Le Saguenay et la vallée du lac St. Jean/Chapitre 10

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Imprimerie de A. Côté et Cie (p. 217-235).

CHAPITRE X


PAROISSES AU SUD ET À L’OUEST DU LAC SAINT-JEAN


I


Nous venons de traverser, pour arriver au Lac, un pays formé de mamelons, de collines et de gorges creusées en tous sens, qui sont une histoire vivante et une explication manifeste de sa formation géologique. Le Lac, qui embrassait jadis une étendue au moins trois fois plus considérable qu’aujourd’hui, a laissé, en se précipitant dans la rivière Saguenay et en fuyant devant les torrents qui fondaient sur lui, d’énormes quantités de terre d’alluvion bizarrement et capricieusement disposées. Il y eut des endroits laissés absolument à sec, tandis qu’à côté se formaient de véritables rivières qui creusaient leur lit à des profondeurs très-variées. De nombreux monticules d’alluvion, violemment entassés, s’éboulent aujourd’hui lentement, ou plutôt s’émiettent petit à petit dans les ravins et les cours d’eau ; cette terre marche toujours, même après le retrait des eaux du Lac, et le travail qui se fait en elle, visible à tous les yeux, sert merveilleusement l’intelligence de l’observateur et lui dévoile le phénomène dans toute sa clarté.

Le chemin public, pratiqué à travers un pays où se multiplient les accidents de terrain, en a tout le pittoresque et les inconvénients. Il faut monter et descendre à toute heure des côtes qui n’en finissent plus, être aveuglé et étouffé à la fois par un sable brûlant, ou bien entendre l’odieux bourdonnement de cent maringouins et sentir la cuisante piqûre de vingt moustiques altérées de sang ; mais enfin, avec un bon cheval et beaucoup de résignation, il ne faut pas plus de deux heures pour aller d’Hébertville à Saint-Jérôme, la première des paroisses situées sur le lac Saint-Jean, et dont pas une n’a encore plus de quinze ou seize ans d’existence.

C’est en 1861 que les premiers colons vinrent à Saint-Jérôme, et jusqu’en 1865, il n’y eut que quatre ou cinq familles éparses sur le rivage du Lac ; ces premiers colons s’appelaient Jean Maurice Saint-Onge, Jules Boivin, Germain Morin et Alexandre Boily. En 1865, d’autres arrivèrent, et leur nombre s’était tellement accru trois ans après que l’archevêque jugea à propos de leur donner un missionnaire. Ce missionnaire fut l’abbé N. H. Constantin qui, à son arrivée, le 9 octobre 1868, fut obligé de demander l’hospitalité à un colon établi non loin de la chapelle :

« Je passai là trois semaines, écrivait-il l’année suivante, dans une maison de vingt pieds carrés où nous étions toujours au moins quatorze personnes. Le dernier jour d’octobre, je pus m’installer dans la sacristie où les planchers étaient à peu près terminés.

Je trouvai en arrivant une chapelle de 50 x 36 pieds en pièces de cèdre, avec une sacristie de 34 x 28 pieds. Cette dernière sert de sacristie et de presbytère. Je fis construire une bâtisse de 30 x 25 pieds, qui me sert de grange et d’étable, puis une autre petite bâtisse de douze pieds carrés pour me servir de laiterie et de hangar. Dans le cours de l’hiver dernier, je demandai une autre bâtisse de 30 x 25 pieds, destinée à servir plus tard de hangar à grain, mais devant servir présentement tout à la fois de hangar à grain, de salle publique, de maison d’école et de logement pour le bedeau. La bâtisse a été construite dans le cours de l’été dernier, et elle remplit bien son rôle. Toutes ces constructions vous font voir de suite le courage et le zèle des pauvres colons. J’ai eu le plaisir de voir ouvrir une école dans le cours d’octobre dernier. Près de cinquante enfants la fréquentent, et grâce aux qualités de l’institutrice, cette école fera un bien immense dans la mission. »

