Le Sénat et le vote du budget

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Le Sénat et le vote du budget
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 177-212).
LE SÉNAT
ET
LE VOTE DU BUDGET

Une décision récente de la chambre des députés a soulevé une controverse bien imprévue pour les esprits familiers avec les questions de droit public. Par amendement à un des articles de la loi du budget, la chambre, sur la proposition de sa commission, a rejeté le crédit affecté au traitement des aumôniers militaires qui ont été créés par la loi du 20 mai 1874. Les adversaires de cette décision ne l’ont point considérée comme définitive : ils ont exprimé l’espérance qu’elle serait infirmée par une décision contraire du sénat, lorsque cette assemblée serait appelée à son tour à discuter le budget, et qu’un examen contradictoire de la question conduirait au rétablissement du crédit supprimé. Au contraire, les partisans de la suppression du crédit ont affecté de considérer la décision de la chambre comme irrévocable et sans appel. Invoquant l’article 8 de la constitution du 25 février 1875, qui porte que les lois de finances doivent être en premier lieu présentées à la chambre des députés et votées par elle, ils prétendent attribuer au mot votées le sens d’une décision souveraine et définitive, et ils contestent au sénat le droit de réformer ou de modifier aucun des votes de la chambre des députés en matière de finances. La discussion des mesures financières et du budget par le sénat se réduirait ainsi à une sorte d’enregistrement des résolutions prises par l’autre chambre. Comme une pareille interprétation est impossible à concilier avec un partage égal du pouvoir législatif entre les deux chambres, on a été forcément conduit à faire un pas de plus; on a avancé qu’en cette matière « l’inégalité des deux chambres est l’essence du régime parlementaire. » On prétend ainsi transformer en une règle universellement admise et abriter derrière la pratique des nations constitutionnelles une subtilité suggérée par l’esprit de parti.

Laissant complètement à l’écart la question qui a donné naissance à cette controverse, et uniquement préoccupé d’éclaircir un point de droit public, nous nous proposons de déterminer, par l’étude des traditions parlementaires de la France, par l’examen des textes législatifs, enfin par des exemples empruntés à d’autres pays, le sens qu’il convient d’attacher à l’article 8 de notre nouvelle constitution.


I.

La charte de 1814 est le premier monument du régime parlementaire, non-seulement en France, mais sur le continent européen. Claire, précise et succincte, elle avait dégagé des vieilles traditions de notre droit national et des pratiques de nos voisins d’Angleterre les principes essentiels de tout gouvernement libre, et elle les avait traduits en articles de loi avec la netteté ordinaire de l’esprit français. Aussi s’est-elle offerte tout naturellement, comme un modèle à suivre, aux nations continentales lorsqu’elles se sont donné des institutions parlementaires; ses dispositions principales se retrouvent presque littéralement dans les lois de plusieurs pays. L’acte additionnel de 1815, qui la reproduit presque servilement, ne fut qu’un hommage à la sagesse et à l’esprit libéral qui en avaient inspiré la rédaction.

La charte de 1814 partageait le pouvoir législatif entre deux chambres. Il n’est pas inutile de rapprocher et de citer textuellement les divers articles par lesquels elle en réglait l’organisation et le fonctionnement.


« Article 15. La puissance législative s’exerce collectivement par le roi, la chambre des pairs et la chambre des députés des départemens.

« Article 16. Le roi propose la loi.

« Article 17. La proposition de la loi est portée, au gré du roi, à la chambre des pairs ou à celle des députés, excepté la loi de l’impôt, qui doit être adressée d’abord à la chambre des députés.

« Article 22. Le roi seul sanctionne et promulgue les lois.

« Article 24. La chambre des pairs est une portion essentielle de la puissance législative.

« Article 47. La chambre des députés reçoit toutes les propositions d’impôts; ce n’est qu’après qu’elles ont été admises qu’elles peuvent être portées à la chambre des pairs. »


La lecture de ces textes suffit à démontrer qu’il n’y a, dans la constitution du 25 février 1875, rien qui ne se trouve déjà dans la charte de 1814. Dans l’une comme dans l’autre, le pouvoir exécutif concourt à la confection des lois, en les proposant, en les sanctionnant, et enfin en les promulguant ; la puissance législative est partagée également entre deux chambres; mais la chambre des pairs ne peut être saisie ni du budget, ni d’aucune loi d’impôt qu’après que la chambre des députés en a délibéré.

Les motifs qui firent attribuer dès 1814 à la chambre des députés un droit de priorité dans la discussion des lois de finances sont faciles à pénétrer : ils sont tout à l’honneur des rédacteurs de la charte, préoccupés de donner de sérieuses garanties à la nation. La chambre des pairs était à la nomination du roi, et bien que l’hérédité en assurât l’indépendance vis-à-vis de la couronne, la majorité y pouvait toujours être déplacée par la création de nouveaux pairs. N’ayant à répondre d’aucun de leurs votes devant le corps électoral, les pairs pouvaient être moins soucieux des jugemens de l’opinion, et moins ménagers des deniers publics. Il y aurait donc eu inconvénient à ce qu’une proposition d’impôt arrivât devant les représentans directs des contribuables avec la double autorité de l’initiative royale et de l’assentiment d’une des deux branches du pouvoir législatif. La liberté d’appréciation des députés pouvait sembler moins entière, si le rejet ou la modification d’une loi d’impôt devait revêtir l’apparence d’un désaccord, sinon d’un conflit, avec la couronne et avec la chambre haute.

On trouve un autre motif de cette disposition dans la permanence de la chambre des pairs. Une ordonnance de dissolution pouvait à tout moment mettre fin à l’existence de la chambre élective et aux pouvoirs de ses membres. Un intervalle de trois mois, porté à six par la charte de 1830, pouvait s’écouler entre une ordonnance de dissolution et la convocation des électeurs. Dans cet intervalle, sous prétexte de pourvoir aux besoins des services publics et à des nécessités urgentes, on aurait pu faire voter par la chambre des pairs, toujours subsistante, l’autorisation d’effectuer certaines dépenses ou de percevoir certains impôts. Nulle garantie n’aurait protégé les deniers publics contre la dissipation, et le refus de l’impôt aurait été doublement pénible et périlleux pour les particuliers lorsque l’assentiment d’une des deux branches du pouvoir législatif aurait donné une présomption de légalité aux taxes réclamées par les agens du fisc. La priorité attribuée à la chambre élective dans la discussion des lois de finances, et la nécessité de son assentiment préalable donnaient l’assurance que l’on n’essaierait ni de prolonger l’intervalle qui pouvait séparer l’existence de deux chambres, ni de se dispenser de l’intervention des mandataires du pays.

Des deux raisons qui viennent d’être indiquées, la première n’est point applicable au sénat de Belgique ni au sénat français, qui sont complètement indépendans du pouvoir exécutif, et qui doivent leur origine à l’élection : la même responsabilité vis-à-vis de la nation pèse sur les sénateurs et sur les députés ; mais la seconde raison conserve toute sa force. Le sénat demeurera debout avec la plénitude de son pouvoir pendant les interrègnes législatifs, que la chambre des députés ait été dissoute ou qu’elle soit parvenue au terme naturel de son existence.

La priorité attribuée à la chambre élective, et dont les motifs viennent d’être indiqués, avait-elle, dans l’esprit du législateur de 1814, pour conséquence forcée une inégalité dans les droits des deux chambres? L’action de la chambre des pairs, dans la discussion et le vote des mesures financières, n’était-elle pas aussi libre, aussi entière que celle de la chambre élective? Y avait-il une subordination nécessaire des votes de la chambre des pairs aux décisions de la chambre des députés? Interrogeons les documens législatifs. On sait quel énorme travail législatif s’imposa aux chambres pendant les premières années de la restauration. Il fallait approprier au nouveau régime toute l’organisation antérieure, combinée en vue d’assurer l’omnipotence du pouvoir exécutif. Toutes les lois politiques étaient à faire : il fallait rétablir les finances publiques, et, en assurant les services, faire face aux charges de la dette, à celles de l’occupation étrangère et à l’extinction des arriérés laissés par l’empire. Il restait dû 50 millions sur les exercices antérieurs à 1809, et 350 millions sur les exercices écoulés entre 1809 et le 1er janvier 1816. Les sessions suffisaient à peine à la besogne : les budgets, dont les élémens variaient sans cesse à raison des réclamations qui se produisaient et des exigences auxquelles il fallait satisfaire, ne pouvaient être ni discutés, ni votés en temps utile : des autorisations provisoires permettaient au gouvernement de percevoir les impôts et de pourvoir aux services publics, et cette circonstance ajoute au mérite qu’il eut de maintenir les dépenses dans les limites des recettes sans rien ajouter aux déficits antérieurs. Le premier budget régulier fut celui de 1818, présenté à la chambre des députés le 15 décembre 1817, et dont l’examen par une commission qui fit choix de MM. Roy et Beugnot pour rapporteurs, occupa presque toute la session. Ce budget arriva devant la chambre des pairs le 2 mai 1818. Le rapporteur de la chambre des pairs, M. le marquis Garnier, après avoir indiqué diverses réformes à introduire dans l’organisation financière, exprima le regret que le budget continuât d’être présenté et discuté en cours d’exercice, alors qu’un vote immédiat devenait une nécessité d’ordre public, et qu’on y mêlât une foule de dispositions d’un caractère permanent, qui devaient être séparées d’une loi annuelle et essentiellement temporaire, et ne pouvaient, à cause de leur adjonction à la loi de finances, être examinées avec une suffisante maturité. La commission blâmait particulièrement, dans le budget des recettes, le maintien de la loterie parmi les sources du revenu public, et, dans le budget des dépenses, les changemens apportés aux propositions du roi en ce qui concernait les affaires étrangères. Elle obéissait aux besoins du moment en ne demandant pas à la chambre des pairs de modifier la loi du budget.


« Dans cet exposé, disait M. le marquis Garnier, la commission n’a pu que vous indiquer les modifications dont certains articles lui ont paru susceptibles; mais elle a dû s’interdire de vous proposer aucun amendement, parce qu’elle a toujours eu devant les yeux l’impérieuse nécessité de régler à l’instant le budget d’un exercice dont plus d’un tiers est écoulé et de ne pas prolonger encore un état de souffrance qui met en péril la fortune publique et prive le gouvernement d’un de ses principaux moyens d’existence. »


Dans le débat qui s’ouvrit, le 14 mai, sur le rapport de M. le marquis Garnier, M. de Chateaubriand fit observer que la discussion était superflue : tout amendement étant impossible dans la circonstance, attendu que la chambre des députés ne serait plus en nombre suffisant pour en délibérer. Le procès-verbal de la chambre constate la réponse qui fut faite par le gouvernement à cette observation. « Quant à ce qui a été dit des circonstances où la chambre est placée, le ministre des finances ajoute qu’elle jouit de toute la liberté pour délibérer; que, si elle a quelques amendemens à proposer, ce n’est point à elle à s’inquiéter du nombre des députés présens, et que le gouvernement prendra les moyens de les réunir. »

Ainsi le droit d’amender le budget et toutes les lois de finances était revendiqué par la chambre des pairs, et il lui était formellement reconnu par le gouvernement.

