dont la dette paralyse l’intervention, reconnue indispensable à la traite des gommes, et compromet l’existence de la population indigène en menaçant la sécurité de la colonie, il n’en est pas de même quant au remboursement des négocians. La commission consent bien à faire le sacrifice de quelques intérêts privés, afin de venir en aide aux traitans dont le bien-être est exigé par l’intérêt général, mais elle ne voit aucunes raisons d’appuyer par des mesures exceptionnelles la rentrée des capitaux que les marchands ont avancés pour leur profit personnel. Examinant de ce point de vue l’acte du 16 avril, la commission remarque d’abord que la confiscation des gommes pendant cinq ans à l’avantage des traitans et des négocians établit un monopole au détriment de quiconque n’est pas fixé au Sénégal en qualité de traitant, de négociant ou de marchand. On peut s’étonner qu’après avoir contesté la légitimité des mesures prises en 1842, la commission approuve l’acte d’association de 1834. « La colonie, dit-elle, était alors en guerre avec les Maures, et cette circonstance tout-à-fait exceptionnelle, qui réduisait la traite à la seule escale des Braknas, pouvait légitimer des mesures extraordinaires et même extra-légales, dans l’intérêt du commerce lui-même comme dans celui de la sûreté de la colonie. » Les mesures prises en 1834 étaient encore plus rigoureuses que le règlement du 16 avril 1842, en ce qu’elles imposaient une limite de trois ans pour être reconnu apte à entrer dans la société, et qu’elles fixaient à 50 kilogrammes au lieu de 33 kilogrammes, prix de l’association dernière, la valeur de la pièce de guinée. Nous demanderons maintenant si, en 1842, « l’intérêt du commerce lui-même, comme celui de la sûreté de la colonie, ne pouvait pas légitimer des mesures extraordinaires et même extra-légales, » pour éviter les affreux malheurs qui menaçaient Saint-Louis. La plupart des observations de la commission sur l’acte du 16 avril, observations très justes du reste, peuvent s’appliquer tout aussi bien à l’acte de 1834 et à toutes les années où l’on adopta le compromis. La société, ayant été formée pour l’extinction de la dette des traitans, devait prendre les moyens les plus efficaces à l’effet de les débarrasser le plus vite possible de créances qui arrêtaient le mouvement commercial de Saint-Louis, du fleuve et de la métropole elle-même. Elle adoptait des mesures extra-légales, comme elle l’avait fait en 1834, et aucune situation mieux que celle de 1842 ne pouvait justifier, nous le répétons, l’emploi de ces mesures exceptionnelles. La commission n’a-t-elle pas accueilli trop vite les dépositions des commerçans des ports, en assurant que la société a trompé par cette mesure les bienfaisantes intentions qui ont présidé à sa formation ?

Ce n’est pas le seul passage du rapport qui nous paraisse soulever de graves objections. « La traite du fleuve, dit la commission, emploie ordinairement 150 navires, 150 traitans et 1,500 laptots, c’est-à-dire toute la population du Sénégal qui se livre au commerce des gommes, et l’association n’a occupé que 22 traitans, 22 navires et 500 marins, laissant ainsi 1,000 matelots sans ouvrage. » Il y a erreur quant au nombre des bâtimens, puisque 56 navires furent employés, 12 à l’escale des Darmankous, 22 à celle des Trarzas, et 22 à l’escale des Braknas. Les 56 bateaux de traite restaient aux escales, servant de magasins, tandis qu’une foule de barques, d’allégés, descendaient continuellement à Saint-Louis, où elles portaient les gommes que les stationnaires leur avaient versées. En outre, les 56 navires mouillés aux escales nécessitaient l’emploi de plus de 22 traitans, et les chalans qui opéraient le transbordement des gommes avaient, eux aussi, des équipages qu’il faut ajouter aux 500 laptots des 22 navires de la commission. Le rapport contredit les témoignages favorables à l’association (et ils sont nombreux), qui prétendent que 1,000 matelots ont été reportés des escales à la traite des marigots. Une déposition assez étrange affirme au contraire que la société a laissé 2,000 noirs dans la misère. Sans accorder plus de foi qu’il ne convient à ces assertions contradictoires, nous ferons remarquer, ce que l’on oublie de dire ou ce que l’on ne sait pas, que l’avantage des traitans, des négocians, de la colonie enfin, se trouve dans la réduction du nombre des marins. Les matelots sont des esclaves qu’on embarque accidentellement ; ils appartiennent aux traitans qui, s’ils pouvaient obtenir le même résultat aux escales avec dix hommes au lieu de vingt, occuperaient les bras inutiles, soit dans les ateliers, soit à la pêche, dont le produit est assuré, soit aux cultures des légumes si recherchés à la ville, soit enfin aux mille travaux de l’intérieur et à la traite des marigots.