Le printemps de 1870 avait été remarquablement beau, et dès les derniers jours d’avril, les colons de Saint-Jérôme avaient commencé le hersage. Ils avaient fait autant d’abattis que possible, et la fumée qui s’en élevait était si épaisse qu’elle obscurcissait les rayons du soleil. Depuis le 15 mai, la chaleur était intense. Tout à coup, dans l’après-midi du 18, un vent d’ouest s’élève, semblable à un cyclone des Indes, et en quelques minutes, il a embrassé la forêt qui ceinture le village naissant. Hommes, femmes et enfants combattent en vain le fléau qui dévore tout ; les maisons et les semences sont détruites en moins de vingt-quatre heures, et chacun n’a plus qu’à chercher à se préserver soi-même du terrible élément déchaîné. L’air est plein des cris, des lamentations des victimes et des mugissements des animaux qui périssent engloutis dans les flots brûlants ; le vent tourbillonne avec fureur et la terre tremble sous ses assauts ; la forêt, tordue par la tempête et le torrent de flammes, gémit, craque et s’écrase avec un bruit de tonnerre ; les eaux courroucées du Lac s’élancent sur le rivage qui cède et s’ébranle ; les flammèches, détachées de cet océan de feu, remplissent l’espace comme une pluie brûlante et l’air n’est plus respirable ; on ne peut rien voir autour de soi dans l’épaisse fumée, et les colons et les femmes, qui sont restés sur le lieu du sinistre, incapables de faire un pas, attendent la mort qui s’avance précipitée. Seules, les mères éperdues cherchent à percer la noire muraille de fumée pour courir après leurs enfants dont elles n’entendent plus les cris ; on se cherche, on s’appelle, mais c’est en vain ; toutes les voix sont étouffées, tous les échos sont assourdis… Enfin, dans la journée du 19, vers le soir, le vent commence à se calmer, un peu de jour se fait, et les colons, au nombre de 79, se trouvent réunis près d’une petite maison de vingt pieds dans laquelle ils cherchent refuge.

Heureusement personne n’a péri, quatre enfants seulement avaient été horriblement brûlés, et l’un d’eux expirait quelques heures plus tard. La chapelle, le presbytère et ses dépendances avaient été la proie des flammes, et il ne restait dans la paroisse entière qu’une quinzaine de pauvres maisons pour abriter au delà de cent cinquante familles dépourvues de tout.

Cet incendie terrible laissera de longues traces dans la mémoire, non seulement des colons de Saint-Jérôme, mais encore de toute la vallée du Lac, car il porta partout ses ravages et détruisit la forêt sur une étendue d’une trentaine de lieues, de l’ouest à l’est. La compagnie de la Baie d’Hudson se hâta, la première, de porter secours aux plus nécessiteux, et des dons arrivèrent de toutes les parties du pays. En moins d’un an, la plupart des colons avaient rebâti leurs demeures, et une église de cent pieds de longeur sur cinquante de largeur était en voie de construction. Presque toutes les traces du fléau avaient disparu, et Saint-Jérôme renaissait de ses cendres plus florissant que dans une prospérité non interrompue.

Aujourd’hui les deux-tiers de la paroisse sont défrichés, quoiqu’il n’y en ait guère plus d’un tiers en culture, et ce qui reste à défricher renferme d’aussi bonnes terres que ce qui rapporte actuellement. Le sol y est propre à toute espèce de grains et les légumes mêmes viennent en abondance. Il suffit de peu de travail pour préparer la terre. Aussi voit on les colons qui se sont adonnés à la culture vivre dans une certaine aisance, tandis que ceux qui ont couru les chantiers sont presque toujours dans le besoin.

En 1871, Saint-Jérôme donnait 3,146 minots de pois, et en 1877, 65,000. L’année 1879 promettait une abondante récolte, mais les pluies continuelles et la gelée du 25 septembre l’ont fait manquer presque entièrement.[1] C’est pourquoi nous prenons pour point de comparaison, dans le tableau suivant, l’année 1878 qui, cependant, est fort inférieure à la précédente sous le rapport de la production.

