Le Salon de 1872/01

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LE SALON DE 1872




I. — LA PEINTURE.





Il est d’usage, à chaque nouveau Salon, de s’apitoyer sur la décadence et sur la médiocrité de l’art moderne en général et de l’art français en particulier. Cette année pourtant les plus pessimistes ne peuvent s’empêcher d’éprouver une certaine surprise en parcourant l’exposition des beaux-arts. Si jamais il doit y avoir des excuses pour la faiblesse ou pour la stérilité des artistes, c’est bien après les deux funestes années que nous venons de traverser. Il y a quelques mois, on pouvait croire que nous allions retourner à la barbarie. Quand, au lendemain de nos défaites, un ramassis de brigands de tous les pays s’abattait sur notre capitale, et que l’ennemi, campé sur nos collines, chantait victoire à la vue de nos monumens en flammes, nous avons pu désespérer un instant de l’art français, comme de la société française ; mais, Dieu merci, notre civilisation répare ses ruines presque aussi vite qu’elles ont été faites. Quelques semaines après la guerre, l’industrie française figurait avec honneur à l’exposition de Londres, et aujourd’hui, en comptant nos richesses, nous pouvons entièrement nous rassurer. Si quelques-uns de nos chefs-d’œuvre ont péri, nous ne sommes pas encore incapables de travailler à les refaire.

Nous devons le constater avec fierté en face des nations étrangères, quoiqu’elles nous traitent volontiers d’histrions et d’amuseurs à gages, Paris est encore la capitale de l’art, et, comme dans le temps où nous sommes les affaires s’emparent de tout, il est devenu pour l’Europe le grand marché cosmopolite et pour ainsi dire la bourse de l’art. C’est maintenant pour la France une source de revenus qui n’est pas à dédaigner, et ceux qui nous ont pris nos milliards à coups de canon ne peuvent pas trouver mauvais que nous tâchions de les regagner en détail ; mais il y a là un danger en même temps qu’un profit. Déjà nous ne sommes que trop portés à nous relâcher des grandes études pour rechercher des succès faciles et lucratifs. La dernière génération d’artistes a été gâtée par l’esprit mercantile ; elle s’est arrêtée dans son développement, et nous la voyons aujourd’hui en pleine décadence. Pour que la nouvelle ne se corrompe pas encore davantage, il lui faut une discipline rigoureuse, et elle n’a pas de maîtres sérieux pour la lui donner.

Aussi faut-il féliciter le jury d’admission de s’être montré plus sévère que par le passé. Il ne faut pas que les expositions publiques soient pour les artistes un simple moyen de se défaire de leur marchandise, il faut que ce soit un honneur et un commencement de récompense. À notre sens, les juges auraient pu se montrer encore plus rigoureux, et proscrire sans pitié plus d’un des deux mille tableaux, dessins ou statues qui ont trouvé grâce devant eux. Il faut pourtant leur savoir gré d’un triage qui a pu coûter souvent à leur indulgence, et qui relève, au moins en apparence, le niveau général. Sans contenir beaucoup d’œuvres tout à fait supérieures et d’un caractère original, sans surtout nous révéler encore les nouveaux maîtres qui vont diriger et rajeunir l’école française, cette exposition présente un ensemble assez satisfaisant pour qu’il soit permis d’espérer leur venue.


I

Un critique bien appris, qui tiendrait à montrer la délicatesse et l’élévation de son goût, devrait tout d’abord s’occuper des œuvres dites de style, et commencer sa revue du Salon par ce que les peintres appellent les tableaux d’histoire. Il est convenu en effet que le tableau d’histoire est la suprême expression de l’art, l’épreuve décisive du génie, et qu’on n’est pas un peintre sérieux, si l’on ne fait pas de tableaux d’histoire. Je demande au lecteur la permission de m’affranchir de toute étiquette et de traiter sans façon les règles de préséance. Je ne méconnais pas assurément que le tableau, histoire ne soit une œuvre capitale, et qu’il n’exige une réunion de facultés bien rares ; mais de notre temps la hiérarchie de l’art n’a pas été moins troublée que la hiérarchie sociale. Comme l’ancienne noblesse, qui ne se distingue plus guère de la bourgeoisie, qui elle-même confine de très près au peuple, les « œuvres de style » tendent beaucoup à se confondre avec les tableaux de genre, et le réalisme, qui dans l’art représente la démocratie, s’est glissé un peu partout. Qu’on me permette donc de dbnner ici la première place à un genre qui est l’écueil comme la marque de la véritable vocation des peintres, et qui prime tous les autres, parce qu’il les contient tous en substance : je veux parler de la reproduction de la figure humaine sous toutes ses formes, et particulièrement sous celle du portrait.

C’est d’ailleurs un portrait qui occupe eette année la place d’honneur. Certains critiques ombrageux, qui mêlent la politique aux choses de l’art, ont trouvé mauvais qu’on la lui eût donnée. Ce n’était pas le tableau qui leur déplaisait, c’était le modèle. Le personnage qui profane ainsi le panneau jadis réservé aux grandeurs princières n’est ni une impératrice en robe de gala, ni un grand dignitaire en habit brodé. C’est un vieillard à cheveux blancs, avec des lunettes sur le nez, bourgeoisement vêtu d’une longue redingote brune : son attitude est celle de tous les portraits graves. Il se tient debout près d’une table chargée de livres où il s’appuie d’une main. Tout le monde l’a reconnu d’un coup d’œil : c’est cette figure si française et rendue depuis bientôt quarante ans si populaire par la caricature politique encore plus, hélas ! que par le portrait sérieux ; c’est en un mot la figure de M. Thiers.

La ressemblance est fidèle, et cependant le premier coup d’œil n’a rien de frappant. L’artiste, Mlle Nélie Jacquemart, n’y a pas mis cette unité saisissante, cette simplicité expressive, ce grand caractère individuel qui sautait pour ainsi dire aux yeux dans ses autres portraits, et particulièrement dans ceux de M. Duruy et du maréchal Canrobert. L’ensemble a même au premier abord quelque chose de heurté, de discordant, d’un peu confus et presque de grimaçant. À quoi cela peut-il tenir ? La tête est d’un dessin consciencieux et ferme, d’une exécution habile ; les détails sont d’une finesse, d’une vérité remarquable, et tous les plans du visage sont observés avec une scrupuleuse exactitude. La bouche surtout est admirable, avec ses lèvres fines, arrêtées, un peu railleuses et presque parlantes, même au repos. Plus on regarde ce portrait, plus il s’anime ; les plans se marient, l’ensemble se recompose, la confusion cesse ; elle reparaît, si l’on détourne un moment les yeux, ou si l’on s’éloigne de quelques pas. Décidément il y a des défauts graves : les ombres sont trop heurtées, trop plombées pour cette tête pâle et blanche ; le relief est excessif et artificiel ; la touche est correcte, mais un peu méticuleuse. Le corps, malgré le savoir-faire déployé dans la redingote, n’a pas de forme humaine et ressemble à un sac de laine. Le bras droit s’affaisse mollement, englouti dans une manche aux plis épais et lourds. Pourquoi enfin donner au chef de l’état, dont tout le monde connaît la simplicité, cette physionomie et cette pose sévères ? M. Thiers porte plus allègrement le fardeau du pouvoir, et quelques-unes des grâces familières qui lui sont naturelles n’auraient certes pas déparé l’air de dignité qui convient au président de la république.

Ce n’est donc pas une œuvre de premier ordre ; mais ce n’est pas non plus, comme on l’a trop dit, une œuvre médiocre. C’est au contraire un bon travail, plein de conscience, d’intelligence et de talent ; il n’y manque que l’inspiration, l’expression communicative, le je ne sais quoi des œuvres conçues clairement du premier coup d’œil et exécutées d’un seul jet, sans tâtonnemens ni ratures. Pour l’apprécier à sa juste valeur, il faut l’examiner en détail ; on a besoin de temps pour le voir, parce qu’il a fallu du temps pour le faire. On sent que le modèle lui-même a dû changer depuis les premiers coups de pinceau. Il faut enfin tenir compte à Mlle Jacquemart des grandes difficultés du sujet. Son talent n’a certainement pas diminué depuis l’époque où elle exposait les portraits de M. Duruy et du maréchal Canrobert. La personnalité de ces messieurs était sans doute plus facile à saisir que celle de M. Thiers. La nature vivante est beaucoup plus difficile à peindre que la nature morte, et un homme de premier ordre exerce et embarrasse beaucoup plus le talent d’un peintre que le premier modèle venu. Assurément il est possible de mieux faire ; mais combien y a-t-il d’artistes contemporains qui en soient capables ?

La plupart des portraits d’hommes exposés cette année sont plus que médiocres. Le lecteur nous pardonnera donc de ne pas lui présenter les images d’une foule de généraux, amiraux, officiers de marine, officiers de garde nationale et autres grands personnages remarquables seulement par leur uniforme. J’aime mieux m’arrêter quelques instans devant quatre œuvres d’un vrai mérite et curieuses à des titres divers ; je veux parler des portraits de M. About par M. Baudry, de M. Cavelier par M. Dupuis, de M. S… par M. Liévin de Wynne, de M. *** par M. Ricard.

Il y a longtemps que M. Baudry n’a paru dans nos expositions publiques ; depuis l’époque où il s’est mis en retraite dans son atelier du nouvel Opéra, il s’adonne exclusivement à la grande peinture murale et semble dédaigner un peu les petits tableaux de chevalet. Cette fois pourtant c’est presque en miniature qu’il s’est amusé à peindre la tête spirituelle de M. Edmond About. Ce petit tableau sur fond bleu, à la façon des vieux émaux, est une sorte de fantaisie du maître ; mais l’art n’y perd rien, et ce travail des momens perdus tiendra peut-être dans son œuvre un rang plus élevé qu’il ne s’en doute lui-même. Le brillant littérateur est représenté dans son fauteuil, à côté de sa table de travail, dans une tenue un peu excentrique qui sent plus l’atelier que le cabinet. Une toque de fourrures sur la tête, un paletot de fourrures entr’ouvert de la main droite, le coude rejeté sur le dossier du fauteuil, l’œil grand ouvert sous ses paupières épaisses et comme en observation devant le public, il a l’air de toiser du regard un interlocuteur absent et de méditer quelque trait satirique. La bouche, un peu serrée, est plus dédaigneuse que bienveillante ; c’est la bouche d’un railleur un peu brutal, le regard d’un esprit brusque, plus vif que profond, plus fertile en saillies qu’en idées. La touche, peut-être un peu pailletée, est grasse, empâtée même, et dans sa finesse elle rend à merveille les boursouflures d’une chair sanguine, colorée avec une verve et un brillant qui étonnent dans d’aussi petites proportions.

Le portrait de M. S… par M. Liévin de Wynne est incontestablement l’une des œuvres capitales du Salon. Il est difficile de juger un portrait sans en connaître le modèle. On jurerait pourtant, rien qu’à le voir, de l’exactitude de la ressemblance. Il y a un caractère de vérité, ainsi qu’une remarquable noblesse, dans cette grande figure d’homme à longue barbe blonde, si simplement posée, si simplement vêtue, debout, de trois quarts, la main droite sur la hanche, en habit noir, un chapeau à la main. L’expression du visage est aussi fière et aussi réservée que l’attitude ; les traits sont fins, calmes, réfléchis, modelés d’une touche grasse, pleine, souple et aisée. La coloration générale en est grave, brune, sobre, un peu sévère, mais d’une grande richesse de tons. Le fond, qui représente vaguement un paysage gris brunâtre, s’harmonise admirablement avec la figure. De qui s’inspire particulièrement M. Liévin de Wynne ? Est-ce de Van Dyck ou de Rembrandt ? Toujours est-il qu’il les continue dignement dans l’école flamande, et que ce tableau pourrait être mis sans trop de péril à côté de ceux des grands maîtres.

M. Ricard est un homme d’un vrai talent et d’un sens distingué, qui conserve, lui aussi, les grandes traditions de la peinture. Tous ses portraits ont du caractère, mais ils manquent peut-être un peu de simplicité et de franchise. Il expose cette année une figure de vieillard au long visage, aux longs cheveux, à la barbe blanche, d’un aspect froid et imposant. Le fond est, comme chez les vieux maîtres, coupé en deux parties, l’une sombre et noyée dans un clair-obscur brunâtre, l’autre plus lumineuse et figurant le ciel. La lumière tombe sur les plans du front, qui sont larges et beaux. Le nez est long et anguleux, le regard clair, les joues serrées, le menton mince. Ce portrait, qui n’est pas voyant, s’anime et grandit à mesure qu’on le regarde ; mais pourquoi le ton général en est-il un peu vieux et verdâtre ? Pourquoi M. Ricard s’amuse-t-il à donner à ses tableaux cette patine sombre, qui est bien celle des vieux maîtres, et qui rappelle la couleur de Van Dyck, mais de Van Dyck noirci par les siècles ? Pour donner du prix à ses toiles, M. Ricard n’a pas besoin d’en faire des pastiches du temps passé.

