Le Sacrifice et l’Amour/08

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L’Écho de Paris (p. 182-206).


VIII


Les jours, puis les semaines passèrent.

Il fallut à Christiane un courage étonnant. Elle ne pouvait penser à Bertranne sans une révolte, ni à Robert sans un serrement de cœur.

Tout autour d’elle lui paraissait vide. Ce qu’elle voyait, ce qu’elle entendait lui semblait confus, et quand on lui adressait la parole, elle tressaillait comme si elle sortait d'un songe.

Sa douleur avait un prolongement inattendu. Elle ne pouvait s’en débarrasser bien qu’elle appelât l’oubli. Elle n’avait plus la force de réfléchir, et vivait d’heure en heure avec indifférence. Un seul sentiment l’étonnait : c’était d’apprendre à se connaître ainsi.

Elle voyagea quelque peu, mais ces déplacements avec une femme de chambre ne présentaient aucun attrait. Aussitôt débarquée dans une ville, elle avait hâte d’en partir, et ne prenait nul intérêt à ce qu’elle visitait.

Puis, elle était trop jeune et trop jolie pour passer inaperçue, et garder cette possession de soi qui en impose. À l’hôtel, elle se troublait quand on la regardait trop, et quand elle restait dans sa chambre, ses pensées la hantaient. Alors, prise d’un besoin de mouvement, elle s’en allait, résolue à trouver de la beauté aux chemins, aux vieilles ruines, à la clarté du ciel et à l’ombre des forêts.

Mais elle ne jouissait de rien.

Les Chaumes, trop silencieux pour sa douleur, ne l’attiraient pas encore. Elle craignait de s’y abîmer dans le désespoir et ce qu’elle voulait, c’était guérir.

Paris était ce qui lui convenait le mieux. Elle fuyait la paix de son hôtel pour parcourir les rues populeuses.

Elle revoyait parfois les Lavique, qui reprenaient vis-à-vis d’elle l’attitude souriante qui était la leur envers tous.

Mme  Lavique examinait le visage de sa jeune amie et le trouvait pâle, mais ne disait rien. D’une voix aimable, elle demandait :

— Ta santé est bonne, Christiane ?

— Oui, chère Madame, très bonne.

Les grands yeux brillants démentaient cette affirmation, ainsi que les gestes nerveux et le regard lointain.

Mais la vieille dame n’insistait pas.

Sans vouloir le lui montrer, les deux vieillards lui gardaient quelque rancune et ne s’expliquaient pas le mystérieux échange qui avait eu lieu entre Christiane et son amie.

M.  Lavique, qui appréciait l’étudiante dont il avait cru se faire une alliée, ne revenait pas de son étonnement de la voir mariée à Robert.

— Que s’est-il passé entre ces deux jeunes filles ? répétait-il à sa femme. Peux-tu le deviner ?

— C’est au-dessus de ma compétence… Dans tous les cas, notre Christiane a un chagrin au cœur.

— C’est bien fait ! s’écriait le fougueux M.  Lavique… Elle l’a voulu !… Tu te souviens de son air de joie quand elle était fiancée ?… Elle aurait dû s’y maintenir… Ah ! les femmes !…

— Mais, mon ami…

— Il n’y en a qu’une qui soit équilibrée. et c’est toi…

— Merci.

Mais ces conversations n’éclairaient pas le mystère.

Mme  Fodeur, sous l’influence du remords, tour à tour violent ou vaincu, venait voir assez souvent Christiane, et celle-ci avait espéré que cette compagnie l’habituerait il ses pensées, mais elle devinait trop de réticences chez cette mère et s’en éloigna.

Il était certain que la veuve n’éprouvait plus qu’une satisfaction : parler du bonheur de sa fille.

La personne chez qui elle se serait épanchée le plus volontiers eut été Christiane, à qui, précisément, elle ne pouvait plus rien dire.