Grâce à une sévère et intelligente économie, les finances publiques n’avaient pas tardé à devenir prospères : l’ordre et la régularité avaient été introduits dans tous les services, et de grandes améliorations avaient été apportées à notre organisation financière. La chambre des pairs, qui comptait dans son sein beaucoup d’administrateurs éminens, formés aux affaires sous l’empire, pouvait revendiquer sa part dans ces progrès dont la plupart avaient été indiqués et réclamés par ses commissions. Elle se plaignait cependant que son action directe sur le budget se trouvât paralysée par une conséquence imprévue de la priorité attribuée à la chambre des députés pour le vote des lois de finances. Le budget de 1827 ne lui fut apporté que le 15 juin 1826, et déjà la plupart des députés, fatigués par de longues et orageuses discussions, s’empressaient de quitter Paris sans attendre la clôture officielle de la session. La commission chargée d’examiner le budget, auquel la chambre des députés n’avait fait subir que de très légères modifications, déclarait dans son rapport reconnaître après un examen attentif des dépenses, que, s’il en était plusieurs sur lesquelles on avait le droit d’espérer à l’avenir une réduction, quelques-unes qui pourraient recevoir une destination encore plus utile, elles étaient, dans leur ensemble, nécessaires et bien entendues, et quant aux recettes, qu’elles avaient paru convenablement évaluées. Elle proposait donc l’adoption pure et simple du projet de loi ; mais elle se plaignait de la présentation tardive de la loi de finances, qui n’arrivait à la chambre des pairs qu’après que la séparation de la chambre élective rendait tout amendement impraticable : cet inconvénient ne tendrait à rien de moins qu’à concentrer la puissance financière dans une assemblée unique. La commission avait donc chargé son rapporteur, M. le duc de Brissac, de témoigner ses regrets sur la situation fâcheuse où le retard de la présentation du projet de loi le plus important aux intérêts de la France mettait la chambre haute. En consignant dans son rapport l’expression officielle de ses regrets, la commission entendait leur donner la valeur d’une protestation pour la conservation des droits de la chambre. La plupart des orateurs qui prirent la parole dans la discussion, et particulièrement M. le duc de Choiseul, s’associèrent à la réclamation formulée par la commission.

Le ministre des finances, M. de Villèle, se crut obligé de répondre, et le procès-verbal résume ainsi la substance de ses paroles : « Ce serait à tort que la noble chambre regarderait son contrôle comme illusoire. Dans le cas où elle jugerait nécessaire d’user de son droit, la marche du gouvernement n’en serait point entravée, et aucun des membres de l’autre chambre ne refuserait de se rendre à l’appel qui leur serait fait pour accomplir un devoir. D’ailleurs aucun besoin pressant ne paraissait réclamer cet appel : on n’avait signalé dans le projet aucun vice capital, aucune réforme immédiate à faire. » Le ministre rappelait ensuite la satisfaction qui avait été donnée à plusieurs des observations de la chambre, notamment à l’égard de la dotation de l’ancien sénat.

Néanmoins une tentative fut faite, l’année suivante, pour faciliter l’intervention de la pairie. L’ordonnance royale du 1er septembre 1827 qui spécifia que le budget serait à l’avenir divisé en deux lois distinctes, la loi des dépenses et la loi des recettes, qui seraient présentées et discutées séparément, avait principalement en vue cet objet. On se flattait que la marche des discussions serait rendue plus rapide par ce dédoublement, et que la pairie serait saisie des deux budgets en temps utile pour exercer sur l’un et sur l’autre son droit de révision.

S’il n’avait été universellement admis que la charte établissait une égalité absolue entre les deux chambres dans l’exercice du pouvoir législatif, la chambre des députés, si jalouse de ses droits, n’aurait pas manqué de considérer les réclamations de la chambre des pairs comme mal fondées et comme cachant une tentative d’empiétement ; l’assentiment donné par le gouvernement à ces réclamations aurait soulevé, de la part de la chambre élective, les plus vives protestations. Le silence que les orateurs, même de l’opposition la plus extrême, ont toujours gardé à cet égard autorise à dire que, sous la restauration, personne ne songeait à contester à la chambre des pairs le droit de discuter et d’amender le budget.


II.

La révolution de 1830 a-t-elle apporté quelque changement sous ce rapport ? On n’en saurait apercevoir aucune trace ni dans les textes législatifs ni dans les débats auxquels ces textes ont donné lieu. Dans la discussion de la charte de 1830, la question de l’hérédité de la pairie fut réservée et renvoyée à une loi spéciale, qui fut votée en 1831 ; mais nul ne songea à restreindre les prérogatives de la chambre haute. Les articles de la nouvelle charte qui règlent l’exercice du pouvoir législatif sont la reproduction presque textuelle des articles correspondans de la charte de 1814 : la seule différence est qu’en matière de législation l’initiative directe est accordée aux deux chambres au lieu de l’initiative indirecte qu’elles avaient droit d’exercer, par voie de supplique, sous le régime précédent. Citons encore les textes :


« Article 14. La puissance législative s’exerce collectivement par le roi, la chambre des pairs et la chambre des députés.

« Article 15. La proposition des lois appartient au roi, à la chambre des pairs et à la chambre des députés. Néanmoins toute loi d’impôt doit être d’abord votée par la chambre des députés.

« Article 16. Toute loi doit être votée et discutée librement par la majorité de chacune des deux chambres.

« Article 17. Si une proposition de loi a été rejetée par l’un des trois pouvoirs, elle ne pourra être représentée dans la même session.

« Article 18. Le roi seul sanctionne et promulgue les lois.

« Article 20. La chambre des pairs est une portion essentielle de la puissance législative. »


On le voit, les articles 17 et 1x7 de la charte de 1814 ont été fondus en un seul, qui est devenu l’article 15 de la nouvelle charte. De plus l’attribution aux deux chambres du droit d’initiative a entraîné pour conséquence l’attribution au roi du droit de rejeter toute proposition de loi, ce qui a donné lieu à l’article 17 de la charte de 1830; mais en ce qui concerne l’exercice du pouvoir législatif par les deux chambres, les textes sont identiques dans les deux chartes, et cette identité prouve que les auteurs de la nouvelle constitution n’avaient entendu apporter, sous ce rapport, aucun changement à ce qui existait antérieurement.

Quelque doute s’est-il élevé à cet égard soit au sein de l’une ou l’autre chambre, soit dans l’esprit du gouvernement? L’organisation financière et le régime presque tout entier des impôts ont été refondus sous la monarchie de juillet, la priorité du vote a toujours appartenu à la chambre des députés, mais personne n’a songé à contester à la chambre des pairs le droit de discuter, d’amender ou de rejeter les mesures financières qui lui étaient apportées, après avoir été votées par l’autre chambre. Les lois sur les douanes et sur les centimes additionnels étaient des lois de finance. La loi sur les prestations en nature et la loi sur le sucre indigène consacraient l’établissement d’impôts nouveaux. La chambre des pairs exerça, sans contestation, sur toutes ces lois son droit d’examen et de révision : elle remania complètement la législation sur le sucre indigène, et y introduisit un système de perception tout différent de celui qui avait prévalu devant la chambre élective. La chambre des députés fut loin de voir dans ces modifications, quelque profondes qu’elles fussent, un empiétement sur ses attributions : elle accepta tous les amendemens votés par la chambre haute. Enfin, lorsque la chambre des pairs, par des considérations politiques et d’intérêt général, repoussa la loi sur la conversion des rentes, dont le rejet nécessitait le remaniement de toutes les prévisions budgétaires, on put regretter ce vote au point de vue financier, mais personne n’y vit un excès de pouvoir.

Le budget faisait-il exception parmi les lois de finances, et son examen par la chambre des pairs était-il soumis à des restrictions particulières? Cette opinion ne pourrait s’appuyer sur aucun texte. On peut dire que l’article 17 de la charte de 1814, par cette expression : excepté la loi de l’impôt, désigne spécialement le budget qui, dans les documens publics de la restauration, est souvent mentionné sous le nom de « la loi annuelle de l’impôt, » et ainsi s’explique l’utilité de l’article 47 de la même charte, qui consacre le droit de priorité de la chambre des députés dans l’examen « de toutes les propositions d’impôt; » mais, ainsi qu’on l’a fait observer plus haut, la charte de 1830 a fondu en un seul les articles 17 et 47 de sa devancière, et son article 15 a réuni toutes les lois de finances sous cette expression collective : « toute loi d’impôt. » Le budget fait l’objet de plusieurs lois distinctes : après celle qui fixe les dépenses et celle qui autorise la perception des recettes, vient la loi qui règle définitivement le compte des recettes et des dépenses effectuées. Il y a un lien étroit entre toutes ces lois, si étroit même qu’il a été longtemps de règle, sous la monarchie de juillet, qu’un nouveau budget ne pouvait être présenté qu’après la présentation et le vote de la loi réglant les comptes du dernier exercice clos. C’est l’observation de cette règle, qui rendait si tardive la présentation du budget. Une importance sérieuse était attachée alors à ces lois des comptes qui ne sont plus considérées aujourd’hui que comme des formalités. C’est dans la discussion et le vote d’une loi de comptes que, sous la restauration, la chambre des députés laissa à la charge du gouvernement des dépenses faites sans autorisation aux bâtimens du ministère de la justice. C’est dans les lois des comptes que, sous la monarchie de juillet, les chambres introduisaient les règles nouvelles qu’il leur paraissait utile d’établir pour la classification ou la justification des dépenses, pour la perception des recettes ou la vérification de la comptabilité. Ces lois étaient présentées au début des sessions ; la chambre des pairs en était saisie encore à temps pour en faire un examen sérieux et pour user de son droit de révision, sans avoir à craindre d’entraver la marche des affaires. Elle a donc amendé fréquemment les lois des comptes pour en faire disparaître des dispositions votées par la chambre des députés sans une suffisante maturité, et qui se trouvaient en désaccord avec quelqu’un des principes de notre droit public. Il suffira d’en citer deux exemples. En 1832, dans la loi réglant les comptes de l’exercice 1829, la chambre des pairs supprima les articles 10, 11, 14 et 15. L’une de ces dispositions fixait un terme de déchéance pour les sommes versées à la poste et non réclamées; une autre, demandée par le gouvernement, réglait la remise des droits de sceau pour la délivrance des lettres de naturalisation, et des dispenses d’âge ou de parenté pour le mariage. La troisième était relative aux adjudications publiques : la dernière enfin interdisait d’allouer aucune somme aux ministres à titre de frais d’entrée en fonctions. La chambre des députés, appelée à délibérer de nouveau sur la loi, ratifia la suppression des articles 10, 11 et 14, et donna à l’article 15 qu’elle rétablit une rédaction nouvelle, de nature à la faire accepter par la chambre des pairs. Dans la session de 1836, la chambre des pairs supprima également de la loi qui réglait les comptes de l’exercice 1834, comme contraire aux engagemens de l’état et aux règles du droit public, un article qui prononçait la prescription, au profit du trésor, des intérêts des cautionnemens qui ne seraient pas retirés dans un certain délai. La chambre des députés adhéra encore à cette suppression. Comment la chambre des pairs n’aurai t-elle pas eu, à l’égard des lois qui fixaient le montant des dépenses et des recettes, les droits qu’elle exerçait sur les lois qui régularisaient l’emploi des deniers publics? Par suite des événemens politiques, le budget de 1831 dut être profondément remanié et ne put être présenté aux chambres qu’en octobre 1831. Le gouvernement avait dû, à deux reprises, se faire autoriser à percevoir des douzièmes provisoires. Le rapporteur du budget à la chambre des pairs, M. le comte Roy, présenta, au nom de la commission, des observations sur trois des articles du budget des dépenses, et fit remarquer que, la chambre des députés étant encore réunie, la chambre haute pouvait user de son droit d’amendement sans appréhender de porter préjudice à l’expédition des affaires. Deux des articles critiqués par la commission furent néanmoins votés; mais l’article 7, combattu par le comte de Tournon et par le comte Molé, fut rejeté. Le budget des dépenses dut retourner à la chambre des députés, qui accepta, à une majorité considérable, le rejet de cet article.