M. Dupuis n’est pas un homme arrivé, ni dont le talent paraisse encore tout à fait formé. Il y a des maladresses qu’il commet, ou plutôt des habiletés du métier qu’il ignore ; mais il y a aussi dans son portrait de M. Cavelier une sincérité de ressemblance et une force de modelé qui le classent au premier rang. L’éminent sculpteur est assis un peu de travers, penché en avant, une main sur le genou. Le raccourci de cette main, du bras, de la manche de l’habit et du genou lui-même est extrêmement faible. La tête maigre, fine, le visage creusé, la barbe grise, les yeux légèrement inégaux, le regard perçant et toutefois un peu vague, tout est pris sur le fait, étudié avec conscience et sagacité, rendu avec fermeté, largeur et scrupule. Si M. Dupuis était un très jeune homme, une œuvre pareille, malgré ses défauts, annoncerait un grand avenir.

Tout autres sont les défauts comme les qualités de M. Pérignon ; il expose cette année un portrait d’homme qui ne manque pas d’habileté ni d’élégance : c’est celui du brave et malheureux commandant Franchetti, tué le 2 décembre 1870 au combat de Villiers-le-Bel. On y sent un peu trop une main accoutumée à flatter son modèle et à recouvrir d’une élégance banale les grâces parfois un peu douteuses de nos soi-disant jolies femmes. Debout sur une colline, Franchetti observe l’horizon. Son manteau, ses gants, sa longue-vue, sont jetés négligemment à côté de lui. Le ciel est sombre, nuageux, mélancolique comme il convient au sujet, mais d’une tristesse convenable et modérée. Dans le creux d’un ravin, on aperçoit deux cavaliers qui attendent. Si le personnage manque un peu de vie, les accessoires sont traités avec goût, la touche sobre et adoucie, comme il convient au clair-obscur des salons.

M. Pérignon est bien mieux dans son élément quand il fait des portraits de femme. Celui de Mme Alboni était un sujet scabreux. Dans les portraits de femme, les défauts, au lieu de servir à marquer la ressemblance, doivent être fondus dans la masse générale. La netteté du modelé ne doit pas nuire à cet effet de rondeur et de fluidité qui caractérise les formes féminines. Que faire quand un excessif embonpoint dissimule la structure même ? M. Pérignon s’en est tiré avec beaucoup d’habileté. Il a représenté la célèbre artiste dans l’attitude la plus simple : debout, de face, un bras appuyé sur un piano, un cahier de musique à la main. Elle se détache sur un fond d’une couleur feuille-morte, assez sombre pour atténuer un peu la masse disgracieuse du corps, assez clair pour se marier aux blancheurs de la tête et des épaules. Sa physionomie calme, ses yeux bleus tranquilles, ses traits fins, reposés et beaux encore, ses épaules et ses bras, dont les opulens contours sont adroitement noyés, se modèlent avec discrétion et suavité. La couleur est aussi discrète que le dessin. L’auteur excelle dans cet art de voiler à demi la nature, et d’envelopper d’un clair-obscur décent les défauts qu’il doit révéler sans vouloir en faire parade.

En ce genre-là, M. Jalabert est depuis longtemps considéré comme un maître. Nul ne possède plus que lui, parmi les peintres qui en font métier, l’art d’embellir à ses propres yeux une jolie femme, et de graduer la couleur de ses toiles au demi-jour des boudoirs. Ses tons sont agréables sans être brillans, son dessin facile sans paraître lâché. Il a une certaine sensiblerie courante, sans trop d’exagération ni de mignardise, dont la mesure convient à merveille à cet élégant public féminin où il aime à choisir ses modèles. Sous ce titre, le Réveil, il expose cette année une vignette assez banale, figurant une jeune femme en costume italien qui tire un enfant de son berceau. Son œuvre la plus sérieuse est le portrait de la maréchale Canrobert. On pourrait dire de ce tableau que c’est une romance en bleu et en gris-perle, destinée à être chantée dans un salon, mais un peu effacée sur ce grand théâtre d’une exposition publique. La jeune femme est en buste, de profil, la tête tournée presque de face, avec des aigrettes de plumes bleues dans la chevelure, un corsage orné de rubans bleus, et un manteau blanc négligemment jeté sur ses épaules. Son cou mince et légèrement penché, ses épaules un peu tombantes, soutiennent avec une certaine indolence son long et élégant visage, dont les formes un peu trop anguleuses sont peut-être trop amollies. L’ensemble est fort gracieux. Cette fois pourtant le modèle n’est pas flatté ; malgré sa bonne volonté bien connue, l’artiste n’a pu l’embellir.

M. Giacomotti est plus coloriste que M. Jalabert, mais il est moins habile et moins élégant. Dans son portrait de Mme M. B…, il nous montre une jeune femme assise de profil, penchée en avant, les mains croisées sur ses genoux, et tournant la tête d’un mouvement brusque vers le spectateur, qu’elle regarde de côté avec un demi-sourire, d’un air moitié effarouché, moitié espiègle. Un manteau de velours noir flotte sur ses épaules ; des plumes de paon sont plantées dans ses cheveux blonds et frisés. L’ensemble est assez joli, mais d’une gentillesse un peu prétentieuse. La bouche est presque grimaçante à force de malice ; les plans des joues, assez vaguement modelés, aboutissent, on ne sait comment, à un menton légèrement pointu. Peut-être l’artiste avait-il quelque défaut à dissimuler dans ce jeune et aimable visage. Combien je préfère ceux qui ne prétendent pas corriger la nature, de peur de la gâter encore davantage en mettant une symétrie artificielle à la place de la secrète harmonie qui règne dans toutes ses œuvres, même les moins parfaites !

M. Faure a des qualités toutes différentes. Son portrait de Mme J… se distingue par la simplicité de l’attitude, presque par la froideur de l’expression. C’est une femme grande, mince, blonde, aux traits effilés, au regard calme et fier, qui se tient assise toute droite sur une de ces chaises carrées qui ne trouvent plus guère place dans le mobilier des femmes. Cette figure a un air de noblesse qui rappelle de loin les grandes dames des tableaux de Van Dyck. La touche, la couleur même, semblent imitées de ce maître. Pourquoi faut-il que nous ayons à reprocher à M. Faure le dessin négligé et insuffisant de ces belles mains effilées que Mme J… laisse traîner sur ses genoux avec une royale indifférence ? Il est fâcheux que de telles négligences viennent déparer une œuvre dont le grand mérite est de n’être ni affectée, ni banale.

M. Saint-Pierre est un dessinateur plutôt qu’un coloriste, ce qui ne l’empêche pas de tenter des effets de couleur très hardis, on pourrait même dire plus hardis qu’heureux. Le remarquable portrait qu’il expose cette année représente une jeune femme avec des cheveux d’un blond ardent, des yeux bleu clair relevés dans les coins à la chinoise, vêtue d’une robe bleu d’azur qui rappelle la couleur de ses yeux, le tout sur un fond blond doré qui ne s’éloigne guère du ton de la chevelure. Sa physionomie étrange, dédaigneuse et presque méchante, est rendue d’une touche dure, mais singulièrement expressive. Ce n’est pas du moins un modèle quelconque, servant de thème à un tableau quelconque ; c’est une personne vivante, qu’on reconnaîtrait au passage. Malheureusement les bras, le cou et la gorge ne paraissent pas aussi scrupuleusement copiés. Une autre figure du même auteur, la Bacchante, est adossée à un tertre de gazon, et se renverse en arrière sur une peau de tigre en élevant une grappe de raisin au-dessus de sa tête. Ce morceau, dont l’exécution un peu froide manque de la fougue que le sujet comporte, montre du moins comment l’artiste peut dessiner lorsqu’il s’en donne la peine.

M. Delaunay expose, comme M. Saint-Pierre, un sujet mythologique et un portrait de femme. Diane, au fond d’une forêt, descend dans le bassin d’une claire fontaine ; c’est une bonne étude, bien dessinée, solidement peinte, mais une composition sans naturel et sans intérêt. Au contraire le portrait de Mlle L… est une de ces figures saisissantes qui se gravent dans la mémoire et qu’on se figure avoir toujours connues quand on les a regardées une fois. La tête est brune, vivante, bien en relief, et vous regarde en face avec des yeux noirs, francs et animés. Les accessoires sont simples : un col blanc, un fichu bleu, une robe noire ; le fond est un treillis de verdure figuré feuille à feuille et non sans quelque affectation de réalisme. L’exécution, ferme, vigoureuse et franche, a cependant une certaine dureté, qui tient sans doute au cercle noir qui entoure toute la figure. Beaucoup de peintres ont aujourd’hui cette manie de détacher leurs contours à l’emporte-pièce, afin de leur donner une vigueur apparente. Ce procédé grossièrement enfantin a été mis surtout à la mode par quelques prétendus novateurs de la soi-disant école réaliste. Ignorent-ils donc qu’il n’y a rien de pareil dans la nature ? Les contours doivent au contraire se fondre dans l’air ambiant, et les lignes ne sont qu’un moyen de se rendre compte des masses en mesurant les plans d’ombre et de lumière. Bien loin de donner du relief aux figures, ces cercles noirs en font saillir les bords et en ruinent l’harmonie.

Faut-il parler de Mme Henriette Browne ? Son talent ne me semble pas en progrès. De la distinction, de l’esprit, du naturel, de la facilité, Mme Browne a gardé toutes ces qualités à la fois féminines et françaises, elle ne les perdra jamais ; mais jusqu’à présent elle n’a pas réussi à s’ouvrir un horizon plus large. Son Alsace est une jeune paysanne vêtue de noir, portant la croix rouge des ambulances, qui quête avec un plat d’étain rempli de pièces de monnaie. Nous n’avons rien de plus à en dire. Le portrait d’une femme assise, les bras croisés, avec des fourrures autour du cou, a plus de valeur sérieuse. C’est de la peinture aimable et saine, distinguée, quoique un peu bourgeoise, et spirituelle, quoique sans prétention.

Faut-il enfin parler de M. Dubufe ? Nous aurions préféré nous taire, par déférence pour le succès et pour le mauvais goût public. M. Dubufe est un de ces artistes enviés qui ont rencontré la vogue, et qui de leur vie n’ont fait une véritable œuvre d’art. Il a été l’élève de Paul Delaroche, dont il ne semble avoir appris qu’à vernir ses toiles et à ne pas y laisser un grain de poussière. C’est le Blaise Desgoffes du portrait. Ses personnages ressemblent tant à des figures de cire qu’on les prendrait volontiers pour des natures mortes. Ses tableaux luisans de propreté attirent forcément les regards. Voici par exemple une grande figure en casaque bleu tendre et en manteau jaune, qui ne peut manquer d’être vue. Femme ou poupée, je ne saurais trop dire ; — ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle a la plus grande envie qu’on la remarque ; elle n’aurait pas fait si belle toilette pour passer inaperçue. Oui sans doute, M. Dubufe est un incomparable tailleur pour dames ; il connaît à merveille toutes les pièces de leur vêtement, et cependant il habille trop volontiers ses clientes comme des perruches. Pour ma part, je préfère aux poupées de M. Dubufe le Polichinelle de M. Vollon ou le Magot japonais de M. Saintin ; ils ont certainement plus de vie.

Passons condamnation sur le portrait ; c’est la Medgé, disent ses admirateurs, qui le vengera de nos critiques. Voilà de la couleur, du modelé, de la lumière, de la volupté, du soleil ! On croirait voir la Salomé d’Henri Regnault ! — Cela est vrai, M. Dubufe a essayé de faire tout cela, mais comme un maître d’écriture fait de la gothique ou de la ronde, quand il est las de la cursive ou de l’anglaise ; il a cherché à imiter notre regretté et éternellement regrettable Henri Regnault, comme un calligraphe imite l’écriture d’autrui. Il s’est dit : Je veux être coloriste, et il a entassé les tapis, les coussins de soie, les bijoux brillans, les ornemens bariolés ; il a mis de grandes plaques de bleu d’azur à côté de grandes plaques de vermillon, et il ne s’est pas aperçu que sa pauvre odalisque, si maladroitement couchée au milieu de ces splendeurs criardes, en pâlissait encore davantage, qu’elle était maigre de dessin, faible de modelé, grisâtre de ton, et que son terne et insignifiant visage ressemblait à une tête de carton.