Comment parler des lettres enthousiastes qu’elle recevait de Bertranne sur le voyage en Italie ? Elle avait simplement indiqué le but du parcours et elle avait remarqué une crispation douloureuse des traits de Christiane.

La jeune fille s’était souvenue de ce beau trajet qu’elle devait effectuer… De plus, la dame patronnesse n’osait pas risquer davantage le sujet philanthropique. Il semblait à Mme  Fodeur que Christiane n’avait plus besoin d’être guidée dans la voie du bien.

Un jour, cependant, trouvant la jeune fille plus sereine, elle essaya de réveiller en elle l’ardeur de naguère. C’était en toute gratuité maintenant, car elle ne l’invitait plus au soulagement des misères. Depuis le mariage de Bertranne, elle gardait la totalité de ses revenus, augmentés de quelques largesses de ses enfants. Cela lui suffisait pour ses charités.

D’ailleurs, par une aberration naturelle et qui ne manquait pas de piquant, Mme  Fodeur voyait beaucoup moins de misères, autour d’elle, depuis que sa fille était riche et qu’elle-même se mouvait dans l’aisance.

Cependant, poussée par sa nature qui était de moraliser en élevant l’âme d’autrui vers les hauteurs divines, elle entama près de Christiane un essai sur l’indulgence, la sérénité et la vanité des biens terrestres. Elle parlait d’une vois monotone, résolue à tenter ce qu’elle considérait comme un devoir : apaiser un cœur.

Elle oubliait un peu ce qu’elle disait pensant aux joies de sa fille, et elle ne songeait plus qu’une personne ayant accompli une action héroïque est au-dessus de la morale ordinaire.

Elle commença par dire à Christiane :

— Vous devriez aller souvent dans les églises, ma petite enfant… Vous y trouveriez le calme.

— Croyez, chère Madame, que je suis fidèle à mes pratiques religieuses… C’est d’ailleurs mon plus grand secours.

— Vous avez raison.

La veuve poursuivit sur ce thème, et quand la jeune fille entendit la psalmodie se dérouler, un énervement grandissant la gagna et elle ne put se retenir de dire :

— Je vous en prie, Madame, ne vous contraignez pas à m’enseigner les bienfaits de la religion… Je sais toute la force que j’en retire… Mais, sans doute, ai-je mal préjugé de mes énergies. Je me suis lancée dans un acte qui dépassait ma hauteur morale. Je vous étonnerai peut-être en vous révélant que je crois perdre tout mon mérite en l’ayant tenté, parce qu’aujourd’hui je le regrette.

Mme  Fodeur ne s’attendait pas à une aussi catégorique franchise. La douleur transformait-elle Christiane en une révoltée ? Elle se demandait quelles conséquences s’ensuivraient.

Elle répondit évasivement :

— Je vous plains, mon enfant.

— Oui, plaignez-moi, répliqua farouchement la jeune fille, parce que le désespoir est mauvais compagnon. Je ne m’attache à rien, je suis mécontente de tout et je n’ai qu’une vision : Bertranne aux côtés de Robert.

— Oh !

Mme  Fodeur était suffoquée par cette hardiesse d’évocation. Que Christiane, si réservée, pût en arriver à formuler ces choses, lui paraissait le signe le plus caractéristique de son désespoir. Elle la sentit tenaillée par le regret et elle lui en voulut d’oser le dire.

Élevée par une mère timorée, Mme  Fodeur aimait la correction. La dignité, la distinction de Christiane lui plaisaient, et elle entrevoyait une brisure dans ce qu’elle croyait inattaquable.

Que de fois elle l’avait donnée en exemple à sa fille, qui, libre de langage, la scandalisait parfois par des aperçus qu’elle jugeait excessifs et qui n’étaient que modernes.

L’air frondeur de Christiane l’alarma, et elle s’écria soudain :

— Vous n’assombrirez pas le bonheur de Bertranne, n’est-ce pas ? Elle avait obéi un peu vite à une peur irraisonnée.

