Le Sabotage/06

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(p. 65-68).


Conclusions


Ainsi que nous venons de le constater par l’examen des modalités du sabotage ouvrier, sous quelque forme et à quelque moment qu’il se manifeste, sa caractéristique est, — toujours et toujours ! — de viser le patronat à la caisse.

Contre ce sabotage, qui ne s’attaque qu’aux moyens d’exploitation, aux choses inertes et sans vie, la bourgeoisie n’a pas assez de malédictions.

Par contre, les détracteurs du sabotage ouvrier ne s’indignent pas d’un autre sabotage, — véritablement criminel, monstrueux et abominable on ne peut plus, celui-là, — qui est l’essence même de la société capitaliste ;

Ils ne s’émeuvent pas de ce sabotage qui, non content de détrousser ses victimes, leur arrache la santé, s’attaque aux sources même de la vie… à tout !

Il y a à cette impassibilité une raison majeure : c'est que, de ce sabotage-là, ils sont les bénéficiaires !

Saboteurs, les commerçants qui, en tripatouillant le lait, aliment des tout petits, fauchent en herbe les générations qui poussent ;

Saboteurs, les fariniers et les boulangers qui additionnent les farines de talc ou autres produits nocifs, adultérant ainsi le pain, nourriture de première nécessité ;

Saboteurs, les fabricants de chocolat à l’huile de palme ou de coco ; de grains de café à l’amidon, à la chicorée et aux glands ; de poivre à la coque d’amandes ou aux grignons d’olives ; de confitures à la glucose ; de gâteaux à la vaseline ; de miel à l’amidon et à la pulpe de châtaigne ; de vinaigre à l’acide sulfurique ; de fromages à la craie ou à la fécule ; de bière aux feuilles de buis, etc., etc.

Saboteurs, les trafiquants, ô combien patriotes ! — plus et mieux que Bazaine, — qui, en 1870-71, contribuèrent au sabotage de leur patrie en livrant aux soldats des godillots aux semelles de carton et des cartouches à la poudre de charbon ; saboteurs, également, leurs rejetons qui, entrés dans la carrière paternelle avec au cœur le traditionnel bonnet à poil, construisent les chaudières explosives des grands cuirassés, les coques fêlées des sous-marins, fournissent l’armée de « singe » pourri, de viandes avariées ou tuberculeuses, de pain au talc ou aux féveroles, etc.[1]

Saboteurs, les entrepreneurs de bâtisses, les constructeurs de voies ferrées, les fabricants de meubles, les marchands d’engrais chimiques, les industriels de tous poils et de toutes les catégories…

Tous saboteurs ! tous, sans exceptions !… car, tous, en effet, truquent, bouzillent, falsifient, le plus qu’ils peuvent.

Le sabotage est partout et en tout : dans l’industrie, dans le commerce, dans l’agriculture… partout ! partout !

Or, ce sabotage capitaliste qui imprègne la société actuelle, qui constitue l’élément dans lequel elle baigne, — comme nous baignons dans l’oxygène de l’air, — ce sabotage qui ne disparaîtra qu’avec elle, est bien autrement condamnable que le sabotage ouvrier.

Celui-ci, — il faut y insister ! — ne s’en prend qu’au capital, au coffre-fort, tandis que l’autre s’attaque à la vie humaine, ruine la santé, peuple les hôpitaux et les cimetières.

Des blessures que fait le sabotage ouvrier ne gicle que l’or ; de celles produites par le sabotage capitaliste, au contraire, le sang coule à flots.

Le sabotage ouvrier s’inspire de principes généreux et altruistes : il est un moyen de défense et de protection contre les exactions patronales ; il est l’arme du déshérité qui bataille pour son existence et celle de sa famille ; il vise à améliorer les conditions sociales des foules ouvrières et à les libérer de l’exploitation qui les étreint et les écrase… Il est un ferment de vie rayonnante et meilleure.

Le sabotage capitaliste, lui, n’est qu’un moyen d’exploitation intensifiée ; il ne condense que les appétits effrénés et jamais repus ; il est l’expression d’une répugnante rapacité, d’une insatiable soif de richesse qui ne recule pas devant le crime pour se satisfaire… Loin d’engendrer la vie, il ne sème autour de lui que ruines, deuil et mort.

  1. Autre et récent exemple de sabotage capitaliste :

    Lors du Circuit de l’Est, il fut fait grand tapage, sous prétexte de sabotage d’aéroplanes. Il est superflu de décharger les révolutionnaires d’un tel crime. Ils ont en trop haute estime cette invention merveilleuse pour avoir songé à saboter un aéroplane… fût-il piloté par un officier.

    Après enquête, il a été reconnu que le seul et unique saboteur des aéroplanes était un honnête commerçant… et patriote, comment donc ! On avait commandé à ce mercanti de l’huile de ricin de première qualité (utilisée pour le graissage des moteurs) et il livra, en remplacement, du sulforicinate d’ammoniaque, produit inférieur et nocif qu’il vendit au taux de l’huile de ricin.

    Sous l’action de la chaleur développée par la rotation excessivement rapide du moteur, le sulforicinate d’ammoniaque se dissocia et il se forma de l’acide sulfurique dont l’action corrosive fut désastreuse pour les organes métalliques qu’au lieu de graisser il détériora et immobilisa.

    Ce sabotage capitaliste eut pu causer la mort des aviateurs Legagneux et le lieutenant Aquaviva…