Ce fait, qui constate le droit de la chambre des pairs, nous a paru mériter d’autant plus d’être signalé qu’il a échappé à plusieurs des hommes les plus familiers avec notre histoire parlementaire, et qu’il a été perdu de vue par un des ministres de la monarchie de juillet, dans une discussion dont il sera question tout à l’heure. Venons à un fait qui ne mérite pas moins d’attention, en raison des analogies qu’il présente avec l’incident qui a donné naissance à la controverse actuelle. Dans la première période de la monarchie de juillet, la chambre des députés renfermait une fraction assez nombreuse, composée de toute la gauche et d’une partie du centre gauche, qui se montrait hostile à l’église catholique. Elle n’avait pu empêcher le maintien dans la charte de l’article 6, qui mettait à la charge de l’état l’entretien des ministres des cultes chrétiens : elle essayait d’atteindre son but par la voie détournée d’amendemens au budget. Dans la session de 1833, la chambre des députés, discutant le budget de 1834, eut à repousser pour la troisième fois divers amendemens présentés ou appuyés par MM. Luneau, Isambert et Salverte, et qui avaient pour objet : de mettre à la charge des départemens les frais des tournées diocésaines, de réduire de 100,000 fr. le crédit relatif aux bourses des séminaires, de réduire de 300,000 francs le crédit affecté à l’entretien des édifices diocésains, de supprimer toute subvention aux établissemens ecclésiastiques. On mit en discussion un amendement de M. Eschassériaux. Une commission de la chambre avait exprimé, en 1831, l’opinion que le nombre des diocèses épiscopaux, porté à 80 par une loi de 1821, fût ramené au chiffre de 68, fixé par le concordat de 1801, Le ministère avait promis d’ouvrir à cet effet des négociations avec la cour de Rome. En 1832, M. A. Giraud avait proposé, par voie d’amendement au budget, le retranchement du crédit affecté aux douze diocèses à supprimer; cet amendement avait été repoussé. M. Eschassériaux le représentait en 1833 sous la forme d’un article additionnel, et en lui donnant une rédaction moins nette et moins précise, qui semblait limiter la réduction aux sièges qui viendraient à vaquer jusqu’à la conclusion des négociations avec la cour de Rome. Le ministre de l’intérieur, dans les attributions duquel étaient alors les cultes, combattit l’amendement de M. Eschassériaux, en faisant valoir qu’on ne pouvait déroger à une loi en vigueur par la voie indirecte d’une disposition budgétaire. Voici, d’après le Moniteur, comment le ministre s’exprima :


« M. le ministre de l’intérieur et des cultes. — Deux fois déjà la question a été solennellement discutée à cette tribune, deux fois il a été reconnu que l’état de choses aujourd’hui existant était légal, que la loi du 4 juillet 1821 avait autorisé la création de trente archevêchés ou évêchés nouveaux, qu’elle avait autorisé cette création là où le roi le jugerait nécessaire, et qu’elle avait disposé que l’établissement de la circonscription de tous ces diocèses serait concerté entre le roi et le saint-père.

« Du moment que cette loi a été rendue, il en résulte l’obligation et la nécessité d’allouer les fonds nécessaires pour l’entretien des nouveaux sièges, car, si ces fonds n’étaient pas accordés, il s’ensuivrait que l’article de la Charte qui garantit au culte catholique un juste salaire ne serait pas exécuté.

« Je pense que ces explications suffiront à déterminer la chambre à rejeter l’amendement qui tendrait à anticiper sur l’avenir, et à supprimer d’ores et déjà, ou du moins au fur et à mesure des extinctions, des évêchés qui existent aujourd’hui, et qui existent très légalement en vertu de la loi de 1821. »


L’amendement ayant été défendu par divers orateurs, le ministre de l’intérieur maintint ses observations, et répéta que « les évêchés et archevêchés créés en vertu de la loi de 1821, existaient légalement et que les évêques et archevêques avaient droit au bénéfice de l’article 6 de la charte, » qui assurait un traitement aux membres de l’église catholique et des cultes chrétiens, M. Salverte ayant présenté la loi de 1821 comme une conséquence du concordat de 1817, le ministre des affaires étrangères rectifia cette erreur et rappela que le concordat de 1817 n’avait jamais été sanctionné par la législature. M. Dupin aîné prit alors la parole, et, après avoir critiqué la marche suivie par les pouvoirs publics en 1821, il donna lecture de l’article 2 de la loi de 1821, et conclut contre l’amendement en déclarant que « ce qui avait été fait en 1821 avait été régulièrement et légalement fait. »


« Assurément, ajouta-t-il, c’est un tort que cette déviation des principes; mais le gouvernement de la restauration n’a-t-il pas continuellement dévié des principes, surtout vis-à-vis du clergé?.. Il faut reconnaître que, dans l’espèce, c’est régulièrement et légalement que la chose s’est faite, et la seule leçon que vous puissiez et que vous deviez en tirer, ce n’est pas de casser violemment ce qui a été fait légalement, c’est de ne rien faire de semblable à l’avenir, c’est que chacun soit jaloux de ses prérogatives et ne délègue pas son autorité à un autre. »


L’amendement de M. Eschassériaux fut adopté par assis et levé à une faible majorité, après une première épreuve douteuse. La gauche de la chambre des députés manifesta sa satisfaction de ce résultat imprévu; mais tous les regards se tournèrent aussitôt vers la chambre des pairs, et la suppression de l’article additionnel ne fit doute pour personne. Ce vote aurait eu pour conséquence de nécessiter une nouvelle délibération de la chambre des députés et d’entraîner une prolongation de la session et un retard dans la promulgation de la loi de finances. Le ministère, qui croyait avoir intérêt à une prompte clôture de la session, intervint auprès de la chambre des pairs pour prévenir le vote que tout le monde prévoyait, et il n’hésita pas à prendre des engagemens formels vis-à-vis d’elle pour la déterminer à ne pas user de sa prérogative. En présentant, le 18 juin, le budget des dépenses à la chambre, le ministre des finances, M. Humann, analysa suivant l’usage le projet de loi tel qu’il avait été présenté par le gouvernement, et passa en revue les modifications que la chambre élective y avait apportées. Arrivant à l’article additionnel de M. Eschassériaux, le ministre déclara nettement que cette disposition ne pourrait recevoir son exécution qu’au prix d’une atteinte à la prérogative royale, au respect de la loi, à la charte et à la liberté des cultes; il demandait néanmoins à la chambre de ne pas l’effacer du budget :


« Heureusement, messieurs, disait le ministre, l’article dont il s’agit n’est point d’une application immédiate. C’est une disposition conditionnelle qui, nous l’espérons, ne rencontrera pas, d’ici à votre prochaine réunion, les cas qu’elle suppose. A tout événement, le roi nommera aux sièges qui viendraient à vaquer, sauf la question du traitement, qui sera remise en discussion à la session prochaine (très bien). Nous ne doutons pas que la chambre des députés, frappée de la gravité de la mesure, ne revienne à la décision qu’elle avait prise trois fois, depuis la révolution de juillet, dans un sens tout opposé à l’article dont j’ai l’honneur de vous entretenir. « Aucune prérogative ne sera donc compromise. Aussi le gouvernement vous propose-t-il d’admettre provisoirement l’article dont il s’agit, sous les réserves constitutionnelles et politiques que je viens d’énoncer.»

La commission de la chambre des pairs, par l’organe de son rapporteur, M. de Fréville, prit acte des déclarations du gouvernement, et conclut dans le même sens que le ministre. Ce fut donc à la demande du gouvernement que la chambre haute ne fit pas usage du droit d’amendement dont une telle demande était la reconnaissance formelle. Elle n’eut point à regretter cette abstention, car des élections générales ayant envoyé sur les bancs du Palais-Bourbon une majorité conservatrice très compacte, il ne fut plus question, dès l’année suivante, ni de l’article additionnel de M. Eschassériaux, ni des autres amendemens, inspirés par le même esprit, qui avaient occupé la chambre des députés pendant la session de 1833.

C’est à partir de 1833 que l’ordre se rétablit dans les finances de la monarchie de juillet, et que les budgets et les lois des comptes purent être l’objet de discussions régulières et approfondies ; mais la priorité accordée à la chambre des députés produisit les mêmes effets que sous la restauration, et la chambre des pairs se plaignit d’être saisie trop tardivement des deux budgets. Dans la session de 1835, M. le comte Roy, en présentant le 17 mai le rapport sur le budget des dépenses de 1836, qui avait été apporté à la chambre des pairs seulement le 12 mai, motiva la concision de son rapport sur l’inutilité de formuler aucune observation à une époque de la session où la chambre se trouvait sous une sorte de contrainte morale, placée entre l’alternative de créer des embarras au gouvernement, ou de voter, sans discussion et presque sans examen, une somme énorme que des crédits supplémentaires et extraordinaires ne manqueraient pas d’accroître encore.


« Vous êtes forcés, disait M. le comte Roy, de donner votre assentiment à un projet de loi qui présente un grand nombre de dispositions législatives diverses, étrangères les unes aux autres, dont plusieurs n’obtiendraient même probablement pas votre assentiment, si vous étiez appelés à les voter librement.

« La France doit gémir de la continuation d’un si grand désordre, et de l’impuissance dans laquelle vous êtes continuellement placés de pouvoir remplir avec efficacité et avec dignité la haute mission que, dans ses intérêts, vous tenez de la constitution du pays.


Plusieurs pairs s’associèrent à cette plainte, dans les séances des 20 et 21 mai, et l’un d’eux, M. le baron Mounier, s’élevant avec vivacité contre un ordre des travaux législatifs qui privait la chambre des pairs de l’exercice de sa prérogative, et la contraignait à adopter des résolutions qu’elle désapprouvait, mit le gouvernement en demeure d’apporter à l’économie des lois de finances, à la distribution des matières et à la date de leur présentation au parlement, des modifications qui fissent cesser un état de choses aussi regrettable.

L’année suivante, M. Gautier, de la Gironde, rapporteur du budget des dépenses pour 1837, tout en constatant l’accord qui existait entre les deux chambres et le gouvernement, et en concluant à l’adoption du projet du budget, crut devoir, pour maintenir le droit de la chambre, présenter quelques observations analogues à celles que le comte Roy avait formulées un an auparavant. Un orateur de l’opposition, M. le vicomte Dubouchage, s’empara de ces observations pour censurer amèrement le gouvernement, qu’il accusa de violer la charte et de détruire les prérogatives de la pairie par la négation de son droit d’amender le budget, et il mit en parallèle avec cette conduite celle de M. de Villèle, dont il rappela les déclarations.

Le ministre des finances, M. d’Argout, après avoir donné à la chambre des pairs les explications que nécessitaient certaines observations du rapporteur, crut devoir répondre également aux critiques de M. Dubouchage, parce que le gouvernement « considérait la dignité et l’indépendance de la chambre des pairs comme une des bases les plus essentielles de nos institutions. » Voici en quels termes explicites et formels il reconnut à la chambre haute le droit d’amender le budget :


« A la chambre des députés appartient la priorité du droit d’examiner les dépenses et de voter les impôts. C’est la charte qui le dit, et la commission en convient, ainsi que l’honorable préopinant. Maintenant le droit de discussion existe-t-il dans les deux chambres ? Je ne pense pas que personne ait jamais prétendu que la discussion de la chambre des pairs ne doit pas être aussi sérieuse, aussi solennelle que celle de la chambre des députés. Quant au droit de rejeter le budget, il est incontesté : on a fait seulement une observation, c’est qu’on ne devait en user que dans les cas d’une nécessité extrême et avec la plus grande circonspection. Le droit d’amendement? Mais ce droit, je demande par qui il a été contesté?