Christiane la regarda, surprise :

— Comment l’entendez-vous ?

Le regard ferme demandait une réponse précise.

— Je craignais, balbutia Mme  Fodeur embarrassée, que vous ne vous rapprochiez du ménage de ma fille pour… pour…

— … pour enlever son mari à Bertranne ?… acheva Christiane dans un rire nerveux.

— Oh ! mon enfant… vous avez une franchise pénible…

— N’était-ce pas là le fond de votre pensée ?… Rassurez-vous madame, je n’en suis pas encore là…

La veuve se mordit les lèvres. Elle s’était souvenue tout à coup, que Christiane était la fille de la brillante Mme  Gendel qui avait fait peur à bien des femmes jalouses, et une épouvante irréfléchie l’avait entraînée.

Christiane avait compris sa pensée. Une pâleur de cendre couvrit ses traits et elle répondit presque sourdement :

— Le passé de ma mère m’est une protection contre tout danger de ce genre… J’ai trop souffert de la voir rieuse et coquette… J’ai trop remarqué de jeunes femmes torturées par sa beauté, son esprit et son entrain, pour suivre la même voie… Je ne veux pas de semblables remords…

— Ma chère enfant, je suis désespérée de vous savoir dans cet état d’amertume… Je pensais que le temps adoucirait votre peine, mais j’espère que la paix vous viendra…

Christiane écouta ces phrases banales sans y répondre et Mme  Fodeur la quitta, vaguement inquiète de ce chagrin qui ne cédait pas.

La jeune fille s’en voulait de s’être laissée aller à parler. C’était inutile. Les actes étaient consommés et nulle parole ne pouvait contre eux.

Elle eut soudain le désir de partir pour les Chaumes. Le mois de septembre dans lequel on entrait était beau et finissait un été superbe.

Elle avait appris par Mme  Fodeur que Bertranne et son mari séjournaient en Suède, et elle ne risquait donc pas de les rencontrer à la campagne.

Elle s’était étonnée d’apprendre ce lieu inattendu de l’itinéraire, alors qu’elle les croyait en Italie pour quelque temps.

Elle s’installa donc chez elle, respirant avec délices les senteurs de ses sapins retrouvés.

Elle revit son jardin tendu de rideaux de roses. C’était des roses remontantes aux pétales délicats. Les géraniums éclatants ne heurtèrent pas sa vue dans la violence du chaud soleil. Ils accompagnaient harmonieusement la grande chaleur. Le ciel était bleu, la terre des routes blanche, et les arbres se teintaient déjà de roux.

Un attendrissement lui vint et elle n’y comptait pas. L’apaisement la pénétra et elle put se remémorer les mois précédents sans trop de larmes. Elle convenait d’une forte part de sensibilité, et elle s’efforça de ne rien regretter.

Une fatigue la courbaturait. Des déplacements agités, sous un été brûlant, l’avaient légèrement anémiée. Elle goûta délicieusement la solitude qui l’environnait. Un après-midi, étendue sur une chaise-longue sur sa terrasse, elle lisait, quand la voix de Bertranne retentit près d’elle.

Elle eut une émotion qui fit battre son cœur avec précipitation, mais elle se leva brusquement et accueillit la visiteuse, qui expliquait :

— Oui, c’est bien moi… Je suis seule… Nous voici rentrés… Nous étions à Florence où je me plaisais à me rassasier de toute l’Italie artistique, quand, tout à coup, Robert a voulu partir pour Stockholm. Comprends-tu cela ?… On aurait dit que le sol de là-bas lui brûlait les pieds…

Christiane baissa la tête… Se pouvait-il que Robert pensât à elle dans ce pays qu’il se promettait de revoir avec elle ?

