Le Saguenay, lettres au Courrier St. Hyacinthe/07

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Presses du Courrier de St-Hyacinthe (p. 39-43).

SEPTIÈME LETTRE.

À bord du Saint Laurent, 29 août.

Dans ma lettre d’hier je vous parlais de la fertilité du territoire du Saguenay et des espérances qu’il fait concevoir pour la colonisation de nos terres incultes, J’indiquais aussi ce que le commerce d’exportation est en droit d’attendre d’un domaine où le blé peut donner un si fort rendement, où l’élevage des animaux peut se faire sur une aussi grande échelle. Cependant l’avenir du Saguenay est subordonné à une question vitale pour les habitants qui y sont établis Toutes les facilités offertes à l’agriculture, au commerce et à l’industrie manufacturière ne seront rien ou à peu près rien, tant que des communications rapides n’auront pas été établies avec les grands centres de la province. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le Saguenay ne sera véritablement un pays d’avenir que lorsqu’un chemin de fer l’aura mis en relation directe avec le reste du pays. Tout est là, et c’est la question à l’ordre du jour pour l’intelligente population de ce beau territoire. Elle le comprend si bien qu’elle soupire après l’instant où il lui sera donné de voir la locomotive traîner à sa remorque des chars chargés de produits agricoles,

C’est quand on est sur les lieux qu’on remarque l’isolement dans lequel se trouve cette brave colonie. Ayant à franchir des distances de 10, 20, 30 et 35 lieues pour venir à Chicoutimi ou à St. Alphonse ; étant obligé de parcourir de nouveau ce chemin pour retourner à domicile, comment peut-on croire que l’agriculture puisse prospérer et qu’une industrie quelconque puisse s’implanter dans des endroits aussi reculés ? La conséquence est que le colon est obligé de vendre le surplus de sa consommation à vil prix au marchand. Il est facile de comprendre sous quel désavantage se trouve le malheureux cultivateur qui est obligé de parcourir une distance de 20, 40 ou 60 lieues aller et retour pour opérer la vente de ses produits au centre le plus proche.

En 1877 il est descendu 7000 minots de blé du lac St. Jean à Chicoutimi, et 6000 minots en 1878. C’est peu si on songe à l’étendue du territoire ; il n’est guère facile qu’il en soit autrement si on songe à la distance à parcourir.

Depuis notre départ de St. Alphonse, le Samedi, pour l’intérieur du pays, jusqu’au jeudi suivant à notre arrivée à Chicoutimi, il a été impossible à notre parti d’excursionnistes de recevoir la moindre nouvelle de ce qui se passait même à Québec ou à Montréal ; point de journaux pour nous renseigner, point de télégraphe pour nous apprendre les événements quotidiens, et nous étions dans une complète ignorance de tout ce qui se passait dans le monde.

Cela me rappela naturellement les commencements pénibles des défrichements dans les townships de l’est, et en particulier de ce qu’on appelait « les bois francs. » Je me disais à quoi sont dus les progrès qui ont été réalisés depuis 40 ans, dans le grand espace compris entre Drummond et Lotbinière d’un côté, et Stanstead et la Beauce de l’autre ? Évidemment aux voies de communication, et spécialement à la construction du chemin de fer du Grand Tronc. Les comtés de Drummond et Arthabaska, de Richmond, de Mégantic, une partie de Lothinière et de Dorchester n’étaient rien avant d’être sillonnés par ce chemin : c’était l’immense forêt, sans habitations ! Que le regard se promène aujourd’hui sur le même espace de terrain, et il sera étonné des défrichements qui ont été faits depuis 1850. Tout est vie et mouvement dans les townsbips de l’est ; le commerce s’est développé avec une rapidité étonnante ; il y a là une population pleine d’espérances, parce qu’elle possède un chemin de fer qui est pour elle un bienfait inestimable.

Ils sont donc prévoyants et pleins de patriotisme les hommes qui veulent doter la vallée du lac St. Jean d’un chemin de fer qui sera son salut et déterminera une population vaillante de jeunes colons à s’emparer du sol dans cette contrée si fertile et si pleine d’avenir. Ils sont prévoyants, car, aussitôt construit, ce chemin opérera les mêmes merveilles que le Grand Tronc a opérées dans l’est ; ils sont pleins de patriotisme, car ils auront contribué à ouvrir à la colonisation une des parties les plus importantes de la province de Québec.

Déjà les travaux de ce chemin sont commencés, et au 1er décembre prochain, 35 milles seront livrés au commerce entre Québec et St. Raymond. La compagnie qui est dirigée par des hommes comme MM. James Ross, E. Beaudet, W. Baby et autres a été fondée au capital de $5,000,000. Elle a obtenu du gouvernement provincial une subvention de $6000 par mille, jusqu’à concurrence de $600,000, et la ville de Québec accorde de son côté $2,500 par mille jusqu’à concurrence de $450,000.

La longueur de la voie ferrée sera à peu près de 175 milles. De St. Raymond le chremin prenant une direction nord-ouest atteindra la rivière Batiscan et, passant à travers la belle vallée qu’arrose ce cours d’eau, il se rendra directement au lac St. Jean, à Notre Dame du lac probablement, en longeant le lac Édouard et le lac des Commissaires.

D’après le rapport des explorateurs la vallée de la Batiscan renferme des terres très propres à la culture et bien fertiles, et, dans mon voyage, on m’a dit qu’en arrière du lac St. Jean, les colons pénétraient dans l’intérieur et formaient même déjà des établissements dans les environs du lac des Commissaires. Ils étaient satisfaits de la qualité du sol.

Il n’y a aucun doute que ce chemin trouvera un aliment puissant dans le commerce de bois qui ne fera que se développer dans cette belle région forestière. Entre Québec et le lac St. Jean, il traversera treize rivières importantes qui seront comme autant de points où l’industrie prendra son essor.

M. l’Arpenteur Horace Dumais, chargé par le gouvernement provincial de faire une exploration du pays compris entre le lac St. Jean et la rivière St. Maurice, en 1874, écrivait au ministre des terres de la Couronne que les vallées de la Ouiatchouane, de la Bostonnais, de la Batiscan, de la petite Bostonnais et de la Croche contiennent presqu’un million d’acres de terres arables dont la moitié se trouve dans le comté de Chicoutimi. On comprend qu’avec de telles données, on ne peut que former des vœux pour la réussite d’une entreprise éminemment nationale et qui pourra rapporter à ses promoteurs d’excellents bénéfices.

Je termine ici mes remarques, en demandant pardon au lecteur pour le peu d’ordre que j’ai apporté dans ma narration, mon but en écrivant ces lettres n’ayant pas été de faire une œuvre littéraire remarquable, mais seulement d’attirer l’attention sur une partie de notre territoire qui est peu connue et mérite de l’être.

C’est avec plaisir et beaucoup d’intérêt que j’ai visité ce pays ; le voyage a été pour moi instructif et profitable ; j’ai fait la connaissance, partout où j’ai passé, de personnes aimables et pleines d’égards ; de colons intelligents, aimant le sol qui les a vu naître ; de prêtres dévoués et animés du patriotisme le plus pur. J’ai constaté les espérances que fait concevoir ce grand domaine ; j’ai compris le bien immense que fera la construction d’une voie ferrée pour l’exportation des produits de l’agriculture et je conserverai de tout ce que j’ai vu le plus charmant souvenir.

BOUCHER de LaBRUÈRE.