Le Saint Graal/05

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Plon (4p. 14-17).


V


Galaad chevaucha quatre jours sans rien voir qui mérite d’être narré dans un conte. Le cinquième, à vêpres, il parvint à une blanche abbaye où les moines lui firent bel accueil quand ils surent qu’il était chevalier errant, et, après l’avoir désarmé, ils le conduisirent dans une chambre où deux prud’hommes se trouvaient déjà, dont l’un était blessé et couché dans un lit : c’étaient le roi Ydier et messire Yvain. Il courut à eux les bras tendus et s’informa de ce qui était arrivé au roi Ydier.

— Sire, répondit le blessé, il y a dans cette abbaye un écu dont les moines disent que seul pourra le porter sans être tué, ou navré, ou vaincu, le meilleur chevalier du monde. Quand il sut cela, messire Yvain déclara qu’il ne le rendrait jamais ; mais moi, ce matin, je l’ai pendu à mon cou et je suis sorti avec un écuyer que les rendus m’avaient donné. Je n’avais pas fait deux lieues que je vis un chevalier aux armes couleur de neige qui me courait sus aussi vite que son cheval pouvait aller. Je m’élançai à mon tour, mais ma lance se brisa sur son écu, tandis qu’il m’enfonçait la sienne dans l’épaule et me jetait à bas de mon destrier. « Sire chevalier, me dit-il, vous êtes bien fou de vous être servi de cet écu, tout souillé de péchés comme vous êtes ! Notre Sire m’a envoyé pour tirer vengeance de ce méfait. Retournez à l’abbaye, et quand Galaad, le sergent de Jésus-Christ, y sera venu, dites-lui qu’il prenne hardiment le bouclier et qu’il vienne ici : je lui en dirai la signifiance. »

Le lendemain donc, après la messe, un des moines mena Galaad derrière le maître autel et lui montra un bel écu blanc à croix vermeille, qui fleurait une odeur plus douce que celle des roses. Et Galaad le prit, et quand il fut parvenu au lieu où le roi Ydier avait été blessé la veille, il vit accourir le blanc chevalier, qui lui dit :

— Sache que, trente-deux ans après la Passion de Jésus-Christ, Joseph d’Arimathie, le gentil chevalier qui décloua le Sauveur de la croix, vint à Sarras où il convertit un roi sarrasin et mécréant qu’on appelait Évalac le méconnu et qui reçut à son baptême le nom de Mordrain. En partant pour la Bretagne, il lui laissa un écu blanc sur lequel il avait fait peindre une croix en mémoire de Notre Seigneur. Or, il arriva que Joseph et son fils l’évêque Josephé furent emprisonnés par un roi breton nommé Crudel. Mais Mordrain, à son tour, s’embarqua par le commandement de Dieu et vint dans la Bretagne bleue où, avec l’aide de son beau-frère Nascien, il vainquit Crudel et délivra les prisonniers. Après la bataille, ils virent passer un homme qui avait le poing coupé ; l’évêque Josephé l’appela et lui dit de toucher l’écu du roi Mordrain ; et aussitôt que l’homme eut fait cela, il se trouva guéri ; mais la croix disparut de l’écu et demeura marquée sur son bras.

« Peu après, le roi Mordrain commit une grande faute : une nuit, il souhaita si fort de connaître la vérité du Graal qu’il se rendit dans la chambre où le saint vase était gardé, et il venait de soulever la patène, lorsque Dieu lui envoya un ange qui lui perça les deux cuisses d’un coup de lance : depuis lors il vit quelque part en ce monde, aveugle et paralytique, et ainsi sera-t-il jusqu’à la venue du chevalier qui le délivrera. Quand Josephé fut au point de trépasser du siècle, Mordrain, le roi mehaigné, le supplia de lui laisser quelque souvenir de lui. Alors l’évêque traça de son propre sang une croix sur l’écu et promit au roi mehaigné qu’elle demeurerait fraîche et vermeille tant que l’écu durerait. « Et il ne disparaîtra point de si tôt, ajouta-t-il, car nul ne le pendra à son cou qui ne s’en repentisse, avant celui à qui Dieu le destine. Faites garder cet écu au lieu même où Nascien, votre beau-frère, mourra : le bon chevalier désiré y viendra cinq jours après avoir reçu l’ordre de chevalerie. »

Ainsi parla celui qui portait des armes blanches comme neige neigée ; puis il s’évanouit. Et Galaad reçut de la sorte son écu.