Mais Bertranne continuait de parler :

— Je ne demandais pas mieux que de regagner Paris et nous voici aux Chaumes où mère s’est installée, ayant toi, m’a-t-elle dit.

— Oui… Je ne suis ici que depuis quelques jours… Ton mari n’est pas venu avec toi ?

— Il est à la chasse et je n’ai pu résister au désir de t’embrasser… Il me semble qu’il y a une éternité que je ne t’ai vue… Cela me fait du bien de revivre dans ce pays… Entre nous, il n’y a pas mieux que la France… les autres villes me font l’effet de hors-d’œuvre… Ceux-ci flattent le palais, mais ne constituent pas une nourriture…

La mobilité du caractère de Bertranne lui fit ajouter :

— Tu es toujours belle, mais un peu triste… Tu n’as pas de chagrin ? Ta santé est bonne ?

— Très bonne… Et toi… tu as l’air gaie, heureuse, tu sembles grandie…

— Quelle agréable parole !… Heureuse ? Je suis une femme comblée, trop comblée ! Je ne désire plus rien, c’est même monotone. Robert est parfait. Cependant ce n’est pas un amoureux passionné, mais il est plein de prévenances… Je l’aime avec fougue, et je voudrais qu’il m’aimât de même, mais chacun à sa manière. C’est déjà bien beau que je l’aie épousé pour pouvoir vivre à ses côtes.

Christiane recueillait ces paroles avec avidité. Elle pressentait que Robert gardait son souvenir et elle en éprouvait une joie mêlée d’amertume.

La paix lui venait et il fallait que cet imprévu la lui enlevât.

Elle voulut faire une diversion en demandant à Bertranne des détails sur les pays qu’elle avait visités.

— L’Italie répliqua la jeune mariée, une quantité de lignes pures et

  • élégantes… Que ce soit Rome, Florence

ou Venise, c’est une débauche d’harmonie, de beauté, de lumière rousse, rose, bleue, tombant sur des marbres bien taillés, des tableaux faits avec esprit, des fresques, où l’art paraît un jeu. Au milieu de ce chaos où la moindre parcelle est génie, tu vois, une foule bariolée qui n’admire plus, avec un grand nombre de touristes qui sont bouche bée. Je prenais presque plus de plaisir à étudier ceux qui contemplaient… Nous autres, jeune génération, nous connaissons par avance les Michel-Ange, Pérugin et autres de grande envolée… Nous arrivons averties… Nous mettons au point notre imagination qui avait vagabondé. À côté de mon compagnon bourré de science, j’avais la compréhension plus rapide et la vie plus chatoyante. Il sait colorer les génies. Il a éveillé en moi des pensées artistiques assoupies, mais je reste une scientifique.

Et Bertranne se tut quelques secondes, alors que Christiane laissait aller son rêve. Elle était idéaliste et se persuadait que la forme d’admiration de son amie n’avait pas entièrement plu à Robert Bartale.

Bertranne reprit avec un pli au front :

— Je dois avouer que le mariage me semblait tout autre, quand je l’envisageais de mon allégresse de jeune fille. Je m’imaginais que ce serait une fête perpétuelle et un amour qui irait croissant. Or, le mariage est la chute dans le tran-tran matériel… et là, on est à l’ancre. L’inattendu est terminé. Il se cantonne dans le détail. Les incidents deviennent d’ordre pratique : le déjeuner est raté… la paire de gants a craqué… il y a des déchirures dans les bas ou les chaussettes ! Ah ! que c’est triste cette dernière calamité qui tue la poésie ! Comment dire avec tendresse que monsieur déchire ses chaussettes ! Adieu, les rêves qui vous transportent… On est rivé au conjoint que l’on aime et on sait que chaque matin il aura les mêmes manies… Il éternuera deux fois avant de s’asseoir pour déjeuner… De son côté, il fera des remarques analogues, et ne pourra que se dire avec mélancolie que c’est pour la vie.

Christiane écoutait avec surprise les paroles de Bertranne.

