Le Sahara, le Soudan central et les chemins de fer transsahariens/02

La bibliothèque libre.
LE SAHARA, LE SOUDAN CENTRAL
CHEMINS DE FER TRANSSAHARIENS
D'APRÈS LES EXPLORATIONS RÉCENTES

II[1]
L’AÏR ET LA RÉGION DU TCHAD

Quoique le Sahara, comme en témoignent toutes les explorations anciennes et récentes, ne ressemble en rien à l’image conventionnelle que l’on s’en fait, quoiqu’il ait des possibilités de développement, pastoral et même agricole, dans certaines parties du moins, il vaut surtout comme route vers les contrées tropicales de l’Afrique intérieure, comme voie de communication rapide, sûre et salubre, quand on l’aura pourvu d’un chemin de fer, entre les grandes capitales des nations colonisatrices de l’Europe, Paris, Londres, Bruxelles, Berlin et les vastes possessions de ces nations au cœur du continent africain.

Avant de décrire les nouvelles provinces acquises par la France l’Angleterre et l’Allemagne au centre de l’Afrique, il nous reste à achever, par quelques traits, la physionomie, que nous avons-à peine esquissée, de l’Aïr, cette partie du Sahara méridional où se trouvent des centres permanens de population, habitant des villages ou des villes et se livrant, non seulement à l’élevage du bétail, mais à des cultures assez diversifiées.


i

L’Aïr, qui s’étend entre le 19e degré et demi de latitude nord et le 16e et demi environ, embrassant ainsi en longueur près de trois degrés, se compose d’une série de vallées s’embranchant sur une haute colonne montagneuse, dont les sommets, d’après Barth, atteignent à 6 000 pieds ou près de 2 000 mètres. L’Aïr appartient-il au Soudan, qui lancerait ainsi une pointe avancée dans le désert ? Fait-il, au contraire, nettement partie du Sahara ? M. Foureau ne se lasse pas d’établir que c’est une contrée saharienne, et il serait oiseux d’y contredire. Ce qu’il suffit de retenir, c’est qu’elle diffère sensiblement des contrées situées entre Ouargla et le 19e degré et demi de latitude, et que, ni sous le rapport de la faune ou de la flore, ni sous celui des groupemens humains et des cultures, elle ne peut être, de fort loin, assimilée à un désert.

Barth, qui le parcourut en 1850 et 1851, a fait de l’Aïr une description, sinon enchanteresse, du moins très favorable : belles vallées vertes (schöne grüne Thäler) ; végétation luxuriante (üppige Vegetation), arbres gigantesques (Talhas con ungeheuer Grösse, et, plus loin, riesige Talhas) ; vallées riches en arbres, riches en pâturages ; vallées très boisées ; grands troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres (grosse Heerden von Rinden, Schaffen und Ziegen), abondance de chameaux, de gazelles, de singes, même de lions (zahlreiche Löwen) ; puits fréquens ; nombreuses pluies aussi, dont l’une transforme une vallée en un cours d’eau large de 1 000 mètres ; villages peu espacés ; ville importante, Agadez, ayant eu une population très considérable et en retenant une très notable encore ; cultures diversifiées ; habitans assez raffinés d’esprit et de manières : voilà le tableau que traçait de cette contrée le célèbre voyageur allemand ; et ce n’est pas seulement dans ses récits, c’est aussi dans les cartes très détaillées qui les accompagnent que se trouvent souvent répétées les conditions que nous venons de reproduire.

Les observations de M. Foureau contredisent-elles celles de Barth ? On l’a prétendu ; mais il faut une lecture bien superficielle de son Journal pour le croire. La mission saharienne a fait, malgré elle, dans l’Air un séjour des plus prolongés. Elle y est demeurée près de huit mois, du 24 février 1899 au 17 octobre, dans une sorte de captivité, retenue non par des menaces, mais par des procédés dilatoires qui ont suivi deux attaques infructueuses à main armée. C’est là, et là seulement, qu’elle a couru de grands périls, du chef de la perfidie des hommes, non de l’inhospitalité de la nature. « Les Touareg (maîtres du pays) ont établi une sorte de blocus autour de nous, prenant leurs précautions pour qu’aucun ravitaillement ne puisse nous arriver… La tactique employée par les Touareg, depuis l’agression du 12 mars, à notre égard, est évidemment très judicieuse : faire le vide absolu autour de nous, éloigner les troupeaux, éloigner les denrées alimentaires, disparaître enfin eux-mêmes ; ils comptent bien ainsi que nous finirons par périr tous de famine[2]. » On promet sans cesse à la mission des chameaux dont elle a besoin pour continuer sa route, on lui promet des vivres ; jamais on ne lui fournit les premiers et on ne lui apporte des seconds qu’au jour le jour, en quantité insuffisante, en les lui faisant payer un prix exorbitant. Les guides qu’on lui fournissait cherchaient à l’égarer dans de mauvais pays. Ainsi retenue pendant huit mois dans une contrée qu’elle eût pu, si elle avait eu des transports et des approvisionnemens, traverser en quinze jours, forcée parfois de revenir sur ses pas, la mission a connu là des heures d’angoisse.

Près de la moitié du livre de M. Foureau (de la page 160 à la page 467) est consacrée à cette contrée de l’Aïr, qui ne représente pas le dixième du parcours de la mission. Laissons de côté le récit des incidens quotidiens et tenons-nous-en à la description générale du pays et des habitans ; elle ne diffère aucunement de celle qu’en a faite Barth, et elle fait ressortir un pays qui contient d’incontestables ressources.

La mission arrive le 24 février 1899, à Iferouane, premier village de l’Aïr qu’elle rencontre. Dès l’avant-veille, l’aspect des lieux est réjouissant : le 22 février, la mission entre « dans une très large vallée, celle de la rivière Agalindjé, que nous descendons quelque temps. Le spectacle est fort beau et très caractéristique… La rivière ne tarde pas à fuir vers l’Ouest, et la route nous fait remonter un de ses affluens de gauche, où la végétation est fort belle et composée de gommiers, de graminées vertes et d’autres essences. On dirait presque d’une prairie émaillée d’arbres. » Notez que l’on est ici à peine au-dessous du 20e degré de latitude et à plus de 5 degrés au nord de la lisière septentrionale du Soudan. Le 23 février, « la mission arrive dans la grande et belle vallée de l’ouad Tidek… Le lit du Tidek contient de beaux arbres, gommiers et adjar… Sur ces arbres se trouvent en grand nombre des nids d’oiseaux. » On note « des traces nombreuses et fraîches d’ânes, de chameaux, de troupeaux de moutons et de chèvres. » Le 24 février, on est à Iferouane : « Au milieu de la verdure qui recouvre la rivière même, à notre gauche et la dominant, s’élèvent les troncs grêles et élancés de quelques dattiers ; des cases se cachent dans toute cette végétation, on entend le grincement des poulies des puits ; en somme, on sent la vie alors que, depuis des mois, tout était morne et inhabité sur notre route[3]. »

En ce qui concerne toute cette contrée de l’Aïr, qui s’étend sur une longueur d’environ 2 degrés et demi de latitude, la description des lieux, dans le Journal de M. Foureau, n’est nullement inférieure à celle de Barth. Partout il note de « très beaux gommiers,… d’énormes gommiers qui donnent une ombre bienfaisante, » des « touffes énormes d’abisga, » autre espèce arborescente ; « tous les ravins contiennent une belle végétation de gommiers, de Tamat, de Teboraq, de Tadent, de Djédari, de Korna, » mêlés à des Abisga et des Korunka, toutes variétés diverses des essences d’arbres du Sahara méridional ; « nous atteignons une sorte de confluent de plusieurs rivières, qui ont coulé récemment et qui sont très riches en arbres et très agréables à parcourir à cause de la délicieuse odeur que dégagent les fleurs de diverses variétés de gommiers. Ces gommiers portent des colonies de nids d’oiseaux… La liane Arenkad en recouvre d’autres et pousse avec une grande puissance. Des traces nombreuses de singes se voient nettement sur le sable des rivières. » Et plus loin : « La végétation arborescente est superbe et représentée par des grands gommiers, des Abisga, des Téboraq et des Tadent. » L’espace nous manque pour reproduire tous les passages admiratifs sur cette haute végétation du Sahara méridional ; il en est cependant de très caractéristiques : « La végétation est fort belle dans cette rivière et composée des arbres déjà indiqués, au milieu desquels les gommiers répandent la suave odeur de leurs multiples fleurs. De nombreux petits affluens plats serpentent sur le plateau large et se divisent en innombrables filets qui s’égarent dans des bosquets rians où abondent les pintades et les gazelles. » C’est un « océan de verdure formé par les arbres de la vallée. »

Voulez-vous savoir ce que sont ces gommiers ? « Les grands gommiers sont ici très beaux ; beaucoup d’entre eux arrivent à 60 centimètres de diamètre et même dépassent cette taille. » Un diamètre de 60 centimètres équivaut à bien près de deux mètres de circonférence ; voilà les arbres que l’on rencontre dans l’Air entre Iferouane et Aoudéras, entre le 19e et le 18e degré, à 500 ou 600 kilomètres au nord du Tchad ; voilà un trait qui doit changer la conception que l’on se fait du Sahara.