Pour nous reposer de l’affadissement que nous ont laissé les portraits de M. Dubufe, arrêtons-nous un instant devant les deux toiles de M. Carolus Duran. Enfin voici un peintre, un de ceux devant lesquels on s’incline, lors même qu’on doit les critiquer. Son œuvre est sujette à controverse, mais personne ne peut lui dénier une étonnante puissance de couleur, une incomparable vigueur de modelé, une merveilleuse possession de tous les moyens de son art, même dans ses hardiesses les plus scabreuses, et surtout une originalité qui subjugue ceux même qu’elle est loin de charmer. À quelle école appartient M. Carolus Duran ? Descend-il des Flamands, des Espagnols, ou ne relève-t-il que de lui-même ? Cela est bien difficile à dire ; mais il me semble que c’est ainsi qu’aurait peint l’Espagnol Goya, s’il n’avait pas tant abusé du noir, et s’il avait été un amant convaincu de la réalité au lieu d’un fantaisiste et d’un poète.

Le public, et c’est l’essentiel, subit involontairement l’ascendant de ces toiles. Je vous défie d’entrer dans la salle où elles sont exposées sans que vos yeux s’attachent malgré vous à ce portrait de femme robuste, aux cheveux d’un roux ardent, largement et simplement assise sur un canapé de satin marron, vêtue d’une robe gris de fer à revers de velours noir, les pieds posés sur un tapis d’un vert presque criard, une main gantée sur ses genoux, l’autre bras appuyé au dossier, et agitant un éventail de plumes rouges, qui se découpe, comme sa tête, sur un fond bleu verdâtre. Le contraste de toutes ces couleurs, est d’une hardiesse incroyable, et accable l’œil autant qu’il le captive. Il y a dans leur harmonie audacieuse quelque chose d’âpre, de mordant, de sauvage, comme dans un concert uniquement composé d’instrumens de cuivre. Elles ont la saveur étrange de ces instrumens, dont la dissonance naturelle augmente, comme on sait, la sonorité de la note dominante. Ce tableau, écrase tous ceux que leur malchance a placés autour de lui ; tous les moindres détails y sont figurés avec un relief, une vérité, un éclat impitoyable. Néanmoins la tête, les bras, la gorge, toute la personne vivante placée au beau milieu, ne souffrent pas du voisinage ; ils gardent toute leur vigueur et s’élèvent sans effort au niveau de cette gamme étourdissante. On se rappelle qu’il n’en était pas de même dans le portrait de Mme Feydeau, où la tête semblait un peu éclipsée par la splendeur des étoffes. Cette fois la difficulté a été abordée de front, et surmontée de haute lutte.

L’autre portrait, fort différent, est pourtant bien de la même main. L’autre femme était rousse, celle-ci est brune, mais elles ont un grand air de famille. C’est une symphonie en rose et en gris, au lieu d’une symphonie en rouge et en vert. L’effet en est plus doux, mais l’orchestration n’en est pas moins riche ni moins, savante. La dame est debout, et se présente de trois quarts dans une posture ferme et aisée. Elle tient une fleur à la main, et c’est cette fleur, une capucine, si je ne me trompe, qui remplace l’éventail rouge et donne le ton au tableau. Elle a le teint rose et jeune malgré un commencement d’embonpoint qui lui alourdit les traits ; elle se tient dans une serre ornée de fleurs, dont les teintes discrètes et un peu maladives pâlissent devant elle. On critique, au point de vue de la couleur, la manière dont ces fleurs sont rendues, et l’on se plaint qu’elles n’aient pas assez d’éclat. L’artiste aurait pu facilement éviter ces critiques ; il suffisait pour cela de donner un fond sombre à son tableau ; mais c’est justement la blancheur et la clarté répandues partout qui en font le charme. D’ailleurs la puissance du tableau n’y perd rien : on n’a qu’à voir la pauvre figure que font autour de lui ses voisins.

Un autre reproche mieux fondé, c’est que M. Carolus Duran n’embellit point ses modèles, que même il les enlaidit quelque peu, défaut pour un peintre de dames. Oui sans douter M. Duran est ce qu’on appelle un réaliste, et il faut avouer qu’il n’a pas un sentiment très délicat de la grâce féminine : en fait de beauté, il préfère celle qui s’allie à l’opulence des formes et à la force brutale, mais il n’est pas vrai qu’il encanaille ses modèles. Il rend la nature telle qu’il la voit, et, s’il ne l’idéalise pas de parti-pris, il ne la dégrade pas non plus à plaisir, comme il arrive quelquefois à celui qui s’intitule orgueilleusement le chef de l’école réaliste. Je jurerais que M. Carolus Duran n’a aucune de ces prétentions malsaines. Ce qui est haïssable dans l’art, ce n’est point la réalité, c’est l’esprit de système, le raffinement qui corrompt le sentiment sincère, l’affectation également condamnable dans un sens comme dans l’autre, soit qu’elle s’applique à exagérer les vilains côtés de la nature, soit qu’elle essaie vainement de les dissimuler. M. Carolus Duran n’a aucun de ces deux travers ; c’est un artiste sincère, et voilà pourquoi il a peut-être l’étoffe d’un grand peintre.

Passer de M. Duran à M. Hébert, c’est quitter la réalité pour le rêve. M. Hébert a toujours eu des tendances très idéalistes. Son goût persévérant pour les sujets tristes et pour les grâces maladives n’est qu’une des formes de ce besoin qu’il a de spiritualiser la nature en dégageant l’âme du corps. Cette fois cependant il dépasse les bornes permises. Son portrait de la marquise de J… peut être d’un joli sentiment, mais il n’a rien de terrestre. On se demande où habite l’âme qui laisse évanouir ce corps en fumée. On ne dirait pas une femme de chair et d’os, mais un brouillard condensé par un rayon de lune. La marquise, ou plutôt la fée, est assise toute droite dans un fauteuil gothique, les mains croisées sur ses genoux, noyée dans une robe blanche vaporeuse, un diadème sur la tête, le cou orné de perles limpides comme des gouttes de rosée, semblable à une reine jeune mariée qui s’assied pour la première fois sur son trône. Il y a des tons très fins dans ces blancheurs, les yeux noirs ont un regard doux et voilé, mais le visage est indécis et flottant ; la gorge, les bras, les longues mains effilées, sont d’une fluidité désespérante. Lorsqu’on immatérialise à ce point la peinture, on s’expose à faire regretter ceux qui ont le travers opposé. Le jury, qui a ouvert la porte toute grande au tableau de M. Hébert, aurait dû, pour être impartial, l’ouvrir également à la femme vue de dos de M. Courbet.

Un autre essai malheureux de mysticisme archaïque est la Giacomina, portrait florentin de M. Cabanel. L’auteur vient, dit-on, de voyager en Italie. Il s’est beaucoup pénétré des ravissantes fresques de fra Angelico, et c’est en souvenir de son voyage qu’il nous rapporte cet ange de paravent au visage terne, avec sa robe plate en forme de chasuble. Se peut-il en vérité que ce vulgaire échantillon de papier peint soit détaché des fresques du divin moine de Fiésole ? On le dit, et il faut bien le croire ; mais que vous êtes dégénérée, ô Giacomina, depuis que vous avez quitté les murailles du saint lieu pour venir vous fixer sur cette toile profane ! Je crains bien que vous n’ayez perdu votre âme dans l’atelier de M. Cabanel, sans cependant y trouver un corps. Si vous m’en croyez, vous renierez votre nouveau maître, et vous irez reprendre votre place vide au monastère, parmi les séraphins du paradis, qui, j’en ai peur, ne vous reconnaîtront plus.

Avec M. Lefebvre, nous revenons sur la terre, et nous sommes certains de ne jamais la quitter. M. Lefebvre, quoique très jeune encore, n’est pas un homme d’une imagination mélancolique ou déréglée. C’est tout simplement un artiste intelligent, consciencieux, vraiment épris de la nature : voilà pourquoi ses premiers essais ont été presque des coups de maître. Peut-être seulement pourrait-on lui reprocher une certaine monotonie, qui n’est pourtant pas de la stérilité. Il débutait, il y a quelques années, par une magnifique étude de femme couchée. Au dernier Salon, il nous donnait la Vérité sortant de son puits ; cette fois il nous présente sous le titre de la Cigale une jeune femme aussi dépourvue de vêtemens que ses devancières. Ce choix des sujets n’est pas un hasard, c’est une véritable vocation. Les formes féminines lui donnent l’occasion de déployer son talent de dessin peut-être un peu sec, mais toujours fin et précis. Toutes ses qualités ordinaires se retrouvent dans la Cigale. La pauvre bestiole est toute jeune encore ; elle est nue, il fait froid. La bise souffle, agitant un reste d’écharpe avec lequel elle essaie vainement de se couvrir. Elle se blottit contre la muraille et croise les bras sur sa poitrine par un geste aussi vrai que charmant. Son visage, un peu rougi par le vent du nord et peut-être par les larmes, regarde au hasard avec une expression d’étonnement et de honte ; mais, faut-il le dire ? toutes ses intentions se devinent plus qu’elles ne se traduisent. Sans les feuilles mortes qui tourbillonnent, le bout de draperie secoué par la bise et les flocons de givre répandus sur le sol, on ne saurait pas que la pauvre fille a froid ; on la croirait seulement un peu intimidée de se voir nue. C’est le défaut des compositions de M. Lefebvre : elles ne sont pas parlantes. Il s’absorbe trop dans l’étude du modèle pour l’animer de sa propre pensée. En revanche, quel talent pour le portrait ! Celui de Mme G. C… est presque un chef-d’œuvre. Selon les habitudes de l’auteur, qui cherche les difficultés pour avoir le plaisir de les vaincre, la figure se présente de face, en plein jour, toute modelée dans le clair. La tête est légèrement inclinée en avant, le nez droit, un peu long, la bouche nette et ferme, le menton un peu anguleux. Du fond de l’arcade sourcilière, les yeux grands ouverts vous regardent fixement, de grands yeux d’un bleu clair, à la fois timides et hardis, inquiets et étincelans. L’attitude du corps complète la physionomie. La jeune femme, simplement vêtue d’une robe noire, est assise sur un fauteuil de soie jaune (la couleur favorite de M. Lefebvre), les mains croisées, le buste droit, mais tourné un peu de côté, comme une personne d’un caractère à la fois craintif et décidé, énergique et un peu farouche. Il semble, tant ce caractère est visible, qu’on y lise comme dans un livre. Grâce à une exquise précision de la forme, l’âme est transparente à travers son enveloppe, car, n’en déplaise aux mystiques qui négligent ou méprisent la forme, c’est surtout en fait d’art qu’il faut dire avec Aristote que « l’âme est la forme du corps. »

Il ne faut pas dissimuler à M. Humbert que depuis quelques années il ne justifie pas entièrement les grandes espérances qu’il nous avait données. Il est coloriste cependant, ce que n’est guère M. Lefebvre ; on pourrait même dire qu’il l’est trop. Entraîné par le plaisir des yeux, il se laisse aller quelquefois à des fantaisies juvéniles et à des compositions imparfaites où, pour parler la langue des ateliers, le chic remplace trop souvent les qualités sérieuses. Sa Tireuse de cartes n’est certainement pas une œuvre sans mérite ; mais, quoiqu’il ait cherché à la rendre étrange, elle ressemble vaguement à une vignette de la Vie parisienne. Cette jolie tête, fine, mais un peu plate, ces lèvres peintes d’un vermillon trop vif pour être naturel, cette robe rose, cette écharpe rouge, cette ceinture de pierreries, tous ces oripeaux d’assez mauvais goût où se joue la palette exubérante de M. Humbert, l’attitude même, aisée, mais sans noblesse, tout nous porterait à croire qu’au fond son Héléna n’est qu’une lorette en costume de bal masqué. Aussi préférons-nous de toute façon le Saint Jean-Baptiste enfant prêchant dans le désert. Il y a dans cette toile un effort sincère dont il faut savoir gré à l’auteur, lors même qu’il n’aurait pas complètement réussi. Ou je me trompe fort, ou bien il a voulu marier le style des grands maîtres italiens avec le réalisme expressif des écoles espagnoles et flamandes. Il y a du Léonard de Vinci dans la composition et dans le dessin ; il y a du Ribera et presque du Rembrandt dans l’expression extatique, inspirée, réaliste, dans le geste exagéré du jeune prophète. Il est à moitié couché sur un rocher, au pied d’un buisson, dans une solitude montagneuse ; d’une main il tient la croix, de l’autre il montre le ciel du doigt. Le corps nu est d’un dessin très remarquable, surtout la jambe qui se présente pliée, de face, et dont le raccourci est très puissant ; mais la tête, entourée de cheveux roux échevelés, manque de relief et de vigueur. M. Humbert, qui aime trop les raccourcis, modèle souvent ses têtes de face et sans ombre, de sorte qu’à distance elles font l’effet de surfaces planes.