1871 1878
Population de la paroisse 1,048 1,665
Minots de blé récoltés 3,773 10,907
Do d’avoine do 1,716 7,868
Do d’orge do 5,790 4,602
Do de patates do 16,000 28,000
Tonneaux de foin 135 1,060
Livres de beurre 5,400 15,000
Têtes de bétail 1,800 5,900
Nouveaux colons en 1879 33


II


À la suite de Saint-Jérôme vient la paroisse de Saint-Louis de Métabetchouane dont le nom de poste est Chambord. C’est là que se trouve l’Anse au Foin, grande étendue marécageuse où pullule le gibier de mer, et qui est renfermée entre la Pointe à la


MÉTABÉTCHOUAN : POSTE DE LA COMPAGNIE DE LA BAIE D’HUDSON


POSTE DE LA POINTE-BLEUE

LE LAC SAINT-JEAN

Traverse, à l’est, et la Pointe aux Trembles, à l’ouest.

Plus loin est la Pointe aux Pins, qui s’avance considérablement dans le Lac et forme la grande baie Ouiatchouane dans laquelle se jette la rivière de ce nom.

Saint-Louis manque de routes et les communications avec les nouveaux lots y sont très-difficiles : voici les statistiques que nous avons pu nous procurer pour l’année 1878 :

1878
Population de la paroisse 1,200
Minots de blé récoltés 8,600
Do d’avoine do 2,000
Do d’orge do 3,250
Do de patates do 10,400
Tonneaux de foin 2,500
Livres de beurre 8,600
Têtes de bétail 4,200
Arpents de terre en culture 20,000
Arpents de bonne terre non défrichés 35,000
Nouveaux colons en 1879 130

Après Saint-Louis de Métabetchouane vient la grande paroisse de Notre-Dame du Lac, communément appelée la Pointe-Bleue, et souvent aussi Roberval, du nom du township qu’elle renferme. En 1871, Roberval comprenait Notre-Dame, Saint-Louis, Saint-Prime, Saint-Félicien et même une partie de Saint-Jérôme : aussi, sa population était-elle alors de neuf cents âmes de plus que l’année dernière, comme on peut le voir par le tableau suivant qui contient en outre les statistiques comparées de la production.

1871 1879
Population de la paroisse 2,467 1,548
Minots de blé récoltés 23,674 21,700
Do d’avoine do 6,972 4,680
Do d’orge do 13,618 5,310
Do de patates do 21,328 10,744
Tonneaux de foin 302 950
Têtes de bétail 3,200
Arpents de terre en culture 9,651 12,300
Arpents de bonne terre non défrichés 47,700
Nouveaux colons en 1879 213

Notre-Dame est une paroisse dont les habitants sont assez à l’aise. Elle renferme tout le township Roberval et celui de Charlevoix, en arrière desquels il y a de fort bonnes terres, mais qui ne sont pas encore arpentées, surtout en approchant du lac des Commissaires. Dans Roberval, il s’est vendu une centaine de lots en 1879 ; et, au lac des Commissaires, il a été pris plus de cent-cinquante lots sur des terrains non chaînés.

La Pointe Bleue renferme la « Réserve des Sauvages, » située à environ huit milles à l’ouest de la rivière Ouiatchouane, et où les derniers des Montagnais, les 300 à 350 survivants d’une tribu jadis puissante, se sont retirés pour tâcher de faire quelque culture.

Malgré la cession faite en 1867 au gouvernement canadien de l’immense étendue de territoire qu’elle possédait, la compagnie de la Baie d’Hudson a néanmoins conservé tous ses établissements, parmi lesquels se trouvent en première ligne les postes nombreux qui sont disséminés dans tout le Nord-Ouest britannique. La compagnie avait autrefois un droit de chasse exclusif, de sorte que les Indiens qui parcouraient, à la poursuite des fourrures, les vastes solitudes qui s’étendent des Montagnes Rocheuses au Labrador, ne pouvaient trafiquer qu’avec elle. À elle seule ils vendaient tous les produits de leur chasse et, en échange, ils recevaient des vêtements, des armes, des provisions.