Et c’est en ces endroits que l’on trouve dans le Journal de M. Foureau des notes du même genre : « La ramure des grands gommiers de la rivière…, on reste saisi par la vue merveilleuse qui s’étend sur toute la haute vallée d’Aourarène, représentant une belle masse de verdure dominée par la silhouette sombre du mont Bila. » Et fréquemment reviennent ces notes : » La haute taille des gommiers de la région…, on procède à des abatis dans la forêt de gommiers…, le lit de l’ouad large et très boisé…, tous les mamelons aux collines élevées, situées à notre droite sont couverts de végétation jusqu’à leur sommet ; » c’est dans le texte même de M. Foureau que ces mots sont soulignés. « Nous continuons à remonter le lit de la même rivière, qui n’est bientôt plus, entre les montagnes, qu’un ravin plat et élevé, dont le sol est recouvert, sur plus de la moitié de sa surface, d’une petite herbe naissante aussi agréable à l’œil que douce aux pieds. Cette circonstance, jointe au boisement des collines environnantes, produit le plus singulier effet en ce lieu où l’on se croirait plutôt sur de hautes cimes d’Auvergne, si ce n’était l’aspect particulier des arbres qui ne rappellent en rien la France. » C’est à la partie septentrionale de l’Air que s’applique cette description. Ce bois de gommier a, d’ailleurs, du mérite. Le Journal parle plus loin de bracelets faits « en cœur de gommier qui prend une belle teinte de vieux palissandre. »

Dans la partie méridionale de l’Aïr, d’autres espèces arborescentes apparaissent : « Les grands gommiers sont plus fréquens maintenant dans la brousse et, un peu plus tard, commencent à apparaître de loin en loin des Dania, de 8 à 10 mètres de haut, à frondaison globuleuse ressemblant à des châtaigniers et dont les feuilles sont analogues à celles du caroubier, disposées de même façon et présentant le même aspect… De chacun des petits sommets, nous jouissons d’un horizon relativement étendu sur les halliers qui nous entourent de toutes parts, et au milieu desquels se produisent des échappées de vue tout à fait charmantes ; les arbres sont plus variés que par le passé et, dans la dépression, de beaux Téboraq sont revêtus de feuilles. Tous les petits thalwegs sont recouverts de Mrokba et autres graminées vertes. Le gibier est partout extrêmement abondant et de nouveaux oiseaux à plumage vert brillant viennent frapper nos regards, on voit aussi des perdrix, des cailles, etc. La végétation arborescente et celle plus petite du sous-bois sont partout très florissantes et de nombreuses espèces nouvelles se présentent… Nous campons sous un gros Dania, dont la large envergure nous fournit une ombre bienfaisante[4]. » Et une gravure du texte représente toute une quantité de bêtes et de gens accroupis sous cet arbre aux rameaux étendus. Ces derniers passages s’appliquent au paysage situé un peu au sud d’Agadez. On ne peut, certes, refuser à M. Foureau, si vives qu’aient été les angoisses que lui causait la perfidie des Touareg, l’art de peindre les contrées, pleines de vie végétale et animale, qu’il traverse dans l’Aïr. Et tout ce pays est classé comme faisant partie du Sahara, et M. Foureau lui-même lui attribue une nature saharienne. Le Sahara comprend donc sur de vastes étendues des régions où s’épanouit la vie sous toutes ses formes, où les possibilités de vie surtout abondent. Il ne s’agit pas ici d’une ligne d’oasis comme dans le nord ou le centre du Sahara ; ce n’est pas sur des terrains irrigués que poussent ces arbres et ces plantes ; on a vu qu’ils grimpent jusqu’au sommet des collines.

C’est, cependant, en « une année relativement sèche, » que la mission saharienne a traversé toute cette zone, et une végétation variée, parfois dense et drue, s’y rencontre. Si sèche que soit l’année, il pleut, peu ou prou, très fréquemment dans l’Aïr. C’est à partir du milieu de juillet que les chutes d’eau se produisent normalement[5]. Barth note de très forts orages tropicaux dans la seconde moitié d’août ; c’est le 31 août que, tout près de Séloufiet dans le nord de l’Aïr, presque exactement au 19e degré de latitude, il subit une pluie qui changea une vallée sèche en un cours d’eau de plus d’un kilomètre de largeur[6]. Pour n’avoir pas assisté à cette sorte de déluge saharien, la mission Foureau-Lamy n’en a pas moins reçu dans l’Aïr des pluies fréquentes ; « 20 mai, aujourd’hui grand orage avec un peu de pluie ; » 7 juin, pluie et averses ; 14 juin, gouttes de pluie ; de même le 15 ; le 20, également ; le 27 aussi ; 17 juillet : « forte averse, mêlée de flocons de neige fondue ;… la montagne a reçu beaucoup plus d’eau que nous ; » le 25 juillet : « forte averse qui dure une heure et trempe tout le monde jusqu’aux os ; » le 2 août, gouttes de pluie’ ; le 3 : « dans la soirée et jusqu’à la nuit, orage épouvantable, nous sommes trempés de tous les côtés ; la plaine ressemble à un vaste lac couvert d’îlots, qui sont représentés par les inégalités et les exhaussemens de terrain ; » le 4 août : « le soir, orage lointain, quelques gouttes de pluie ; » le 5 : « Le soir, orage, vent et pluie, nous sommes à nouveau mouillés ; » le 10, gouttes de pluie ; de même le 15 et aussi le 16, dans la journée, avec, en plus, une forte averse le soir ; le 18 août : « A huit heures, nous nous trouvons au milieu de vastes ghedirs (mares) ; une pluie diluvienne a dû tomber sur le sol il y a quelques heures à peine ; tous les sentiers du medjebed sont remplis d’eau ; il semble que nous avancions dans un lac parsemé d’îlots. » Cela se passe aux portes d’Agndez. Le 19 août : « A 10 heures, ce matin, l’ouad Tiloua coulait presque à pleins bords, ayant sans doute reçu plus haut la pluie diluvienne d’hier soir. A quatre heures, grand orage, suivi d’une violente averse d’un quart d’heure. » Le 20 août, « gouttes de pluie ; les indigènes disent que les orages et les averses dureront encore une vingtaine de jours, et que les chaleurs leur succéderont. » Le 23 août, gouttes de pluie ; le 24 août : « l’orage passant dans notre sud-est, point où le ciel est livide, nous en sommes quittes pour une série d’averses ; » le 25 août, « petites averses de courte durée ; » le 16 septembre, faibles averses après midi ; 12 septembre, gouttes de pluie ; 16 septembre, également[7].

L’Aïr, même dans une année particulièrement sèche, comme le reconnaît M. Foureau, reçoit donc des pluies fréquentes, parfois très abondantes. De là cette végétation, soit herbacée, soit arborescente, qui, au témoignage de cet explorateur, devient en maint endroit tout à fait luxuriante. Aussi les chèvres, les moutons, les bœufs, les ânes abondent dans le pays. Quoique les Touareg, maîtres de la contrée, cherchassent à lui mesurer les vivres, la mission trouvait à acheter journellement à Agadez plusieurs dizaines de moutons et de chèvres et jusqu’à une centaine en un seul jour. « La viande des moutons de ce pays est excellente[8]. » On se plaint quand on ne trouve à acheter un jour que 8 moutons ou chèvres. Y a-t-il beaucoup de bourgades françaises où des achats de ce genre eussent pu se faire avec cette continuité pendant des mois ?

L’Aïr est surtout un pays de pâturages ininterrompus ; la population, toutefois, s’y livre aussi à des cultures, très diversifiées même, avec recours, en général, à l’irrigation ; dans des jardins, outre des dattiers, on produit du miel, des légumes divers, tomates, oignons, haricots, pastèques, courges, henné, du tabac et du coton, quoique ce ne soit que plus au sud que cette dernière et si intéressante culture prenne du développement[9]. Ces cultures sont assez soignées, et l’on prend un soin tout particulier des bœufs, que l’on abrite du soleil alors qu’ils font la manœuvre des puits.

Les villages ont une certaine importance et sont parfois très voisins les uns des autres. M. Foureau évalue à 700 âmes la population d’Iferouane, à 1 millier celle d’Aguellal, à autant celle d’Aoudéras ; mais bien d’autres villages sont indiqués par l’auteur : Séloufiet, Tintaghodé, nombre d’autres, outre qu’il ne les pas tous visités. Il se trouve aussi beaucoup de villages ruinés, particulièrement à cause de l’insécurité. Quant à Agadez, quoique déchue d’une ancienne grandeur réelle, c’est une véritable ville ; elle compterait comme telle en Algérie ou en Tunisie, elle occuperait, par exemple, dans cette dernière contrée, le cinquième rang. Barth, qui en a fait une description détaillée lui reconnaît 3 milles anglais et demi de tour, soit 5 kilomètres et demi, et pense qu’elle a pu contenir, aux jours de sa splendeur, 50 000 âmes, sinon davantage. Sa mosquée, avec sa tour pyramidale, est un monument caractéristique. D’après le célèbre voyageur allemand, Agadez devait avoir encore 7 000 âmes environ, quand il la visita en 1850[10]. M. Foureau, qui rapporte que la chronique attribue 70 000 âmes à Agadez lors de son apogée, ne lui reconnaît plus que 5 000 âmes environ à l’heure présente. Barth a recherché les causes du déclin de cette grande ville de l’Aïr et il les a trouvées dans l’effondrement du royaume Songhay, qui s’étendait sur tout le sud du Sahara et sur la lisière du Soudan, et dans la destruction de la ville par les Touareg à la fin du XVIIIe siècle. Depuis lors, la domination des Touareg n’a fait que s’accentuer, en même temps que le dépeuplement, la dévastation et le recul des cultures.

M. Foureau constate la lamentable situation gouvernementale de l’Aïr ; il ne s’y trouve aucune autorité ; l’anarchie y est complète : « Hadj Mohamed nous a montré (à Tintaghodé, dans le nord de l’Aïr), perchées dans la montagne, des espèces de grottes où lui-même, son beau-père, et tous les habitans ont l’habitude de cacher leurs réserves de provisions, précisément pour le cas d’arrivée d’une troupe de pillards. C’est l’habitude dans le pays : dès la première alerte, on se sauve et, comme les provisions sont enfermées d’avance dans ces greniers de la montagne, on abandonne purement et simplement les cases. C’est là l’existence de ces malheureux ksouriens de l’Aïr, vie de transes perpétuelles et de continuelles envolées. » Et plus loin, au sujet d’un autre village, Saghen : « Tous les habitans ont pris la fuite, les uns avec quelques chameaux qui viennent d’être déchargés, les autres abandonnant leurs ânes encore tout chargés. » Et il en est ainsi tout le long de l’Aïr : « Des nègres d’Aguellal me disent qu’il y a à Talak un groupe permanent de Taitok (Touareg), fixés en ce point depuis cinq à six ans et ne vivant que de rapines. Ces Touareg viennent de temps à autre pressurer les villages de la montagne. » Plus loin encore : « A une heure, on vient, en criant, du village, avertir qu’un parti de pillards composé d’Amghad des Kel-Férouane (encore des Touareg) vient d’enlever, en amont, dans la vallée, les troupeaux de moutons et de chèvres du village… Il paraît, du reste, qu’à Aoudéras, c’est chose courante que de telles alertes et qu’à chaque instant, les indigènes sont victimes de pillages de la part des nomades. » Des remarques de même nature reparaissent à propos d’autres localités[11].