« M. le vicomte Dubouchage. — On l’a contesté dans la presse.

« M. le ministre des finances. — Ce n’est pas la première fois que ce sujet a été agité dans cette chambre. L’honorable membre a cité une déclaration de M. de Villèle; je pourrais citer à mon tour une déclaration de M. de Martignac. Oui, la chambre des pairs a le droit d’amender le budget. Maintenant doit-elle toujours user de ce droit pour des objets de médiocre importance? Voilà la question. Du moment où nous sommes d’accord sur le droit, il ne reste plus que la question de fait. « Or depuis que la chambre des pairs existe, elle n’a jamais rejeté un budget ni fait d’amendement au budget. Qu’en résulte-t-il? C’est qu’elle n’a jamais trouvé que les circonstances fussent assez graves et que les amendemens introduits par la chambre des députés fussent de nature à la déterminer à user de son droit. C’est dans sa sagesse, dans sa prudence, qu’elle a procédé ainsi, et il n’a été fait aucune violence ni à son indépendance ni à sa dignité. J’irai plus loin : si, — jusqu’à présent ce cas ne s’est point présenté, — il arrivait qu’une mesure désastreuse vînt à être adoptée par la chambre des députés, le devoir comme le droit du gouvernement serait de demander des modifications, et le devoir comme le droit de la chambre des pairs serait de voter ces modifications. Si c’était à une époque où la chambre des députés fût dispersée, on pourrait compter sur son patriotisme pour se réunir de nouveau. »


Une déclaration aussi catégorique et aussi précise, faite au nom du gouvernement, semblait de nature à mettre hors de toute contestation le droit de la chambre des pairs; néanmoins, à la session suivante, M. le comte de Saint-Cricq, rapporteur du budget des dépenses pour 1838, crut devoir renouveler, au début même de son rapport, la protestation de ses devanciers, et il le fit en des termes qui méritent d’être rappelés, à cause de la netteté avec laquelle la question est posée et de l’heureuse alliance qu’ils présentent de la fermeté avec la modération du langage :


« Comme les commissions qui l’ont précédée, disait M. de Saint-Cricq, votre commission a regretté la sorte de contrainte morale que faisaient peser sur elle et la saison déjà avancée et l’absence de fait d’une des branches de la législature. Toutefois ce regret n’est pas allé jusqu’à la faire se considérer comme dépourvue de toute liberté. La charte, s’est-elle dit, a voulu que les lois d’impôt fussent d’abord délibérées à la chambre des députés; mais la charte veut aussi que toutes les lois soient librement votées par les deux chambres. En tenant compte des motifs qui ont fait attribuer à la chambre élective cette priorité nécessaire, on reconnaît qu’ils imposent à la chambre des pairs une juste circonspection.

« Pour les lois ordinaires, il lui suffit d’avoir conscience d’une amélioration possible pour en faire l’objet d’un amendement, et de cet échange de lumières dont les deux chambres se savent gré l’une à l’autre résulte le perfectionnement de la législation générale. Mais quand il s’agit du règlement des budgets, règlement qui ne dispose que pour une année, il semble conforme à la nature des choses que la chambre des pairs, si elle croit y apercevoir quelques besoins publics mal appréciés, procède plutôt par voie d’observations et de conseils que par voie d’amendemens, et il est juste de reconnaître que ces conseils ainsi formulés ont été plus d’une fois entendus. Que si, au contraire, il arrivait qu’un des votes de l’autre chambre vous parût susceptible de porter un trouble considérable dans un des services publics, ou qu’il fût introduit parmi les articles réglementaires quelque disposition soit excessive en elle-même, soit par trop étrangère au budget, certes alors vous n’hésiteriez pas à user de votre droit, certains que le patriotisme de MM. les députés les aurait bientôt réunis pour approuver à leur tour vos propres déterminations. C’est ainsi, messieurs, qu’à notre avis vous n’abdiquerez pas votre plus haute mission, que vous ne vous écarterez pas des convenances que cette situation comporte et dont vous avez si bien le sentiment. »


Les sessions suivantes, ce fut le tour de M. le marquis d’Audiffret, qui disait, le 1er août 1839, en présentant le rapport sur le budget de 1840 :


« Il est du devoir de la chambre de réclamer toujours une participation plus réelle à la discussion du budget de l’état, de redemander, avec des instances plus vives, les moyens de concourir de toute sa prévoyance à l’accomplissement de cette grande œuvre des trois pouvoirs, qui a la plus haute influence sur la fortune de la France. »


Nous arrêterons là ces citations, qui suffisent à prouver que la chambre des pairs n’a jamais admis le moindre doute sur son droit d’exercer à l’égard du budget la faculté de rejet ou d’amendement dont elle usait à l’égard des autres lois de finances, qu’elles eussent pour objet d’autoriser une dépense ou d’établir une perception. Sous la monarchie de juillet pas plus que sous la restauration, ni la chambre élective ni le gouvernement n’ont songé à contester la prérogative de la chambre haute. L’enseignement donné dans les écoles était conforme à ces doctrines : il existait à la Faculté de droit de Paris une chaire de droit constitutionnel dont le titulaire était M. Rossi. On a invoqué avec juste raison l’opinion professée publiquement par cet illustre publiciste, dont la parole avait une si grande autorité. Voici comment M. Rossi s’exprimait dans le cours dont les leçons ont été recueillies et publiées :


« Le vote de l’impôt appartient à la chambre des pairs comme à la chambre des députés. La chambre des pairs n’a pas l’initiative à cet égard : l’impôt doit être voté d’abord à la chambre des députés; mais, sauf cette restriction, le droit de la chambre des pairs est le même que celui de la chambre des députés... Il y a des raisons pour justifier le refus d’initiative à la chambre des pairs ; il n’y en aurait aucune pour lui refuser le droit d’amendement. »


Si donc la chambre des pairs, en examinant les lois de finances, s’est presque toujours bornée à consigner dans les rapports de ses commissions les observations qu’elle aurait pu traduire immédiatement en amendemens, si, soucieuse de ne pas créer d’embarras au gouvernement et de ne pas ajouter à la longueur déjà excessive des sessions, elle s’est contentée de prendre acte des déclarations ministérielles qui lui promettaient des satisfactions prochaines, c’est qu’elle se montrait fidèle aux sentimens sincèrement conservateurs qui l’animaient et à son rôle de pouvoir modérateur. On sait du reste à quoi se réduisent, dans les temps réguliers, les modifications dont le budget est susceptible : les mêmes besoins nécessitent, tous les ans, les mêmes satisfactions et ramènent les mêmes crédits; c’est à grand’peine que les commissions parlementaires, après un long travail d’épluchage, arrivent à faire subir aux propositions du gouvernement des réductions dont le chiffre total demeure toujours insignifiant par rapport à la masse du budget. Sous la monarchie de juillet, lorsqu’au bout de quelques années les premières ardeurs de l’esprit de parti furent calmées, et lorsque les règles du régime parlementaire furent sûrement établies et fidèlement observées, on ne vit plus de tentatives pour transformer la loi de finances en une arme de guerre contre les institutions ou contre la législation en vigueur; le budget prit le caractère qui lui appartient d’une loi traduisant annuellement en chiffres les besoins des services publics et de laquelle doit être écarté, pour faire l’objet d’actes législatifs spéciaux, tout ce qui n’est pas la conséquence directe de la législation déjà existante et tout ce qui viserait à engager l’avenir par des dispositions permanentes. La discussion du budget devint l’occasion de porter à la tribune l’expression des doléances et des réclamations locales, la ressource des hommes à système qui avaient des utopies à exposer, et, quand l’horizon politique se couvrait de nuages, un expédient pour provoquer des explications de la part du gouvernement. Les questions financières disparaissaient alors, et on assistait à un renouvellement de la discussion de l’adresse. Rien dans ces discussions, qui n’aboutissaient presque jamais à un vote, n’était de nature à porter atteinte aux principes du droit ou aux règles financières que la chambre des pairs avait surtout à cœur de défendre. Le rôle de la chambre haute n’en était pas moins utile et fécond. Celui qui voudra écrire l’histoire financière de notre pays, et qui, après avoir dressé le tableau des modifications successivement apportées dans la rédaction des budgets, dans la tenue des écritures publiques, dans la perception et dans l’emploi des fonds, se reportera aux rapports et aux discours que la chambre des pairs a entendus, reconnaîtra sans peine que la plupart des réformes introduites dans la gestion des deniers publics et presque tous les perfectionnemens apportés à notre mécanisme financier ont eu pour origine les indications et les conseils de la chambre des pairs. Il n’est pas surprenant d’ailleurs qu’une assemblée qui renfermait dans son sein des financiers comme le baron Louis, M. Roy, M. Mollien, M. de Barbé-Marbois, et des administrateurs comme le comte de Tournon, M. de Chabrol, M. de Saint-Cricq et M. le marquis d’Audiffret, se montrât plus compétente que la chambre élective en fait de finances et d’administration.


III.

La révolution de 1848 ramena la France au régime d’une assemblée unique, et l’on s’accorde à reconnaître que les résultats de cette nouvelle expérience n’ont pas été heureux. S’il n’est pas probable que l’histoire porte un jugement plus favorable sur l’assemblée nationale de 1871, celle-ci a eu du moins la sagesse de revenir à la dualité du pouvoir législatif. Quant au sénat du second empire, on n’a point à en tenir compte, parce que son rôle était tout différent de celui d’une seconde chambre : il était dépositaire du pouvoir constituant, et le contrôle limité et spécial qui lui était attribué sur les lois excluait une participation directe à l’action législative. Nous voici donc amenés par l’ordre des temps à rechercher quelles ont été les intentions des législateurs de 1875. Tout prouve qu’ils étaient animés du même esprit que les législateurs de 1830, et que la charte de 1830, moins l’hérédité dans le pouvoir exécutif, était le modèle qu’ils avaient devant les yeux.

Les questions de constitution furent soulevées, pour la première fois, au sein de l’assemblée nationale, par la présentation en 1872 d’une proposition de loi relative à l’organisation des pouvoirs publics. La commission chargée d’examiner cette proposition de loi se prononça très nettement en faveur de l’unité dans le pouvoir exécutif, et du partage de la puissance législative entre deux assemblées investies d’attributions égales. Elle choisit M. le duc de Broglie pour rapporteur. La proposition, devenue entre les mains de la commission un projet de loi « tendant à régler les attributions des pouvoirs publics et les conditions de la responsabilité ministérielle, » fut mise à l’ordre du jour du 27 février 1873. A l’ouverture même de la discussion, aussitôt que l’urgence eut été déclarée, le garde des sceaux, M. Dufaure, monta à la tribune pour donner, au nom du gouvernement, l’adhésion la plus formelle aux conclusions de la commission.