Un autre reproche qu’on fait à l’association, c’est de n’avoir échangé que 40,000 pièces de guinée contre 1 million de kilog. de gommes, lorsque la moyenne des guinées vendues dans les traites précédentes (qui ont ruiné les traitans) était de 120,000 pièces contre 2,300,000 kilog., y compris toutefois la traite de Galam ; mais il ne faut pas oublier qu’il y a des années où la récolte manque totalement. Du reste, si on voulait juger de l’efficacité des mesures par le résultat de la vente, la commission ferait à son insu l’éloge du compromis et condamnerait ses propres conclusions ; car, aux époques où on appliquait le compromis, les gommes et les guinées ont été échangées en quantité énorme, et la traite de 1843, faite d’après les règlemens de la commission, a été complètement nulle. On ajoute que l’association a produit des conséquences contraires à son but, et la commission s’étonne que 275 souscripteurs seulement, sur une population de 13,000 ames, aient signé un acte d’association qui prétendait satisfaire aux intérêts de tous ; mais il suffit de jeter un coup d’œil sur la population de Saint-Louis pour s’expliquer cette apparente anomalie. Saint-Louis compte 13,000 habitans, dont 150 européens et 150 traitans libres ou esclaves, entrepreneurs aux escales. Le reste de la population se compose de captifs et d’indigènes tout-à-fait étrangers aux bénéfices de la traite, qui n’occupe réellement que 300 personnes. Plusieurs petits boutiquiers, de pauvres traitans sans ressources, au nombre de 25, n’ont pu sans doute remplir les conditions exigées, et l’association n’a compté que 275 membres au lieu de 300, chiffre que les intéressés au commerce des gommes ne sauraient guère dépasser. Quant aux 150 Européens établis à Saint-Louis et à Gorée, ils ne font pas tous des affaires aux escales, et l’association, en ne les admettant pas, a obéi au principe déjà adopté dans la colonie et qui prononce l’exclusion partout où il y a limite : c’est ainsi que l’acte de 1834 interdit le commerce du fleuve à tout négociant qui ne se serait pas livré à la traite depuis au moins trois ans.

Enfin les adversaires de l’association ont voulu prouver dans l’enquête et sont parvenus à faire croire à la commission que « la convention qui fixait le prix des guinées au Sénégal devait avoir pour effet d’éloigner les Maures des escales, de les dégoûter de leurs rapports avec nous, de les décider à aller traiter à Portendik ou sur la rivière de Gambie avec les Anglais, qui leur offraient des conditions plus favorables. » En un mot, le monopole amènerait tôt ou tard pour la France la perte du commerce des gommes et la ruine totale du comptoir. La commission, si l’on en croit le rapport, a d’abord considéré cette appréhension comme une de ces hyperboles auxquelles de part et d’autre, dans cette question comme dans toutes celles où l’intérêt privé est en jeu, il est tout simple de se laisser entraîner. Cependant elle s’est souvenue qu’à une époque où la colonie était en guerre avec les Maures Trarzas, il a été traité des gommes avec les Anglais à Portendik. « Quoique ce fait, dit-elle dans son rapport, ne se soit pas reproduit depuis, il a eu lieu, et il pourrait reparaître, si notre imprévoyance laissait naître des circonstances qui le rendissent possible. La commission a donc scrupuleusement étudié la question du transport des gommes à Portendik, et il est demeuré pour elle de la dernière évidence que ce n’était là pour les Maures qu’une question de frais[4], et qu’ils s’éloigneraient pour peu qu’on élevât imprudemment le prix de la guinée. Nous n’hésitons pas à dire que ceux qui manifestent de pareilles craintes n’ont aucune connaissance des affaires du fleuve et de la topographie du pays. Les sources du Sénégal se trouvent dans le Fouta-Dialion, non loin des sources de la Gambie, par 13° 37′ de longitude ouest, et son cours a plus de 400 lieues. Les Maures Dowiches habitent le pays compris entre le 14e et le 16e degré de longitude ouest, les Braknas entre le 16e et le 18e, et les Trarzas, les seuls que le Sénégal ait à redouter, entre le 18e et le 19e degré, c’est-à-dire près de la mer du côté de Portendik. Pour aller chercher les sources de la Gambie, les Dowiches auraient à faire, avec les nombreux circuits du fleuve, 200 lieues ; les Braknas 300, et les Trarzas plus de 400. Les Maures ne possèdent pas une seule barque ; la navigation se trouve du reste interrompue aux cataractes. Il faudrait donc, pour soustraire les gommes à la France, en profitant de la proximité de la Gambie, que les Maures quittassent leur pays ; les Dowiches devraient passer sur le territoire de tribus ennemies, les Braknas sur les terres des Dowiches, et les Trarzas sur celles de toutes ces peuplades, avec leurs femmes, leurs enfans et leurs troupeaux innombrables. Cette émigration dans un désert sans eau, sans pâturages, durant la plus grande partie de l’année, n’est-elle pas, pour employer le langage de la commission, une de ces hyperboles auxquelles il est tout simple que l’intérêt privé se soit laissé entraîner ? Et les frais de cet incroyable voyage annuel de 800 lieues entre l’aller et le retour ne surpasseraient-ils pas les bénéfices les plus exagérés que la concurrence anglaise pourrait assurer aux Arabes ? Mais parlons sérieusement : les Maures ont, il est vrai, traité à Portendik ; ce fait s’est présenté une fois, et ce sont les Trarzas qui, dans la guerre désastreuse que leur fit, il y a quelques années, M. le contre-amiral Quernel, alors capitaine de vaisseau, s’avisèrent de porter leurs gommes aux bâtimens anglais. Néanmoins toutes les personnes qui ont pu étudier sur les lieux les dispositions des Trarzas savent qu’ils ne sont plus tentés de renouveler la malheureuse tentative de 1833. Les Trarzas, qui s’étaient alors rendus à Portendik, durent regagner les marigots après des pertes considérables, et quand ils virent les barques françaises descendre le fleuve, rapportant à Saint-Louis les gommes achetées aux Braknas, ces malheureux, au désespoir, tendirent des mains suppliantes et demandèrent la paix. L’unique expédition de Portendik coûta si cher aux Trarzas, que, malgré la ruse et la dissimulation profondes qui distinguent les Arabes, ils ne purent cacher le désastre qu’ils avaient essuyé. La traite de Portendik, si désastreuse pour les Maures, n’avait guère eu de meilleurs résultats pour les Anglais, et la seule maison Foster de Bathurst perdit des millions à Portendik. On peut conclure hardiment de ce fait que la force même des choses rend inutiles les tentatives des Anglais.