Il n’est pas besoin de chercher d’autre cause à l’étroitesse des cultures et au déclin de la population : les terres se cultivent et se peuplent en raison tout autant de la sécurité dont on y jouit que de la fertilité qu’elles possèdent. Quant à celle-ci, elle ressort de la concordance des observations de M. Foureau avec celles de Barth. La population de l’Aïr, d’humeur douce, est assez raffinée. M. Foureau nous en présente plusieurs échantillons intéressans et l’un tout à fait remarquable, El-Hadj-Yata, qui habite un village du nord de l’Aïr, deux fois Hadj, c’est-à-dire pèlerin à la Mecque, fils lui-même d’un pèlerin, « sorte de vieux philosophe, aimable, affable et courtois, » parlant et écrivant fort bien l’arabe, « esprit ouvert et chercheur, » se souvenant de Barth et d’Edwin von Bary ; « plein de savoir vivre et d’aménité, » et qui prit intérêt à la mission saharienne et chercha à lui faciliter sa tâche[12]. A côté de celui-ci, il s’en rencontra quelques autres, assez dévoués, dont un certain Akhedou, quoique Targui[13]. Il se trouve dans l’Aïr des ouvriers assez habiles, notamment des forgerons, qui, outre leur tâche habituelle, font avec adresse des bijoux pour femmes[14]. Une notable partie de la population paraît être d’origine égyptienne et avoir été poussée dans cette région écartée par les invasions qui se sont produites dans la vallée du Nil. Les femmes ont souvent « l’aspect d’Européennes, avec un visage simplement bronzé. » Divers détails du costume et de la coiffure compliquée de certains habitans portent un « irrécusable témoignage » de cette origine, « leur teint est moins foncé que celui de nos Chambba d’Algérie. » Parfois, on retrouve chez divers, femmes ou hommes, « exactement le type du fellah égyptien[15]. »

Ainsi, de toutes façons, par la nature du sol et parcelle des hommes, l’Aïr apparaît comme une terre susceptible d’un développement important. Il suffirait presque, pour qu’il se produisît, d’y établir la sécurité. Si, de plus, il s’y rencontre des richesses minérales, comme Barth en a relevé la trace, ce serait une contrée dont les « possibilités » seraient considérables. Le célèbre voyageur allemand relate que Tegidda ou Tekadda, qui est situé à sept jours de marche au sud-ouest d’Agadez, en passant par une autre agglomération intéressante, Ingal, était autrefois célèbre par ses mines de cuivre et que si, aujourd’hui, les habitans ont perdu le souvenir de ces mines, il est remarquable que les étriers et une grande partie des ornemens des chevaux soient encore faits en ce métal[16]. On sait que l’Afrique étonne de plus en plus le monde par ses richesses minérales. Le cuivre est un des métaux les plus recherchés par la civilisation : le prix en a varié, depuis quelques années, de 1 300 francs (cours actuel) à 1 700 ou 1 800 francs la tonne. Les Anglais ont découvert en 1901 et mettent en exploitation, aux environs du lac Tanganika, des gisemens de cuivre, dont le minerai contient, affirme-t-on, 30 à 40 pour 100 de métal ; même si la teneur des gisemens près de l’Air était moitié moindre, il serait possible que ces minerais supportassent un transport de 2 500 kilomètres en chemin de fer, ce qui, à 2 centimes et demi ou 3 centimes le kilomètre, ne les grèverait que de 62 à 75 francs la tonne. Les minerais anglais des rives du Tanganika n’auront guère, et cela dans un pays beaucoup plus difficile et plus malsain, un trajet moindre à effectuer.


II

En sortant de l’Aïr, Barth, qui a suivi un tracé un peu oriental, note un court plateau désertique, de 2 000 pieds ou 600 mètres d’altitude et d’environ un degré de latitude de longueur, livré à la plus grande insécurité ; les arbres y sont rares, les pâturages n’y manquent pas, il s’y trouve des puits peu nombreux ; puis bientôt le pays s’améliore, les girafes, les bœufs sauvages, les autruches y abondent (die Heimath der Giraffe, des wilden Ocksen, des Strausses, etc.) et l’on arrive à une contrée, elle-même peu étendue, que l’on appelle le Tagama et que Barth définit ainsi : pays riche en bœufs, en moutons et en chevaux (eine an Rindern, Schafen und Pferden reiche Gegend) ; il relève la présence de grands troupeaux de race bovine ; un lac, le lac Gamrek, entouré d’une végétation exubérante, une abondance de melons d’eau. Puis on entre, un peu au-dessous du 15e degré de latitude, dans le Damergou, pays ondulé et fertile (welliges fruchtbares Land), l’aspect en est riant avec beaucoup d’arbres, les champs de blé ou de millet y sont nombreux ; les villages aussi, certains sont très importans, ils offrent cette particularité que les huttes y sont souvent couvertes de cuir, ce qui prouve l’abondance des dépouilles d’animaux. Le voyageur allemand y note des bois épais, puis il oblique vers l’ouest et descend aux environs de Tessaoua, ville qui fait actuellement partie de nos possessions, après avoir constaté au nord, un peu au-dessous du 14e degré, les premiers champs de coton du Soudan (erste Baumwollen-Felder im Sudan)[17].

Les relevés de Barth, sauf sur l’étroit plateau entre l’Aïr et le Tagama, sont satisfaisans : les deux tiers du trajet entre l’Aïr et le Soudan appartiennent, suivant lui, aux contrées productives. Voyons si les observations de M. Foureau confirment celles du grand voyageur qui l’a précédé.

La mission saharienne, en partant d’Agadez, a suivi une route plus directe, un peu moins orientale au début et moins occidentale à la fin, et, au lieu d’arriver aux environs de Tessaoua, elle est tombée sur Zinder, point situé à la même latitude, mais à une moindre distance du Tchad. On traverse d’abord une plaine avec peu de végétation ; puis on arrive à un plateau ondulé et très boisé, et, le quatrième jour, on se trouve dans le Tagama, que M. Foureau décrit ainsi : « plateau ondulé où se rencontrent quelques emplacemens de gravier, mais dont le sol est en général du sable ferme sur du terrain argileux. » Ce pays est couvert d’arbres de petites dimensions, avec un sous-bois de graminées. « Nous cheminons dans une sorte de bois clairsemé, mais sans discontinuité et sans emplacemens nus appréciables… On a l’impression d’un taillis immense… La végétation, en tant que graminées, est très luxuriante et touffue. » La faune est abondante et variée : girafes, antilopes, gazelles, autruches, traces de lions, et, comme oiseaux, des pigeons, des merles, des alouettes, perdrix, cailles, etc. Le sol paraît fertile, tout au moins dans les dépressions ; on y trouve du mil qui pousse sans culture : « Tout le long du sentier, du mil mûrit ses panicules élevées, plantes provenant de grains tombés des charges de caravanes antérieures sans doute. » Dans la deuxième partie du trajet, les arbres deviennent fort beaux, les graminées hautes. « En résumé, toute cette région du Tagama, que nous venons de traverser, est une immense forêt ou mieux un hallier ininterrompu composé de petits arbres, clairsemés en général, mais en somme on a l’impression d’un taillis sans limite, dont le sol est de terre argileuse recouverte, en nombre de points, qui font du reste la majeure partie de sa surface, par une mince couche de gros sable ou de reg fin de quartz. Le Tagama nourrit une immense quantité de gibier, poil et plume[18]. »

Notez que le Tagama, où se trouvent cette abondance et cette diversité de vie, animale et végétale, où des grains de mil tombés des sacs d’une caravane lèvent sans aucune culture et « mûrissent des panicules élevées, » est classé géographiquement comme une partie du Sahara et que, par conséquent, l’imagination se représente cette contrée comme une uniforme étendue de sable mouvant, vouée à l’éternelle stérilité.

Le Damergou, qui suit le Tagama, est une sorte de marche entre le Sahara et le Soudan ; mais nombre de géographes le placeraient encore dans la première de ces régions. On a vu le tableau favorable qu’en faisait Barth ; voyons maintenant celui qu’en trace M. Foureau. Il n’en a traversé que la partie occidentale, c’est-à-dire qu’il ne l’a qu’effleuré, lui-même le déclare ; la partie la plus importante de ce pays, celle où se rencontrent surtout les populations exclusivement sédentaires et agricoles, se trouvant à l’est du tracé qu’il a suivi. Mais ce qu’il en a vu est tout en faveur des lieux et des habitans. « Dans le Damergou, l’horizon s’élargit, on aperçoit au loin des collines et même de petites chaînes basses, rocheuses. Nous entrons dans des cultures de mil que nous n’allons plus quitter jusqu’au campement. Ces plantations, dont le grain est récolté, mais dont les tiges restent debout, sont faites en ligne droite et demandent une main-d’œuvre relativement considérable, ce qui permet de supposer que la population de cette région est assez dense. La campagne est riante et semble une plaine cultivée de France[19]. » Elle garde cet aspect jusqu’à Zinder, ville qui appartient vraiment au Soudan. « Il est très important ici d’avoir un guide, attendu que dans ces cultures les sentiers sont fort nombreux ; ils se croisent, se côtoient et s’entrecoupent de telle sorte qu’on s’égarerait très facilement. » Aux vastes cultures de mil, se joignent des cultures de coton, d’une étendue restreinte, mais très fréquentes, ce qui a une importance considérable comme preuve que cette plante précieuse est bien acclimatée dans le pays. Les villages se succèdent à de courts intervalles, ou se groupent par deux ou trois, gros et peuplés. Les huttes en paille tressée et d’une forme pittoresque sont souvent « couvertes de diverses cucurbitacées, courges ou pastèques, qui les tapissent entièrement d’un manteau de verdure d’un pittoresque et charmant effet. » La végétation arborescente se joint parfois avec splendeur et s’entremêle aux cultures diverses. « Nous sommes dans une belle vallée, dont tout le terrain est couvert de plantations de mil, où surgissent çà et là des jujubiers énormes et sous l’ombre desquels plus de cent chevaux (c’est M. Foureau qui souligne ces mots) pourraient tenir à l’aise. En dessous du village, s’étend un grand enclos composé d’une multitude de petits jardins extrêmement bien entretenus. Les planches de semis sont parfaitement droites ; les canaux d’arrosage reliés aux puits sont très soignés ; chaque jardinet est entouré d’une haie en branches sèches de korna ou d’une haie vive de plantes du pays. Les indigènes fument parfaitement ces jardins et j’y trouve des tas de fumier parfaitement relevés en attendant le moment de l’épandage. » et ce n’est pas un village exceptionnel qui offre ces cultures soignées, c’est tous : « Les villages sont très peuplés et les habitans paraissent industrieux et travailleurs ;… tous les villages, en principe, s’élèvent auprès d’une mare et possèdent de petits jardins plantés de cotonniers. » Ils ont de grands troupeaux de bœufs et de moutons ; « tous leurs animaux sont en très bon état. » Les habitans se montrent très accueillans : « Tous les gens des villages environnans sont affables et nous vendent des moutons et du mil dont nous avons besoin ; ils apportent des volailles, des fromages secs, un peu de lait, des pastèques, des potirons, on a offert aussi quelques œufs d’autruche frais. » On se croirait vraiment dans l’Arcadie des poètes ; la musique et les aubades, « tambours, clarinettes et trouvères » n’y manquent pas. Ces gens du Damergou ne sont pas des Touareg ; ils appartiennent, d’après M. Foureau, « à une race autochtone, mais qui s’est fortement hybridée depuis des siècles avec des races provenant d’ailleurs. Bien que noirs, il en est peu qui aient les caractères du nègre ; beaucoup, au contraire, présentent de beaux profils. En général leur air est aimable, leurs yeux très doux[20]. »

Les observations de M. Foureau ne démentent ainsi aucunement celles, si favorables, de Barth ; et, cependant, le Damergou, terre complètement française, d’après les traités, ne l’oublions pas, est le pays où vient expirer le Sahara et que nombre de gens, même instruits, confondent avec le désert.