« Je ne monte à cette tribune, dit M. Dufaure, que pour adresser deux mots à cette assemblée. Le gouvernement a déjà fait savoir à la commission qu’il était d’accord avec elle sur les résolutions qu’elle avait adoptées. A l’ouverture de ce débat, et devant l’assemblée réunie, il veut déclarer de nouveau qu’il accepte sans réserve les résolutions que la commission a proposées, et qu’il les votera. »


C’était donc sans réserve aucune que M. Thiers, chef du pouvoir exécutif, et son gouvernement, acceptaient l’œuvre de la commission. Comment M. Thiers, qui en 1831 avait lutté avec tant d’éloquence et d’énergie en faveur de l’hérédité de la pairie, comment M. Dufaure, qui avait été ministre sous la monarchie de juillet, auraient-ils pu entendre la dualité du pouvoir législatif autrement que ne l’avait fait la charte de 1830? Comment auraient-ils pu accepter que le contrôle d’une seconde chambre, jugé par eux nécessaire pour remédier aux écarts et aux entraînemens de la passion politique, ne s’étendît pas à une matière aussi grave et aussi importante que la disposition de la fortune publique? Le gouvernement de M. Thiers ne s’en tint pas à cette adhésion. Bien qu’il eût exprimé le désir de ne pas intervenir dans une discussion où il pouvait être considéré une partie intéressée, il fut mis en demeure de s’expliquer avec tant d’insistance que M. Dufaure fut contraint de monter à la tribune. La question qui préoccupait les orateurs était de savoir jusqu’à quel point l’organisation provisoire qui allait sortir du projet de loi préjugeait la forme définitive qui serait donnée au gouvernement. Cette organisation était-elle un acheminement vers la monarchie ou vers la république, ou laissait-elle intacte la question de la forme du gouvernement ? En soutenant cette dernière thèse, M. Dufaure fut amené à se prononcer sur la création d’une seconde chambre, déclarée indispensable par la commission. Il le lit en ces termes :


« Et quant à la deuxième chambre ; est-ce donc une institution ou monarchique ou républicaine que la deuxième chambre ? Étant donné un gouvernement qui doit vivre, qui veut vivre, qui doit grandir s’il veut vivre, qui doit se fortifier pour continuer, est-il inutile de créer une seconde chambre ?.. Quant à présent, je le déclare à mes honorables collègues, dire, dans une résolution de l’assemblée, qu’il y aura une seconde chambre, ce n’est annoncer ni une institution monarchique, ni une institution républicaine ; c’est promettre que l’assemblée des représentans sera fortifiée par le concours éclairé d’une seconde chambre législative ; rien de plus. (Nouveaux applaudissemens. — Mouvement prolongé.) Voilà tout ce que nous vous demandons par les résolutions que la commission vous propose et auxquelles nous adhérons.

« Nous vous demandons expressément de donner, — non pas pour vous, puisque la seconde chambre n’entrera en exercice qu’après que vous serez dissous, — de donner à vos successeurs, non pas un embarras, mais une force, non pas un contrôle fâcheux, mais un contrôle salutaire, et, pour le gouvernement tout entier, une base plus large, des délibérations plus complètes, une source plus féconde de lumières, enfin une garantie précieuse contre les entraînemens auxquels une assemblée unique est exposée. »


Est-il admissible que le gouvernement de M. Thiers et son éloquent interprète, en attribuant à la seconde chambre un rôle aussi fécond et aussi utile, entendissent néanmoins exclure de son contrôle la législation financière? Comment auraient-ils négligé de mentionner une exception aussi considérable?

Le projet de loi fut voté par l’assemblée nationale le 13 mars 1873. Une de ses dispositions confiait au gouvernement lui-même la tâche de préparer et de soumettre à l’assemblée l’organisation provisoire dont les bases seulement étaient indiquées dans la loi. Conformément à cette disposition, M. Dufaure déposa au nom du gouvernement, dans la séance du 15 mai 1873, un projet de constitution dont le second chapitre, intitulé : Attributions des pouvoirs publics, contenait les dispositions suivantes :


« Article 11. L’initiative des lois appartient aux deux chambres et au président de la république. Les deux chambres concourent également à la confection des lois. Toutefois les lois d’impôt sont soumises d’abord à la chambre des représentans.

Si la priorité attribuée à la chambre des représentans entraînait dans l’esprit du gouvernement une dérogation nécessaire à l’égalité qu’il stipulait entre les deux chambres, l’exposé des motifs ne pouvait manquer d’en faire mention. Cela était d’autant plus indispensable que cette inégalité de pouvoir entre les deux chambres eût été une innovation sur les chartes de 1814 et de 1830 et une dérogation aux intentions incontestables de la commission qui avait rédigé la loi du 13 mars 1873. Interrogeons donc cet exposé de motifs contre-signé par M. Dufaure, mais présenté au nom de M. Thiers, et à la rédaction duquel l’illustre homme d’état n’est assurément pas demeuré étranger. Cet exposé de motifs débute par affirmer de nouveau la conformité des vues entre le gouvernement et les auteurs de la loi du 13 mars 1873. Il justifie ensuite la création du sénat par des raisons politiques dont la conséquence inéluctable est une égalité absolue de pouvoir et d’attributions entre les deux chambres, car, sans cette égalité, il serait impossible au sénat de remplir la mission qui lui est assignée. On ne saurait prétendre en effet que les entraînemens législatifs contre lesquels on veut prendre des garanties, ne se traduiront jamais par un vote regrettable en matière de finances ou de budget : l’infaillibilité financière qu’on attribuerait ainsi aux assemblées délibérantes rencontrerait trop d’incrédules. Voici comment s’exprime l’exposé des motifs au sujet de la nécessité d’un sénat :


« Si l’existence de la première de ces deux assemblées pouvait encore être remise en question, il serait facile de rappeler quels graves motifs en démontrent la nécessité. Dans tout état libre, surtout dans toute république, dans toute démocratie, le grand danger est l’entraînement et, à la suite de l’entraînement, la précipitation. On s’y décide souvent par passion plus que par conseil. Aussi l’art de tous les fondateurs d’un régime populaire a-t-il été d’y introduire la maturité dans les délibérations, d’opposer au mouvement de l’opinion publique le contrôle permanent de l’expérience, et l’on trouverait difficilement dans l’histoire, même en remontant jusqu’à l’antiquité, une constitution qui n’ait point placé à côté ou au-dessus de l’opinion populaire quelque corps destiné à la diriger ou du moins à la tempérer et à ralentir son action. Partout on a senti le danger d’un pouvoir unique et sans contre-poids. Quelles que soient sa forme et son origine, il dégénère en despotisme.

« Tous les pays libres de l’Europe ont deux chambres. La convention nationale, éclairée par une terrible expérience, introduisit la première en France cette double nécessité, et, tandis que la sagesse britannique couvre le monde de colonies admirablement libres, où cette double garantie est soigneusement consacrée, chacune des trente-six républiques de l’Amérique du Nord présente cette même division de la législature qui, au sommet de l’édifice fédéral, se reproduit par cette institution admirée de tous les publicistes, le sénat des États-Unis. »


Non-seulement le gouvernement de M. Thiers ne songeait pas à établir entre les deux chambres, dont il proposait la création, cette inégalité de pouvoir qu’on prétend être l’essence du régime parlementaire, et qui en serait la destruction, mais il faisait ressortir les précautions qu’il avait prises pour assurer aux deux chambres une égale autorité :


« Nous voulons assurer au sénat un rang et une puissance qui ne permettent pas de voir en lui l’inférieur de l’autre chambre : ainsi nous nous sommes décidés à lui assigner la même origine. Le sénat sera élu directement par le suffrage universel. C’est ailleurs que dans la base électorale que nous avons cherché les différences qui marquent le rôle spécial auquel il est appelé. »


Après avoir indiqué les catégories d’éligibles parmi lesquels les sénateurs devront être choisis à raison de trois par département, et fait ressortir l’autorité considérable et le caractère de permanence que le sénat empruntera à son origine, l’exposé des motifs de M. Dufaure arrive enfin à définir les attributions de cette assemblée, et il les résume par un seul mot : « le sénat aura les mêmes attributions législatives que la chambre des représentans. »

La retraite de M. Thiers, le 24 mai, eut pour conséquence de faire ajourner l’examen du projet de loi présenté par son gouvernement. La loi du 20 novembre suivant, assignant une durée de sept années aux pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon, régla d’une façon toute différente un des points fondamentaux de notre organisation politique. En conséquence, la commission chargée de préparer les lois constitutionnelles provoqua elle-même le gouvernement du maréchal à faire connaître ses vues. Un nouveau projet de loi fut donc rédigé par M. le duc de Broglie et présenté à l’assemblée nationale, au nom du gouvernement, dans la séance du 15 mai 1874. L’article 18 de ce projet de loi était ainsi conçu :


« Article 18. Le grand conseil (ainsi devait s’appeler le sénat) et la chambre des représentans ont l’initiative et la confection des lois. Toutefois les lois de finances doivent être présentées en premier lieu à la chambre des représentans. Quand une loi a été adoptée par les deux chambres, le président a le droit de réclamer une seconde délibération dans les conditions indiquées par l’article 2, § 2, de la loi du 13 mars 1873. »


Ici encore point de restriction à l’égalité des pouvoirs entre les deux chambres en matière de législation. Si nous interrogeons l’exposé des motifs, nous y voyons qu’après avoir expliqué par des considérations qui ne diffèrent point de celles que M. Dufaure avait présentées, la nécessité d’établir deux chambres et de leur donner une origine différente, M. de Broglie place sous l’autorité de l’histoire le principe de partage égal du pouvoir législatif.


« Nous dirons peu de mots des attributions des corps ainsi constitués, car là encore tout est emprunté à la pratique habituelle des pays libres. C’est en vertu d’une règle générale, admise dans tout régime parlementaire, que nous vous proposons de partager à titre égal, entre les deux assemblées, l’initiative et la confection des lois, tandis que certaines attributions judiciaires sont destinées à celle des deux qui, par sa composition, doit se rapprocher de la gravité d’un corps de magistrature. »


C’est donc la tradition de 1814 et de 1830 que le projet de loi de M. de Broglie entendait continuer, et l’on a vu que, dans cette tradition, la priorité de discussion attribuée à l’une des deux chambres n’enlevait rien à la liberté d’examen et de révision de l’autre chambre. La commission des lois constitutionnelles se plaça au même point de vue que le gouvernement, et elle adopta pour l’article 12 de son projet une rédaction identique à celle de l’article 18 du projet du gouvernement, et ainsi conçue : « Le sénat a, concurremment avec la chambre des députés, l’initiative et la confection des lois. Toutefois les lois de finances doivent être, en premier lieu, présentées à la chambre des députés. » Cette similitude de rédaction est d’autant plus importante à signaler qu’au sein de la commission, par une appréciation erronée du rôle de la chambre des lords et du sénat des États-Unis, on s’était demandé si le sénat ne devait pas demeurer étranger à la confection des lois d’impôt et du budget, et que cette question, qui est précisément celle que l’on élève aujourd’hui, avait été résolue négativement. Voici en effet comment s’exprime le rapport de la commission, déposé dans la séance du 3 août 1874 :


« Il ne restait à la commission, pour accomplir sa tâche, qu’à déterminer les attributions du sénat : elles ne pouvaient être moindres que celles de la chambre des députés, et elles devaient assurer au sénat, par le vote de toutes les lois, la plénitude de la puissance législative. Or la loi ne serait pas l’œuvre du sénat, s’il n’avait que le droit de s’y opposer sans avoir le droit de la réviser. Il doit donc participer, à titre égal, aux attributions de la chambre des députés, à moins de lui être sacrifié.