En admettant d’ailleurs, avec la commission, que le haut prix auquel le compromis ou l’association porte la guinée aux escales, mécontentât momentanément les Maures habitués aux profits de la concurrence, pourquoi donc la France ne profiterait-elle pas de ses avantages sur une nation turbulente, qui toujours a été l’ame des révoltes et des trahisons des populations voisines contre la colonie ? En quoi la civilisation et la morale seraient-elles blessées par l’emploi de règlemens sévères qui tiendront en respect les peuplades arabes, ennemies irréconciliables de notre domination en Afrique ? La commission s’abuse, quand elle croit que les Maures sentiront le besoin de conserver avec nous des relations qui peuvent agrandir leur richesse et leur puissance. Le caractère arabe n’a pas, pour ses intérêts, ces calculs d’une civilisation plus haute qui font taire les haines religieuses et politiques. Avant la fondation de nos comptoirs, les Maures étaient les maîtres du Sénégal, et les noirs, courbés sous un joug de fer, n’achetaient une tranquillité précaire que par le sacrifice d’une partie de leurs récoltes et de leurs captifs. L’apparition des blancs sur la côte rendit encore plus cruel le sort déjà si triste des tribus ; et tant que dura la traite, les Maures redoublèrent leurs exactions pour se procurer les captifs qu’ils vendaient à Saint-Louis. Ce n’est, à bien dire, qu’à dater de 1817, quand son intérêt l’y a forcée, que la France s’est déclarée protectrice des noirs, dont elle espérait tirer parti pour ses projets de colonisation. Jusqu’alors, les Arabes avaient supporté les chrétiens, qui se contentaient de commercer et d’acheter des esclaves ; dès qu’ils virent les essais de culture sur le territoire de la rive gauche, ils sentirent leur influence leur échapper. Ils prirent les armes et furent vaincus, mais ils restèrent hostiles à tout établissement durable qui aurait pour effet de rallier les nègres. La vie nomade des Maures, leur amour pour le désert, la stérilité de leur pays, les rendent insensibles aux bienfaits de la civilisation, et cette nation est le seul obstacle que la France ait à écarter si elle veut profiter des ressources de la contrée.