Pour achever la physionomie de ces contrées au sud de l’Aïr, disons qu’on y traverse des affleuremens de roches ferrugineuses[21], ce qui n’a d’importance que comme indice qu’il peut se rencontrer dans ces immenses régions des gisemens de métaux divers, car les minerais de fer ont trop peu de valeur pour qu’on puisse les transporter à des milliers de kilomètres ; mais de riches minerais de cuivre, peut-être aussi de zinc et de plomb argentifère, si la dose d’argent y était assez forte, pourraient supporter ce transport ; or, tout témoigne, d’après les observations de Barth citées plus haut et d’après le grand usage que l’on fait du cuivre à Zinder, qu’il doit se trouver dans cette région d’importans gisemens de ce dernier métal.


III

Le Damergou conduit à la ville de Zinder ; on entre là vraiment dans le Soudan ; on est encore en terre française. On vient de voir que la route de l’Algérie à Zinder n’a rien de bien effrayant, qu’elle n’est désolée que sur la moindre partie de son étendue, qu’à des intervalles qui n’ont rien d’excessif, elle présente partout des points d’eau, des pâturages nombreux, du bois même, qu’enfin, à partir de l’Aïr, au-dessus du 19e degré, jusqu’au 14e où s’ouvre le Soudan proprement dit, il y a une presque continuité de terres offrant, avec une population déjà sédentaire et une exploitation assez sérieuse du sol, de grandes « possibilités culturales. » L’insécurité seule, une insécurité terrible et de tous les instans, s’est opposée jusqu’ici à un plus ample développement de cette région.

Le Sahara n’est pas un but en soi, ce n’est qu’une route, mais une route des plus frayables et offrant des ressources latérales. L’Aïr et le Damergou, avec leur développement actuel et surtout leurs amples « possibilités, » sont des contrées ayant de la valeur par elles-mêmes, mais qui pourraient ne pas justifier l’établissement d’une voie ferrée de plus de 2 000 kilomètres. Le Soudan, au contraire, est un but et justifie largement une grande voie de communication de cette nature.

Sur Zinder et la contrée qui l’avoisine, ainsi que sur la région qui borde au nord-ouest, au nord et à l’est le lac Tchad, nous avons, outre les témoignages toujours précieux de Barth et de M. Foureau, un témoignage nouveau, celui du commandant Joalland, le chef de la mission de l’Afrique centrale, qui fut d’abord dirigée par Voulet et Chanoine. Avec le concours de ces observations diverses, on va pouvoir, malgré la guerre et la dévastation dont il a été l’objet, assez nettement juger le pays.

Barth, dont les voyages dans le centre de l’Afrique ont duré plus de cinq ans (1849 à 1855), a parcouru plusieurs fois le Soudan central. Il a notamment traversé tout le rectangle avancé de Zinder, qui constitue notre part, actuellement trop échancrée, du Soudan central à l’ouest du Tchad. Quoique nous ne soyons pas les mieux lotis dans cette région à l’ouest du fameux lac et que notre part soit loin d’y valoir celle de l’Angleterre et peut-être même celle de l’Allemagne, la lisière soudanaise assez étroite qui, de ce côté, nous est laissée (nous avons de vastes compensations à l’est et au sud du Tchad) ressort, d’après les descriptions du voyageur allemand, comme ayant une valeur sérieuse. L’ouvrage de Barth est rempli de cartes détaillées où chacun de ses voyages est esquissé avec des annotations nombreuses. Si l’on prend les cartes n° 1 et 2 du tome II contenant le tracé de son parcours de Katsena à Kouka par Zinder, on voit que le district de la ville de Tessaoua, qui avoisine l’extrémité à l’ouest de notre rectangle centre-soudanais, est marquée comme une région fertile (fruchtbare Gegend), que Zinder (alias, Sinder) est portée comme ayant 10 000 habitans et se trouvant au milieu de cultures étendues, qu’il en est de même, au-delà de Zinder, à l’est, de la ville de Mirria, ancienne capitale de la province et, à un degré et un degré et quart de longitude à l’est de Zinder, et un peu plus au nord que celle-ci, des deux villes de Vouchek, inscrite comme ayant 8 000 habitans, et Gouré, comme en comptant de 9 à 10 000, avec divers villages voisins, à chacun desquels Barth attribue plusieurs milliers d’âmes. D’après la situation qu’elles ont sur la carte de Barth, ces diverses localités importantes doivent faire partie du territoire français ; nous ne trouvons à ce sujet aucun renseignement dans le journal de M. Foureau, qui n’a pas suivi cette route ; mais la carte annexée aux récits du capitaine Joalland porte Gouré dans notre territoire, à plus forte raison Vouchek doit-il en faire partie[22]. Ce qui frappe surtout dans la carte de Barth et ce qui est du plus haut intérêt, ce sont les annotations concernant la culture du coton. De Tessaoua jusqu’à Gouré et au-dessous, dans le rectangle français du sultanat de Zinder, les mots « cultures de coton » reviennent à chaque instant : un peu au nord de Tessaoua, « premiers champs de coton dans le Soudan » (erste Baumwollen-Felder im Sudan) ; villages de Tatéka, « coton, melons d’eau » (Baumwolle, Wassermelonen) ; Dambèda, coton (Baumwolle) ; Tyrméni, belles plantations de coton et de tabac (Schöne Baumwollen und Tabak Pflanzungen), plus loin un autre village tout voisin de Zinder, cultures étendues de céréales et coton (Ausgedehnte Getreidefelder Baumwolle) ; de l’autre côté de Zinder, coton encore ; un peu plus à l’est, à Potoro, plantations de coton (Baumwollen-Pflanzungen)  ; à Handara, plantations de coton encore ; de même à Kéléno, de même aussi à Vouchek, également à Gouré, un peu plus au sud à Tunguré, belles plantations de coton (Schöne Baumwollen-Pflanzungen), etc. ; tout cela dans notre territoire.

Si, de la carte, nous nous reportons au texte, il n’est pas moins caractéristique : le village de Potoro est remarquable par l’étendue de ses plantations de coton (durch die Ausdehnung seiner Baumwollen-Pflanzungen ausgezeihnetes Dorf) ; la ville de Mirria, qui est qualifiée de très bien douée par la nature (von der Nalur höchst begünstigten Stätte) et que de grands arbres de l’espèce des tamaris couvrent d’une façon gracieuse, a, au nord, une notable étendue de terre cultivée en coton et en céréales (ein ansehnliches Stück Land mit Baumwolle und Waizen bebaut) ; aux environs de Zinder, on cultive particulièrement une quantité de tabac (besonders wird ein ansehnliche Menge Tabak gebaut) ; à Vouchek, les plantations de coton sont qualifiées de luxuriantes (eine sehr uppige Baumwollen-Pflanzung, sorgfältig umzäunt) ; d’autres, comme à Tunguré, sont simplement qualifiées de belles plantations[23]. Ainsi le coton est, dans toute cette région, une culture habituelle, on l’y retrouve partout.

Voilà ce qu’était le pays, il y a cinquante ans ; passons à une description plus moderne, d’ailleurs succincte, celle du capitaine Joalland, qui, en 1900, comme chef, après Voulet, de la mission de l’Afrique centrale a parcouru une grande partie de nos possessions à l’ouest, au nord et à l’est du Tchad. De Zinder, il fit une pointe vers l’ouest jusqu’à Tessaoua et traversa les lieux décrits par Barth entre ces deux villes ; il est le 28 août à Tyrméni, le 29 à Tounkour, « pays de mil splendide, » le 30 à Koutché, le 1er septembre à Chébaré et le 4 à Tessaoua : « Dans tout ce pays, la tranquillité était absolue, l’accueil excellent, les récoltes bonnes. Tessaoua est un très grand village entouré d’un beau tata crénelé, moitié moins haut que celui de Zinder, mais bien entretenu… Les cases sont bien construites, très propres ; tout respire le bien-être, car Tessaoua commerce beaucoup avec l’Aïr et le Damergou… La récolte était, en ce moment, d’une extraordinaire abondance qui, correspondant avec l’occupation du pays, attirait aux Français la sympathie de tous. » Le capitaine Joalland ne distingue pas entre les cultures ; ce n’est pas son affaire ; mais on voit que l’aspect du pays lui paraît très satisfaisant. Il se contente de noter plus loin des montagnes ferrugineuses[24]. Sur Zinder, il est enthousiaste : « Pour donner une idée exacte de ce qu’est ce pays de Zinder, il me faudrait évoquer des tableaux des Mille et une Nuits. Il me faudrait décrire et l’intérieur du palais du sultan, avec ses lits couverts d’étoffes de soie et de velours brodés d’or ; le tout parfumé à l’essence de rose ; il me faudrait évoquer le faste oriental transporté en pleine Afrique centrale ; il faudrait décrire aussi ces cavalcades où les accoutremens les plus grotesques se mêlent aux manteaux brodés et aux velours damassés. Qu’il me suffise de dire que le pays de Zinder est un pays riche où le blé, le citronnier, le mil, le maïs, le riz, les dattiers, etc., en un mot tous les produits soudanais, poussent en abondance. Le climat y est admirablement sain, aussi ne crains-je pas d’affirmer que ce pays est appelé à un grand avenir, sinon pour la grande, du moins pour la petite colonisation[25]. »

