Le Saint Graal/09

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Plon (4p. 27-30).


IX


Vers le soir, il parvint au rivage de la mer. Là, au bord des flots, s’élevait un riche pavillon, de forme ronde comme est le monde, d’où sortit, sitôt qu’il en fut proche, une des plus belles demoiselles qui se soient jamais vues en septentrion car sachez que ses cheveux semblaient d’or fin plutôt que de poil tant ils étaient luisants et bien colorés ; son front était haut, plein, lisse comme s’il eût été fait d’ivoire ou de cristal ; ses sourcils brunets et menus ; ses yeux verts, riants, non point trop ouverts ni trop peu ; son nez droit, ses joues blanches et rouges aux endroits qu’il faut ; enfin, que vous dirais-je de plus ? elle était si belle qu’il n’y eut jamais sa pareille, rapporte le conte.

Ainsi faite, elle appela Perceval à grande joie, et, après l’avoir désarmé, elle lui passa au col un riche manteau d’écarlate, tout fourré de martres zibelines ; et lui qui s’était fort lassé à cheminer tout le jour, avisant un lit, il s’y étendit et se prit à dormir.

À son réveil, il eut grand’faim et demanda à manger. Sur-le-champ la pucelle le conduisit à une table couverte de mets et de vins si délectables que jamais devant roi ni empereur il n’y en eut d’aussi précieux. Perceval en mangea et but tout son soûl, et, comme il avait des épices à volonté et que la pucelle lui versait sans cesse du vin, soit blanc, soit rouge, claret, vieux, nouveau, cuit ou rosé, il s’échauffa plus qu’il n’eût dû. Or, tant plus il buvait, tant plus la demoiselle lui semblait belle ; en même temps elle lui disait de très douces paroles, si bien qu’à la fin il la requit d’amour. Elle refusa d’abord et se défendit quelque peu, afin qu’il fût plus ardent et désirant ; mais, quand elle le jugea à point, elle sourit et se coucha.

Perceval venait de s’étendre auprès d’elle lorsqu’il vit son épée à terre. Il allongea la main pour la relever et l’appuyer au lit ; mais, ce faisant, il remarqua la croix vermeille qui était gravée sur le pommeau, et cela lui rappela de se signer : il fit le signe de la croix sur son front. Dans le même moment, le pavillon et la femme s’évanouirent : il ne resta plus autour de lui qu’une fumée noire et une puanteur d’enfer.

— Beau doux Père Jésus-Christ, qui naquîtes de la Vierge Marie, cria-t-il tout effrayé, secourez-moi de Votre grâce ou je suis perdu !

À ces mots, la fumée disparut ; mais il demeura si dolent qu’il eût préféré d’être mort. Il tira du fourreau l’épée qui l’avait sauvé et s’en frappa la cuisse gauche, de façon que le sang jaillit. Puis, se voyant presque nu, ses habits d’une part, ses armes de l’autre, il se mit à pleurer.

— Hélas ! chétif, gémissait-il, mauvais que je suis, qui me suis trouvé si vite au point de perdre cette virginité qu’on ne peut jamais recouvrer !

Cependant, il essuyait son épée et reprenait ses chausses et sa robe ; puis, quand ce fut fait, il pria Notre Seigneur de lui envoyer Son conseil et Sa miséricorde ; enfin il s’étendit sur le rivage, car sa blessure l’empêchait de marcher, et mena toute la nuit grand deuil, suppliant Dieu de lui accorder Sa pitié afin que le diable ne l’induisit plus en tentation.

Au jour levant, il découvrit sur la mer une nef qui cinglait vers lui, vent arrière, et qui semblait voler comme l’oiseau, tant elle allait vite. Quand elle fut proche, il vit qu’elle avait des voiles de soie blanche comme fleur naissante ; et sur le bordage on pouvait lire en lettres d’or :

Ô homme qui veux entrer en moi, garde-toi de te faire si tu n’es plein de foi, et sache que je ne te soutiendrai plus et que je t’abandonnerai si tu tombes jamais en mécreance.

À l’avant se tenait un vieillard vêtu comme un prêtre de l’aube et du surplis ; mais il portait sur la tête, en guise de couronne, un bandeau de soie blanche, large de deux doigts, où étaient tracés des mots par lesquels Dieu était sanctifié.

— Perceval, dit ce prud’homme, seras-tu donc toujours simple d’esprit ? Monte en cette nef et va où ton aventure te mènera. Notre Sire te conduira si tu as foi en Lui.

Là-dessus, il disparut, et Perceval se traîna dans cette nef, et dès qu’il y fut entré, il sentit que sa jambe était guérie. Mais le conte laisse maintenant ce propos pour parler de Lancelot du Lac.