Nous croyons que le privilége seul, mais le privilége établi de manière à concilier la plupart des intérêts, peut assurer à la colonie la prospérité commerciale et la tranquillité sans laquelle tout autre progrès est impossible. Nous partageons aussi le sentiment des hommes qui conseillaient la pratique de l’association durant quelques années seulement et jusqu’à la fin de la crise. Des nécessités impérieuses indiquent cette marche comme la plus sage : délivrer les traitans de leurs dettes, opposer une digue à la libre concurrence, rendre à la population indigène la sécurité nécessaire à la conservation des sentimens d’affection et de dévouement qu’elle porte à la métropole, tels étaient les motifs qui firent regarder, par les défenseurs de l’association, comme indispensable, l’abandon passager du système de liberté dont le principe, suivi rigoureusement au Sénégal, menait droit à un abîme. Les chambres de commerce, consultées, demandèrent des mesures exceptionnelles, sauf la place du Hâvre, qui se prononça pour l’application immédiate du principe de la concurrence ; Bordeaux et Marseille préférèrent le compromis ; Nantes, l’association. La réponse des ports de France est remarquable : ce sont eux qui d’abord se sont élevés contre l’association ; dès que les chambres de commerce étudient la question, trois sur quatre reviennent au privilége, unanimement réclamé par les négocians, les traitans et l’administration de Saint-Louis, sinon comme un système définitif, du moins comme une mesure destinée à préparer un état de choses meilleur.

La dernière ordonnance sur la traite des gommes, rendue le 15 novembre 1842 d’après les conclusions de la commission, reconnaît, comme en 1841, le principe de la libre concurrence sous certaines restrictions, avec la faculté pour le gouverneur de rétablir le compromis quand les circonstances l’exigeront. Il est inutile de s’arrêter aux autres dispositions de la loi, qui ne pourraient avoir d’effet qu’autant que la libre concurrence, même limitée, conduirait à un commerce actif et régulier. Les restrictions imposées par le nouveau règlement suffiront-elles à empêcher les désordres du fleuve ? Si l’état de crise où est définitivement tombée la colonie en 1842 tient surtout, selon la commission, à l’abondance de la marchandise sur les marchés, la liberté des échanges admise par le gouvernement n’engagera-t-elle pas les ports de France à envoyer au Sénégal toutes les guinées qu’ils pourront tirer de l’Inde ? Ces arrivages ne surpasseront-ils pas les besoins assez limités des escales, où l’abaissement du prix des tissus se fera sentir de plus en plus ? L’encombrement des étoffes à Saint-Louis, que la fixation du taux de la guinée n’arrêtera plus, ne poussera-t-il pas les marchands à lutter contre les traitans dans le fleuve ? Le système, on le voit, ne se prononce franchement ni pour ni contre le privilége ; il admet la liberté des échanges, mais en tolérant le compromis, si les circonstances en exigent l’application. Il pose un principe et laisse subsister des restrictions que ce principe repousse. Au lieu de cette réforme à la fois illogique et timide, au lieu de placer la colonie entre l’excès de la concurrence et l’excès du privilége, il valait mieux renoncer à proclamer la liberté du commerce sur une terre qui n’est pas préparée à en jouir ; il valait mieux rentrer franchement dans le système de l’association, c’est-à-dire appliquer le privilége avec modération, avec prudence. Ce système comptait de nombreux adhérens, et offrait les avantages du compromis sans en avoir les dangers.

La libre concurrence a forcé l’autorité à tomber dans le compromis, et le compromis doit inévitablement pousser l’administration vers l’abîme qu’elle avait voulu éviter, quand l’acte d’association lui avait paru la seule porte de salut pour sortir de la misère et pour arrêter l’exploitation des traitans. La commission, qui a sérieusement étudié, on doit le reconnaître, la question épineuse du commerce des gommes, sent fort bien qu’elle n’a pas trouvé une solution complète aux difficultés du Sénégal ; elle avoue, en terminant son rapport, qu’elle n’a pu présenter des vues positives, concordantes, sur le régime commercial à suivre en Afrique. Cette déclaration, loin de nous abattre, doit nous exciter à de nouveaux efforts ; le problème traité par la commission n’intéresse pas seulement le commerce de la France, il touche à sa dignité, à son influence morale[5]. Nos rapports avec les populations barbares perdraient leur caractère d’utilité générale le jour où le commerce de la colonie, abandonné à lui-même, cesserait d’être entre nos mains un instrument de force et de civilisation.