Son amie évoquait avec verve quelques esquissés de l’intimité où la camaraderie tenait plus de place que le véritable amour.

Bertranne continua :

— Je ne puis nier mon bonheur… Je le touche tous les jours… Il est là, solide. Robert est la bonté même, mais il reste concentré, c’est sans doute sa nature. Pourtant, je le croyais plus ouvert, plus animé. Il est affectueux, doux, et ne montre de véritable entrain que pour les choses d’art. Dans ces moments-là, j’ai envie de lui crier : Réservez un peu de cette furia admirative pour votre femme. Il se pique aussi de psychologie et il m’amuse par les déductions qu’il tire de ses observations… Nous parlons beaucoup de nos amis et de toi, en particulier.

— De moi

— Mais, oui…

Christiane détourna la tête, légèrement gênée.

— N’aie pas peur, nous n’en disons pas trop de mal, il insiste pour savoir à quelle date je t’ai avoué que je l’aimais et ce que tu en as dit… J’ai répondu que tu m’avais encouragée, bien que tu n’eusses pas su son nom… Il a ri et a répliqué : Ah ! ces jeunes filles !… Et quand vous lui avez révélé ce nom ? a-t-il ajouté… — Ah ! ai-je riposté, ma chère Christiane m’a félicitée… L’entretien sur ce point s’est arrêté parce qu’il a été pris d’une quinte de toux qui lui a mis les larmes aux yeux… Nous avions respiré tant de poussière ce jour-là à Naples ! Je croyais qu’on allait avaler tout le Vésuve ! Je lui ai aussi raconté ta velléité d’enlaidissement pour faire reculer l’homme qui voulait t’épouser. Il en aurait pleuré de désespoir. Il vénère la beauté, m’a-t-il confié, pour expliquer son indignation, et, sur cette parole, il m’a encensée et conduite chez des fournisseurs de tous calibres pour m’embellir encore.

Mlle  Gendel démêlait avec une extrême clairvoyance le travail qui S’opérait dans l’esprit de Robert Bartale. Il reconstituait patiemment sa vie à elle avec l’aide de Bertranne, qui s’y prêtait sans le moindre soupçon.

Christiane voyait que tout ce qu’elle avait caché se dévoilait petit à petit et qu’un jour elle serait sans armes pour déguiser la vérité que Robert ne manquerait pas de lui répéter.

Sans aucun doute se préparait-il cette revanche.

— Tu es rêveuse, reprit Bertranne… et je vois que je te surprends… Ne me crois pas déçue… Je suis seulement étonnée de cette félicité sans nuages… Je croyais que l’amour s’accompagnait de tempêtes et j’ai parfois voulu en provoquer, rien que par diversion, mais la douceur de Robert m’a désarmée. Je pense que je n’ai, pas assez combattu pour avoir ce bonheur.

— Quelle idée !

— Tu sais aussi bien que moi combien il m’est survenu à l’improviste. Comme je suis une femme d’action, je me suis trouvée immobilisée… et ma surprise et mon inaction durent encore… Ma nature est de lutter, je le constate maintenant, et j’avais choisi la médecine justement parce qu’on est constamment en face de cas nouveaux, qu’il faut démasquer, et vaincre. Dans mon mariage tout est uni, semblable à hier…

— Tu n’aimes pas assez ton mari, murmura Christiane, comme si elle se parlait.

— Seigneur ! il est ma vie même, et je ne puis que difficilement m’en séparer… Mais s’il me secouait en me disant qu’il est jaloux, par exemple, cela m’enchanterait…J’aurais à combattre.

— Tu n’apprécies pas ton sort merveilleux.

— J’en conviens.

— Que de femmes seraient reconnaissantes de la part que tu as ! La jalousie est un monstre affreux qui torture.

— Tu le sais par expérience ?

