Le Saguenay et la vallée du lac St. Jean/Avant-propos

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Imprimerie de A. Côté et Cie (p. iii-xvi).

AVANT-PROPOS


Nous avons mis quelque temps à préparer cet ouvrage ; c’est que nous avions à parler d’un pays jeune, peu connu, au sujet duquel les documents ne sont pas encore classés et les sources d’information extrêmement éparses. Nous avons dû attendre des semaines entières après des renseignements d’une importance plus ou moins grande, mais qui tous concouraient à faire du volume que nous présentons aujourd’hui au lecteur le plus complet de tous ceux qui aient jamais été écrits sur le Saguenay et le Lac Saint-Jean.

Plusieurs fois nous l’avons cru fini, et, à la dernière heure, survenait inopinément quelque fait inconnu, quelque révélation fortuite, portant sur un ordre d’idées ou de choses qui nous avaient échappé, quelque proposition prenant rapidement une forme réelle et s’imposant à l’examen. Les projets nouveaux surtout, les entreprises en embryon ou en voie d’exécution, tout ce qui est inachevé ou simplement conçu, tout ce dont nous attendions quelque développement, quelque progrès ou quelque modification, pour le consigner dans cet ouvrage, voilà ce qui nous a le plus souvent retardé, mais en nous apportant des éléments nouveaux dont nous avons tiré la plus grande somme possible d’utilité et de profits pour le lecteur.

Nous nous présentons donc devant lui maintenant avec une œuvre qui porte son fruit, que le labeur nous a rendue chère, que nous avons goûtée et aimée à mesure qu’elle nous imposait plus de devoirs et que son importance grandissait à nos yeux, une œuvre enfin qui, nous l’espérons, profitera à tous ceux qui voudront bien l’étudier, et qui y chercheront avant tout l’exactitude dans les faits comme dans les descriptions, la correction dans les détails, et un soin jaloux de ne rien négliger qui puisse répondre d’avance à toutes les questions qui viendraient à l’esprit.


II.


Les deux bassins du Saguenay et du Lac Saint-Jean semblent n’avoir qu’une histoire récente, puisque les premières tentatives de colonisation ne remontent guère à plus de quarante ans. Mais nos pères, les héroïques coureurs de bois, enfants perdus sous toutes les latitudes, découvreurs échevelés qui allaient d’une rive à l’autre du continent, ne s’arrêtant jamais que pour fonder, — car l’Amérique du Nord porte en maints endroits des villes là où le coureur de bois avait voulu seulement prendre haleine, — ceux-là, disons-nous, connaissaient le Saguenay et le Lac Saint-Jean, il y a un siècle et demi, mieux qu’on ne le connaissait à l’époque où l’attention publique y fut attirée pour la première fois depuis la conquête, c’est-à-dire il y a environ un demi-siècle.

Ils allaient dans les lointaines solitudes du nord, pleines de mystère et de redoutables légendes ; ils rencontraient les Indiens errant dans ces solitudes glacées, se mêlaient à eux, parcouraient avec eux l’éblouissant linceul de neige étendu jusqu’au pôle, leur achetaient des fourrures et leur donnaient en échange du tabac, ce poison si cher aux Peaux-Rouges et qui mettait tant de temps à les tuer.

Et les missionnaires ! Ne les oublions pas, eux surtout, ces soldats-apôtres qui cherchaient partout les plus obscures retraites pour y prodiguer leur vie. N’oublions pas que leurs labeurs incessants, leurs missions prodigieuses, racontées par eux avec une humilité aussi grande que leur dévouement, forment l’histoire la plus complète d’une époque où le courage, la patience, l’esprit de sacrifice furent portés au-delà des forces humaines et introduisirent comme un miracle tous les jours renouvelé dans l’existence si précaire de notre pauvre colonie.

Les Pères Jésuites avaient des missions établies sur le cours du Saguenay et sur les rives du Lac Saint-Jean alors même que la capitale de la Nouvelle-France sortait à peine des langes, et l’un d’eux, le père Albanel, celui-là même en l’honneur de qui l’on vient de baptiser un nouveau township à l’extrémité ouest du Lac, faisait déjà en 1672 un voyage à la baie d’Hudson par les rivières Mistassini et Rupert, voyage qui n’a été fait de nouveau par un Européen qu’une seule fois depuis, à la fin du siècle dernier[1].