V. — pêche et culture. — avenir de la colonie.

Les bénéfices de la traite des gommes ne sont pas les seuls avantages que présentent nos comptoirs d’Afrique : l’organisation de la pêche le long des côtes et l’exploitation de l’arachide, dont la culture commence sous des auspices plus heureux que celle du cotonnier et de l’indigofère, doivent appeler sur le Sénégal tout l’intérêt de la mère-patrie[6]. Nous doutons que les indigènes se livrent d’eux-mêmes à une culture, quand bien même ils la reconnaîtraient lucrative ; cependant puisque l’arachide promet de si brillans avantages, puisqu’il ne s’agit plus, comme pour le cotonnier et l’indigofère, de travailler sur des données incertaines, mais bien de partager les bénéfices connus des Anglais, des Américains et d’un négociant français, ne serait-ce pas le cas de revenir aux projets de colonisation trop vite abandonnés peut-être en 1830 ? Outre l’intérêt de la France à s’assurer par des voies bienfaisantes et pacifiques le protectorat de la Sénégambie et la domination du fleuve, seule artère par où s’épanchent les richesses de la contrée, il serait bien temps de terminer par des faits victorieux le scandaleux procès de l’avenir réservé à la race noire. Jusqu’ici, le moraliste est resté douloureusement frappé de l’incurable inertie de ces populations partout misérables, même au milieu des champs magnifiques arrosés par des fleuves abondans. De nobles esprits, toujours frustrés dans leurs espérances, se flattaient encore que cette terre désolée sur ses rives, mais quelquefois si belle à l’intérieur, cachait des royaumes comme le Mexique et le Chili en Amérique. Un nom magique surtout, celui de Tombouctou, apporté par les caravanes, chanté par les chameliers, soutenait le courage des voyageurs. Caillé a hasardé sa vie à la recherche de la ville merveilleuse qui devait enfin lever tous les doutes, et il est arrivé à une triste bourgade, assise sur un lac, dans une riante contrée, où tous les trésors de la terre meurent inutiles. Faut-il conclure de là, comme les partisans de l’esclavage, que les organes du nègre sont ceux de la brute, et que l’intelligence n’habite pas son front déprimé ? Qu’est-il besoin de s’attacher aux difformités physiques, à l’exiguité des cases du cerveau, dont le docteur Gall a fait un si grand abus dans son triste système ? L’horrible oppression dont ce peuple a été victime n’a-t-elle pas suffi à elle seule pour chasser la dernière étincelle du feu sacré qui l’animait ? Qu’a-t-on fait pour le noir ? quel secours a jamais reçu cet être infortuné depuis le jour fatal où le premier forban portugais alla incendier ses cases et ravir ses enfans, jusqu’à notre époque de philanthropie éloquente et stérile ? Agissons et parlons moins ; car, si l’on veut dissiper les doutes qui pèsent encore sur l’aptitude des nègres à une vie meilleure, il faut leur procurer les moyens de s’essayer d’abord aux travaux les plus faciles de l’intelligence. Les douces et simples occupations de l’agriculture exercent sur les mœurs une force d’épuration infaillible. Ne pourrions-nous, à la longue, assurer ainsi notre empire au Sénégal par l’affranchissement moral et politique des nègres ? Ensuite, pourquoi l’effrayante mortalité qui frappe les blancs dans l’intérieur n’engagerait-elle pas la métropole à chercher des colons et des soldats parmi les naturels ? Déjà ceux-ci lui fournissent les facteurs de son commerce aux escales, ainsi que les laptots embarqués sur les navires de l’état pour soulager les équipages. Ici, comme dans tout ce qui a rapport aux colonies en général, l’Angleterre nous donne l’exemple. Les garnisons de Bathurst et de Sierra-Leone, les pilotes de ses ports sont des noirs choisis et parfaitement dressés, dont la tenue est vraiment remarquable. La supériorité des Yolofs sur les peuplades du bas de la côte nous invite à tenter sur eux une expérience plus décisive ; le dévouement sans bornes qu’ils ont montré dans les guerres de Saint-Louis contre les Maures, les services qu’ils rendent à bord des bâtimens de guerre, où ils égalent les meilleurs matelots, leur affection sincère pour la France, toutes ces qualités auraient dû engager l’autorité à recruter ses troupes coloniales d’après le mode établi dans l’Inde anglaise. Le système des engagés permettrait du reste d’attendre que les indigènes vinssent librement demander du travail sur les habitations, ou leur admission dans la milice. Pour attirer les populations à de nouvelles cultures, il fallait leur présenter des chances de succès durables, et les plantations d’arachides semblent réunir les plus grandes conditions de réussite. Le seul obstacle à ces projets, ce sont encore les Maures. Nous avons avancé plus haut, contrairement à la commission, qu’il y avait nécessité pour la France à détruire leur influence sur la rive gauche, et que la politique commandait de maintenir élevé le prix d’échange de la guinée. La commission l’a senti, et cette fois elle est d’accord avec nous, sur la nécessité de combattre cette race hostile. Pour exploiter avec succès les richesses naturelles du Sénégal, elle reconnaît qu’il « faut pouvoir y contrebalancer la puissance des Maures, en tirant parti de la sympathie qu’ont pour nous les peuplades pacifiques qui l’habitent, et à laquelle la crainte des violences des peuples de la rive droite les empêche seule de se livrer. »