Le témoignage de ce brillant officier confirme celui de Barth ; est-il infirmé par la déposition de M. Foureau, qui fit à Zinder une station de cinquante-six jours ? En aucune façon. Sans être aussi dithyrambique, le chef de la mission saharienne est tout aussi catégorique sur l’aspect favorable des lieux et des hommes ; aux approches de la ville, il est reçu par le sergent français Bouthel, homme remarquable qui, en l’absence du capitaine Joalland, parti pour contourner le Tchad, commanda longtemps et avec un rare succès un petit poste de Sénégalais occupant le pays pour la France. Laissons narrer par M. Foureau la réception faite à la mission saharienne aux abords de Zinder : « A droite, Bouthel et ses Sénégalais présentant les armes ; à gauche, une masse épaisse de cavaliers de Zinder avec, en tête, le sultan Ahmidou et Mallem-Yaro, splendidement montés et équipés, accompagnés de la foule de fonctionnaires qu’exige l’étiquette des sultans noirs. Le sultan et Mallem-Yaro s’avancent pour nous saluer et nous souhaiter la bienvenue, puis nous précèdent avec leurs innombrables cavaliers ; nous les suivons aussitôt vers Zinder. Cette réunion bigarrée, scintillante, dans laquelle se voient de très beaux chevaux richement harnachés ; ces galopades et ces envolées de fantasia dans la poussière sont un magnifique spectacle au milieu des blocs de granit des collines et des arbres des vallées[26]… » L’auteur, enthousiasmé, poursuit longtemps encore cette description. Il réside, en dehors de la ville, dans un bloc de constructions qu’un riche commerçant, cité plus haut, Mallem-Yaro, a donné à la France et qui a pris le nom de Fort Cazemajou, en mémoire de l’infortuné capitaine français qui fut assassiné à Zinder, un an auparavant. « Le tata du commandement, la plus importante des constructions de pisé, est un édifice massif rappelant comme extérieur les maisons de Djenné, si bien décrites par M. Dubois, et, quant à l’intérieur, les dispositions sont identiques à celles des belles maisons arabes d’Algérie, mais le tout en terre seulement. Ce tata comporte un étage et des terrasses. Les salles du rez-de-chaussée sont soutenues par d’épaisses colonnes en toubes (briques séchées) d’un gros diamètre, dont quelques-unes sont ornées de dessins en relief, soit en nervures droites, soit en hélice. »

La ville de Zinder occupe une surface d’environ 125 hectares, entourée de murailles en terre de 9 à 10 mètres de hauteur et de 12 à 14 mètres d’épaisseur à la base aux environs des sept ouvertures, qui sont fermées chacune par deux portes en bois, bardées du haut en bas de lamelles de fer. D’un mamelon situé à l’intérieur de l’enceinte, « on jouit d’une vue merveilleuse sur la plaine uniformément recouverte de grands arbres : baobabs, korna, téboraq, gao, grands gommiers, quelques agouas et quelques doums… L’aspect général de Zinder est riant et heureux. Cette impression est due à la diversité des cases et des maisons, à la dissymétrie avec laquelle elles sont placées, enfin et surtout aux nombreux arbres qui s’élèvent un peu partout dans un artistique désordre, semant des multiples taches sombres de leurs frondaisons le fond plus clair des constructions… Elles sont par moitié à peu près en maisons de briques de terre séchées au soleil (toubes) et le reste en paillottes de formes assez diverses et au toit conique… Quant aux constructions en toubes à forme cubique, elles sont faites à la manière arabe avec terrasses ; leurs contours, en même temps que leurs masses un peu épaisses, ont été évidemment inspirés par des souvenirs de l’art égyptien. L’ornementation intérieure elle-même se rapporte au même style[27]. » Ce ne sont donc pas des tribus noires primitives et déprimées que l’on rencontre dans ce Soudan central, ce sont des peuplades policées, qui ont, venant sans doute d’Egypte, comme le fait remarquer souvent M. Foureau, de vieilles traditions de civilisation. Les hommes sont très bien faits et surtout les femmes. « Leurs bustes de bronze luisant sont, le plus souvent, d’un irréprochable dessin, et plus d’un sculpteur serait heureux de posséder de semblables modèles. » La ville est pleine de vie, le marché très animé et bien pourvu. Le quartier de la boucherie se trouve en dehors du grand marché ; « les indigènes qui vendent de la viande n’abattent, en général, que des animaux très gras, surtout des moutons, la viande qui en provient est de très belle qualité. » Tous les produits manufacturés de l’Afrique et de l’Europe se rencontrent à Zinder ; les magasins d’un riche marchand, Mallem-Yaro, le personnage le plus important du pays après le sultan, sont bondés des marchandises les plus diverses, y compris des boîtes de parfumerie d’origine française, des bouteilles d’absinthe et d’eau de Hunyadi-Janos.

On remarque à Zinder nombre d’ouvriers habiles : d’une part, des teinturiers, le pays produisant de l’indigo et d’autres produits colorans, certains d’origine minérale et faisant un très grand usage de couleurs et de vernis pour enduire ou décorer l’intérieur des maisons ; de l’autre, des selliers et des cordonniers, la région fournissant du cuir en abondance et l’habitude des riches harnachemens pour les cavaliers des classes riches étant très répandue ; enfin, des forgerons-orfèvres ; le travail du fer et du cuivre est très bien compris à Zinder, et cette observation est très importante. Il est fait dans cette ville comme dans toute la contrée, suivant la remarque de Barth que nous avons reproduite plus haut, un très grand emploi du cuivre ; M. Foureau le remarque aussi, les forgerons indigènes fabriquent des bijoux de femmes et se transforment, à l’occasion, en orfèvres ; ils fondent l’or et l’argent ; « ils produisent aussi des mors de brides, des chaînettes de brides et des têtières de brides assez élégantes, ornées de découpures de cuivre, de fer-blanc et de petits grelots de cuivre assez artistiques. Indépendamment de ces divers bijoux, les femmes haoussa portent d’énormes bracelets de cuivre rouge ou de cuivre jaune (laiton) qui pèsent jusqu’à deux ou trois kilogrammes. » Certaines femmes en portent jusqu’à deux à chaque bras ; on fait aussi de plus petits bracelets mi-partie en cuivre rouge, mi-partie en laiton. Si l’on ajoute que M. Foureau a vu cinq canons de cuivre fondus à Zinder même[28], on aura bien des indications de l’abondance de ce métal dans ce pays et l’on en conclura que, suivant les probabilités, les anciennes mines de cuivre, dont Barth a, par la renommée, constaté l’existence entre l’Aïr et Zinder, ne doivent pas être épuisées ou qu’il s’en trouve d’analogues. Ce serait là un fait capital. Un autre fait qui tendrait aussi à le démontrer, c’est que l’on vend couramment sur les marchés dans le Bornou « du soufre cristallisé, dont, dit M. Foureau, je n’ai pu savoir la provenance[29]. » Or, le cuivre et le soufre sont des matières que l’on trouve dans les mêmes gisemens. Que le pays des environs de Zinder et dans l’Aïr soit très minéralisé, on en a un autre témoignage de la part d’un homme des plus compétens, M. Dorian, qui appartenait à une grande famille métallurgiste et qui accompagna le commandant Lamy dans une excursion vers Tessaoua : « Dorian a recueilli, au cours de cette tournée, de très intéressans échantillons de minerai de fer aux environs du village de Kantchi. Il me dit que, dans toute cette région, le minerai abonde ; qu’il y existe de nombreux emplacemens perforés de trous peu profonds, semblables à des puits, et d’où l’on extrait le minerai. Les indigènes le fondent dans des sortes de hauts fourneaux en forme de creusets. Il ajoute que, dans cette contrée, on fabrique quantité de lances et d’autres objets en fer[30]. » On sait, en outre, que l’étain, malgré l’énormité des prix de transport par caravane, a toujours fait partie des exportations du Soudan par la voie de Tripoli.

La ville de Zinder a une annexe, Zengou, qui est à une distance de 1 500 mètres et n’est pas entourée de murs. M. Foureau évalue à 10000 âmes la population de Zinder et à 4 ou 5000 celle de Zengou. Dans les deux agglomérations, la population a un certain soin de sa demeure et de sa personne. Quelques détails caractéristiques l’indiquent : « L’entourage de toutes les cases est toujours très propre et bien balayé… Chaque maison aussi bien à Zengou qu’à Zinder possède ses latrines, dans une cour, lorsqu’il s’agit d’une maison en toube, et dans l’enclos entouré de seccos, s’il s’agit d’une paillotte, » et M. Foureau en fait la description en ajoutant : « C’est presque soigné, comme on le voit[31]. »

Depuis notre prise de possession si récente, Zinder prend de l’essor et, maintenant que la sécurité y paraît assurée, il s’y fait un certain mouvement de construction. Zinder semble même vouloir menacer un peu Kano, la métropole commerciale du Soudan. Barth a dressé l’itinéraire de Kano à Zinder : il n’y a que cinq jours de marche. Kano, d’après Clapperton, comptait de 30 000 à 40 000 habitans ; d’après Barth, 30 000 habitans pendant la plus grande partie de l’année, et 00000, dans le temps de la plus grande animation, de janvier à avril[32]. Zinder est ainsi la véritable porte du Soudan ; elle se trouve à 6 degrés environ de longitude à l’est de Paris et à peu près sur le méridien de Bône ; on y arrive quasi en ligne droite de Biskra, en longeant l’Aïr ; ce sont ces circonstances qui, avant même les explorations récentes si favorables, nous la faisaient désigner comme le point tout indiqué d’aboutissement du Transsaharien.


IV

De même que, de Zinder, on atteint, en quelques étapes, Kano, la métropole commerciale du Soudan, de même on gagne facilement, au sud-est, Kouka, l’ancienne grande capitale du Bornou, à laquelle l’ensemble des témoignages les plus authentiques, y compris les plus récens, ceux de M. Monteil et de M. Foureau, attribuent une population d’une centaine de mille âmes, avant sa destruction par Rabah.

M. Foureau a fait ce trajet de Zinder à Kouka, puis il a remonté vers le nord en suivant les rives du lac Tchad, qu’il a complètement contournées à l’est, pour rejoindre, au sud-est de cette grande nappe d’eau, vers l’embouchure du Chari, qui s’y jette, les deux missions de l’Afrique centrale et Gentil.

L’espace nous manque pour suivre la mission saharienne dans tout ce parcours ; nous nous contenterons de relever les traits principaux qui doivent permettre de juger du pays et de son avenir quand la sécurité y sera assurée. M. Foureau quitta assez tôt le territoire français qui, malheureusement, est très échancré à l’est, du côté du Tchad, et devrait être prolongé jusqu’à la grande rivière du Komadougou, un des cours d’eau qui se jettent dans le Tchad, vers le tiers nord à peu près de la rive occidentale de ce lac. Il semble qu’il serait aisé d’obtenir de l’Angleterre cette rectification ainsi que quelques autres, à l’occasion de la révision de nos droits sur Terre-Neuve.