« Il ne serait pas aussi déplacé de revendiquer pour la chambre des députés, nommée directement par tous les électeurs, le droit de régler seule les lois d’impôts et le budget, qui en Angleterre restent étrangères à la chambre des lords, et dans lesquelles le sénat des États-Unis ne peut prendre aucune initiative.

« Mais, en France, n’est-ce pas dans les questions de budget et d’impôt que le contrôle du sénat peut être le plus salutaire et le plus nécessaire? N’y a-t-il pas dans les lois de finances des dispositions législatives qui pourraient désorganiser d’importans services? Ne faut-il pas garantir les intérêts de la propriété, dont le sénat doit être le gardien tutélaire, contre une répartition arbitraire des charges publiques, qui pourrait être le signal d’une révolution sociale ?

« Dans la même pensée, le droit d’initiative et le droit d’interpellation ne peuvent être refusés au sénat. Les lui contester, ce serait le déshériter de la participation au gouvernement qu’il s’agit de lui garantir. »


Il semble donc que la commission ait eu le pressentiment qu’en cas de divergence d’opinion entre le sénat et la chambre des députés les partisans d’une mesure pourraient entreprendre de contester le droit du sénat, et qu’elle ait voulu couper court à toute équivoque. Cette décision est d’autant plus essentielle à constater que, dans le système de la commission, le sénat devait se composer par moitié de membres qui auraient siégé en vertu de leurs fonctions ou en vertu d’une nomination par le pouvoir exécutif, tandis que le sénat actuel procède, pour les deux tiers, de l’élection, et se recrute absolument en dehors de l’action du pouvoir exécutif. Mais, dira-t-on, le projet de la commission a succombé, et c’est le contre-projet de MM. Wallon, Waddington et autres qui a été adopté par l’assemblée. Voyons d’abord les textes, pour enfermer la discussion dans le cercle le plus étroit.

La loi relative à l’organisation des pouvoirs publics, promulguée au Journal Officiel du 28 février et qui est la constitution actuelle, porte ce qui suit :

« Article 1er. Le pouvoir législatif s’exerce par deux assemblées : la chambre des députés et le sénat.

« La chambre des députés est nommée par le suffrage universel dans les conditions déterminées par la loi électorale.

« La composition, le mode de nomination et les attributions du sénat sont réglés par une loi spéciale.

« Article 3. Le président de la république a l’initiative des lois concurremment avec les deux chambres ; il promulgue les lois lorsqu’elles ont été votées par les deux chambres; il en surveille et en assure l’exécution. »

Rien dans cette rédaction n’indique la moindre inégalité entre les deux chambres : nous sommes en présence du texte même des chartes de 1814 et de 1830. Voici maintenant la loi relative à l’organisation du sénat, votée et promulguée en même temps que la précédente. L’article 8 est ainsi conçu :


« Article 8. Le sénat a, concurremment avec la chambre des députés, l’initiative et la confection des lois.

« Toutefois les lois de finances doivent être en premier lieu présentées à la chambre des députés et votées par elle. »


Ici encore nous nous trouvons en présence du texte de la charte de 1830, et nous sommes fondés à penser que ces dispositions législatives doivent être entendues comme elles l’étaient sous la restauration et sous la monarchie de juillet, comme elles l’avaient été par le gouvernement de M. Thiers, par le gouvernement du maréchal et enfin par la commission des lois constitutionnelles. On fait remarquer toutefois, — et c’est sur ce point que de nombreux journaux ont fait porter toute leur argumentation, — que le texte définitivement adopté diffère de la rédaction de la commission par l’addition du mot votées; il demande que les lois soient en premier lieu présentées à la chambre des députés et votées par elle. Mais ce mot votées se trouve, comme on l’a vu, dans la charte de 1830, et la charte de 1814 se servait du mot admises, qui en est l’équivalent. L’addition ou plutôt la restitution de ce mot dans la loi organique du sénat ne saurait changer le sens de la loi générale des pouvoirs publics qui consacre l’égalité entre les deux chambres. Si dans l’intervalle qui a séparé le vote de ces deux lois, discutées simultanément, une modification s’était produite dans l’opinion de l’assemblée à cet égard, si elle avait voulu enlever au sénat le droit d’amender les lois de finances, assurément on trouverait trace de ce revirement d’idées et de cette intention.

On sait comment les choses se sont passées, et il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter au Journal Officiel. Il a été à peine, question des attributions futures du sénat : la discussion a roulé presque exclusivement sur la composition du sénat et sur le mode de nomination des sénateurs. Un premier vote ayant écarté le système proposé par la commission, plusieurs des articles préparés par celle-ci tombaient du même coup : alors, avec son assentiment, on a mis successivement aux voix les articles du contre-projet de MM. Wallon, Waddington, etc., dont la commission acceptait les autres dispositions, et auquel le gouvernement avait donné son adhésion. Si les auteurs du contre-projet avaient attaché une signification particulière à la rédaction de l’article 8, ils n’auraient pas manqué de le dire, soit dans leur exposé, soit à la tribune. Le rapport supplémentaire, lu le 22 février 1875, au nom de la commission, par M. Lefèvre-Pontalis, déclare que la commission n’a différé d’avis avec M. Wallon que sur deux points : la participation des plus imposés à l’élection des délégués des conseils municipaux, et l’attribution au président ou à l’assemblée du droit de nommer les sénateurs inamovibles. Est-il supposable que la commission eût passé sous silence une modification aussi grave que celle qui aurait consisté à enlever au sénat le droit d’amender les lois de finances? Quant à la discussion à laquelle a donné lieu l’article 8, nous pouvons la reproduire tout entière sans craindre de fatiguer le lecteur :


« M. le président. — Nous en sommes arrivés à l’article 8 du contre-projet de M. Wallon.

« Article 8. Le sénat a, concurremment avec la chambre des députés, l’initiative et la confection des lois. Toutefois les lois de finances doivent être, en premier lieu, présentées à la chambre des députés et votées par elle.

« Il n’y a pas d’amendement sur cet article.

« Quelqu’un demande-t-il la parole?

« Je consulte l’assemblée.

« L’assemblée consultée adopte l’article 8. » Il est inadmissible qu’une modification grave aux traditions parlementaires de la France ait pu être introduite silencieusement et par un sous-entendu. On serait fondé à dire en tout cas que les députés les plus attentifs et les plus vigilans ne s’étaient pas doutés de la portée de cette décision, car, deux jours après, M. Raudot, développant un amendement qui avait pour objet d’assigner aux deux chambres le même nombre de membres, faisait valoir à deux reprises, comme argument, l’égalité de leurs attributions.


« Quelle est l’économie de votre loi? disait-il, c’est de faire que le sénat ait autant de pouvoir que la chambre des députés. Le sénat fait les lois comme la chambre des députés ; il est une partie intégrante du congrès qui révise la constitution et nomme le président.

« Le sénat sortira de l’élection comme les députés. Il aura les mêmes droits que la chambre des députés ; il faut donc que les deux assemblées soient en nombre égal. »


Veut-on attribuer une signification particulière à l’insertion du mot votées dans l’article 8? Voici quelle elle peut être : supposons que la dissolution de la chambre des députés soit prononcée après la présentation, mais avant le vote du budget; un gouvernement disposé à user d’équivoque aurait pu prétendre qu’en présentant le budget à la chambre il avait satisfait aux prescriptions de la constitution, et demander au sénat, au nom de l’intérêt public, soit de voter la loi de finances, soit d’autoriser la perception de douzièmes provisoires ; il se serait ainsi trouvé maître de différer à son gré la convocation du corps électoral. La constitution spécifiant que les lois de finances doivent être votées en premier lieu par la chambre des députés, il est évident que le sénat ne peut en être saisi qu’après que l’autre chambre a statué, et aucune tentative n’est possible pour échapper, même temporairement, à l’intervention nécessaire de la chambre des députés. Ainsi entendue, et peut-être sans que ses auteurs y aient songé, la rédaction de l’article 8 serait l’équivalent de la précaution que les chartes de 1814 et de 1830 avaient prises, la première par son-article 26, la seconde par son article 22, et que la constitution belge s’est appropriée par son article 59, en déclarant illicite et nulle de plein droit toute réunion d’une des deux chambres en l’absence de l’autre. Il n’était fait exception que pour le cas où la chambre haute siégeait comme cour de justice.

L’interprétation qu’on a voulu donner à l’article 8 de la loi organique du sénat ne se justifie donc ni par le texte de la loi, ni par aucun des documens qui peuvent éclairer sur les intentions du législateur. Elle est contraire à la tradition parlementaire, dont se sont manifestement inspirés les auteurs de la constitution du 25 février, et il sera facile de montrer qu’elle ne peut s’appuyer sur l’exemple d’aucun pays constitutionnel.


IV.

La constitution de la Belgique, délibérée avec maturité, est plus étendue et plus précise que la charte de 1830, qui a servi de modèle à ses rédacteurs. Elle organise le pouvoir législatif de la même façon en spécifiant (article 26) qu’il s’exerce collectivement par le roi, la chambre des représentans et le sénat. Elle attribue (art. 27) l’initiative à chacune des trois branches du pouvoir législatif, avec cette restriction : « néanmoins toute loi relative aux recettes ou aux dépenses de l’état, ou au contingent de l’armée, doit d’abord être votée par la chambre des représentans. » La similitude des dispositions fait voir que c’était bien le même esprit qui animait les législateurs belges et les législateurs français, et la constitution belge, venue la dernière en date, peut être considérée, dans une certaine mesure, comme un commentaire de la charte de 1830. Or le chapitre qui règle l’exercice du pouvoir législatif par les deux chambres contient deux articles ainsi conçus :


« Article 41. Un projet de loi ne peut être adopté par l’une des chambres qu’après avoir été voté article par article.

« Article 42. Les chambres ont le droit d’amender et de diviser les articles et les amendemens proposés. »


Comme il n’est fait, pour les lois de finances, aucune exception, bien qu’elles doivent d’abord être votées par la chambre des représentans, il résulte clairement de ces deux articles que le sénat belge a le droit de voter le budget, article par article, et qu’il a le droit de l’amender. Telle était aussi la situation de la chambre des pairs sous la monarchie de juillet, et telle doit être la situation du sénat français actuel.

Le statut royal qui sert de constitution au royaume d’Italie n’est, dans ses dispositions essentielles, qu’une traduction de la charte de 1830. On en peut dire autant des diverses constitutions de l’Espagne qui n’ont jamais varié quant à l’organisation du pouvoir législatif. La constitution du Danemark, promulguée le 5 juin 1849 et remaniée par le statut royal du 28 juillet 1866, a emprunté également à la charte de 1830 ses articles les plus importans. Les petits états constitutionnels de l’Allemagne, la Bavière en 1818, le Wurtemberg en 1819, la Saxe et Bade en 1831, ont modelé leurs institutions sur la charte de 1814. La constitution du Brésil, qui date du 25 mars 1824, et la carta dei lei du 29 avril 1826, qui sert de constitution au Portugal, ont également été modelées sur la charte de 1814. Partout on trouve le pouvoir législatif exercé collectivement par le souverain et par deux chambres, partout la priorité dans l’examen des lois financières est attribuée à celle des deux chambre dont la base électorale est la plus large, et partout les deux chambres ont des droits égaux dans l’examen et le vote de toutes les lois. Citer des textes dont la rédaction est presque identique serait imposer au lecteur une fatigue inutile.