La quantité de poissons prise sans aucune fatigue sur les côtes d’Afrique est telle, que l’on ne sait réellement à quoi attribuer la négligence des pêcheurs du Nord, qui n’ont jamais tenté jusqu’ici une seule expédition dans ces parages. Un travail récent de M. Berthelot, qui a passé dix ans aux Canaries, fait connaître les résultats prodigieux de la pêche des naturels. D’après M. Berthelot, les produits moyens de la pêche des Canaries dépassent de beaucoup ceux qu’on recueille à Terre-Neuve. Tandis que le pêcheur terre-neuvien prend en moyenne 400 kil. de poisson par année, un Canarien en pêche en moyenne 11,000 kil. En d’autres termes, le marin des îles retire plus de 5,000 poissons, quand celui de Terre-Neuve n’en prend que 200, d’où il résulte qu’il faut 26 hommes sur le banc pour récolter, dans une campagne, ce qu’un seul insulaire trouve dans l’année. L’année de pêche, pour le marin des Canaries, est de cinq mois tout au plus ; la durée d’une campagne à Terre-Neuve exige quatre mois des plus rudes fatigues. Quant aux frais d’armement, M. Berthelot, s’appuyant sur les recherches de M. Marec, sous-chef au personnel de la marine, l’homme le plus compétent sur ces importantes questions, trouve que la dépense de la première année d’armement serait de deux tiers moins élevée pour les mers d’Afrique que pour la côte d’Amérique[7]. La pêche d’Afrique a un autre avantage dont il faut tenir compte. Nous voulons parler des heureuses chances qu’elle offre à la navigation. « Depuis le cap Bojador jusqu’aux îles Delos, dit M.  l’amiral Roussin, le ciel est presque toujours bleu ; des vents constans règnent pendant huit mois de l’année ; pendant tout ce temps, il ne tombe pas une goutte de pluie. » En comparaison de cette mer si riante et d’un ciel si pur, soulevons le rideau des brumes épaisses qui cachent les abords dangereux de Terre-Neuve, et nous verrons les lames, charriant des glaçons, semer sans cesse de nouveaux écueils sur un océan que le navigateur croyait sans dangers. Sur la côte, des coups de vent terribles amènent de lamentables naufrages, engloutissent les chaloupes, cassent les chaînes, les ancres, et causent des avaries dans la coque et le gréement. Le navire, de retour en France, est obligé d’employer une partie de son gain de pêche à réparer les désastres d’une croisière pénible. Rien de semblable sur la mer d’Afrique, et, quand des vents réguliers ont favorisé la navigation, un air pur et sec protège encore les produits de la pêche[8]. Enfin M. Berthelot affirme, et pour notre compte nous le croyons sans peine, que cette mer si belle est remplie de poissons bien supérieurs par leur nombre et la délicatesse des chairs aux espèces que nourrissent les côtes de l’Amérique. Il faut d’ailleurs le reconnaître, l’avenir des grandes pêcheries, l’intérêt des peuples maritimes, exigent impérieusement que le travail et la dévastation ne se portent pas toujours sur un même point. Cette récolte annuelle faite sur la côte d’Amérique peut amener l’émigration des morues. Le poisson, toujours attaqué sur le banc de Terre-Neuve, finirait par chercher des plaines inabordables, comme la baleine, qui, réfugiée maintenant dans les glaces du pôle sud, couvrait, il y a peu de temps encore, les mers du Spitzberg, où les pêcheurs en prirent 1,864 dans l’année 1697.

Telle est la nouvelle source de richesses que présente le Sénégal. La belle rade de Gorée et sa station militaire offrent aux navires pêcheurs tous les secours dont ils pourraient avoir besoin. Les baies de Han et de Dakar seraient des mouillages excellens pour les travaux de préparation du poisson ; les bâtimens trouveraient à profusion sur la côte du bois et de l’eau, les plages de sable permettraient d’établir des séchoirs naturels ; la population noire, attirée par un modique salaire, se prêterait à la manipulation qu’elle pourrait faire sans fatigue. Le tabac, la guinée, la verroterie, articles qui servent à payer les laptots, se trouvant déjà dans nos comptoirs, le bâtiment partirait de France avec un chargement pour la colonie, et non sur lest, comme pour Terre-Neuve, et il ferait ainsi deux spéculations en un seul voyage.