Une grande partie de la contrée ainsi parcourue, de Zinder à Kouka, par la mission saharienne, a été effroyablement ravagée par Rabah, le terrible conquérant noir, dont nos trois colonnes réunies, celle du Chari, celle de l’Afrique centrale et la mission saharienne, toutes sous la conduite de l’héroïque et infortuné commandant Lamy, ont triomphé en avril 1900. On peut lire le récit émouvant de cette lutte dans le beau livre de M. Gentil, l’administrateur colonial auquel est due en grande partie la préparation de notre conquête des deux tiers des rives du Tchad[33]. Nous emprunterons plus loin à cet ouvrage quelques extraits qui achèveront de peindre la région. Un conquérant noir renchérit encore sur Tamerlan ou Gengiskhan ; il fait autour de lui la désolation et la ruine. Le Journal de M. Foureau mentionne, à chaque instant, dans cette partie du récit, d’effroyables dévastations de Rabah ou de ses lieutenans. « De toutes parts dans la brousse, mais surtout aux environs des villages, on voit gisant à terre des ossemens humains. Des crânes jonchent le sol et les soldats de Rabah ont dû faire dans cette région d’innombrables hécatombes. Cette rage de destruction et de tuerie est vraiment effrayante ; ces vestiges récens sont le lamentable épisode d’une sauvage invasion. Ce n’est pas sans raison que les noirs de ce pays ne parlent de Rabah qu’en tremblant et en donnant tous les signes d’une terreur sans nom. L’emplacement du camp, en particulier, qui était autrefois un des villages de Gaschguer, est un véritable ossuaire. » Et il en est fréquemment ainsi tout le long de la route ; la mention « village détruit par Rabah » revient avec une terrible monotonie[34], et le comble de l’horreur, c’est la destruction absolue de cette ville de Kouka, aux 100000 âmes, que Barth et Monteil ont connue florissante. « Nous cheminons longtemps, dit M. Foureau, au milieu des maisons ébranlées et des débris d’une splendeur passée que rien ne vient plus rappeler… La mission quitte cette dernière partie de la ville en franchissant les vestiges de son mur de rempart le plus occidental, dont l’aspect est encore fort imposant ; là elle débouche sur un ancien vaste marché, très large avenue bordée de maisons en toubes (briques séchées au soleil), éventrées, mais encore debout ; c’était là une banlieue extra muros très importante. La traversée totale de la ville, de l’est à l’ouest, compte environ 4 kilomètres, kilomètres pénibles, puisqu’ils se développent continuellement entre des ruines[35]. » C’était donc vraiment une grande ville que Kouka, dont les débris impressionnent encore.

Une contrée qui nourrit et soutient une capitale de 100 000 âmes ne peut être dépourvue de ressources. Aussi ce pays, dans sa plus vaste étendue, apparaît-il comme très bien doué de la nature. Il s’y rencontre, sans doute, des zones ou bandes de terrains médiocres, comme celle qui s’étend de l’extrémité du rectangle avancé de Zinder au Tchad ; là, sur une longueur de 120 kilomètres environ, l’on trouve un sol assez ingrat où les habitans vivent surtout de la production d’un sel de mauvaise qualité que le sous-sol fournit en quantités assez abondantes. Mais de beaucoup la majeure partie de la région offre tous les signes d’une grande richesse actuelle et d’une beaucoup plus grande richesse possible. Les villages, là où se sont arrêtés les ravages de Rabah, sont nombreux et florissans, les habitans affables ; ils ont des aptitudes industrielles, pour la poterie par exemple. Le gros bétail se rencontre partout et d’un très beau type : « leurs bœufs sont très beaux et pourvus de cornes énormes. » Effrayés par l’arrivée de la mission, les habitans de certains villages se sont enfuis, d’autres « se sont bornés à faire évacuer vers le nord de grands troupeaux de bœufs. Leurs bœufs, comme ceux d’Arégué, sont très beaux ; beaucoup d’entre eux, surtout ceux destinés au portage, sont castrés et la plupart en très bel état de graisse[36]… » Les moutons aussi abondent. La vie animale est, d’ailleurs, exubérante ; le gibier de toute nature pullule, et, par endroits, le pays est « une véritable volière[37]. »

La vie végétale ne le cède pas à la vie animale ; à chaque instant, le Journal de M. Foureau s’émerveille de la beauté des arbres. En voici un, aux abords d’un village détruit par Rabah : « Seul, archiséculaire, majestueux et énorme, un magnifique figuier sycomore étend sa ramure colossale à l’angle sud du village et offrirait sans exagération l’hospitalité de son ombre à un régiment tout entier[38]. » D’autres, aux termes du Journal de la mission, se contenteraient d’abriter chacun une centaine de cavaliers. Le figuier sycomore surtout paraît être gigantesque, M. Foureau lui applique cette épithète dans d’autres passages. Les cultures couvrent des surfaces considérables ; c’est le mil qui domine. « Le sentier ne quitte pas les cultures de mil… ; on chemine dans des cultures de mil à perte de vue, sillonnées de sentiers courant dans toutes les directions. Des troupeaux de bœufs et de moutons paissent de-ci de-là accompagnés d’autruches privées… Le mil règne en maître partout[39]. » On trouve aussi, outre de nombreuses variétés de légumes, du blé, du tabac, de l’indigo, et surtout une plante, bien plus importante au point de vue mondial, le coton.

On a vu combien Barth avait été frappé des nombreuses et parfois importantes cultures de coton dans le Soudan. Le témoignage de M. Foureau n’inflige encore sur ce point aucun démenti à Barth ; car, à chaque instant depuis l’Aïr, le mot de coton revient sous sa plume, comme celui de Baumwolle sous celle de Barth. Dès l’Aïr, aux environs d’Agadez, le coton lui apparaît[40]. Il ne le quitte pour ainsi dire plus. On le retrouve à chaque pas dans le Damergou, dans le pays de Zinder, dans le Bornou et sur les deux rives du Tchad. Ce ne sont souvent que des jardinets et de petits carrés ; mais cela tient, sans doute, d’une part, à l’insécurité et, d’autre part, à ce que la demande du coton est purement locale, toute exportation en étant impossible par le prix des transports. Cependant les cultures deviennent de place en place plus importantes, et on les arrose ou on les irrigue. Alors, il ne s’agit plus de jardinets, mais de « champs de coton ; » cette expression revient fréquemment, et ils sont assez étendus pour que la mission y campe : « Cette brousse cède alors la place à des champs de coton… ; c’est dans ces champs de coton que nous campons. » Aux environs de Kouka détruite, la plaine « est jonchée de dépressions dont le sol noir a été cultivé jadis en coton et en mil… » Plus loin, « sur le bord des étangs et entre le camp et la rivière (le Komadougou), s’étendent des cultures d’orge, de blé et de coton qui s’arrosent au moyen de perches à bascule puisant l’eau en contre-bas dans ces divers réservoirs… » Plusieurs fois, pour la région est et sud-est du Tchad, le Journal parle de ces irrigations de coton. D’après nombre de passages, il est clair qu’il ne s’agit plus de cultures sporadiques et insignifiantes[41].

Le point important, d’ailleurs, ce n’est pas l’étendue actuelle de ces cultures de coton pour un marché restreint, c’est la fréquence de ces cultures indiquant une parfaite adaptation de la plante au pays. De toutes les matières végétales, en dehors de celles qui servent à l’alimentation de l’homme, le coton est, sans aucune comparaison possible, la plus importante, celle dont la demande, sur le marché universel, se développe avec le plus de constance et de régularité, au point qu’elle tend toujours à excéder l’offre. Un pays qui peut produire le coton en abondance et à bon prix est assuré d’une exportation énorme. On l’a bien vu par l’Egypte, dont la production de coton était modique, il y a un demi-siècle, et est devenue très considérable depuis quelques années ; de 1890-91 à 1899-1900, elle s’est accrue dans ce pays de plus de 60 pour d’00, atteignant dans cette dernière année 6 510 000 kantars de 50 kilogrammes, soit 325 500 tonnes ; l’étendue consacrée à cette culture était de 906 000 acres anglais[42], soit de 371 000 hectares. La production moyenne approche donc d’une tonne par hectare (exactement 877 kilos à l’hectare) ; il suffirait que dans le Soudan central on pût consacrer 125 000 à 135 000 hectares à la production méthodique du coton pour qu’on obtint, avec le même rendement, entre 110 000 et 120 000 tonnes de colon, en laissant plus de 100 000 pour l’exportation en Europe. Or, il n’est pas douteux que ce n’est pas seulement 125 000 ou 133 000 hectares qu’on pourrait planter en coton dans la région du Tchad, mais probablement le double, sinon le triple, de cette étendue.


V

Rien ne ressemble plus à l’Egypte que la région du Tchad ; c’est un climat analogue, avec plus de conditions de salubrité pour l’Européen, grâce à la fraîcheur des nuits en hiver, qui, d’après Barth, durant trois mois, s’abaisse à 4 ou 5 degrés au-dessus de zéro ; c’est une population de même nature, industrieuse, laborieuse et douce, M. Foureau l’a reconnu maintes fois ; c’est la même flore ; ce sont les mêmes cultures ; enfin et surtout tout ce Soudan central et, en particulier, les rives du Tchad sont des pays d’inondations régulières ; des étendues considérables de terrains, des centaines de mille hectares, sinon même un ou deux millions d’hectares, sont régulièrement couvertes chaque année par les crues du lac et des grands cours d’eau qui s’y jettent, le Komadougou, le Chari, le Bahr-el-Ghazal, etc. Et ces inondations régulières ont les mêmes principes fécondans dans ce centre de l’Afrique que dans le nord-est du même continent. Tous les cours d’eau, d’ailleurs, de cette région sont au régime des inondations régulières : et le Logone, et la Bénoué, et le Niger.

On a beaucoup disserté sur le lac Tchad ; certains écrivains ont voulu le considérer comme un simple marais, un bourbier même, ont dit quelques-uns. C’est mal juger cette puissante nappe d’eau. On a très diversement apprécié son étendue. Les explorateurs et les géographes sont loin de s’entendre à ce sujet. Rohlfs lui attribue seulement 11 000 kilomètres carrés pendant les basses eaux, deux fois environ l’étendue d’un de nos départemens français moyens ; Nachtigal lui assigne 27 000 kilomètres carrés ; Reclus va jusqu’à 50 000 kilomètres lors des hautes eaux[43], l’étendue de huit à neuf de nos départemens moyens. C’est que le lac Tchad est le grand déversoir de tout un réseau d’importans fleuves tropicaux dont plusieurs ont un cours très étendu et viennent de montagnes ayant une altitude de plus de 2 000 mètres, et que son niveau varie énormément d’une saison à l’autre.