Le père Charlevoix, dans son « Histoire de la Nouvelle-France, » nous a laissé une carte, remarquablement exacte pour l’époque, du Saguenay et du Lac Saint-Jean. « Sous le gouvernement français, » dit M. Bouchette, dans son célèbre ouvrage sur la topographie de l’Amérique Anglaise, « il n’y a pas de doute que l’intérieur du Canada ne fût mieux connu qu’après l’intronisation du régime anglais, jusqu’au temps des dernières explorations, (en 1828), le zèle religieux des missionnaires les ayant portés à fonder de temps à autre des établissements parmi les indigènes pour les convertir au christianisme, pendant que la perspective d’un commerce de fourrures lucratif entraînait bon nombre d’individus à pousser leurs découvertes jusqu’aux parties les plus éloignées du désert canadien ; ce qui constitue d’abondantes preuves que les Français connaissaient assez bien dès lors la géographie septentrionale de la province, et qu’ils ne la considéraient pas comme tout à fait impropre à la civilisation. »

En 1733, un arpenteur français, du nom de Normandin, se rendait jusqu’à deux cents milles au nord-ouest du lac Saint-Jean, plus loin qu’aucun arpenteur moderne ne l’a fait encore, et dressait de toute cette région la carte la plus fidèle et la plus détaillée que nous possédions encore aujourd’hui. De cette carte il n’existe, croyons-nous, qu’un seul exemplaire dans tout le pays ; nous la devons à M. P. L. Morin, qui en a fait une copie, ainsi que du rapport qui l’accompagne, au bureau des Archives de la marine française. Cette copie est conservée au département des terres de la Couronne, sous la protection vigilante de M. Genest, l’auteur de la carte de la Nouvelle-France. Nous avons trouvé en elle, non-seulement un guide sûr, mais encore, ce qui ne manque pas de prix, l’orthographe authentique et officielle des noms sauvages défigurés dans tous les écrits modernes de la manière la plus arbitraire et la plus capricieuse. Sur cette carte de Normandin on peut voir indiqué, à 189 milles au nord-ouest du Lac, l’établissement d’un M. Peltier qui se dresse inopinément au milieu de la solitude, et dont l’apparition fait naître toute espèce de suppositions fantastiques. Qu’était-ce que ce M. Peltier qui vivait ainsi seul dans ce lointain presque inaccessible, et quels desseins étranges y pouvait-il nourrir ? Était-ce un coureur des bois, un philosophe ou un ermite ? Aucune tradition ne nous éclaire à ce sujet : contentons-nous d’admirer l’audace et le courage d’un homme qui pouvait vivre absolument seul dans un pareil exil, entouré de tous les dangers et capable de les braver également tous.

Nous ne connaissons rien non plus de l’arpenteur Normandin ; mais son nom est désormais assuré de la postérité, puisqu’il vient d’être donné à un township tout fraîchement établi, l’année dernière, à côté du township Albanel, par une société de colonisation sérieuse qui, déjà, y a fait accomplir des travaux considérables.

D’autres townships aussi sont à la veille d’être ouverts dans des directions différentes, tels que le township Dufferin, le township Racine et le township De Quen, ce dernier en l’honneur du premier jésuite qui inaugura à Tadoussac les missions régulières dès 1635, vingt-sept ans seulement après la fondation de Québec, et trois ans après qu’eût été rendue à la France cette pauvre petite ville de cent habitants dont l’amiral Kertk avait pris la peine de s’emparer, comptant y trouver des trésors.

Nous pourrions mentionner aussi le prochain établissement du township Dablon, du nom du missionnaire qui remplaça le père De Quen, en 1642 ; mais toutes ces choses viendront en leur temps, lorsque nous devrons spécialement nous en occuper, avec tous les détails de circonstance et de localité qui les accompagnent. Ce que nous voulons dire dès l’instant, ce que nous nous empressons d’annoncer, pour répondre au désir impatient du lecteur de le savoir avant tout, et parce que nous nous félicitons de pouvoir confirmer ses espérances, c’est qu’elle se développe enfin dans des proportions dignes d’elle, cette vallée féconde du Lac Saint-Jean, province enclavée dans une autre province, capable de nourrir plusieurs cent mille âmes ; riche des dépouilles végétales entassées dans son sein par une décomposition due au travail uniforme des siècles ; gonflée par des trésors qu’elle est impatiente de garder, maintenant qu’elle a senti seulement le soc de la charrue ; s’offrant à nous, nous conviant, nous surtout, fils des français d’autrefois, à aller y fonder un asile impérissable pour notre nationalité ; nous appelant par les cent mille échos des montagnes qui l’entourent dans un vaste cadre comme pour lui laisser l’espace, un champ libre à son développement, et pour que nous allions y planter des tentes sans nombre, bientôt converties en demeures heureuses et prospères. Elle nous dit que tout ce sol est à nous, que cette richesse, nous n’avons qu’à la prendre, que c’est là notre droit d’aînesse, à nous Canadiens français, seuls défricheurs assez courageux pour attaquer de front la muraille hérissée et flottante des forêts ; elle nous dit que ce sol est notre héritage sans conteste, qu’il est là sous notre main, à la portée de chacun de nous, et de ne pas lui préférer, comme nous le faisons depuis trois quarts de siècle, le sol ou le pain de l’étranger, parce que nous l’avons cru plus aisé à entamer, plus généreux que le nôtre… Elle dit aux fils des anciens habitants, dont les terres sont amaigries ou désormais incapables de nourrir des familles trop nombreuses : « Ne me fuyez pas ; au moins ne quittez pas le pays de vos pères sans demander si je ne puis pas faire pour vous ce que vous voulez chercher loin de vos foyers ; formez des groupes, de petites colonies, et venez sur ma vaste poitrine ouverte pour vous recevoir ; venez ; mes forêts sont tendres et s’abattront aisément ; mon sol, las de son repos séculaire, attend impatiemment la fécondation, et vous n’aurez pas encore essuyé les sueurs de la première année de labeur que déjà je tiendrai prête votre récompense, et, d’année en année, je la ferai pour vous plus belle, plus riche, et je multiplierai mes dons à mesure que je vous demanderai moins de travail… »