Nous voudrions signaler encore un charmant portrait d’enfant de M. Henner : c’est un jeune garçon vêtu de drap noir, debout, sa toque à la main, dans une attitude simple et déjà virile, avec toute l’expression et toute la fermeté que comporte l’indécision des traits naturelle à cet âge ; — puis un joli portrait de jeune fille tenant une épée, par M. Jacquet, œuvre fine, fraîche et gracieuse, quoique sans beaucoup de vigueur ; — puis deux Ophélie blafardes de M. Bertrand, qui, depuis le succès de sa Jeune naufragée, paraît voué aux femmes noyées pour le reste de ses jours ; — enfin une étude de femme nue endormie sur un canapé, par M. de Gironde, excellente étude, un peu dure peut-être, quoique ferme et chaude, qui rappelle, avec plus de couleur, les débuts de M. Lefebvre. On ne saurait parler de tout, et pour employer un néologisme contemporain du Salon de cette année, les canapéistes sont trop nombreux pour qu’on leur accorde un chapitre spécial.

Ce n’est d’ailleurs pas en ce genre, estimable, mais inférieur, que nous trouverons l’oiseau rare, le maître tableau que tout visiteur consciencieux et méthodique cherche à découvrir au Salon. Jusqu’ici nous avons vu beaucoup d’œuvres respectables, quelques morceaux de peinture supérieure ; mais, sauf les portraits de M. Carolus Duran, qui indiquent surtout un tempérament, nous n’avons rien trouvé qui s’impose. Le trouverons-nous dans les tableaux d’histoire ou dans les tableaux de genre ?


II

C’est une étrange institution que celle de la grande médaille d’honneur, et je doute fort qu’elle fasse naître beaucoup de chefs-d’œuvre. Les jurés, que l’on charge d’en désigner un chaque année à l’admiration publique, doivent être parfois bien embarrassés. Cette fois, selon nous, ils n’avaient pas à hésiter. Le premier prix revient de droit à M. Jules Breton pour ses deux admirables tableaux de la Fontaine et de la Jeune fille gardant des vaches.

Deux jeunes filles de la campagne se rencontrent le soir auprès d’une fontaine ; l’une est debout, le bras replié au-dessus de sa tête, et, saisissant des deux mains sa cruche placée sur son épaule, elle se prépare à la déposer ; l’autre, accroupie devant elle, remplit son pot de terre à la fontaine, en levant les yeux vers sa compagne ; sa bouche entr’ouverte semble sourire vaguement. Voilà le sujet bien simple sur lequel M. Jules Breton a su faire une de ces œuvres de grand style qui sont à elles seules tout un poème. Et, remarquez-le bien, il y est parvenu sans aucun de ces moyens extérieurs, sans rien de ce charlatanisme en usage chez les peintres pour attirer l’attention en frappant les yeux. Il ne nous a conduits ni sous le ciel d’Italie, ni sous le ciel l’Orient ; le paysage est uniforme, — pas d’accidens qui amusent le regard : des landes, de maigres prairies, quelques broussailles et un triste horizon où des lueurs fines et argentées luttent avec les brouillards. La couleur est un peu sourde, car M. Breton n’est pas un coloriste de métier, et il peint moins pour le plaisir de peindre que pour exprimer un sentiment. La fontaine elle-même n’est pas une de ces ruines somptueuses où les amateurs de couleur locale aiment à placer de belles Italiennes dans leur brillant costume national ; c’est une pauvre petite source isolée au milieu des champs, jaillissant presque à ras de terre, et humble comme tout ce qui l’environne. Quant aux deux jeunes paysannes, coiffées de leur petit bonnet rond, vêtues de leurs vilaines cotonnades, avec leurs grosses jupes retroussées pour le travail, ce ne sont ni de belles contadines romaines, ni des nymphes de fantaisie ; ce sont de pauvres servantes, absorbées par les rudes travaux, vivant simplement, pensant de même, et ne voyant pas grand’chose au-delà du labeur de chaque jour. Pourtant elles sentent et elles rêvent ; il y a dans leurs regards, dans leurs attitudes, une certaine mélancolie, qui s’accorde avec la nature et avec l’heure du jour ; elles ont cette noblesse calme et simple, cette grâce naturelle que rien ne saurait imiter, et dont la vérité naïve dépassera toujours les effets de théâtre et les poses d’atelier les plus savantes. Celle qui est debout ressemble à une cariatide grecque. Les critiques minutieux qui épluchent toutes choses vous diront peut-être que cette pose est empruntée à la Source de M. Ingres. Non, M. Breton n’est pas un plagiaire. Il a choisi cette attitude comme il a dessiné les plis de cette grosse robe de serge si largement drapée, parce qu’il l’a prise sur le fait, et qu’il est un de ces artistes supérieurs dont les œuvres ne sont pas des compilations pillées dans les académies et les musées, mais des créations spontanées de leur génie, et qui trouvent la beauté sans effort, parce qu’à leurs yeux l’idéal et la réalité ne font qu’un.

M. Breton est arrivé aujourd’hui à toute la maturité de son talent. C’est sans doute à cause de cela qu’il devient moins populaire, et non pas à cause de l’affaiblissement qui se fait peut-être sentir dans son exécution. La foule se pressait devant ses toiles quand il faisait des tableaux de genre, des scènes de village, des vignettes pittoresques et amusantes. Elle l’admirait encore et s’attendrissait avec lui quand il nous représentait ces groupes charmans de faneuses dont la mélancolie se mariait à celle du soleil couchant. Le gros public a cessé de le comprendre quand cette poésie facile est devenue plus profonde et plus grave. Lui-même a paru chercher sa voie pendant quelque temps. Aujourd’hui toute trace d’imitation et d’effort a disparu. Il est en pleine possession de sa pensée, et cette pensée est bien à lui. Malheureusement M. Breton est un solitaire dans l’école moderne. Personne ne lui ressemble, personne ne l’imite, et son art périra avec lui.

L’originalité de M. Breton est peut-être encore plus frappante dans son tableau, d’ailleurs plus imparfait, de la Jeune fille gardant des vaches. Dans une prairie entourée de grands arbres, comme les cours des fermes du pays de Caux, une bergère s’est laissée tomber assise sur le gazon, à l’ombre d’un pommier, et, soulevée sur sa main droite, elle se penche en avant, les yeux vaguement fixés devant elle, avec un air de rêverie calme et profonde. Deux vaches paissent à quelque distance, et plus loin, sous la futaie, on aperçoit la chaumière natale. Il n’y a pas d’horizon ; on ne devine le ciel que par les rayons du soleil qui illuminent la clairière ; les arbres le cachent de tous côtés, et semblent enfermer dans ce nid rustique les pensées de la jeune fille, comme les pas du troupeau qu’elle garde. A quoi réfléchit-elle ? Elle ne saurait le dire. Pourquoi cette vague tristesse sur son front pur et dans son œil limpide ? Ce n’est pas de la tristesse, c’est du repos. Rien qu’à la voir, on devine toute une existence de travaux monotones, de souffrances patiemment supportées, de contemplations vagues, de songes à peine éclos, de plaisirs simples et tranquilles, une vie encore à moitié végétative, comme celle des animaux des champs. Cette âme à moitié endormie s’éveille parfois sourdement ; elle s’écoute vivre, mais elle ne cherche pas à s’envoler de terre ; elle reste, comme ces bonnes vaches, attachée au sol qui la nourrit, et aux ombrages de l’enclos paternel. Dirons-nous maintenant qu’il y a dans ce tableau quelques imperfections de dessin, que le paysage, si original, si expressif, ressemble peut-être un peu dans sa gaucherie volontaire à un joujou de Nuremberg ? Tout cela est vrai, mais ce tableau parle, et ce paysage enfantin est lui-même un morceau du poème qu’il raconte. C’est ainsi que doit le voir la simple et naïve créature dont il résume toutes les pensées. Je sais bien que c’est là une voie dangereuse : il ne faut pas trop encourager les peintres à s’affranchir de la vérité pour faire exprimer à la nature les sentimens de l’âme humaine. On peut cependant l’essayer sans péril quand on a le goût exquis et sûr de M. Jules Breton.

Voulez-vous mesurer d’un coup d’œil toute la distance entre un véritable artiste et un habile fabricant ? Passons de M. Breton à M. Bouguereau, un homme de talent, lui aussi, qui excelle dans le genre artificiel auquel il s’est adonné. Malheureusement M. Bouguereau a voulu changer de manière ; il a voulu, une fois par hasard, sortir du convenu, et il s’est appliqué à peindre sérieusement une Faucheuse dont il a essayé de faire une vraie paysanne comme celles de M. Breton. La figure n’est pas mal posée, le dessin n’est pas précisément mauvais, la couleur est peut-être moins factice que d’habitude ; mais il suffit que M. Bouguereau ait voulu sortir de son atelier et s’affranchir de la convention qui y règne, qu’il ait affronté le grand soleil des champs et le plein jour de la réalité, pour que tous ses efforts soient restés vains. Sa Faucheuse, malgré un grand étalage de muscles, n’est qu’une poupée mesquine et molle. À côté de là, regardez son tableau intitulé Pendant la moisson. Un modèle costumé en Italienne joue avec un joli petit Jésus couché sur une gerbe, à l’ombre d’un bosquet de paravent. Cela est faux, mignard, mais plus sincère et plus vrai que la Faucheuse. Ici du moins l’artiste ne force point son talent ; il est rentré dans son atelier, dont il ne devrait jamais sortir.

Dans un autre genre, M. Berne-Bellecour a disputé, dit-on, à M. Jules Breton, la médaille d’honneur. On ne saurait contester à son Coup de canon des qualités à la fois très aimables et très sérieuses, beaucoup d’intelligence, une composition simple, aisée, spirituelle, et une franchise du meilleur aloi dans l’exécution. Le principal personnage du tableau est, comme son titre l’indique, une pièce de canon, ou plutôt le bastion sur lequel cette pièce est posée, et dont les talus en terre éboulée, soutenus par des tonneaux et des fascines, occupent près de la moitié de la toile ; on ne voit que très peu de ciel au-dessus des personnages, et cette disposition fort intelligente ajoute beaucoup à l’effet sinistre de la scène. Quant au canon, qui vient de tirer et qui fume encore, il est là, immobile sûr son affût. Un canonnier, non moins immobile, se tient droit derrière, et en bouche la lumière de la paume de sa main. Les autres artilleurs, accoudés au parapet, observent l’effet du coup qui vient de partir. Parmi eux, un officier braque sa longue-vue sur l’horizon. Si les poses ne sont pas très variées, elles sont naturelles ; les personnages paraissent groupés au hasard, et cependant ils sont bien groupés. L’art de la composition y est réel, et néanmoins il se dissimule à force de se faire oublier. Les valeurs sont justes, la touche sobre et assez ferme, moins puissante pourtant que celle de Meissonier, dont le procédé est tout différent. Tout cela est saisi sur le vif et comme photographié sur nature. Je ne serais vraiment pas bien étonné si l’auteur avait demandé son inspiration première à la photographie.

Les scènes militaires de M. Berne-Bellecour peuvent être admirées outre mesure ; elles n’en méritent pas moins une estime sérieuse. Il n’en est pas de même de l’inévitable M. Protais, qui nous revient avec son cortège accoutumé de troupiers sentimentaux, de sergens romantiques, de zouaves élégiaques et de jolis officiers larmoyans dont l’intéressante pâleur attendrit le cœur des bourgeoises et remue la fibre sensible des prudhommes de tout sexe et de tout âge. Si tendres et si héroïques, serait-on tenté de s’écrier, si malheureux et si distingués ! Toutes les mères seraient fières de les avoir pour fils et toutes les jeunes filles heureuses de les prendre pour maris. Aussi M. Protais est-il, comme d’habitude, le candidat préféré d’une grande partie du public, la plus nombreuse, celle qui vient se promener au musée pour y chercher des émotions et pour en rapporter précieusement le doux souvenir des larmes qu’elle a failli verser. Heureusement ce public-là n’a pas voix au chapitre.