L’inégalité des pouvoirs se trouve formellement spécifiée dans deux constitutions. La chambre haute des états-généraux de Hollande, composée de 39 membres choisis exclusivement parmi les plus haut imposés de chaque province, n’a point d’initiative en matière de législation, et son droit se réduit à adopter ou à rejeter, sans pouvoir les modifier, les lois votées par la seconde chambre. En Prusse, la chambre des seigneurs partage avec le roi et la chambre des députés l’exercice du pouvoir législatif et le droit d’initiative ; mais le budget des recettes et le budget des dépenses doivent être présentés en premier lieu à la seconde chambre, et la chambre des seigneurs a seulement le droit de les adopter ou de les rejeter dans leur ensemble, sans pouvoir y introduire aucune modification. On le voit, en Prusse comme en Hollande, il n’est pas besoin d’établir une règle constitutionnelle par voie d’induction ou d’interprétation : on est en présence d’un texte catégorique et précis. L’inégalité entre les deux chambres est écrite dans la loi fondamentale, comme elle l’aurait été certainement dans la constitution du 25 février, si elle avait été dans les intentions des législateurs. La disposition insolite introduite dans la constitution prussienne a-t-elle mieux protégé les intérêts des contribuables et a-t-elle assuré la prépondérance de la chambre élective? On sait comment les choses se sont passées pendant plusieurs années consécutives, jusqu’à ce que le gouvernement eût dompté toute opposition. La seconde chambre opérait de larges réductions dans le budget de la guerre afin d’obliger le gouvernement à diminuer l’effectif et à abréger la durée du service militaire. La chambre des seigneurs rejetait invariablement le budget qui lui était envoyé par la seconde chambre; elle adoptait ensuite le budget tel qu’il avait été présenté par le gouvernement, et c’était ce budget qui était tenu pour obligatoire par les cours de justice et qui était appliqué.

Nous arrivons au pays où le régime parlementaire a pris naissance et où il a jeté les plus profondes racines, à l’Angleterre. Là point de constitution écrite, point de texte de loi à invoquer, mais seulement des usages établis sur des précédens. Il est reconnu d’un consentement unanime que toute loi de finances (money-bill) doit prendre naissance dans la chambre des communes, et que la chambre des lords n’a aucune initiative à cet égard. En fait, la chambre des lords s’abstient d’amender les lois de finances; mais, ainsi que M. Gladstone lui-même l’a reconnu en plein parlement, elle n’a jamais renoncé au droit d’amendement. C’est un droit qui sommeille, mais qui peut se réveiller, si des circonstances exceptionnelles ou un grand intérêt public commandaient d’en faire usage.

Il est indispensable en outre d’observer que le budget soumis annuellement au vote du parlement diffère essentiellement de ce qu’en France on désigne par le même nom. Il est loin de comprendre en effet l’universalité des recettes et des dépenses. Les impôts qui ont une base fixe et un caractère permanent, et ce sont les plus nombreux et les plus productifs, alimentent, avec les produits du domaine et des postes, le fonds consolidé, c’est-à-dire la réunion des subsides permanens mis à la disposition du gouvernement pour faire marcher les services publics. De ce nombre sont l’impôt foncier, le timbre, les impôts sur la drêche, sur le sucre, le tabac, les vins, les spiritueux, etc. Lorsque le produit d’un impôt a été assigné au fonds consolidé, cet impôt devient et reste obligatoire : il n’est plus soumis au vote annuel du parlement, et il ne peut être ni modifié ni supprimé que par un acte législatif spécial, auquel les deux chambres et la couronne concourent également.

Toutes les dépenses qui ont le caractère d’un engagement public, les intérêts de la dette et des bons de l’échiquier, la liste civile, les dotations des princes et les pensions conférées à titre national, les traitemens des magistrats, des agens diplomatiques et de tous les fonctionnaires dont la fonction existe en vertu d’une loi, sont acquittés sur le fonds consolidé, et ne sont l’objet d’aucun vote du parlement, étant considérés comme obligatoires pour la nation. La loi qui établit une fonction fixe en même temps le traitement du fonctionnaire et impute le montant de ce traitement sur le fonds consolidé. Si l’on veut, au contraire, supprimer une fonction, même la plus manifestement inutile, ou en diminuer la rétribution, il faut allouer au titulaire en exercice une indemnité réglée de gré à gré, et faire intervenir un acte spécial du parlement. Ainsi la question que l’on agite en France n’aurait même pas pu naître en Angleterre, puisque les traitemens qu’il s’agit de supprimer, résultant d’une loi régulièrement rendue, n’auraient même pas été soumis à un vote du parlement.

Les dépenses pour lesquelles un vote annuel du parlement est nécessaire sont les dépenses qui n’ont point un caractère obligatoire, ou dont la quotité peut varier d’une année à l’autre, et, en premier lieu, les dépenses de la marine et de l’armée. Le parlement, qui doit renouveler chaque année le mutiny-hill, en vertu duquel le souverain a le droit d’exiger l’obéissance des soldats et des marins, fixe aussi tous les ans le nombre d’hommes à entretenir sous les drapeaux ou sur la flotte, et de ce nombre dépend le chiffre à allouer pour la solde, les rations, etc. Après la guerre et la marine viennent les frais de perception des impôts, qui ne figurent au budget que depuis quelques années : auparavant, le produit net des recettes, déduction faite des frais de perception, était seul porté à la connaissance du parlement. Aujourd’hui les évaluations des recettes, présentées par le chancelier de l’échiquier, donnent le produit total de chaque impôt, et le parlement vote en trois sommes globales tous les frais de perception et les pensions de retraite des agens du fisc. Le budget comprend encore tout un ordre de dépenses de création récente et qui résultent de l’intervention du gouvernement dans des questions abandonnées autrefois aux intérêts locaux ou à l’initiative privée : ce sont des travaux d’embellissement ou d’utilité publique, des subventions aux écoles et aux établissemens d’instruction supérieure, enfin, les subventions à des établissemens de bienfaisance. Il s’agit là, on le voit, de dépenses variables de leur nature et qui toutes, à l’exception des crédits de la marine et de l’armée, roulent sur des sommes peu considérables. Chaque ministre fait connaître à la chambre des communes, formée en comité des voies et moyens, les sommes dont il a besoin, et la chambre décide, par une résolution, qu’il y a lieu de lui ouvrir lin crédit de la même importance. Quand toutes les dépenses ont été ainsi l’objet d’une résolution, les crédits ouverts sont récapitulés dans un bill appelé bill d’appropriation qui est la véritable loi de finances, qui est soumis à l’épreuve des trois lectures et envoyé ensuite à la chambre des lords. Le vote des résolutions est, comme en France la discussion du budget, l’occasion pour les députés de critiquer la marche des services publics, de réclamer ou d’indiquer des réformes et d’exprimer les doléances locales; mais nous ne savons si l’on trouverait des exemples de réductions apportées aux crédits demandés par le gouvernement. En outre les départemens de la guerre et de la marine ont le droit, avec l’assentiment de la trésorerie, d’opérer des viremens d’un chapitre à l’autre de leur budget. Quant au bill d’appropriation, il est tellement une pure formalité légale, qu’il est voté non-seulement sans être imprimé, mais le plus souvent même avant d’être rédigé : la chambre des communes vote sur une feuille de papier contenant l’intitulé et un article ou deux du bill. Le secrétariat de la chambre se hâte ensuite de le rédiger et de le faire imprimer pour l’envoyer à la chambre des lords, le règlement de celle-ci lui interdisant de délibérer sur un bill sans qu’il ait été préalablement imprimé et distribué à ses membres. Les lords le votent avec la même rapidité que les communes. Les recettes permanentes qui constituent le fonds consolidé ne seraient pas suffisantes pour défrayer toutes les dépenses de l’état; le gouvernement tient en réserve plusieurs impôts, l’impôt sur le revenu, les droits de douane et diverses autres taxes, dont il fait varier la quotité de façon à en accroître ou à en diminuer le produit, suivant la somme dont il a besoin pour équilibrer les recettes et les dépenses. Ces taxes variables sont soumises annuellement au vote du parlement. L’exposé que fait le chancelier de l’échiquier des propositions du gouvernement quant à ces impôts, des augmentations qu’il demande ou des réductions et des suppressions dont il prend l’initiative, est le grand événement financier de chaque session. Les propositions du gouvernement sont acceptées ou repoussées par la chambre des communes par voie de résolution, et il est d’usage que chaque résolution devienne la base d’un bill distinct qui, après avoir subi l’épreuve des trois lectures, est envoyé aux lords pour recevoir leur assentiment.

Ce sont ces bills, ayant pour objet d’imposer, de modifier ou de supprimer certaines perceptions, qui sont désignés spécialement sous l’appellation de money-bills, et qui ont fait un sujet de controverse entre les deux chambres. Le vote des dépenses n’est qu’une question de confiance, il ne saurait être refusé à un ministère en possession de la majorité : c’est le vote de l’impôt qui constitue aux yeux des communes leur principale prérogative, et celle dont elles se montrent le plus jalouses. Elles reconnaissent qu’aucune perception ne peut avoir lieu sans l’assentiment préalable des lords, mais elles se prétendent « seules juges de la matière, du mode de perception, de la quotité et de la durée de tout impôt; » en conséquence, elles contestent aux lords le droit de modifier aucun money-bill.

La querelle date de 1671. Les communes ayant voté certains droits de douane et de tonnage, les marchands de Londres s’adressèrent à la chambre des lords, et lui demandèrent de rejeter celles de ces taxes nouvelles qui étaient trop onéreuses pour le commerce. Les lords voulurent modifier le bill ; mais, bien que, dès le règne d’Henri VI, ils eussent réduit de quatre années à deux la durée d’un impôt voté par les communes, et révisé à diverses reprises les mesures qui leur avaient été apportées, les communes leur contestèrent le droit d’amendement en matière d’impôt. Plusieurs conférences eurent lieu entre les commissaires des deux chambres : on produisit de part et d’autre une foule de précédens, mais on ne réussit point à se mettre d’accord. Les lords persistèrent à déclarer que ne leur laisser d’autre alternative que d’adopter ou de rejeter un bill en leur interdisant de le modifier, était une atteinte à leur libre arbitre et à leur dignité. De leur côté, les communes ajoutèrent aux résolutions permanentes (standing orders) qui leur servent de règlement, une résolution nouvelle portant qu’elles considéreraient comme rejeté par les lords, et conséquemment comme non avenu, tout money-bill qui reviendrait de la chambre haute avec des modifications. Cela n’a point empêché les lords, à diverses reprises, soit de rejeter, soit de modifier des money-bills ; seulement, dans ce dernier cas, les communes ont considéré le bill amendé comme rejeté, et elles en ont voté un nouveau où ne figuraient plus les dispositions repoussées par la chambre haute. L’opposition faite par la chambre des lords à l’abolition de l’impôt sur le papier donna lieu en 1860 et 1861 à des discussions extrêmement vives, dans lesquelles les droits respectifs des deux chambres furent débattus par les principaux orateurs du parlement.