Oui, voilà ce que nous crie la vallée du Lac Saint-Jean par chaque tige, par chaque plante qui sort de son sein. Écoutons-la, écoutons-la. Jamais appel n’a été plus décisif, et jamais pour nous besoin plus impérieux de nous y rendre. Comme s’il ne suffisait pas que les États-Unis nous aient pris six à sept cent mille de nos plus vaillants nationaux, ne voilà-t-il pas que le Manitoba vient à son tour faire entendre une voix redoutable qui nous convie à l’exploitation de son domaine, riche il est vrai, mais sous plusieurs rapports inférieur à celui qu’arrosent les larges rivières Chomontchouane, Mistassini et Péribonka, à l’ouest et au nord du Lac Saint-Jean. On est inondé de brochures sur le Nord-Ouest, qui le font valoir et qui prêchent l’exode vers cette plaine immense. À ces brochures se joignent les journaux jaloux de pousser encore davantage à ce mouvement qui, pour nous canadiens, équivaudrait à un nouveau dépeuplement de notre patrie.

Pas moins de quatre cents personnes arrivent tous les jours dans le pays de la Rivière-Rouge qui n’était qu’un désert il y a douze ans, et, en 1878, de nouveaux colons y ont pris possession de trois millions d’acres de terres à blé. Si cet élan continue, dans deux ans la province-métis aura deux millions d’acres produisant le blé, et ce chiffre doublera probablement avant cinq ans. C’est une addition de cent millions de boisseaux à la production de blé du monde, et l’on comprend aisément jusqu’à quel point l’Angleterre, qui en manque, tient au rapide développement du Manitoba, et pourquoi elle n’hésitera pas à prêter au Dominion, sur une pareille hypothèque, l’argent nécessaire à la construction du Chemin de fer du Pacifique.

En présence d’aussi brillantes perspectives, sans doute le Manitoba a raison d’attirer à lui le capital et les hommes ; mais alors, nous, que faisons-nous de nos plus riches domaines ? Où est la brochure, répandue dans la province, qui ait seulement révélé les richesses de la belle étendue de pays située dans ses limites mêmes ? Quelques hommes, comme M. Lesage, l’assistant-commissaire des travaux publics, en ont parlé avec chaleur dans leurs rapports, mais chacun connaît le sort des documents officiels. Et cependant les matériaux abondent, de même que les renseignements, quand on va les prendre à leur source. Les rapports d’arpenteurs, entre autres, sont nombreux, et les témoignages affluent qui, tous, invariablement, exaltent la fertilité de cette région favorisée et cependant si peu connue, quoique le nom en ait retenti dans bien des oreilles, depuis deux ans surtout qu’un mouvement soutenu et suivi se fait vers ses rivages.

Il n’est donc plus permis de rien négliger de ce qui touche, selon nous, à une question d’un intérêt supérieur pour l’avenir de la province de Québec, et nous avons cru qu’une monographie détaillée, comprenant tous les aspects de cette question, renfermant tous les renseignements que l’homme de cabinet aussi bien que le colon peuvent désirer, répondait à un besoin devenu si pressant qu’on ne pouvait en retarder davantage la satisfaction. C’est pourquoi nous avons entrepris de décrire les bassins du Saguenay et du Lac Saint-Jean aux points de vue multiples de l’histoire, de la géologie, de la géographie, de l’industrie, du commerce, de l’agriculture, de la statistique, des conditions actuelles d’existence et de développement des populations qui habitent cette partie du pays, des travaux publics qui y ont été accomplis ainsi que de ceux qui sont en voie d’exécution, enfin de tout ce qui se rapporte dans le passé, dans le présent et dans l’avenir, au progrès de cette région qui, nous le disions plus haut, sera un jour comme une petite province intérieure, enclavée dans la grande et lui servant d’assise et de grenier à la fois. Nous nous présentons donc avec confiance au lecteur, et nous sommes assuré de son indulgence en faveur d’une œuvre qui a du moins un mérite incontestable, celui d’être patriotique, et un objet louable, l’utilité dont nous avons cherché à la rendre pour toutes les classes de citoyens.

  1. Le naturaliste Michaux. Voir plus loin.