M. Protais est un exemple curieux de ce que peuvent la persévérance et l’esprit de conduite pour fonder une renommée. Cet artiste, qui ne manquait ni de goût, ni d’étude, mais à qui la nature avait refusé les vraies qualités du peintre, s’est voué de bonne heure au soldat, toujours populaire en France, et au soldat sentimental, toujours agréable aux dames. D’ailleurs la monotonie de l’uniforme militaire, exécuté par un procédé mécanique, lui permettait de déguiser la nullité de sa couleur et la pauvreté de son imagination. Ses premiers essais furent médiocres et n’obtinrent que des succès de sentiment. Peu à peu le métier lui vint ; il acquit une certaine habileté dans la fabrication du soldat, — je dis du soldat d’infanterie, car sa spécialité ne s’étend pas à la cavalerie. Depuis ce temps, il ne cesse de fabriquer des soldats, et il en fabriquera jusqu’à ce que mort s’ensuive. A chaque exposition, il en choisit une quinzaine dans sa boîte, les groupe, les arrange, les nettoie, leur met une épée au côté, un fusil sur l’épaule, un képi dans la main ou un shako sur la tête, surtout une larme dans le coin de l’œil, et voilà un tableau qu’on admire. A force de lui voir faire la même chose, le public le reconnaît et lui sourit comme à une vieille connaissance. Sa stérilité même est une des raisons de son succès. Il est célèbre, et ses tableaux se vendent cher. Que peut-on lui demander de plus ?

Dans son tableau intitulé la Séparation (armée de Metz), un groupe d’officiers français rassemblés sur une éminence pleurent en se serrant les mains ; à leurs pieds, l’armée prisonnière et désarmée défile entre deux haies de soldats prussiens et salue ses chefs, en passant, d’une dernière acclamation patriotique. Dans l’autre toile, intitulée Prisonniers, environs de Metz, des soldats assis par terre et dispersés dans, une triste plaine boueuse pleurent silencieusement, la tête dans leurs mains, sous la garde de quelques sentinelles prussiennes, qui se promènent lentement l’arme au bras, le casque en tête, au milieu de cet affreux bivouac. Les officiers sont assez habilement, groupés dans le premier tableau ; dans le second, la silhouette du casque à pointe qui se dresse immobile devant l’horizon au milieu de ces groupes prosternés, accablés par la fatigue, la misère et la honte, représente assez bien la force brutale jouissant de sa victoire. Pourtant cette peinture est creuse, terne, grise, insignifiante ; on peut en dire ce qu’un homme d’esprit disait d’un sot de ses amis : « il est si nul qu’il n’est même pas bête. »

Non, les peintures de M. Protais ne peuvent pas être considérées comme une revanche des pénibles événemens qu’il aime à nous représenter. S’il voulait raviver nos douleurs patriotiques, il fallait le faire à la façon virile de M. Schutzenberger, dont le tableau d’Une famille alsacienne émigrant en France est un véritable cri de haine. La dureté, la violence, la brutalité réaliste, tous les défauts de ce tableau tendent à en augmenter l’effet et à exprimer plus fortement la passion qui l’inspire. Les émigrans sont encore dans la rue de leur village ; ils s’en vont d’un pas ferme, le père de famille en avant, tenant son jeune fils à la main ; la mère chemine à côté de lui en sanglotant, avec un enfant dans ses bras. Une petite fille marche à côté d’elle, une main accrochée à sa jupe rouge, se tenant de l’autre à son jeune frère, qui s’avance à grands pas, avec l’insouciance de son âge. Derrière vient la famille, jeunes gens et jeunes filles, soldats blessés et désarmés, le bras en écharpe, une blouse jetée sur leur uniforme, escortant un chariot chargé de tout le mobilier de la maison. Un jeune homme à cheval conduit l’attelage en faisant claquer son fouet, qu’il élève d’un geste énergique, comme s’il avait hâte de quitter ce lieu, souillé par l’étranger. Les voisins sortent de leurs maisons, et serrent la main des exilés sans pouvoir retenir leurs larmes. Des oies et des poules s’enfuient effrayées. À droite, une sentinelle prussienne monte la garde à la porte d’une cour ; à gauche, la silhouette d’un officier prussien se montre à une fenêtre. La couleur est dure, ligneuse, d’un ton de brique : les figures sont cerclées, et la perspective manque ; mais les expressions sont énergiques et simples, les attitudes vraies, pleines de mouvement et de vie, et les imperfections même semblent conspirer à la vigueur de l’ensemble.

M. John Lewis Brown n’est pas, lui non plus, de l’école de M. Protais. Dans le dessin comme dans la couleur, il recherche l’énergie et ne recule pas devant la violence. Si sa couleur est un peu criarde, si son dessin est souvent imparfait et heurté, ni l’ardeur, ni la conviction ne lui manquent. La Charge de Reischoffen accuse d’ailleurs un progrès sensible. Sur un cheval blanc lancé au galop, bien que criblé d’affreuses blessures et inondé de sang, un trompette de dragons chancelle, la tête renversée, le bras étendu ; d’une main il laisse échapper son clairon, de l’autre il serre convulsivement les rênes de son cheval, qu’il fait cabrer en tombant. Tout autour de lui, au milieu des fumées confuses qui montent vers le ciel, des chevaux roulants, des cadavres épars, tous les débris du carnage jonchent la verte prairie, qui seule garde sa fraîche parure au milieu de cette scène d’horreur. Quand M. Brown aura complètement discipliné son talent, plus fougueux que réfléchi, on pourra porter sur son compte un jugement définitif.

Le Bivouac devant Le Bourget, de M. A. de Neuville, est une de ces compositions libres, animées, faciles, et qui semblent un peu décousues, mais qui sont très savantes avec toute l’apparence du hasard. La plaine est couverte de soldats de toutes armes : fantassins, cavaliers, lignards, zouaves, chasseurs, gardes nationaux, gardes mobiles, pantalons rouges, pantalons noirs, capuchons bleus, capotes grises, et jusqu’au burnous blanc d’un Arabe qui galope sur la route. Des officiers, des ordonnances, vont et viennent de tous côtés ; c’est le pêle-mêle inséparable d’un campement improvisé après un combat. Ceux-ci essaient d’allumer du feu sur la terre humide et froide ; ceux-là se couchent où ils se trouvent et s’endorment dans le fossé. Au fond, quelques maisons brûlées, trouées de boulets, dressent leurs pignons noircis. Cependant le vent souffle, la foule bariolée s’agite, le désordre est partout, et la confusion nulle part ; — je veux parler du tableau, bien entendu, et non pas de l’armée. Cette toile est peut-être la meilleure de M. de Neuville et l’une des meilleures de ce Salon.

M. Henri Lévy, dont on parlait aussi pour la médaille d’honneur, mérite certainement d’occuper une place à part. C’est un des seuls peintres, le seul peut-être parmi les exposans de cette année, qui sache aborder sans y succomber les grandes compositions historiques et théâtrales. Il a tout ce qu’il faut pour de pareils sujets : science de composition, coloris brillant, imagination dramatique. Son talent, nourri de l’étude des grands maîtres du temps passé, n’a rien de commun avec l’école académique qui a marqué le commencement de ce siècle. Ses modèles sont les Vénitiens et les Flamands, Véronèse et Rubens ; mais il ne parvient pas à remonter si haut, et ses plus proches parens sont ces peintres qui ménagèrent la transition entre l’art des Poussin, des Lesueur, des Lebrun, et l’école plus légère du XVIIIe siècle. Est-ce l’analogie des costumes, est-ce l’aspect oriental ? Son Hérodiade me fait l’effet d’un beau tableau de Lemoyne arrangé par un homme d’esprit qui a subi l’influence de Delacroix. La femme d’Hérode est assise sur une sorte de trône, dans un de ces édifices ornés de colonnes et tendus de riches draperies, qui, depuis Paul Véronèse, sont en possession d’abriter les tableaux d’histoire ancienne. Une esclave jaune couchée à ses pieds remplit le devant du tableau, j’allais dire du théâtre. La jeune fille se présente à sa mère d’un air dégagé, la gorge nue, le corps drapé dans des étoffes légères, chatoyantes, et prétentieusement entortillées ; de ses deux bras tendus, elle lui pressente un plat qui porte la tête de saint Jean-Baptiste, et en même temps elle se tourne vers l’auditoire, comme pour demander si elle joue bien son rôle. Dans le fond, une esclave noire soulève un rideau brillant ; un coin de ciel apparaît dans le haut, comme dans les colonnades des tableaux de Véronèse. La couleur est riche, éclatante, mais un peu cherchée. Enfin pourquoi la tête de saint Jean-Baptiste regarde-t-elle fixement la reine ? Cette fantasmagorie jure avec l’insouciance des personnages. Signalons en revanche les bras, les mains et les épaules de Salomé, qui sont d’une grande beauté. Il est vraiment dommage que tant de qualités éminentes n’aboutissent qu’à une déclamation froide, et pour ainsi dire à une scène d’opéra, moins la musique.

En face de l’Hérodiade de M. Lévy se trouve un colossal tableau de M. Gustave Doré qui représente le massacre des innocens. Triste exemple des génies avortes et des réputations surfaites, M. Doré aime le gigantesque : c’est une affection malheureuse pour un artiste aussi incorrect et aussi négligent. Ce qu’on lui pardonnait dans ses vignettes est intolérable dans ces proportions grandioses. D’ailleurs il paraît croire plus que jamais que le grand art consiste dans le pêle-mêle et dans la déraison. Son Alsace pressant sur son cœur le drapeau tricolore est un mannequin blême, blafard, bistré, cadavéreux, qui n’a de nom dans aucune langue. Son Massacre des Innocens n’est qu’une chaos bizarre de contorsions absurdes, où tous les personnages s’écroulent les uns sur les autres en se démenant comme des possédés. S’il était permis de renvoyer M. Gustave Doré à Raphaël, nous le prierions d’étudier un tableau fait autrefois sur le même sujet par ce classique de la vieille école ; mais nous craindrions d’offenser M. Gustave Doré, et, comme nous le savons d’ailleurs incorrigible, nous l’abandonnons à ses travers.

J’en dirais volontiers autant de M. Puvis de Chavannes, dont je n’ai jamais compris la réputation surfaite, et qui, comme tous les mauvais peintres trop bien convaincus de leur génie, cède de plus en plus au facile plaisir d’ériger ses infirmités en système. Autrefois M. Puvis de Chavannes badigeonnait de vastes compositions allégoriques, lavées à la détrempe, souvent vides et mal conçues, mais où perçaient parfois des intentions heureuses et un louable effort vers le grand style, dont il se rapprochait tout au moins par les dimensions colossales de ses toiles. Le voici qui se fait maintenant pré-raphaélique, genre commode pour qui ne sait ni dessiner ni peindre. Sous ce titre : l’Espérance, il représente une grande fille blême avec une robe blanche, assise sur de petits rochers groupés comme un tas de pavés, et tenant un rameau vert, mais d’une verdure séraphique, au bout d’un long bras démesuré et maigre comme un morceau de bois. Ce n’est même pas un squelette, car un squelette a des os qui ont une forme : c’est un de ces mannequins faits avec des bâtons qu’on habille avec quelques chiffons, et qui servent à effrayer les oiseaux dans les champs. Tout autour d’elle s’étend un paysage très pierreux et très symbolique, parsemé de chardons et de rochers ; dans un coin s’élève un petit tertre bien régulier et planté tout du long d’une rangée de petites croix en bois noir. Au bout de cette plaine grise, figurant sans doute la vallée de larmes où nous vivons, un horizon de montagnes bleues sous un ciel groseille représente évidemment la Jérusalem céleste, la terre promise à l’espérance et à la foi. Pour être la dupe des grandes pensées de M. Puvis de Chavannes, il faut un degré de naïveté bien rare, et que lui-même ne possède pas, du moins je le suppose, quand il ne s’agit plus de ses propres œuvres. On sait en effet que cet artiste est un des membres ordinaires du jury de peinture, et j’aime à croire que, pour lui comme pour nous, la critique et l’art sont deux choses différentes.