Mais depuis que la compagnie a perdu son monopole, tout est bien changé. Les Indiens, toutefois, en sont-ils mieux et leur liberté d’aujourd’hui leur vaut-elle le joug sous lequel ils étaient tenus autrefois ?

Les Montagnais n’ont pas encore acquis le goût de la culture, malgré que le gouvernement ait envoyé chez eux un agent des terres chargé de leur distribuer des lots et de leur apprendre à les faire produire. Fils de l’espace, libre comme le renne sauvage qui parcourt des centaines de lieux dans la forêt, l’indien, à quelque tribu dégénérée qu’il appartienne, ne peut se renfermer dans les limites d’un champ ni s’assujétir aux soins méthodiques, calculés, de la vie agricole. La prévoyance et l’attachement à un lieu précis lui sont étrangers. Pour lui, la terre, c’est ce qu’il peut en mesurer dans sa course annuelle à travers la solitude, et, pour mourir, il ne croit pas avoir besoin d’un foyer ou d’un tombeau.

Fataliste sans le savoir, enfant inculte de la nature, il se laisse aller à elle et n’écoute que sa voix sans songer à lui rien demander au delà de ce qu’elle offre. Aussi, lorsqu’il a épuisé le peu qu’elle lui donne, lorsqu’il a tari son sein, avare surtout sous un ciel comme le nôtre, n’a-t-il plus qu’à se résigner et à subir en silence la mort inévitable. Pour vivre il ne veut rien apprendre de ceux dont l’apparition sur le sol d’Amérique a été le signal de la chute de ses pères et de sa propre déchéance. Il se laisse effacer, comme s’il comprenait sa faiblesse devant l’homme armé des forces ingénieusement créées de la civilisation.

Il n’y a pas plus d’un siècle encore, il se battait avec d’autres enfants de la forêt, sauvages comme lui, et qui se défendaient avec les mêmes armes grossières, la hache et le javelot, et cela dans un espace illimité dont toutes les tribus réunies n’occupaient qu’une infime portion, comme autrefois nos ancêtres, à nous tous, s’égorgeaient pour la possession des cavernes les mieux à l’abri du mammouth et du rhinocéros velu.[2] L’Indien de nos jours, n’ayant plus à lutter, à longueur de bras, avec des hommes aussi faibles que lui, se laisse détruire en paix par la civilisation qui l’envahit et le circonscrit de toutes parts, dont il prend rapidement tous les vices sans pouvoir acquérir une seule de ses vertus ; il ne lui reste que la dignité ou la résignation du silence. Partout il succombe, laissant le blanc seul debout. Ainsi, rien ne peut arrêter la diminution et la mort des races faibles, condamnées d’avance à cause de leur haine d’une demeure fixe, de leur répugnance pour la vie d’ambition et de travail, ou de leur infécondité devenue de plus en plus sensible.

En face de la Pointe-Bleue se trouvent quelques îles, entre autres la fameuse île aux Couleuvres où la légende voulait que ces reptiles inoffensifs tinssent en grand nombre, souvent entrelacés et roulés ensemble comme des festons ; mais, après bien des recherches faites par de hardis voyageurs, on n’y a trouvé qu’une vieille peau de cet animal qui, depuis lors, a perdu tout son prestige et ne compte plus aux yeux des Robervalois. Il y a encore la Grosse Île qui a environ un mille de longueur et de largeur, et qui contient une excellente ferme, la propriété de M. Horace Dumais, le célèbre arpenteur qui nous a révélé la région du Lac Saint-Jean, qui l’a explorée dans tous les sens, plus loin qu’aucun arpenteur moderne ne l’a tenté, et qui a fait à ce sujet de très-beaux travaux qui nous ont été, à nous particulièrement, d’une grande utilité.

Il y a encore d’autres petites îles dans les environs de celle que nous venons de signaler, mais il n’est pas nécessaire d’en faire mention.