Christiane se reprit et riposta en riant :

— J’ai tant lu ces temps-ci, et précisément sur ce sujet… tu te souviens combien je m’identifie aux héros… J’ai vu dans un de ces romans une malheureuse femme en butte à ce démon… Je l’ai plainte.

— Tu me rassures, répliqua Bertranne, non moins gaîment. Pour en revenir à mon bonheur, c’est sans doute parce que je ne l’ai pas conquis que je le savoure moins… Mais n’ergotons pas. Je deviens une femme pratique, je me contente de ce que j’ai, c’est-à-dire de la vie paisible que me donne Robert.

— Tout est là, se contenter de ce qu’on a…

Il y eut un silence un peu grave entre les deux amies, puis Bertranne demanda :

— Veux-tu m’accompagner ?

— Où cela ?

— Au devant de Robert… Vous vous êtes a peine vus. Il serait temps que vous fassiez plus ample connaissance.

Christiane s’effraya. Ses courtes fiançailles revinrent en son esprit, ainsi que les luttes qui les avaient suivies. Elle n’eut pas le courage d’affronter de tels fantômes.

Elle répondit :

— Mon dernier voyage m’a fatiguée, et je ne tiens pas du tout à me promener. J’étais sur cette chaise-longue quand tu es entrée et j’y resterai si tu le veux bien…

— Bon… je m’en irai seule.

— Tu ne m’en veux pas ?

— Tu plaisantes ! j’ai encore des égards pour les personnes qui se sentent lasses, bien que j’aie délaissé la médecine… À ce propos, j’ai quelque chose à te demander… Tu as souvent vu mère ces temps derniers ?

— Mais, oui, assez.

— Ne la trouves-tu pas changée ? Elle m’inquiète… elle me paraît hantée par une idée fixe : « Tout ce qui est sur terre est prêté par Dieu », répète-t-elle… Je crois que son ascétisme s'empare de ses nerfs qui égarent son imagination. Je suis certaine qu’elle s’est anémiée durant mon absence, oubliant de se sustenter ou ne le faisant pas par esprit de mortification. Sous l’influence de cette hantise qui la gouverne, elle m’a murmuré, hier, d’une voix à peine distincte : — Ton mari aussi n’est qu’un prêt, et tu devras le rendre. — À qui ? ai-je crié assez effrayée… Mè e a paru se réveiller et m’a répondu en souriant : Je dors debout.

Christiane écoutait horrifiée. Ce que Bertranne attribuait à des divagations devenait très clair pour elle.

Mme Fodeur était obsédée par l’aveu entendu. Elle souffrait à cause de la justice.

La jeune fille se repentait affreusement d’avoir parlé. Elle se maîtrisa pour répondre avec calme :

— Ta mère se surmène… ses pauvres sont nombreux et elle est très stricte dans ses obligations religieuses, c’est certainement un excès de fatigue dû à ses sorties aussi matinales que fréquentes… Elle se rend à la messe à jeun et de là part pour des quartiers lointains.

— Où elle se repaît de misère au lieu de se restaurer avec un déjeuner. solide. Mais, je vais veiller à tout cela. Et toi, Christiane, tu n’as pas abandonné cette carrière de sœur de Saint-Vincent-de-Paul ?… Tu me parais un peu détachée de cette ingrate philanthropie.

— Tu te trompes ! mais me sentant déprimée j’ai un peu restreint mes courses.

— Tu as eu raison… tu es la sagesse même.

Bertranne précipita soudain ses adieux et Christiane se retrouva seule. Elle eut un accès de tristesse en songeant à Mme  Fodeur et se reprocha d’avoir introduit le souci dans cette âme.

Une autre préoccupation l’agita encore : les Bartale se trouvaient ses voisins. Il lui serait impossible de se soustraire à leurs visites et elle prévoyait des complications dans cette intimité que crée la campagne, et à laquelle Bertranne et elle s’étaient accoutumées.