L’Épisode de l’éruption du Vésuve, de M. Thirion, est une œuvre théâtrale, inspirée évidemment des grandes compositions de Nicolas Poussin, mais se rapprochant peut-être un peu, par l’effet mélodramatique, des fantaisies barbares de M. Gustave Doré. La scène se passe à Herculanum, au moment où les vapeurs volcaniques asphyxient les habitans sans leur laisser le temps de fuir. Au pied des portiques de marbre, dans un lugubre crépuscule éclairé à l’horizon par les lueurs rouges de l’éruption, les malheureux habitans se débattent au milieu des convulsions de l’agonie. La rue est semée de cadavres. Deux figures se jettent dans les bras l’une de l’autre et s’étreignent avec la frénésie de la souffrance et du désespoir. A droite, une jeune femme blonde, d’un joli dessin, se colle contre la muraille en élevant ses mains crispées, vers le ciel ; à gauche, sur le devant, un mourant couché par terre tient encore d’une main ses trésors, qu’il essayait d’emporter dans sa fuite. L’ensemble est d’un grand effet tragique et n’a rien de vulgaire. Nous recommanderons seulement à M. Thirion de ne pas cercler de noir ses figures ; nous lui recommanderons aussi de se rapprocher de plus en plus du Poussin et d’éviter désormais toute ressemblance avec M. Gustave Doré.

Il serait impertinent dépasser devant le Damoclès de M. Couture sans en dire au moins un mot ; mais faut-il tout pardonner à un artiste parce qu’il porte un nom célèbre ? n’est-ce pas au contraire une raison de se montrer plus sévère ? C’est avec un véritable chagrin qu’on se trouve réduit à chercher dans les ouvrages d’un homme tel que M. Couture une idée, un sentiment, une expression, une originalité quelconque, pour n’y trouver qu’une facilité banale et un jeu d’esprit prétentieusement vulgaire. Le Damoclès porte comme devise : Potior mihi periculosa libertas quam secura et aurea servitus. Sans cette explication latine, il serait effectivement impossible de comprendre le sujet. Un homme en costume antique et couronné de fleurs est assis sur de riches coussins, entouré de tout ce qui, selon M. Couture, peut rendre la vie agréable et la « servitude dorée, » de beaux fruits, de brillantes draperies, des trésors. De lourdes chaînes traînent à ses mains et à ses pieds : c’est là toute la moralité de l’œuvre, et, il faut le dire aussi, tout son intérêt. Du reste, ce voluptueux prisonnier a l’air fort calme, fort indifférent à tout ce qui se passe, et évidemment il ne se doute guère des réflexions philosophiques qui lui ont donné le jour.

M. Alma-Tadéma est par certains côtés un fils de M. Couture et de M. Gérome. Ses admirateurs lui assignent, il est vrai, une origine bien plus relevée, et le font descendre en droite ligne de la renaissance. C’est remonter vraiment beaucoup trop haut. M. Alma-Tadéma est un artiste de talent ; mais malgré certaines recherches d’archaïsme et certains choix de sujets grecs ou romains il nous paraît avoir un génie des plus modernes. Son amour de l’antiquité a quelque chose de posthume et, si j’ose ainsi parler, de néo-grec qui conviendrait mieux à la maison pompéienne de l’avenue Montaigne qu’aux galeries du Vatican ou au palais des césars. Avec beaucoup d’esprit et une certaine originalité, il a ces deux travers de notre temps, l’abus de la caricature et l’abus de l’archéologie. Son Empereur romain représente une des scènes les plus connues de cette tragi-comédie sanglante de la décadence romaine où la soldatesque faisait passer de mains en mains l’empire du monde, acclamant et immolant tour à tour des maîtres dont elle se faisait des jouets ou des idoles. Après le meurtre de Caligula, Claude, craignant le sort de son neveu, s’est caché derrière une des tapisseries du palais, et c’est là que les prétoriens le découvrent et le saluent empereur. Le pauvre imbécile, encore tout épouvanté, s’accroche à la draperie où il a cherché un refuge, et que soulève un centurion, en le saluant avec une affectation de respect ironique. Ses mains se crispent dans les plis du rideau, son visage blême et ahuri a ce rictus inquiet et bestial dont parle Suétone. À ses pieds, le cadavre du dernier empereur attend qu’on le traîne à la voirie. De l’autre côté, une foule de soldats et de femmes agitent les aigles et acclament en riant le nouveau césar. C’est bien là une de ces séditions de palais à la fois féroces et plaisantes qui commencent dans le sang et finissent par se noyer dans le vin.

Faut-il parler des défauts ? L’air et la perspective manquent. Les personnages sont entassés, plaqués les uns sur les autres. Les têtes ne sont pas toujours expressives, ni les attitudes naturelles. La composition paraîtrait vide, si la muraille qui en occupe le centre n’était couverte de peintures, d’arabesques et d’ornemens qui attirent trop l’attention et tiennent une trop grande place dans le tableau. — La Fête intime est une œuvre à la fois plus païenne et moins imparfaite. Dans le jardin d’une maison grecque, le long d’une sorte de galerie étrusque peinte d’un vert doux et pâle, des jeunes gens et des jeunes filles vêtus de blanc conduisent autour du trépied sacré cette ronde des bacchanales qui était dans l’antiquité une espèce de rite religieux. Ils soulèvent en dansant une poussière dorée ; on aperçoit au-dessus de leurs têtes un peu de verdure, la corniche d’une toiture ensoleillée et une bande de ciel bleu. Au centre, un jeune danseur bondit en élevant au-dessus de sa tête une torche enflammée ; à côté de lui, une jeune femme admirablement drapée, la taille cambrée, le poing sur la hanche, danse en agitant au bout d’un thyrse la pomme de pin de Bacchus. À droite, un vieux Silène couché cuve déjà son vin ; un jeune garçon en tunique blanche suit la danse en agitant des cymbales. À gauche, trois musiciennes sont rangées le long de la muraille ; la première, d’un délicieux dessin, est accroupie et frappe un tambourin ; la seconde souffle dans un chalumeau ; la troisième joue de cette flûte à deux becs que les Latins appelaient ambubagœ. Toute cette composition est leste, vive, gracieuse, d’un style qui rappelle les danseuses des fresques romaines ; il semble qu’on sente la cadence qui les soulève. Certains morceaux sont d’une grande finesse. Pourquoi faut-il que l’harmonie soit détruite en quelques endroits par l’abus du procédé ? Ainsi la tunique blanche du jeune homme aux cymbales, quoique d’un fort bel arrangement, est trop accusée et trop empâtée. La tête, d’un travail beaucoup plus sobre et plus uni, paraît être sur un autre plan, et ne tient pas aux épaules. Pourquoi aussi le sarcophage situé au milieu de la toile, et devant lequel fume le trépied sacré, n’est-il pas en porphyre au lieu d’être en marbre blanc, et confondu aux draperies blanches des danseurs ? Il ne faut pas éviter la difficulté quand elle se présente ; mais un artiste de la valeur de M. Alma-Tadéma devrait comprendre qu’il ne faut pas non plus la rechercher inutilement.

M. Becker est, quant à lui, le propre élève de Gérome. On le reconnaît du premier coup d’œil, tant au choix de son sujet qu’à une certaine mollesse élégante. La Veuve du martyr visite, au fond des catacombes, la niche étroite où reposent les restes de son époux. Une lampe brûle devant le tombeau. De ses deux bras tendus, elle élève son dernier-né vers les reliques vénérées du martyr ; le geste est joli, mais sans fermeté ; derrière elle, sa fille est debout, recueillie, la tête penchée, tenant à la main un jeune garçon qui présente une palme. Toutes ces poses sont jolies, mais l’exécution en est molle ; les draperies, couleur d’albâtre, ne s’ajustent pas bien aux corps. Enfin la coloration générale, blanche, douce, claire et rose, même dans les ombres, ne donne pas l’idée du jour sépulcral des catacombes.

Si nous cherchions les contrastes, nous parlerions ici de M. Biard et de sa Traversée orageuse, qu’on pourrait aussi bien appeler le Mal de mer à dîner ; mais nous aimons mieux nous taire sur cette bouffonnerie. Il y a longtemps que M. Biard nous avait habitués à lui voir prostituer son remarquable talent dans de grossières plaisanteries. On serait très disposés à lui pardonner à l’occasion quelques boutades de mauvais goût ; ce qui ne peut se concevoir, c’est qu’il ait eu la patience de consacrer une toile d’au moins trente figures à un pareil sujet. Il y a là une vocation si déterminée, que nous ne voudrions pas la contrarier, et que nous préférons passer en silence.

Non loin des excentricités de M. Biard, M. Bonnat expose une vieille femme basque, toute vêtue de noir, à la mode de son pays, les yeux baissés, occupée à dire son chapelet. Cette peinture saine et ferme, faite de cette touche grasse et virile que chacun connaît, nous fait l’effet d’un cordial. Le tableau des Cheiks d’Akkabah, scène de l’Arabie-Pétrée, achève de nous remettre. Ce sont des cavaliers arabes arrêtés au fond d’un ravin rocailleux. Le paysage est éblouissant. De beaux rochers absolument nus se découpent au fond sur un ciel d’un bleu profond ; l’ombre qui les enveloppe est violette et chaude. L’autre versant du ravin est tout ensoleillé, tout embrasé de lumière ; on se sent dans une atmosphère de fournaise. On ne peut que féliciter M. Bonnat de ce premier essai de paysage, qui nous promet, en ce genre, de dignes pendans de ses autres œuvres.

Parmi les tableaux d’histoire proprement dits, il faut remarquer ceux de M. Laurens, qui se distinguent par une foule de qualités sérieuses, par une étude approfondie des sujets, et par une exécution consciencieuse et solide. Le pape Formose, exhumé par l’ordre de son successeur pour être jugé en concile, n’a guère qu’un succès de curiosité et d’estime. Le cadavre, couvert de ses ornemens pontificaux, est assis à côté de son avocat, vêtu de noir. Étienne IV, au banc de l’accusation, l’interpelle avec chaleur. Est-ce que les expressions et les attitudes sont trop vulgaires, ou bien le sujet n’est-il plus en rapport avec nos idées et nos mœurs ? Ce tableau nous surprend plus qu’il ne nous intéresse, et nous laisse froids, malgré la recherche théâtrale de la composition et la beauté de la couleur. Il n’en est pas de même de la Mort du duc d’Enghien. Le malheureux prince est représenté au moment même où on lui donne lecture de sa sentence. C’est la nuit, et la scène n’est éclairée que par la lanterne du gendarme chargé de remplir cet office. Debout devant une muraille où son ombre se projette avec des dimensions colossales et une intensité un peu fantastique, le prisonnier porte encore l’habit de chasse jaune, la casquette ronde galonnée qu’il avait quand on le saisit à Ettenheim. Son visage pâle, un peu émacié, reçoit en plein la lumière, qui frappe ses yeux éblouis ; il paraît accablé, mais de fatigue plus que de peur. Le gendarme, coiffé d’un lourd tricorne, tourne le dos au spectateur, et sa forte silhouette, qui se découpe eu ombre sur les parties lumineuses du tableau, contraste avec la figure violemment éclairée de la victime. Dans le fond, d’autres gendarmes, seuls témoins de cette tragédie, montrent leurs figures pacifiques et indifférentes. Les têtes sont très vraies et très magistralement exécutées, la couleur est puissante, quoique laissant voir l’effort ; l’ensemble est d’un grand effet, quoiqu’on sente peut-être un peu trop la volonté de le produire. La volonté, l’étude, l’imagination raisonnée, telles sont à présent les qualités de M. Laurens, et elles valent mieux que la négligence facile et l’invention banale, dont il a lui-même abusé quelquefois.

Un étranger, M. Rodakowski, nous donne aussi, avec un fort beau portrait de femme, un tableau d’histoire qui est une œuvre importante. Sigismond, roi de Pologne, vaincu par les séditions des nobles et les intrigues de la reine, fait proclamer aux gentilshommes ameutés le rescrit confirmant leurs privilèges. Le vieux roi est assis tristement, le menton dans sa main, sur une terrasse, du bord de laquelle le grand-connétable donne lecture à la foule de la proclamation royale. Son lévrier, couché à ses pieds, le regarde. La reine, debout derrière le dossier du trône, dissimule mal une expression de triomphe et reçoit d’un air hautain les hommages de ses courtisans. Un jeune prélat en capuchon rouge s’incline devant elle en joignant les mains, d’un geste naturel à sa profession. Au fond du tableau sont assemblés des seigneurs et des dames qui descendent par l’escalier du palais. Un archevêque mitré, forte et réelle figure du moyen âge, se tient debout à côté de la reine, portant la croix épiscopale. Au-dessus, on aperçoit les murailles et les bastions du château. Tout ce tableau respire une certaine puissance sérieuse qu’on ne trouve plus guère, il faut l’avouer, dans l’école française, et qui rappelle certains morceaux de M. Robert-Fleury. La figure du grand-connétable, vue de dos, cambrée fièrement dans son grand manteau noir, est vraiment très ferme et très belle. C’est chez les étrangers qu’il faut aller maintenant pour y retrouver l’art français tel que nous l’avons connu jadis.