En quittant la Réserve des Sauvages, on perd petit à petit le Lac de vue, les défrichements deviennent de plus en plus rares et le chemin passe parfois en pleine forêt ; on traverse la rivière des Iroquois où ont été trouvées d’anciennes marmites, des chaudières de cuivre, des haches à tête ronde, des lances, et enfin des fusils à long calibre, des batte-feu, des silex, etc., puis l’on arrive sur les hauteurs de Saint-Prime d’où un immense panorama se déploie subitement sous le regard : c’est le Lac avec toute sa vallée, l’immense plaine de trente milles de largeur qui le borde du côté nord, et la chaîne des Périboncas dont la ligne bleue ondule par delà la plaine.

Au bas de ces hauteurs, là la rivière Chamouchouane vient déboucher, s’étend la jeune paroisse de Saint-Prime qui compte ses quinze années d’existence par autant de cinquantaines d’habitants. On la traverse rapidement et l’on arrive à Saint-Félicien qui n’est encore qu’une mission où le curé de Saint-Prime va dire la messe tous les mois dans une pauvre chapelle de bois, mais qui n’en renferme pas moins près de cent cinquante familles de colons. La paroisse et la mission réunies donnaient en 1879 les statistiques suivantes :

1879
Population 1,300
Minots de blé récoltés 3,500
Do d’avoine do 3,475
Do d’orge do 1,890
Do de patates do 3,600
Bottes de foin 32,900
Livres de beurre 19,880
Têtes de bétail 4,500
Minots de pois 2,600
Arpents de terre en culture 24,750
Arpents de bonne terre non défrichés 40,750

Pendant cette même année 1879, il arrivait à Saint-Félicien soixante familles nouvelles de colons, sans compter un bon nombre de jeunes gens et d’autres chefs de famille qui étaient venus seuls, mais qui se proposaient d’aller chercher leurs femmes et leurs enfants pour les établir sur les nouvelles terres.

Les commencements de Saint-Prime et de Saint-Félicien, qui furent colonisés en même temps, sont à peu près les mêmes que ceux des autres établissements nouveaux. Cinq ou six pionniers courageux frayèrent le chemin vers 1865 ; et seulement quatre ou cinq ans plus tard, lorsqu’il se fut établi des communications, bon nombre d’autres familles allèrent se fixer dans le fertile canton de Chamouchouane. C’est de cette époque que date le commencement véritable de Saint-Prime. En 1871, il y avait dans Saint-Prime quarante-cinq familles ; l’année suivante il y en avait seize de plus, et la population était portée en un an de 188 à 345 âmes.

Dans Saint-Félicien, il y avait vingt-deux familles en 1871, et l’année suivante en comptait quarante-cinq, avec une augmentation de 88 âmes dans la population. Dès cette époque, la paroisse et la mission réunies renfermaient une population totale de 583 âmes, laquelle s’est accrue de sept cents âmes depuis lors, comme l’indique le tableau ci-dessus ; mais cette augmentation est bien peu de chose en comparaison de ce qui va avoir lieu dorénavant, grâce à l’impulsion vigoureuse que donne et donnera encore pendant plusieurs années l’établissement des townships Normandin et Albanel.


LE TOWNSHIP NORMANDIN


Ce township, qui renferme environ 50,000 acres de terres arables, sur une superficie de cinquante milles, peut être distribué entre cinq cents colons ayant chacun un lot de cent acres. La colonisation en a été entreprise au commencement de 1879 par une société qui a pris le nom de « Société de colonisation de la Vallée du lac Saint-Jean, » à la tête de laquelle on voit figurer notre entreprenant et zélé concitoyen, M. E. Beaudet, le député actuel du comté de Chicoutimi. Elle est composée de cinq membres qui ont obtenu du gouvernement provincial une concession de 20,000 acres dans le dit township, chacun des sociétaires recevant en même temps le privilége de prendre quatre lots ; ces quatre lots par personne, le lot étant de cent acres dans les conditions ordinaires d’établissement, donnent quatre cents acres ; soit, au total, 20,000 acres.