Les observations des explorateurs sont sur ce point très concluantes. Voici Barth, qui a visité plusieurs fois le lac Tchad en des saisons différentes et en des années diverses : lors de son second séjour à Kouka, au mois d’avril, il fait une excursion dans la direction du lac ; il quitte la ville de Ngornou ; il se hâte pour jouir de la vue de la nappe d’eau ; mais aucun lac ne s’offre à la vue, Kein See war zu sehen ; une plaine gazonnée interminable, sans aucun arbre, s’étend jusqu’à l’horizon le plus éloigné ; « enfin, après que l’herbe eut gagné sans cesse en fraîcheur et en luxuriance, nous atteignîmes un marais peu profond, einen seichten Sumpf, aux rives les plus irrégulières, tantôt s’étendant, tantôt se retirant, de sorte qu’il nous devenait très difficile d’aller plus loin… Combien différent était l’aspect de cette contrée de celui qu’elle offrait dans l’hiver de 1854 à 1855, alors que la ville de Ngornou était à moitié embarrassée d’eau, et qu’un lac profond et ouvert s’était constitué tout au sud, couvrant tous les champs fertiles jusqu’au village de Koukiya. » Et il conclut que « le caractère du Tchad est d’être une énorme masse d’eau, dont les rives changent chaque mois, de sorte qu’on ne peut les porter avec exactitude sur une carte ; il faudrait, après des observations prolongées, marquer la moyenne des basses eaux et la moyenne des hautes eaux[44]. » Au terme de ses longs voyages, qui ont duré plus de cinq ans, Barth eut une surprise en sens inverse ; c’était un peu plus au nord, aux environs de Barroua : « La route entière que j’avais suivie la première fois était alors toute couverte d’eau, le Tchad, après la grande inondation de cette année, plus grande que d’habitude, n’étant pas encore rentré dans ses limites habituelles[45]. »

Les inondations annuelles du grand lac centre-africain et des cours d’eau qui s’y déversent n’ont naturellement pas échappé à l’observation de M. Foureau, quoiqu’il n’ait fait aucun séjour prolongé sur les bords du lac et qu’il l’ait seulement contourné, dans une marche assez rapide, des environs de Kouka, en remontant au nord, jusqu’à Goulfei à l’embouchure du Chari après avoir longé toute la rive orientale. Il en parle très fréquemment. Ainsi pour celles du Komadougou : « La mission traverse la dépression nommée Kaouaoua, large surface elliptique entièrement dépourvue d’arbres et entourée d’une enceinte de gommiers au tronc noir, témoignage certain d’un séjour périodique sous l’eau… ; nous côtoyons quelques instans le lit de la rivière, marchant sur un sol dur et argileux, que recouvrent périodiquement les eaux… » Plus loin le Journal note « une large zone d’inondations où dorment encore pleins d’eau des étangs herbeux et poissonneux, des marigots allongés, qui constituent des bras de la rivière aux hautes eaux. » Et de même tout le long du Tchad : « La plaine que nous parcourons ensuite est maintenant presque nue, elle comporte de nombreux terrains inondés dans la saison des pluies… Cette plaine est à sol noirâtre légèrement argileux, sujette à inondation… » Et voici qui concerne les parties des rives du Tchad réputées les plus médiocres, celles du nord et du nord-est, qui appartiennent à la France : « Nous atteignons le village de Barroua, situé en bordure de la brousse ; ce village n’est point permanent et sert à la pêche, à la fabrication du sel et à la culture du coton qui l’entoure. Lorsque les eaux sont hautes, les habitans occupent un autre village du même nom situé à l’intérieur des terres et que je n’ai pas vu. » Cette dualité de villages, appartenant à la même population, l’un pour la saison sèche, dans les lieux sujets à submersion, l’autre pour la saison des hautes eaux, est fréquente dans la région du Tchad et témoigne de l’étendue des inondations du lac. « Après 12 kilomètres de marche, nous passons au petit village de Bangoa. Toutes ces agglomérations ne sont toujours que des annexes de villages permanens situés à l’intérieur. » Tout à fait au nord du lac, en plein Kanem, à Yara et avoisinant le Sahara : « Actuellement (février), le Tchad se trouve au moins aux trois quarts de sa descente ; de l’autre côté du sentier, les grandes surfaces couvertes de roseaux énormes et vigoureux sont indubitablement submergées par les hautes eaux ; actuellement même, bon nombre de ces massifs ont encore les pieds dans l’eau que nous cachent seules leurs hautes tiges vertes et leurs feuilles frémissantes. » Le lendemain : « La plaine est couverte d’un tapis de graminées rudes et piquantes ; c’est une plaine d’inondation, bien entendu, mais qui, peut-être, ne se recouvre pas d’eau tous les ans… Ce qui m’indique que le lac doit encore baisser notablement, c’est que les sentiers du medjebed, traversant le petit golfe, sont très visibles sous l’eau et ont dû être creusés par les pieds des animaux alors que le sol était à découvert. » Le surlendemain (8 février) : « La marche entière d’aujourd’hui s’effectue sur une plaine dont presque partout, — sauf sur le sommet de rares petites ondulations, formant îles ou presqu’îles allongées, — la surface est immergée lorsque les eaux du Tchad sont très hautes. » Toutes ces observations s’appliquent à la région du Kanem. Plus au sud, à l’est et également en territoire français, à la hauteur du Bahr-el-Ghazal, « au dire des indigènes, lors des très hautes crues du Tchad, l’eau s’avance jusqu’à une soixantaine de kilomètres dans l’intérieur des terres… ; le sol est jonché de coquilles palustres, témoignage du séjour des eaux à certains momens. » Quand on approche du Chari : « dans cette région, les gommiers sont très beaux, mais l’écorce de la partie inférieure de leurs troncs est noire et rugueuse, ce qui provient, à mon sens, de leur séjour périodique dans l’eau… Toute cette région que nous venons de parcourir est recouverte, pendant la saison des pluies, par la divagation des eaux du Chari ou des innombrables bras de son delta[46]. »

Les inondations périodiques du Tchad sont ainsi reconnues par tous les explorateurs ; elles s’étendent sur toutes les rives du lac ; celles des cours d’eau divers de la région sont aussi très importantes. On sait, d’ailleurs, que de récentes explorations font penser que, aux époques de hautes eaux, la Logone, bras du Chari, peut rejoindre la Bénoué. L’Afrique centrale soudanaise reproduit ainsi le phénomène des inondations du Nil, peut-être même dans des proportions plus vastes.

En s’en tenant à la région propre du Tchad, quelle peut être l’étendue des surfaces submergées par le lac aux hautes eaux ? Il est impossible de le dire ; d’après le seul voyageur qui ait fait des séjours prolongés et en diverses saisons sur les rives du lac, Barth, elle serait énorme. Si l’on s’en tenait aux écarts d’évaluation de la surface du lac par les différens explorateurs ou géographes cités plus haut, on pourrait admettre que les inondations du Tchad couvrent une surface d’une vingtaine de mille kilomètres carrés ou de 2 millions d’hectares, égale à toute la surface cultivée de l’Égypte. D’après les statistiques britanniques, en effet, l’étendue des terres cultivées en Égypte, dans l’année 1891, était de 51 022 000 feddans, et le feddan égale 1,03 acre anglais[47], lequel lui-même correspond à 40 ares, ce qui donne 2 015 000 hectares environ pour toute la superficie des terres égyptiennes en culture. Il se peut, toutefois, que les superficies soumises aux inondations périodiques du Tchad soient moindres. M. Foureau, dans la région nord et nord-est, la moins favorisée, correspondant au Kanem, plaçait à quelques kilomètres seulement la limite des terres submersibles ; mais, d’autre part, comme le prouvent les passages que nous avons cités, le Tchad, quand il le contourna dans une marche rapide, en janvier et février, était très loin d’être revenu à son niveau minimum, et, dans la région sud-orientale, les indigènes estimaient à 60 kilomètres la zone d’inondation. Il paraît donc très modéré d’évaluer à 1 million d’hectares ou 10 000 kilomètres carrés les superficies inondées lors des fortes crues ; ce chiffre, tout au moins, doit être considérablement accru, si l’on tient compte des inondations des cours d’eau qui se jettent dans le Tchad : Komadougou, Chari, Logone, etc.

Des inondations périodiques d’eau douce sous un climat tropical, une terre noire, partie sablonneuse, partie argileuse, des débris de coquilles lacustres, tout cela avec la fréquence des cultures de coton et de mil, ce sont des promesses d’une magnifique prospérité agricole.

Comment se fait-il que ces pays n’y soient pas encore parvenus ? C’est l’insécurité surtout qui est responsable de ce retard. Sans revenir sur les effroyables ravages de Rabah, toute cette région, du fait des Touareg et des nomades de toutes sortes, de potentats se livrant aux razzias et au recrutement de l’esclavage, est en proie à la terreur. Voici la moins bonne partie des rives du Tchad, celles du nord et du nord-est, le Kanem ; une « baie (du lac) s’y nomme Kazagoua, ce qui, en bornouan, signifie : l’endroit où l’on se bat sans cesse…. Le chef de Djarachéro apporte des moutons. Il nous raconte que ses sujets et lui n’ont quitté Néguigmi (excellente position sur le lac) que depuis peu de temps. Ils ont dû abandonner ce village à cause de son insécurité : il était constamment soumis aux pillages des Boudouma, des Tebbou, des Oulad-Sliman surtout[48]. » Ces Boudouma sont des pirates qui habitent les nombreuses îles du Tchad, y possèdent un nombreux bétail et se livrent, avec des pirogues très ingénieusement construites, à des descentes pour effectuer des razzias. Barth notait déjà l’insécurité de toute cette région nord-orientale du Tchad ; quoique, pour cette raison surtout, le Kanem ait actuellement une population clairsemée, il ne manque pas d’élémens de richesse. Les Oulad-Sliman, ces nomades pillards, possèdent des moutons et des bœufs par milliers. Quant à Néguigmi, presque à la pointe la plus septentrionale du Tchad, M. Foureau en fait une attrayante description : « La mission défile devant le village abandonné de Néguigmi, au milieu duquel s’élèvent les types élancés de quelques palmiers dattiers. Une vaste prairie entoure ce village et confine aux rives du lac, peu éloigné. La position est fort belle et, en remontant légèrement sur les collines pour se garder des crues, on pourrait créer là un centre important, à la condition de le défendre contre les invasions des nomades. Toute la plaine supérieure pourrait être cultivée en mil et toutes les surfaces à inondation sont susceptibles de nourrir des dattiers et du coton : c’est simplement une question de sécurité. » Et il en est ainsi de tout le Kanem[49].