Le meilleur parti à prendre était de quitter les Chaumes.

Sa vie devenait une fuite perpétuelle.

Elle résolut de partir dès le lendemain et elle passa une soirée pleine de soucis, préparant une valise dans laquelle se mêlaient des objets disparates dont elle n’avait nul besoin.

Elle se demandait par instants : fais-je bien de partir ? Bertranne n’en sera-t-elle pas surprise ? Je reverrai Robert un jour, ou l’autre, j’y suis obligée… L’existence le veut.

Mais le revoir lui était encore douloureux. Il vivait encore trop dans son cœur pour lui parler avec le détachement et l’indifférence qu’elle voulait y apporter. Elle en avait assez de souffrir. Ce qu’elle désirait, c’était le calme.

Décidée, elle envoya un mot à Bertranne, où elle parlait d’un télégramme reçu. Sa présence était urgente à Paris, de grand matin, le lendemain.

Quand elle se leva, à l’aurore de ce jour, elle éprouva le désir d’effectuer le tour de son parc.

L’air était vaporeux, le soleil de septembre se préparait à l’horizon au lancement de ses rayons, une brise fraîche chassait les gouttes de rosée accrochées aux herbes. La nature était si douce, si accueillante qu’un regret véritable empoigna Christiane à l’idée d’abandonner cette retraite.

Des nappes de lumière blonde s’étendaient entre les branches dont les feuilles jaunissaient.

Christiane foulait au pied les brindilles sèches et ce bruit léger accompagnait sa rêverie.

Elle s’enfonçait dans un songe fabuleux, pensant à Robert qui lui avait montré tant de tendresse. Elle se traitait de cruelle aujourd’hui, ne comprenant pas comment elle avait pu opposer tant de dureté à tant d’amour.

Soudain, Robert Bartale fut devant elle, débouchant d’une allée.

Il s’arrêta net en l’apercevant. Il la croyait partie. Elle recula en le reconnaissant.

Tous deux étaient pâles comme des mourants.

Puis, spontanément, ils avancèrent l’un vers l’autre, ne se quittant pas du regard.

Leurs mains s’étreignirent et Robert murmura :

— Christiane… est-ce bien vous ? Elle ne pouvait dire un mot. Ses yeux se remplissaient de larmes. N'étant pas préparée à la défense, elle était devant lui, dans la sincérité de son regret.

— Christiane, reprit Robert, vous devinez que je ne vous ai pas oubliée. J’ai tout compris… votre âme généreuse a fait notre douleur présente. Vous savez maintenant qu’il est des désintéressements, cruels. Je ne comptais pas vous rencontrer ce matin. J’étais venu dans ce parc, torturé par le souvenir, retrouver l’endroit où j’ai tant souffert, ce jour où vous vous êtes rendue, si laide… Je sais tout, ma pauvre Christiane… et vos scrupules et votre sacrifice.

— J’étais folle… murmura la jeune fille.

— Ah ! vous l’avouez, enfin… J’aurais dû insister, mais la surprise anéantissait mon sang-froid. Il a fallu que Bertranne me racontât tout pour que je mesure votre âme.

Christiane sursauta en entendant le nom de son amie. Elle oubliait l’univers entier et surtout que cet homme qui lui parlait tendrement appartenait à Bertranne. Elle comprit alors qu’elle ne rêvait pas et qu’elle était, au contraire, dans une réalité dangereuse.

Elle répondit d’une voix encore altérée par l’émotion :

— Ce n'est pas charitable de me parler ainsi, alors que vous savez que tout doit être clair entre nous…

— Ah ! laissez-moi ce court moment de joie inattendue… nous ne l’avons pas cherché… et Dieu nous l’envoie.

— Non… non… cria Christiane, ne profanez pas la Providence. Il est impossible qu’Elle m’envoie encore cette épreuve ! Bertranne est votre femme et je ne veux pas entendre une parole douteuse venant de vous !