La concession a été faite moyennant vingt cents l’acre, prix en quelque sorte établi des terres du lac Saint Jean. Si le gouvernement le percevait directement, il retirerait $80.00 pour chaque lot de 400 acres ; mais la société en retire $90.00, parce qu’elle réserve un fonds de dix dollars par chaque lot pour dépenses imprévues et autres de toute nature.

Chaque sociétaire s’est obligé à payer ses quatre lots de cent acres chacun dans l’espace de dix-huit mois, par versements de $22.50 tous les six mois. Le premier versement a été fait d’avance, et les travaux ont immédiatement commencé.

Les sociétaires ont tiré au sort les lots qu’ils devaient prendre et ils ont laissé de côté une réserve de quatre cents acres pour l’érection d’un village et la construction d’une scierie et d’un moulin à farine.

Mais comme en dehors de la concession de vingt mille acres qui lui était faite en bloc par le gouvernement, il restait environ mille acres de terre arable dans le township Normandin, la société a obtenu du cabinet provincial qu’il lui fût permis d’établir une deuxième catégorie d’actionnaires à qui elle concéderait des lots de cent acres.

Cette dernière facilité était surtout établie en vue de favoriser les gens du Saguenay, déjà à l’étroit dans certains townships. Beaucoup d’entre eux voulaient aller sur de nouvelles terres, et comme le township Normandin était réputé fertile entre les fertiles, c’est de ce côté qu’ils cherchaient à se porter. Les paroisses d’Hébertville et de Saint-Jérôme, seules, étaient prêtes à fournir un contingent de deux cents colons.

En obtenant de pouvoir étendre ses opérations et de créer plusieurs catégories de colons en dehors des cinquante actionnaires primitifs, la société pouvait librement entamer le township Albanel, au nord-ouest de celui de Normandin, et qui ne contient pas moins de 40,000 acres de terre arable. Le fait est que les récentes explorations ne portent pas à moins de 100,000 acres le nombre des bonnes terres qui se trouvent dans la presqu’ile formée par les rivières Chamouchouane et Mistassini.

Au sujet du township Albanel, voici ce qu’écrivait, le 18 octobre dernier, M. Horace Dumais qui en a fait l’arpentage dans le cours de l’hiver :

« Depuis que j’ai mis les pieds dans Albanel, j’ai marché de surprise en surprise. Rien de plus beau que les forêts qui ombragent les vallons et les coteaux sur une grande étendue de ce canton. Le sol est très-riche et des plus faciles à défricher ; le bois y pousse avec une vigueur qu’on s’explique aisément dès lors qu’on étudie la nature du sol ; c’est un jardin, ni plus ni moins. Je crois pouvoir trouver 300 lots et plus de première qualité dans cette partie ; avec cent lots de plus dans Normandin et au moins cent autres lots, tout aussi bons, sur les terres vacantes à l’ouest de ces deux townships, on aura 50,000 acres de terre fertile, ou mille lots de 50 acres chacun.

« Si les gens du Québec voulaient former une société de colonisation, en profitant des avantages que la dernière loi a mis entre les mains du gouvernement, plus de mille colons, recevant chacun cinquante acres de terre, pourraient aller s’établir confortablement sur la péninsule formée par la Mistassini et la Chamouchouane. Le chemin va être ouvert jusqu’à la rivière Ticouapee cet automne, si rien ne vient mettre obstacle aux travaux que je fais continuer dans la direction des bonnes terres de Normandin et d’Albanel. Je conseillerais de faire diriger un mouvement vers ce dernier canton, parce que l’intérêt du lac Saint-Jean nous y retient plus qu’ailleurs, plus surtout que le canton projeté de Racine qui déboucherait directement à Chicoutimi, et qui n’a aucun trait-d’union avec les autres parties colonisées du Lac Saint-Jean. Le canton Racine est d’un accès difficile pour le moment, et n’a pas non plus ce je ne sais quoi que l’on ressent à la vue de l’immense plateau où Albanel et Normandin s’alignent avec ampleur et invitent à venir respirer l’air vivifiant qui circule sous leurs magnifiques forêts à essences résineuses et au feuillage touffu. »