Un peintre étranger aussi, non moins distingué, quoique dans un genre plus modeste, et appartenant d’ailleurs à l’école française, M. Anker, a eu l’heureuse idée de rappeler sa patrie à la reconnaissance du public français par son touchant tableau des Soldats de Bourbaki soignés par des paysans suisses. C’est une œuvre pleine de bonhomie, de sobriété, de naturel et de sentiment simple. Une honnête famille apporte à manger aux pauvres prisonniers couchés dans l’étable obscure, à côté des moutons étonnés de ce voisinage. L’un d’eux boit avec avidité une jatte de lait dans les mains d’une vieille femme ; un bon vieux père se tient à côté avec une de ces figures bienveillantes qu’on ne voit que dans les pays de mœurs pastorales, et deux enfans intimidés, émus de tant de misères, se cachent derrière les vieux parens. Cette composition est parlante ; elle ne cherche pas l’effet, mais elle le trouve, grâce à un heureux mélange d’esprit, de naïveté, de finesse et de bon sens, oui, de bon sens, car le bon sens n’est pas une qualité sans valeur, même dans les arts de l’imagination. Chamfort disait :


Le goût n’est rien qu’un bon sens délicat
Et le génie est la raison sublime.


C’est justement un des plus grands défauts de notre époque que de trop dédaigner cette qualité exquise et modeste, et de chercher à remplacer le génie, qui souvent nous manque, par l’affectation et par la manière, qui ne conduisent qu’au ridicule.

On pourrait classer le Gullertanz de M. Brion parmi les tableaux d’histoire, et même d’histoire ancienne, puisque c’est un souvenir d’Alsace, et du temps où l’Alsace était heureuse. A présent, ce nom n’évoque plus des tableaux de danses villageoises. On connaît d’ailleurs le talent fin, gai, brillant et solide de M. Brion, l’émule en ce genre du célèbre Knaus. — Passons donc, et demandons-nous si la Toilette, ou plutôt le tondeur de chiens de M. Baader, est aussi un tableau d’histoire ? Il appartient à ce genre mêlé et factice, qui, empruntant un sujet familier à la vie réelle, croit le relever en le déguisant sous le costume d’une autre époque. Combien n’avons-nous pas vu, il y a quelques années, de marquis et de marquises poudrés, de hallebardiers du moyen âge, de dames à fraises ou de châtelaines en souliers à la poulaine ! À présent, c’est l’antiquité qui est à la mode. Un peintre qui craint d’être banal met vite à ses personnages un péplum, une tunique, une paire de sandales lacées, et le tour est fait. M. Baader ne remonte pas si loin ; il s’est contenté de faire endosser à son tondeur de chiens un costume du temps de Louis XIII, et c’est vraiment dommage, car ce petit tableau ne manque ni d’esprit ni de vérité. L’opérateur est assis sur les marches d’une maison, tenant entre ses jambes un gros chien blanc. Un petit chien noir dressé devant lui jappe avec fureur. Le dessin de la tête, des bras, des jambes, du cou est excellent, quoique les proportions générales, un peu trop académiques, nuisent à la réalité pittoresque du modèle ; mais pourquoi ces oripeaux inutiles ? Pourquoi, pour employer une expression d’atelier, cette grossière ficelle ? Ces enjolivemens n’ont rien de commun avec l’art sérieux, qui ne consiste pas dans le décor, mais dans la vérité.

Un jeune homme fort bien doué, M. Heullant, donne un peu dans le même travers. La Cachette, tel est le titre d’une fantaisie plus ou moins étrusque où il nous représente, dans un jardin, une jeune fille en costume antique, soulevant le couvercle d’un tonneau où elle a caché son amant. Le mouvement inquiet de la jeune fille est charmant ; l’air un peu morfondu du jeune homme sortant de sa cachette est fort spirituel. La robe, les couronnes de fleurs entrelacées aux chevelures, les buissons de fleurs et de plantes grimpantes qui remplissent ce coin du jardin, sont d’une touche fraîche, légère, pailletée, éblouissante de tons clairs. Un autre tableau de M. Heullant, la Source, représente un jeune pâtre blond, couronné de fleurs, debout au bord d’un ruisseau et donnant à boire dans une feuille de lotus à une jeune fille brune qui se penche de l’autre côté. Le groupe est mièvre, mais des plus gracieux ; les couleurs sont d’une vivacité hardie et presque offensante pour les yeux. Oui certes, M. Heullant a beaucoup d’esprit, de facilité, de grâce et d’éclat ; il en a tant que j’en suis inquiet pour son avenir. C’est mauvais signe quand un artiste à ses débuts manque déjà tout à fait de naïveté, et quand il a besoin de réveiller son imagination blasée par des fantaisies d’un goût douteux.

Ces mièvreries archaïques ne diffèrent guère que par le costume des mièvreries modernes, si fort mises à la mode par MM. Wilhems, Goupil, Caraud, et tant d’autres. Sous le titre de une Nouvelle en province, épisode de la guerre, M. Goupil nous représente une scène qui n’a rien de militaire. Trois jeunes femmes rassemblées dans un salon viennent de recevoir de l’armée des nouvelles apparemment satisfaisantes, à en juger par leurs aimables sourires. L’une, en robe bleue, lit une lettre ; l’autre, en robe jaune, se penche sur une carte, qu’elle regarde d’un petit air capable ; la troisième, en châle rouge et en chapeau, une visiteuse sans doute, se borne à sourire d’un air très gracieux. Toutes les trois paraissent fort expertes dans l’art de faire des mines. — M. Caraud est plus modeste, et représente simplement une jeune fille portant un chat. Tout l’intérêt de ce petit tableau, d’ailleurs fort joli et fort habile, est dans la juxtaposition de la robe blanche de la jeune fille avec le chat blanc qu’elle porte dans ses bras, et dans l’éclat superlatif d’un parquet verni et brillant comme une glace. Il y a du talent dans toutes ces petites toiles, qui seraient d’agréables ornemens pour un boudoir ; mais en serions-nous réduits à y voir la véritable expression de l’art moderne ? Faut-il la chercher aussi dans les tableaux de curiosités exotiques, dans les sujets japonais et chinois, qui prennent la place des sujets turcs et égyptiens, déjà trop exploités ? Il n’est pas douteux que l’art japonais et chinois n’exerce sur nous quelque attrait et quelque influence. Le procédé de coloration de beaucoup de jeunes peintres, qui consiste à juxtaposer par masses uniformes des couleurs brutalement opposées les unes aux autres, est jusqu’à un certain point une imitation de l’art japonais ou chinois. Ainsi, dans la Marchande de fleurs de M. Girard, une petite toile d’une grande vigueur et d’une admirable vérité réaliste, les masses de couleur se détachant par plaques éclatantes, au détriment de l’unité et de la perspective du tableau, ce qui lui donne un peu l’air d’une espèce de mosaïque ou de vitrail d’église. M. Carolus Duran lui-même a quelque chose de ce défaut, et ne parvient à le racheter que par la grande largeur des masses locales et par l’habile composition de la gamme des couleurs employées dans chaque tableau. A défaut d’autres caractères plus marqués, c’est là une des tendances de la nouvelle école, si tant est qu’on puisse dire, au milieu de l’anarchie et de l’individualisme de l’art moderne, qu’il y ait une école nouvelle.

Un autre travers de nos jeunes peintres qui se rattache au même principe et pour ainsi dire au même instinct de chinoiserie, c’est l’exagération des détails au détriment de l’ensemble. Voyez par exemple les Deux Grigous de M. Charbonnel, un élève distingué de. M. Carolus Duran. Deux vieux avares, mari et femme, comptent leurs économies ; les têtes sont expressives, bien étudiées, mais le principal personnage dû tableau est un billet de banque de 100 fr. exécuté avec une telle vigueur de réalisme que les têtes ne se voient plus. Il faut blâmer sévèrement ce défaut de goût et de mesure, et l’enfantillage insolent des prétendus novateurs qui voudraient en faire une théorie et une nouvelle doctrine de l’art. Soyez réalistes, vous avez raison, c’est-à-dire étudiez la nature et ne cherchez vos inspirations qu’en elle ; — mais ce n’est pas un vrai réalisme que celui qui déploie toutes ses ressources dans les accessoires et dépense ses forces à contre-temps.

C’est à un peintre de nature morte, M. Philippe Rousseau, que nous allons demander des leçons de goût, de mesure et d’harmonie. Dans ce genre réputé inférieur, M. Rousseau s’est fait une place qui éclipse bien des talens plus ambitieux que le sien. C’est que M. Philippe Rousseau est un véritable artiste, qui ne se contente pas de savoir peindre un morceau, mais qui se donne la peine de composer, de méditer, de distribuer ses sujets. Son tableau des Confitures est certainement un de ses plus beaux. La couleur n’en est pas seulement admirable, l’arrangement en est ingénieux, élégant, harmonieux, gracieux même, quoique uniquement composé d’objets vulgaires. Dans un magnifique chaudron renversé, un tas de superbes prunes noires attendent le moment de l’opération. Une écumoire se dresse fièrement plantée au milieu. De beaux pains de sucre enveloppés de papier bleu et décolletés seulement du bout élèvent leurs cônes majestueux au fond du tableau. Des prunes jaunes transparentes remplissent des vases de faïence, des piles de pots de confiture se dressent à côté d’une balance. Sur le bord de la table, un almanach de cuisinière, un grand couteau de cuisine et un bas à demi tricoté animent la scène. — C’est un jeu d’esprit, direz-vous ; non, c’est de l’art, et du grand art dans un sujet modeste. Il serait à désirer que beaucoup de peintres d’histoire ou de style s’inspirassent un peu plus des Confitures de M. Philippe Rousseau.

M. Vollon et M. Monginot, qui excellent aussi dans le genre des natures mortes, sont loin d’être des artistes aussi sérieux et aussi complets. M. Monginot a un grand éclat de coloris, et se plaît à représenter de riches étoffes, des plats d’argent, des cassettes ciselées, des faïences, des plumes de paon, des fleurs brillantes. La facture en est très belle, mais c’est à peu près tout. — M. Vollon, dont le coloris original et la sombre vigueur sont fort admirées depuis quelque temps, est certainement un peintre d’un faire large, hardi, et d’une certaine étrangeté qui ne nuit jamais au succès. Il y a quelque chose de tragique dans l’aspect de son grand chaudron jaune, dont le relief et l’éclat sont incomparables, les poissons jetés à côté sur la table sont d’une touche grasse, large et d’une finesse de tons merveilleuse ; mais il y a des négligences, une certaine disposition fâcheuse au charlatanisme, à ce que nous avons appelé déjà le chic. Le tableau intitulé le Jour de l’an, qui représente un polichinelle entouré d’oranges, de dragées, de bonbons et autres attributs de la nouvelle année, est un caprice brillant, mais une plaisanterie au point de vue de l’art ; la facture même n’en est pas sérieuse, et ce n’est pas encore avec de tels exemples qu’on régénérera l’école française.

III

Notre école de paysage a été jusqu’à présent une de nos gloires. Quand un censeur trop sévère, amateur du grand style, reprochait à notre époque sa stérilité ou sa décadence, — lorsqu’il se plaignait de ne plus voir, au lieu de tableaux méritant ce nom, que de jolies études et des fantaisies d’un art blasé, nous répondions invariablement en vantant notre école de paysage, véritable conquête du temps présent. En même temps que la vie bourgeoise et le règne du caprice individuel détournaient l’art des vastes ouvrages et des difficiles entreprises, le sentiment des beautés de la nature s’était développé, disions-nous, dans les âmes, et la peinture s’était pliée à l’expression de cette poésie nouvelle. En nous affranchissant des conventions académiques, nous avions appris à vivre dans l’intimité de la nature, à pénétrer ses secrètes harmonies, à parler la langue des choses inanimées, à saisir l’idéal dans ses manifestations tour à tour les plus humbles, les plus imposantes et les plus fugitives. Sans doute nous avions dans cette voie de sublimes devanciers que nous ne prétendions pas égaler ; mais les Claude, les Poussin, les Ruysdaël même n’avaient eu qu’un sentiment général des aspects de la nature ; nous étions devenus plus familiers avec elle. Tout en renouant la tradition de l’admirable école hollandaise, nous y avions joint cet art de composition qui est proprement dit le génie français. Nous avions le droit de nous enorgueillir, car nous pouvions citer toute une liste de glorieux témoins, les Decamps, les Corot, les Paul Huet, les Marilhat, les Cabat, les Français, les Rousseau, les Daubigny, les Troyon, les Dupré, les Fromentin, et bien d’autres.