— J’ai épousé Bertranne pour vous défier ! rugit Robert, vous le savez ! Elle est charmante, mais elle n’est pas la femme que j’aime…

— Taisez-vous !

— Je fais ce que je peux pour qu’elle ne s’en aperçoive pas, mais je la devine déçue… Elle croyait que l’amour était autre chose, et c’est autre chose, en effet ! Je le sens depuis que je vous ai retrouvée. Maintenant, mon existence va devenir un enfer.

Christiane tressaillit violemment. Avoir donné son fiancé à Bertranne pour provoquer une semblable scène lui paraissait une monstruosité !

Elle balbutia :

— Votre existence sera ce que vous voudrez la faire. Bertranne saura vous rendre heureux… Maintenant, je suis forcée de me sauver, l’heure de mon train approche.

— Ah ! oui, vous fuyez encore une fois ! s’écria Robert amèrement.

— Soyez juste, dit Christiane, je désire que la situation reste nette entre nous, et pour cela vous devez vous conformer à une politesse stricte… Je compte sur votre loyauté pour ne pas déroger à ces conventions. Je vous dis au revoir. J’ai des obligations et je suis pressée par le temps.

Sans un serrement de main, elle disparut.

Quand il ne la vit plus devant lui, la réalité sembla le reprendre. Depuis quelques minutes sa vie véritable était suspendue en lui.

Était-il vrai qu’une femme, sa femme, l’attendait à son foyer ?

Par quelle aberration avait-il consenti à une pareille transposition de ses principes ? Épouser une jeune fille qu’il n’aimait pas.

Il s’avoua que la curiosité l’avait conduit. Il voulait savoir qui était au juste cette Christiane ; il désirait aussi la punir, se venger d’elle.

Il avait obéi à un sentiment de colère, de révolte.

Enfin, vers midi, il réintégra son domicile. Il retrouva Bertranne, agitée par cette absence qu’elle n’avait pas prévue si longue. Sa mère était près d’elle.

— Il ne vous est rien arrivé de fâcheux, Robert ? Nulle chute, nul accident ?

— Mais, pas du tout, mon amie.

— J’étais fort inquiète et cependant je ne suis pas la femme à idées folles.

— Oh ! non… vous êtes la sagesse même, répondit Robert sans donner d’importance à sa phrase.

— Vous aimeriez un grain de folie ? questionna la jeune femme avec coquetterie.

— Vous me plaisez telle que vous êtes…, riposta le jeune homme vivement.

Il n’accompagna pas ces paroles d’un regard tendre. Elles semblaient être sorties de sa bouche sans qu’il y pensât

Mme  Fodeur l’examinait.

— Vous n’avez rencontré personne ? demanda Bertranne légèrement.

— Non…, dit laconiquement Robert.

Son visage s’était rembruni. Ses yeux errèrent par la fenêtre ouverte. Ils restèrent fixés quelques secondes sur les frondaisons qui roussissaient.

La mére de Bertranne frissonna. Elle « savait » que son gendre venait de rencontrer Christiane.

— Quel dommage que Christiane soit partie ce matin ! s’écria la jeune femme, nous serions allés tous les trois chez elle cet après-midi. Vous auriez vu les Chaumes à l’intérieur. M.  Gendel avait un goût exquis. Il y a de vieilles tapisseries qui feraient votre admiration.

— Ce sera pour une autre fois, prononça tranquillement Robert.

— Mon amie devient énigmatique.

Personne ne défendit Christiane.

Pourquoi, à ce moment précis, Robert Bartale regarda-t-il Mme  Fodeur, dont les yeux hagards, dardés sur lui, paraissaient implorer la pitié ?

Bertranne s’écria joyeusement :

— Que la vie est belle et que je l’aime !

— Vous êtes une délicieuse enthousiaste, dit Robert avec un sourire.

Elle seule ne se doutait de rien.