Un grand avantage pour la Société, c’est qu’elle s’est fait payer en dix huit mois le prix de chaque lot de quatre cents acres, tandis que le gouvernement accorderait pour cela à chaque colon un délai de cinq ans, suivant les règles ordinaires. — Il est vrai que la Société se fait payer dix dollars de plus que le gouvernement ; mais aussi la colonisation et les chemins se font sans aucun retard, les travaux avancent aussi rapidement que les versements ont lieu, et l’arpentage n’éprouve aucune espèce de délai. L’action du gouvernement serait lente ; celle de la Société est rapide. Les colons, laissés à eux-mêmes, progresseraient péniblement ; grâce à une société qui possède des ressources, le développement du township sera prompt et le nord-ouest du lac Saint-Jean offrira bientôt un vaste champ de culture qui ne fera que s’agrandir largement tous les jours.

La société fera construire des moulins à farine et des scieries. Le township Normandin, baigné par la rivière Ticouapee, un des bras de la Mistassini, ne manque pas de pouvoirs d’eau, ni de bois de commerce, tels que le bouleau, l’épinette, le merisier, le frêne, le sapin, le tremble, le peuplier, le mélèze (tamarac), l’orme, et aussi le sapin, quoique ce dernier produit de la forêt soit en quantité moindre que les autres.

« La société de colonisation du bassin du lac Saint-Jean » a été fondée par des particuliers dont quelques-uns sont des capitalistes, d’autres marchands, et le reste pour la plupart des gens à l’aise, animés uniquement d’un but patriotique, celui d’ouvrir à la colonisation une magnifique région agricole, de faciliter ses relations avec les autres parties de la vallée du Lac déjà habitées, et de donner l’exemple de ce que l’on peut faire dans notre pays quand on sait employer ses moyens et diriger avec intelligence l’esprit d’entreprise.

La plupart des sociétaires n’iront pas s’établir eux-mêmes sur les lots que le sort leur a donnés ; mais ils y enverront leurs proches, parents à tous les degrés, et leurs amis qu’ils désirent voir s’établir dans la province, au lieu d’aller demander bien loin de leurs foyers, au Manitoba par exemple, des terres qui sont loin de leur faire défaut dans leur propre pays. Une pareille initiative mérite tous les encouragements et doit stimuler le zèle de toutes les personnes entreprenantes.

En développant la colonisation dans la vallée du lac Saint-Jean, on y multipliera nécessairement les communications, et bien des projets qui paraissaient chimériques, il y a quelques années, qui semblent encore aujourd’hui d’une réalisation presque insurmontable, deviendront en quelque sorte faciles. Cela, nous le verrons avant peu ; la vallée du Lac se transforme rapidement, et si la construction d’un chemin de fer vient s’ajouter au mouvement imprimé vers cette région depuis deux ans passés, il nous sera réservé d’avoir à nos portes un pays merveilleux que nous pourrons voir grandir encore librement pendant au moins un quart de siècle.

  1. Les pluies fréquentes de l’année 1879 sont dues à ce qu’il y avait eu beaucoup de neige l’hiver précédent, et pas de gelées. Par suite, la neige était entrée profondément dans la terre qui en était restée toute saturée. Or, dès que le soleil d’été chauffait quelque peu, l’évaporation était intense ; les vapeurs, les nuages se formaient et la pluie tombait abondamment.
  2. Les tribus sauvages qui habitaient jadis le territoire du Saguenay et du Lac Saint-Jean étaient celles des Tadoussaciens, des Chekoutimiens, des Piegonagamiens, des Chemouchouanistes et des Nekoubanistes. Plus au nord étaient les petits et les grands Mistassins. Toutes ces tribus diverses n’étaient que des membres de la grande famille des Montagnais.