Nous sommes dans un siècle où l’activité incessante du commerce, les progrès de la civilisation et de l’industrie, les besoins des classes pauvres, veulent des entreprises nouvelles. Quand la population augmente, les masses cherchent autour d’elles d’autres champs à exploiter. La mer offre aux spéculateurs une arène toujours ouverte et toujours féconde. La pêche d’Afrique, si les faits cités par M. Berthelot sont exacts, assurerait des bénéfices incalculables. Ne se trouvera-t-il pas, parmi les grands négocians de nos ports, un de ces hommes qui, émule des anciens commerçans français, essaiera d’enrichir son pays et d’attacher son nom à une expédition lucrative et honorable ? Lorsque chaque jour, des ports d’Angleterre et d’Amérique, partent des aventuriers audacieux qui, soutenus par leur propre courage et leur indomptable énergie, vont explorer les derniers recoins du monde, la France restera-t-elle en arrière, et ses marins voudront-ils laisser inachevée l’œuvre sublime des obscurs navigateurs dieppois ? L’état, du reste, est aussi intéressé que le commerce dans cette importante question. La perte de nos colonies, en privant nos marchands de leurs débouchés les plus avantageux, menace en outre de détruire la pépinière des vrais matelots. Depuis long-temps déjà la marine royale, ce bras gauche de toute puissance militaire, comme l’appelle un illustre amiral, cherche avec anxiété un remède à l’effrayante pénurie des hommes de mer. Après une longue indifférence, le pays tout entier comprend la nécessité d’une flotte digne de son nom et des rêves de grandeur qu’il n’abandonnera jamais. Il est donc du devoir du gouvernement de protéger au moins quelques tentatives, qui, si elles réussissent, feront naître des armemens nombreux, et d’encourager ces expéditions lointaines qui seules enfantent des matelots intrépides.

L’avenir de nos comptoirs sur la côte occidentale d’Afrique soulève, on le voit, de bien hautes questions. Prospérité maritime et commerciale, colonisation future, exploitation des mines du Bondouk, et, ce qui aux yeux de bien des hommes l’emporte heureusement encore sur toute idée de lucre, l’espérance de relever les noirs de l’abjecte position où ces enfans perdus de la grande famille des peuples sont toujours plongés, tels sont les intérêts engagés sur ce coin de terre presque inconnu. Mais la base première de toute opération, le point de départ des progrès possibles, c’est une loi sage sur la traite des escales. Sans l’organisation complète du commerce des gommes, la colonie ne peut espérer aucun repos. Les traitans, toujours inquiets, se ruineront par la concurrence que les restrictions imposées au compromis ne sauraient arrêter, ou, dans les momens de crise amenés par leur propre faute et souvent par la cupidité des marchands, ils préféreront l’exil et l’indépendance du désert aux malheurs qui les menacent sous le pavillon français. Les Maures de leur côté, profitant de l’incertitude du gouvernement, de la vanité des traitans, des offres cachées des blancs, des conseils des agens anglais, intercepteront la navigation du Sénégal, abandonneront les escales et feront des courses sur la rive gauche, dont les paisibles habitans finiront par s’éloigner, méprisant, eux aussi, cette protection européenne qui, loin de leur assurer le calme, les entraîne fatalement dans toutes ses querelles. Il est donc nécessaire d’étudier avec soin les phases diverses par lesquelles ont passé les relations commerciales du fleuve, si l’on veut régler définitivement la traite. N’oublions pas toutefois que l’association, la régularité forcée des échanges, qui, dans ses formes, blesse en France les principes de liberté, ne doit pas être jugée d’après les idées européennes. Les faits ont assez prouvé que la concurrence est désastreuse, tandis que le privilége, le monopole, comme on veut l’appeler, en arrêtant le prix de la guinée, oblige les traitans, dans leur intérêt, dans celui des négocians, et par conséquent dans l’intérêt même des ports, à donner leurs marchandises non-seulement sans perte, mais avec un gain qui leur permet de payer leurs créanciers de Saint-Louis, lesquels soldent à leur tour les maisons d’Europe. Il faut se rappeler la contrée sauvage où, après tant d’efforts pour ramener le commerce aux règles si simples et si faciles qui le régissent dans les pays civilisés, l’administration s’est toujours vue obligée d’obéir aux mesures exceptionnelles que les mœurs, les traditions, l’habitude, le caractère des Arabes et des noirs, la nécessité enfin d’employer les traitans, lui présentaient comme les seules chances de salut.