Voici quelle est en réalité la position de la chambre des lords par rapport aux lois de finances. Il ne peut être touché à aucune des charges et à aucune des ressources du fonds consolidé autrement que par un acte spécial du parlement, au regard duquel la chambre des lords a toute liberté d’action. Propose-t-on d’augmenter, de modifier ou d’abolir l’impôt foncier (land-tax) : si les lords s’y opposent, les choses demeurent en l’état. Propose-t-on de supprimer un des juges d’une cour ou un des fonctionnaires civils de l’île de Man : si les lords s’y opposent, la fonction est maintenue, et le traitement continue à être payé. Quant aux recettes et aux dépenses variables qui sont l’objet de votes annuels du parlement et constituent véritablement le budget, les traditions parlementaires font du vote des dépenses une question de confiance : il est de règle qu’on doit accorder aux ministres les crédits qu’ils déclarent nécessaires à la marche des services dont ils sont responsables, ou qu’on doit les renverser et les remplacer. Pour ce qui est des recettes, quand un ministère, soutenu par une majorité sérieuse, et qu’on doit par conséquent supposer investi de la confiance de la nation, propose des remaniemens d’impôts, la chambre des lords n’a ni à encourir l’impopularité de maintenir une taxe inutile, ni à assumer la responsabilité de détruire l’équilibre du budget en supprimant une taxe nécessaire. Elle n’a de raison d’exercer ses droits, quelque étendue qu’on leur assigne, qu’autant que le bien public le demande, et, dans ce cas, même en les supposant limités à l’adoption ou au rejet des mesures ministérielles, ils suffisent à protéger l’intérêt public.

Si nous quittons l’Angleterre pour les États-Unis, nous trouverons dans la grande république américaine une assemblée qui a beaucoup plus d’analogie avec le sénat français que la chambre des lords. L’exemple n’en sera que plus concluant. L’article 1er, section 7, de la constitution fédérale porte en propres termes : « Tous les bills ayant pour objet la levée d’un revenu devront prendre naissance dans la chambre des représentans ; mais le sénat pourra proposer ou adopter des amendemens comme pour les autres bills. » Quant aux dépenses, la constitution porte qu’elles ne pourront avoir lieu qu’en vertu d’une loi d’appropriation, et que les dépenses de l’armée ne pourront être votées pour plus de deux années.

Les ministres américains n’ont point entrée au congrès, et ne peuvent saisir directement (les chambres d’aucune proposition. Ils ne peuvent donc ni présenter ni défendre leurs budgets. Les membres de la chambre des représentans sont répartis entre un certain nombre de comités permanens, dont chacun a dans ses attributions un ordre spécial de questions. Le comité des finances ou des voies et moyens s’occupe des recettes : le comité des appropriations examine les dépenses en prenant pour base de ses calculs les chiffres de l’exercice précédent; il appelle dans son sein les ministres, et, après avoir entendu leurs explications, il prépare pour chacun des services publics une série de propositions qu’il soumet successivement à la chambre. Ces propositions sont transmises au sénat, à mesure de leur adoption, pour être examinées par lui. Le sénat les accepte ou les modifie : dans ce dernier cas, il les retourne à la chambre : si celle-ci n’adhère pas aux modifications faites par le sénat, une conférence a lieu entre des commissaires nommés par les deux chambres pour chercher les élémens d’un accord. Si, après le rapport des commissions, chacune des deux chambres persiste dans le vote qu’elle a précédemment émis, de nouveaux commissaires sont nommés et de nouvelles conférences sont ouvertes jusqu’à ce qu’une transaction intervienne. Un seul chiffre suffira à faire apprécier l’étendue des modifications que le sénat apporte quelquefois aux bills d’appropriation : l’importance des crédits qu’il a fait introduire ou rétablir dans le budget de l’exercice actuel est de plus de 45 millions.

Toutes les républiques américaines ayant modelé leurs institutions sur celles des États-Unis, ce qui vient d’être dit des attributions du sénat de Washington s’applique à leurs chambres hautes, et il serait superflu d’y insister.


V.

Si l’on nous a suivis dans cette longue étude, on doit reconnaître que la législation et la pratique des pays constitutionnels corroborent la conclusion à laquelle conduit l’examen des textes législatifs français. Les prérogatives de notre sénat sont faciles à définir. Cette assemblée excéderait son droit et dérogerait à la constitution du 25 février, si elle essayait de transformer en loi la proposition d’impôt dont elle a été saisie par M. de Lorgeril : tout au plus peut-elle considérer cette proposition comme une pétition et la renvoyer au ministère des finances : elle ne saurait y donner une autre suite, car c’est à la chambre des députés qu’il appartient de statuer la première en ces matières. Mais on ne saurait contester au sénat, à l’égard du budget, le droit d’examen et de révision qui lui est attribué sur toutes les lois. La constitution n’a pas fait d’exception pour le budget, qui ne peut revêtir le caractère d’une loi obligatoire que par le vote des deux chambres et la sanction du pouvoir exécutif. Le sénat n’enregistre pas le budget; il le vote et par conséquent il le discute et peut l’amender : or, amender le budget, c’est accroître, réduire ou supprimer les crédits qui y sont inscrits. Le sénat, ayant devant lui le projet de budget, présenté par le gouvernement et les amendemens que la chambre y a apportés, peut rétablir dans un article le chiffre proposé par le gouvernement : c’est l’exercice pur et simple de son droit,

Qu’adviendra-t-il, quand le sénat usera de sa prérogative;? La décision de cette assemblée sera-t-elle définitive et souveraine? Évidemment non, et précisément parce que le budget est une loi comme une autre, il doit, s’il est amendé par le sénat, revenir devant la chambre des députés, puisque l’assentiment de l’une et de l’autre chambre est également indispensable pour lui conférer le caractère obligatoire. La chambre des députés aura donc toujours à se prononcer sur les amendemens que le sénat apportera au budget. La constitution n’a point disposé pour le cas où les deux assemblées persisteraient chacune dans son avis; mais rien n’interdit aux chambres françaises de recourir à la voie, légalement établie ailleurs, d’une conférence amiable, destinée à amener une transaction.

Dans la question qui préoccupe aujourd’hui les esprits, la chambre des députés, si elle écoute la voix de la sagesse, de la justice et du droit, reviendra sur sa décision. C’est aux jurisconsultes qu’elle renferme dans son sein à lui démontrer qu’elle a excédé sa prérogative en touchant, par la voie indirecte d’une décision budgétaire, à une loi en vigueur. Une loi existante ne peut être abrogée ou modifiée que par une loi nouvelle, rendue dans les formes constitutionnelles, avec le concours de tous les pouvoirs : tant qu’elle subsiste, elle doit être observée dans son intégrité. C’est en vain qu’on prétendrait distinguer ici entre la fonction et le traitement attaché à la fonction, et soutenir que la un du 20 mai 1874 n’est pas atteinte, puisque la fonction subsiste, bien que le traitement, fixé par un décret, ait disparu. Cette subtilité ne résiste pas à l’examen. C’est en effet un principe consacré par toute notre jurisprudence, que les ordonnances royales et les décrets portant règlement d’administration publique ont la même force et la même autorité que la loi qu’ils complètent, lorsqu’ils ont été rendus en exécution d’un article de cette loi, le pouvoir exécutif ayant agi en vertu d’une délégation spéciale de la législature. La perception de la plupart des impôts ne s’opère qu’en vertu de règlemens d’administration publique, la loi ayant seulement posé le principe de l’impôt. S’imagine-t-on que la hiérarchie et la position des officiers de l’armée, des magistrats, des ingénieurs: etc., puissent être changées autrement que par une loi spéciale ? Pourquoi, sous la monarchie de juillet et sous l’empire, a-t-il sans cesse été question de fixer par une loi le cadre et les traitemens du personnel des ministères ? C’est qu’on voulait assurer aux employés des ministères, dont la hiérarchie et la position sont réglées par de simples arrêtés ministériels, les mêmes garanties qu’aux fonctionnaires proprement dits, en les mettant, comme ceux-ci, à l’abri de l’arbitraire des ministres et des surprises de la discussion du budget.

Si des droits acquis et prenant leur origine dans la loi pouvaient être atteints par la voie détournée que l’on emploie contre les aumôniers militaires, rien ne garantirait les retraités contre la réduction ou la suppression de leurs pensions, ou les porteurs de rentes contre la réduction des arrérages : il suffirait de modifier quelques articles du budget pour bouleverser toutes les positions. Cela est tellement contraire à toutes les notions de droit, que la France est le seul pays au monde où de pareilles questions puissent se poser. Aux États-Unis, le fonctionnaire, indûment dépouillé de son traitement, en appellerait à la cour suprême, qui annulerait le vote du congrès ; en Angleterre, il aurait son recours devant les tribunaux, qui lui feraient justice en lui donnant une action sur les propriétés et les fonds appartenant à l’état. En France, et c’est là une des plus grandes plaies de notre pays, sous prétexte de maintenir la séparation des pouvoirs et de prévenir les empiétemens de la judicature, on a enlevé aux particuliers, dans leurs contestations avec l’état ou avec les administrations publiques, la protection des tribunaux et les garanties du droit commun : les intérêts les plus considérables sont livrés à un arbitraire plus redoutable que celui de l’ancien régime.

Si la chambre des députés considère la loi. du 20 mai 1874 comme préjudiciable à l’armée, elle a toute facilité d’en voter l’abrogation. Si l’on répond que l’on n’a point suivi cette marche de peur de se heurter à un vote contraire du sénat, c’est l’aveu le plus explicite qu’on a essayé d’atteindre d’une façon détournée le résultat qu’on désespérait d’obtenir par les voies régulières. Qu’a donc fait la chambre des députés en émettant ce vote, et que ferait-elle en y persistant? Elle tenterait, pour nous servir des expressions employées par M. Dupin en 1833, « de casser violemment une chose légalement et régulièrement faite. » Ce serait un acte purement révolutionnaire. Malheureusement les bouleversemens ont été si fréquens dans notre pays, il est si souvent arrivé que tous les pouvoirs ont été réunis, pour une certaine période, entre les mains de quelques représentans élus à la hâte, que nos assemblées délibérantes, peu familières avec l’esprit juridique, se laissent facilement aller à croire que leur prérogative n’a point de limites, et qu’elles ne sont liées par rien, pas même par les lois qu’elles ont faites. Les deux chambres du parlement votèrent en 1806 l’émancipation des catholiques; le roi George, par un scrupule de conscience, refusa de sanctionner le bill d’émancipation. Ce fut donc la volonté d’un seul homme qui condamna à la plus cruelle déception la nation irlandaise presque toute entière et tous les catholiques anglais; mais cette volonté avait la loi pour elle : elle fut respectée. Les catholiques d’Angleterre attendirent encore vingt-deux ans leur affranchissement, et nul de leurs défenseurs ne leur donna d’autre conseil que de persévérer et d’attendre, parce que, si l’établissement de la liberté de conscience était d’un prix infini, la stabilité des institutions qui garantissent les droits et la fortune de tous était plus désirable encore. En France, l’attente et la lutte nous paraissent des conditions trop rigoureuses du triomphe de nos opinions ; il faut que les pouvoirs publics reflètent et traduisent immédiatement en actes toute la mobilité de nos impressions et les mouvemens les moins durables de l’opinion : ils perdent leur prestige et nous semblent déchoir, s’ils reculent devant un obstacle ou s’arrêtent devant une barrière, fût-ce celle de la loi : preuve manifeste que nous sommes mal préparés à la liberté. En effet, la condition essentielle de la liberté, c’est le respect du droit par les détenteurs du pouvoir, gouvernement et assemblées, aussi bien que par le plus infime des citoyens. Notre nation a si peu cette notion vraie de la liberté, le despotisme est tellement entré dans ses idées et dans ses instincts, qu’elle éprouve l’irrésistible besoin de conférer toujours à quelqu’un le pouvoir de s’élever au-dessus des lois. La seule différence est que les uns veulent attribuer cette omnipotence à un homme, et les autres à une assemblée.


CUCHEVAL-CLARIGNY.