Plus catégorique encore est le capitaine Joalland, qui a parcouru tout ce pays à la tête de la mission de l’Afrique centrale. Il constate combien les Oulad-Sliman, les nomades du nord du Tchad, sont pillards : « C’est à eux surtout que l’on doit imputer la ruine du Kanem ; parasites des noirs, ils vivent du travail de ces derniers ; » et il ajoute : « Les noirs sont les seules gens intéressans du Kanem proprement dit. Du sud du Chittati, jusqu’au Bahr-el-Ghazal, et du Tchad jusqu’à cette grande zone déserte qui sépare le Ouadaï du Kanem, existe un pays riche en grains, en dattes, en bétail. Quand on songe aux richesses que ce pays peut produire, malgré son état d’anarchie et les luttes qu’il a été obligé de soutenir, on est en droit d’espérer en faire une colonie splendide, maintenant que nous y avons apporté la paix et établi l’unité du commandement[50]. »

Il est un autre témoignage, dont le poids est des plus grands : c’est celui de M. Gentil, administrateur colonial, le seul Européen qui, à différentes reprises, sur un petit vapeur portant les couleurs françaises, ait navigué sur le Tchad ; dans deux campagnes successives, de 1895 à 1898 et de 1899 à janvier 1901, il a conquis à la France les deux tiers des rives du grand lac. Sur la richesse et les « possibilités » du pays, ses dépositions sont formelles et décisives. Nous ne lui ferons que quelques courts emprunts. Après la bataille de Koussouri, où périt le sauvage conquérant noir Rabah, M. Gentil fait une excursion jusqu’à Dikoa, qui était devenue la capitale de ce tyran. La première impression qu’il reçoit est médiocre : « Le terrain entre Koussouri et Dikoa est généralement très plat. La pluie n’est tombée qu’une fois ou deux ; aussi tout semble sec et aride. Des étendues de plaines immenses, où poussent quelques arbres chétifs et rabougris, c’est tout ce qu’on aperçoit. Nous avons vraiment la sensation d’un paysage saharien. » Excellent observateur, toutefois, M. Gentil, corrige lui-même cette impression défavorable : « Mais, en prêtant un peu d’attention aux choses qui m’entourent, mes idées se modifient peu à peu. D’abord, nous rencontrons à chaque instant de nombreux villages. Le pays est très habité et sa population très dense. De plus, ce que j’ai pris pour des plaines incultes et désertes, ce sont en réalité d’immenses champs qui viennent d’être ensemencés. Partout il y a des rigoles qui permettent à l’eau des pluies de séjourner dans les champs et de les irriguer. » M. Gentil arrive à Dikoa, la capitale de Rabah, en partie détruite par une explosion de poudrière ; il en est émerveillé, il en fait une description tout aussi enthousiaste que celle que fit de Zinder le capitaine Joalland. Mais Dikoa était bien plus importante. « L’impression ressentie est grandiose. Si loin que la vue s’étende, on aperçoit des murailles et l’on est frappé de la régularité des constructions. Tout est très propre. » Et il décrit la ville, les palais de Rabah et de ses fils, et « des grands seigneurs, » constructions imposantes, bien tenues et luxueuses. « Ce qui frappa surtout nos troupes lorsqu’elles pénétrèrent dans la ville, c’était l’état de propreté véritablement extraordinaire qui régnait dans cette ville et même en dehors… Je rapportai de mon séjour à Dikoa l’impression de quelque chose de grand, d’une vie intense et d’un mouvement de population comme je n’en avais pas encore vu en Afrique. » Puis, M. Gentil quitte Dikoa, qui est en territoire allemand, il revient chez nous, à Fort-Lamy : « Quel changement s’est opéré en quinze jours ! La pluie, tombée en abondance, a fertilisé toutes ces plaines qui nie semblaient auparavant si désolées. Partout on rencontre des plantations pleines de promesses. Décidément la région du Tchad est riche et vaut la peine d’être conquise. Nous n’en avons malheureusement qu’une partie, mais notre lot est encore assez beau pour qu’on ne puisse pas regretter les sacrifices consentis en hommes et en argent[51]. » M. Gentil dépeint ailleurs comme excellente par ses qualités laborieuses la population noire de toute la région du Tchad.

Ainsi, tous î. es témoignages concordent, depuis celui, tout à fait magistral, de Barth, dans les années 1849 à 1855, jusqu’aux plus récens. Nous avons tenu à reproduire le texte même de ces dépositions si concluantes.

La région du Tchad, pays de Zinder, Bornou, Kanem, Baguirmi, plus loin le Ouadaï, c’est le joyau de l’Afrique. Il y a là une nouvelle Égypte, peut-être une plus grande Égypte, car, en plus d’un territoire périodiquement submergé égal à celui de la vallée du Nil, la région du Tchad possède des immensités de terres que les simples pluies tropicales rendent fécondes ; elle a, en outre, des dépôts métalliques ; c’est une Égypte séquestrée, que l’absence de débouchés et l’insécurité ont maintenue dans la médiocrité. Cette Égypte intérieure, il appartient à la France de la mettre en communication avec le reste du monde par l’établissement d’une voie ferrée transsaharienne. La facilité d’exécution et d’exploitation de cette voie ferrée est évidente[52] ; les élémens de trafic abondent, avec des prix de transport pouvant descendre à 2 centimes 1/2 ou 3 centimes le kilomètre (75 ou 90 francs la tonne du Tchad à la Méditerranée) ; peaux d’animaux, dans ce pays exubérant en bétail ; plantes et substances tinctoriales ; et surtout le coton, dont le pays peut produire et exporter des centaines de mille tonnes ; sans parler des produits minéraux, comme le cuivre dont l’existence est partout attestée ; en sens inverse, sel, sucre et produits manufacturés divers.

La France a manqué au XVIIIe siècle sa mission colonisatrice ; les circonstances lui ont fourni l’occasion inespérée d’essayer une nouvelle carrière coloniale ; mais si, par l’incompréhension ou l’indifférence du gouvernement et de l’opinion, elle ne sait pas rattacher rapidement à l’Algérie par une voie ferrée ces territoires qu’on a nommés « les Indes Noires » et que nous appelons, quant à nous, la Nouvelle-Égypte, l’Égypte Intérieure, elle aura, de nouveau, et cette fois sans retour possible, failli définitivement à sa mission colonisatrice : elle n’aura jamais d’Empire africain.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1902.
  2. Mission saharienne, p. 282 et 291.
  3. Mission saharienne, p. 154, 155, 159.
  4. Mission saharienne, p. 265, 297, 307, 312, 317, 324, 328, 332, 333, 334, 335, 353, 480, 481, 482.
  5. Mission saharienne, p. 277.
  6. Barth, Reisen und Entdeckungen, t. Ier, p. 356 et la carte 5 annexée au même volume.
  7. .Mission saharienne, p. 277, 281, 302, 308, 312, 313, 318, 327, 361, 370, 385, 386, 387, 405, 408, 410, 413, 421, etc.
  8. Mission saharienne, p. 437.
  9. Mission saharienne, p. 339, 346, 420.
  10. Barth, Reisen und Entdeckungen, t, Ier, p. 518 à 520.
  11. Mission saharienne, p. 258, 260, 277, 278, 314, 342, 351.
  12. Ibid., p. 240, 241, 310, 311.
  13. Ibid., p. 339. 340, 308.
  14. Ibid., p. 426.
  15. Ibid., p. 355, 423, 484, 485.
  16. Barth, Reisen und Enldeckungen, t. Ier, p. 510 et 511. M. Foureau (Mission saharienne, p. 413), parle d’Imgal, comme d’un grand village, qu’il n’a pas du reste visité, situé à une centaine de kilomètres d’Agadez, contenant un millier d’âmes et ayant de médiocres salines.
  17. Voir la dernière carte du premier volume de Barth et la première carte du second volume, où se trouvent les annotations que nous rapportons.
  18. Mission saharienne, p. 473, 475, 476, 477, 478, 480, 482, 484, 485.
  19. Mission saharienne, p. 486.
  20. Mission saharienne, p. 486 à 499.
  21. Ibid., p. 485.
  22. Voyez la carte publiée dans le Bulletin du Comité de l’Afrique française, juin 1901.
  23. Barth, Reisen und Entdeckungen, t. IV, p. 52, 64, 76, 77, 78, 79.
  24. Bulletin mensuel du Comité de l’Afrique française, juin 1902, p. 195.
  25. Bulletin mensuel du Comité de l’Afrique française, juin 1901, p. 196.
  26. Mission saharienne, p. 500.
  27. Mission saharienne, p. 504, 510, 512, 514.
  28. Mission saharienne, p. 505.
  29. Ibid., p. 634.
  30. Mission saharienne, p. 566.
  31. Ibid., p. 521 et 522.
  32. Barth, Reisen und Entdeckungen, t. III, p. 144 et 669.
  33. Emile Gentil, la Chute de l’Empire de Rabah, 1902 ; Hachette.
  34. Mission saharienne. Voyez notamment p. 589, 591, 593, 602, 610, 614, 615, 624, 625, 637, 640, etc.
  35. Ibid., p. 625 et 626.
  36. Mission saharienne, p. 583, 594, 595, 630, 632, 644.
  37. Ibid., p. 633.
  38. Ibid., p. 640 ; voyez aussi p. 584, 590, 591, 592, 601, 604, 698, 612, 666.
  39. Mission saharienne, p. 579, 595.
  40. Ibid., p. 420.
  41. Ibid., p. 493, 499, 509, 570, 574, 595, 601, 606, 611, 612, 613, 615, 617, 627, 632, 637, 639, 641, 666, 668.
  42. The Statesman’s Yearbook, 1901, p. 1164.
  43. Reclus, Géographie universelle, t. XII, p. 667.
  44. Barth, Reisen und Entdeckungen, t. II, p. 405 et 406.
  45. Ibid., t. V, p. 408.
  46. Mission saharienne, p. 592, 601, 613, 617, 624, 626, 627, 631, 639, 641, 642, 647, 648, 649, 664, 669, 671, 672, 673.
  47. The Statesman’s Yearbook, 1901, p. 1, 163.
  48. Mission saharienne, p. 644, 645.
  49. Ibid., p. 646 et 669.
  50. Bulletin du Comité de l’Afrique française, juin 1901, p. 192.
  51. Émile Gentil, la Chute de l’Empire de Rabah, p. 239, 240, 243, 244, 253, 254.
  52. Voyez notre étude sur le Chemin de fer transsaharien dans la Revue du 1er juillet 1899, et aussi la cinquième édition de notre ouvrage : la Colonisation chez les peuples modernes.