S’il est prouvé que le caractère des traitans ne comporte pas une entière liberté dans leurs transactions avec les Maures, s’ils sont trop faibles, comme ils l’avouent naïvement du reste, pour résister à l’attrait d’échanger à quelque prix que ce soit, et si, malgré ces défauts, les marchands du Sénégal ne peuvent se passer de ces courtiers, excellens quand la loi les commande, dangereux dès qu’ils sont livrés à eux-mêmes, faudra-t-il donc bouleverser la colonie, irriter la population indigène, risquer enfin de perdre le commerce des gommes, plutôt que d’adoucir ou de repousser même, s’il le faut, un principe irréalisable ? Espérons que le gouvernement ne laissera pas long-temps un tel problème sans solution, et si une sage direction est donnée à la traite, si les richesses naturelles sont enfin exploitées par la population noire appelée dans une voie meilleure, le Sénégal peut redevenir un jour ce qu’il a été déjà, le plus précieux de nos établissemens coloniaux.


Charles Cottu,
lieutenant de vaisseau.
  1. Nous citons ici des documens officiels. Les renseignemens qui établissent en faveur des Français la priorité de découverte se trouvent dans le tome troisième des Notices statistiques sur les colonies françaises, publiées par le ministère de la marine.
  2. On désigne ainsi les indigènes libres qui descendent des anciens maîtres du pays.
  3. Le Sénégal jette sur ses deux rives un grand nombre de bras, que l’on nomme Marigots dans le pays. Ils forment de grandes îles alluvionnaires, dont la majeure partie est inondée pendant les hautes eaux.
  4. La commission explique ce qu’elle entend par ce mot frais dans un pays où il n’y a pas d’argent : c’est en travail et en dangers, dit-elle, que les frais se paient. Cette définition, il est facile de le prouver, tourne contre ceux qui l’adoptent, et qui croient qu’en maintenant à un taux élevé le prix de la guinée, on déciderait les Maures à prendre la route de Portendik.
  5. Un passage du rapport de la commission fera juger de l’importance de la question sur laquelle nous avons cru devoir nous étendre, malgré l’aridité du sujet : « Le développement toujours croissant de l’industrie promet en Europe une extension considérable à la consommation de la gomme. Les anciens emplois de cette denrée se multiplient, et de nouveaux s’ouvrent chaque jour : le nord-ouest de l’Afrique est le point où elle se produit avec le plus d’abondance, et le fleuve du Sénégal est l’issue presque unique par laquelle elle s’écoule vers les lieux de consommation. Ce commerce est à nous, et, si nous savons le conserver et l’accroître, il peut acquérir une importance bien plus grande encore que celle à laquelle il est déjà parvenu. »
  6. L’arachide est une graine oléagineuse qui croît disséminée sur la rive gauche du fleuve et en Gambie, où elle est devenue une branche importante du commerce de Bathurst. Cette plante fournit une huile excellente, et il s’en fait une exportation considérable aux États-Unis et en Angleterre. La maison de MM. Régis frères de Marseille a demandé, en 1843, 500,000 kil. de graines au comptoir d’Albreda, d’où elle en avait déjà tiré 300,000 kil. en 1842. L’arachide se vend en Afrique 2 fr. 50 cent. les 12 1/2 kil. et revient en France à 37 et 38 fr. les 100 kil., dont le gouvernement a réduit à 1 fr. les droits d’entrée. Le Sénégal a aussi expédié quelques envois de graines, et, dit le rapport de la commission, pour peu que cette plante soit aidée par la culture, à laquelle les indigènes, aussitôt qu’ils reconnaîtront qu’elle est lucrative, ne manqueront pas de se livrer, elle parviendra, sans peine et sans frais à une production très abondante.
  7. M. Berthelot démontre, toujours en s’appuyant sur les calculs de M. Marec, que, si le navire de Terre-Neuve fait une pêche moyenne, le produit net de la première année sera de 12,000 fr. environ au-dessous de la dépense d’armement ; les voyages suivans donneront seuls des profits. Près du cap Blanc, au contraire, tout en supposant que l’on ne prenne qu’une quantité de poisson comparativement égale à celle de Terre-Neuve, le bénéfice serait de 2,000 fr. la première année, et non-seulement il n’est pas tenu compte du produit de l’huile, qui figure dans le calcul relatif aux navires de Terre-Neuve, mais l’on admet encore que nulle prime d’armement ne sera accordée à la pêche nouvelle, tandis que la prime de 50 fr. par homme continuera à être allouée à la pêche ancienne.
  8. Des scares et des cabrillas sont expédiés en paquets à la Havane après avoir été simplement exposés à l’air quelques jours.