De ces nobles champions de l’école française et du grand art, les uns ont disparu, et ils n’ont pas été remplacés ; les autres languissent et commencent à vieillir. Il en est du paysagiste comme du musicien ; le jour où l’inspiration lui manque, il ne cesse plus de se répéter. On en voit plusieurs qui, vers un certain âge, quittent brusquement la route qu’ils ont suivie, et cherchent à s’en frayer une autre sous des cieux nouveaux. Alors ils désertent l’Orient pour la France ou la France pour l’Orient. Ils se transportent du climat d’Italie aux neiges du pôle ; sans le savoir, ils restent les mêmes, parce que le paysage n’est pas un drame où l’action s’exprime par les contours, mais une symphonie de couleurs, où le sentiment joue un plus grand rôle que la pensée. Aussi le paysagiste, tant qu’il est épris de la nature, reste éternellement jeune ; pourtant il ne se renouvelle guère, et il est comme ces vieux amoureux qui voyagent encore dans le pays du Tendre avec des cheveux blancs sur la tête, et qui chantent encore des romances avec des voix chevrotantes auxquelles on voudrait trouver des accens plus mâles et plus sévères.

M. Corot, grâce à Dieu, est encore vivant. Il est toujours le peintre des lacs, des forêts mystérieuses, des matinées de printemps, des brouillards du crépuscule qui s’élèvent sur les eaux à la chute du jour. Il sait faire sortir les dryades de l’écorce des chênes, faire baigner les branches des saules dans les rivières, faire frissonner les bouleaux au bord des étangs, et transfigurer les plus humbles sites de nos campagnes au point d’y évoquer sans effort les vieilles divinités de la nature. Que d’admirables scènes il a tirées autrefois des bois de Ville-d’Avray, son séjour favori, et quels trésors de poésie champêtre il nous a révélés à la porte de nos faubourgs ! Quelle pureté matinale dans les eaux de ses lacs, quelle fraîcheur et quelle légèreté dans les feuillages de ses jeunes taillis printaniers ! Quelle beauté de style et quelle exquise délicatesse de coloris ! — Tout cela se retrouve dans ses œuvres récentes, mais la répétition perpétuelle tourne à la manière et au procédé. Nous sommes encore à Ville-d’Avray, mais nous ne croyons plus voir les ombrages et les ruisseaux de l’Arcadie. Il nous promène encore dans les clairières des forêts où dansent les nymphes, mais les ombrages s’alourdissent, ces délicieuses petites touches multicolores qui animaient le dessous des fourrés comme des rayons de soleil vaguement épars sous la voûte des bois remplissent maintenant tout le tableau de leurs paillettes. Son tableau des Environs d’Arras est d’un papillotage fatigant. N’est-ce point là un signe de déclin ? Quand le sentiment vient à s’user, il s’exagère et tourne à l’abus.

Que dirons-nous de M. Cabat, le peintre des rudes paysages celtiques, des épaisses forêts gauloises, des vieux chênes bossues et cornus, de toute cette nature robuste et austère, sans grâce et sans sourire, qui n’est pas celle des aimables divinités de la Grèce, mais plutôt celle des temps druidiques ? Qu’est devenu ce génie dur et sévère, à la fois plein de style et empreint de je ne sais quelle sauvage grandeur ? Il est resté lui-même, et cependant il n’est plus tout lui-même. Son Temps orageux est une composition d’une raideur toute classique, d’un ton ligneux, terne et noirâtre. L’orage éclate au fond avec l’accompagnement obligé d’un carreau de foudre qui sillonne la nuée. Sur le devant, de grands et beaux arbres, d’une coupe toujours imposante, remplissent le milieu du tableau. À gauche, une prairie et quelques chaumières sont encore éclairées par un jour blafard, bien blafard en vérité quand on le compare aux magnifiques et lugubres échappées de lumière qui percent de place en plate dans les paysages orageux de Ruisdaël. — La Fontaine druidique est à la fois d’une exécution plus riche et d’une imagination plus grande. Elle représente le bassin clair d’une source qui s’ouvre dans une forêt séculaire, au pied d’un entassement de rochers que surmonte une futaie de ces chênes robustes auxquels M. Cabat sait si bien donner la raideur majestueuse et l’endurcissement des siècles. Un chevreuil debout sur la roche la plus élevée, une grosse couleuvre enroulée auprès de la source, sont les seuls habitans de cette solitude austère, où nous retrouvons l’ancien génie du grand paysagiste.

Et M. Daubigny, qu’a-t-il fait de son talent ? Ceux qui se rappellent encore ses coteaux de la Seine inondés de soleil, ses rives de l’Oise si riantes, ses vastes paysages maritimes d’un caractère si sérieux et si noble, ne peuvent le reconnaître cette année dans la vue d’un moulin à Dordrecht. Cette toile, hélas ! n’a de l’école hollandaise que la simplicité du sujet : un bouquet d’arbres, un peu de ciel et une maisonnette couverte de chaume. Tout y est confus, lâché, fait sans conscience et comme au hasard. Ce n’est pas la brosse qui manque ; il y en a même trop. Le ciel est tapoté à grands coups. La masse d’arbres, lourde, opaque et impénétrable à l’air, est percée d’un trou qui laisse entrer sur le premier plan une seule gerbe de rayons lumineux. C’est cette espèce de fusée, d’un effet bizarre et invraisemblable, qui est, selon toute apparrence, le motif du tableau. Tout le reste a été brossé tant bien que mal d’une main distraite pour donner prétexte à ce disgracieux phénomène. Voilà encore un signe de décadence. Un peintre qui se dégoûte des aspects simples pour rechercher les effets extraordinaires et excentriques n’est plus un artiste sincère, mais un blasé qui s’amuse.

M. Français est le seul de la pléiade dont le talent semble se surpasser encore. Son tableau de Daphnis et Chloé nous paraît, sans exagération, un chef-d’œuvre. Dans un délicieux vallon, où sont rassemblées toutes les grâces d’une nature à la fois souriante et sauvage, au bord d’un clair ruisseau, qui s’en va de détour en détour et de cascade en cascade, entre deux berges couvertes de fleurs, au milieu des plus ravissans bocages que puisse rêver un Théocrite ou un Virgile, les deux amans goûtent les joies champêtres de leur immortelle lune de miel. Accroupis côte à côte et dans les bras l’un de l’autre sur un petit promontoire de rochers qui domine le clair courant du ruisseau, ils se livrent à l’innocent plaisir de la pêche à la ligne. Le couple amoureux et couronné de fleurs forme un groupe d’une grâce et d’une harmonie toutes sculpturales. Daphnie, un genou en terre et penché en avant, le bras tendu, entoure de l’autre bras le corps nonchalamment affaissé de sa compagne, attentive comme lui. Une nappe de lumière se repose sur les blanches épaules de Chloé, dont les contours nacrés rayonnent au soleil. Il y a de l’air, du plein jour, de l’éblouissement autour de ces deux jeunes corps aux formes suaves, baignés dans une lumière diffuse, et transfigurés comme toute cette nature épanouie au soleil d’un éternel printemps. Les eaux sont vives, argentées, étincelantes. Les tons les plus délicats, les plus vifs, les plus fins, animent le dessous des bosquets, disposés sur les deux rives avec un art infini, jusqu’à l’horizon vaporeux où brille au sein de la verdure une cascade au filet d’argent. Les premiers plans sont couverts d’une végétation exubérante de grandes herbes sauvages et de buissons fleuris. Le gazon, constellé de fleurs, est comme parsemé d’une pluie de pierres précieuses qui scintillent au soleil. Peut-être y a-t-il quelque chose d’artificiel et d’un peu maniéré dans cet étalage de merveilles. Assurément ce n’est pas la nature vraie, celle de tous les jours et surtout celle de nos climats ; c’est la nature transfigurée, divinisée pour ainsi dire, non pas même celle des Champs Elysées du paganisme, retraite majestueuse et un peu mélancolique, qui n’offrait aux âmes fatiguées qu’un asile paisible pour l’éternel repos, mais celle de l’âge d’or et du paradis terrestre, celle1 où l’enfance de l’humanité se livrait à ses premiers ébats, dans l’insouciance du lendemain et dans l’inexpérience du mal.

M. Fromentin n’a pas vieilli plus que M. Français. Je ne sais pourquoi il a cherché cette année à se dépayser. Il a quitté l’Algérie et l’oasis du Sahara, dont il nous rapportait, il y a deux ans, de si charmans souvenirs, pour transporter son chevalet sur les quais de Venise. Dans deux belles toiles vraiment imprégnées de l’atmosphère et de la lumière des lagunes, il nous représente le Grand Canal et le Môle. La première est d’un ton brun, calme et discret comme le mouvement de ces eaux paresseuses, où se reflètent, sous un ciel vaporeux, les façades brunies des palais. La seconde est d’un ton plus vif, animée par les gondoles qui glissent sur l’eau verte et par le soleil couchant qui éclaire le palais ducal. M. Fromentin est à sa place dans tous les sujets. Qu’il nous soit permis cependant de regretter la majesté de ses grands horizons du désert et la grâce harmonieuse de ses scènes orientales. C’est en ce genre qu’il a fait ses chefs-d’œuvre, et j’ai peur qu’il ne les refasse plus.

Un autre de nos orientalistes, M, de Tournemine, est resté fidèle à sa patrie d’adoption. Son Éléphant attaqué par des lions dans une des plaines marécageuses du centre de l’Afrique est un de ces morceaux fortement colorés qui auraient besoin d’être mis dans un cadre noir. Le Lac sacré d’Oudeypour éblouit au contraire par les blancheurs des portiques et des pagodes bizarrement entassées sur le rivage. Deux barques pompeusement ornées relèvent par leurs vives couleurs l’éclat un peu monotone de ce désert de pierre ouvragée. M. de Tournemine est toujours le peintre voyageur par excellence, le touriste consciencieux et passionné que le public connaît et aime depuis longtemps. — Ajoutons que M. Lambinet expose une vue de la Seine au pied des coteaux de Bougival, baignée dans une lumière d’un blanc-lilas très clair, suivant sa manière fine, aimable et un peu timide, ainsi qu’une autre toile plus originale et plus puissante, qui représente un cours d’eau, bordé de têtards et d’herbes déjà jaunies par l’automne, et nous aurons à peu près épuisé tous nos anciens paysagistes. Voyons à présent ce que les nouveaux nous apportent, et s’ils peuvent, sinon les faire oublier, du moins les remplacer avec honneur.

M. van Marcke est l’élève de M. Troyon et cherche à recueillir son héritage ; mais, comme tout bon disciple, il reste à distance respectueuse du maître. Certainement M. van Marcke a du talent, un talent même des plus distingués. Son troupeau de vaches dans les landes du bassin d’Arcachon est un tableau bien composé, habilement peint, satisfaisant sous tous les rapports. Il n’y a pas de mal à en dire, et c’est là tout son mérite. Quant à cette vigueur incomparable, à cette audace héroïque, à cette grandeur simple et vraie, et, qu’on me permette une expression familière, à ce réalisme empoignant que donnait aux œuvres de son maître l’habitude de lutter corps à corps avec la nature, il n’y en a pas trace dans la composition savante et un peu banale de M. van Marcke. C’est une œuvre qui méritera l’approbation des plus difficiles, mais qui n’arrachera l’admiration de personne. La couleur même, si vraie, si individuelle, si trouvée chez Troyon, n’est plus ici qu’une coloration convenable, mais un peu fausse, comme tout ce qui est convenu. M. van Marcke ne s’est-il pas trompé en se faisant l’élève de Troyon ? N’aurait-il pas été mieux à sa place dans l’atelier de Rosa Bonheur, côte à côte avec son frère, l’auteur trop vanté du Dormoir des vaches ?

M. Nazon, qui donnait, il y a quelques années, de grandes espérances, est décidément une étoile qui file. Il s’est perdu par sa facture maniérée et par l’abus du procédé d’empâtement par touches, qui donnait de l’originalité à ses premiers tableaux. A présent, les lignes et les masses lui font complètement défaut. Tout nage dans un éblouissement confus, parsemé de petites touches miroitantes qui composent des pâtés de couleur sans forme. Son Souvenir de l’Aveyron, quoique d’une coloration toujours assez belle, ne peut pas être considéré comme un tableau. D’autres paysagistes et même quelques peintres de genre abusent de la peinture au couteau, qui ne donne qu’un modelé insuffisant, mais détache au moins les uns des autres les divers plans d’un paysage. