Le Sabotier (Verhaeren)

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Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 139-141).
LE SABOTIER


 
Vite allumez bougie et cierge,
Pauvre femme, devant la vierge,
Votre mari le sabotier
Voit aujourd’hui son jour dernier.

Et les enfants en troupe folle
Sortent gaîment de leur école
Et font claquer sur le trottoir
Leurs sabots blancs, leurs sabots noirs.

 
— Vous, les gamins, cessez de faire
Un tel vacarme sur la terre
Quand meurt en un logis voisin,
Sur sa couche, un homme de bien.

— Ne vous emportez point, ma femme,
À l’heure où doit partir mon âme ;
Laissez claquer sur le trottoir
Les sabots blancs, les sabots noirs.

— S’ils font ce bruit sous la fenêtre,
Nul n’entendra venir le prêtre
Et la sonnette du bedeau
Et ceux qui tiennent les flambeaux.

— Souliers de bois à forme antique,
En ai-je fait dans ma boutique !
Laissez claquer sur le trottoir
Les sabots blancs, les sabots noirs.

 
— Et qui dira d’une voix claire
Les prières réglementaires
Comme Dieu même le prescrit,
Sans que se trouble son esprit ?

— J’écoute au loin tourner leur ronde
Avec mon âme, avec le monde,
Laissez claquer sur le trottoir
Les sabots blancs, les sabots noirs.

— Tant que sautent dans la rue
Ces soques dures et bourrues,
Aucun ange ne chantera
Pour votre mort : l’alleluia !

— Afin de mieux rythmer leur danse,
Tournent les feux du ciel immense.
Laissez claquer au fond du soir
Les sabots blancs, les sabots noirs.