Le Saint Graal/23

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Plon (4p. 72-76).

XXIII


Ils passèrent la nuit chez le prud’homme ; mais le lendemain, la messe ouïe, ils reprirent leur chemin vers le château. Et, comme ils y arrivaient, ils en virent sortir une dame qui portait à la main une écuelle d’argent, escortée de onze chevaliers armés.

— Seigneurs, demanda-t-elle, cette demoiselle est-elle pucelle ?

— Par ma foi, répondit Perceval, elle est telle que le jour qu’elle naquit !

— Il lui faut donc se soumettre à la coutume du château.

Et là dessus l’un des chevaliers prit par le frein le palefroi de la demoiselle.

— Sire, s’écria Perceval courroucé, vous n’êtes guère sage ! Sachez qu’en quelque lieu qu’elle soit, une pucelle est libre et franche de toute coutume.

Mais la dame à l’écuelle reprit :

— Chaque pucelle qui passe ici doit emplir cette écuelle du sang de son bras droit.

— Dieu m’aide ! j’aimerais mieux être mort de vilenie que de laisser faire cela !

Et, sans plus de paroles, Perceval rendit la main, piqua des deux et laissa courre sur les gens du château, suivi de ses deux compagnons. Telle fut leur attaque, que sans doute les dix chevaliers eussent été occis, si quarante autres fer-vêtus n’étaient accourus à la rescousse. Mais Galaad frappait si fort de l’épée aux étranges renges qu’il navrait tous ceux qu’il touchait ; quant à Perceval et Bohor, ils ne faisaient pas moins d’armes : si bien qu’à la nuit noire ils combattaient encore. Et voyant cela, l’un des chevaliers proposa de remettre la bataille au lendemain et offrit aux trois compagnons de s’héberger au château.

— Seigneurs, dit aux trois compagnons la Pucelle-qui-jamais-ne-mentit, allez-y puisqu’il vous en prie !

Et elle entra avec eux dans la forteresse, où tous quatre furent très bien accueillis. Après le souper l’un des chevaliers leur dit :

— Sachez, seigneurs, qu’il y a un an, la dame de ce château devint lépreuse par la volonté de Notre Seigneur. Nous mandâmes vainement tous les médecins et maîtres de physique, jusqu’à ce que l’un d’eux nous dît enfin que, si nous pouvions avoir une pleine écuelle de sang de pucelle, vierge par volonté et par actions, pour en oindre notre dame, celle-ci guérirait rapidement. C’est pourquoi nous résolûmes de prendre la première qui passerait.

— Seigneurs, dit la pucelle, je puis donc guérir cette dame : ne dois-je donner mon sang ?

— Par ma foi, vous n’en sauriez réchapper sans mourir : vous êtes trop faible et trop tendre, répondit Perceval.

— Mais, si je mourais pour la guérir, ce serait honneur pour moi et ma parenté. Et si je n’essaye, il vous faudra vous battre encore demain : dont viendront des pertes plus graves que celle de mon corps. Je vous prie de permettre que je donne mon sang.

Alors Galaad, Bohor et Perceval le lui octroyèrent doucement.

Le lendemain, après la messe, on amena la dame du château : elle avait le visage si défait et si mangé qu’on s’émerveillait de la voir vivre encore.

— Dame, lui dit la pucelle, je vais mourir pour votre guérison ; priez Dieu pour mon âme.

Elle se fit ouvrir la veine du bras au moyen d’une lamelle tranchante comme un rasoir, et son sang coula jusqu’à emplir l’écuelle. Alors son cœur s’évanouit : elle pâma dans les bras de ses compagnons.

— Beaux doux seigneurs, dit-elle en reprenant son haleine, je vous prie de ne pas enterrer mon corps dans ce pays : quand je serai morte, mettez-moi dans une nacelle sans voiles ni avirons, et j’irai où mon aventure me mènera. Demain, vous vous séparerez : chacun de vous suivra sa voie ; mais sachez qu’un jour vous vous retrouverez, car ainsi le veut le Haut Maître.

Et quand ils lui eurent promis de faire sa volonté, elle reçut le Corpus Domini, puis trépassa du siècle. Cependant on lavait dans son sang la dame du château qui fut ainsi nettoyée de sa lèpre et dont la chair redevint aussi belle et fraîche qu’elle était auparavant noire, obscure et laide à voir. Galaad, Perceval et Bohor firent embaumer le corps de la morte non moins richement que si c’eût été celui d’un empereur ; après quoi ils le placèrent sur une nacelle sans voiles ni avirons, avec un bref où était relaté tout ce que la pucelle avait fait ; enfin ils poussèrent la nacelle à la mer, et le vent l’emporta, gaillarde et légère.

Tant qu’ils purent la voir, ils demeurèrent sur le rivage, pleurant si amèrement qu’on n’aurait su les entendre sans s’émouvoir, et ils ne voulurent pas rentrer dans le château où était morte celle qui jamais ne mentit : ils firent apporter leurs armes et amener au dehors les chevaux qu’on leur donna. Mais le conte laisse ici de parler d’eux pour un moment, voulant reprendre le propos de Lancelot.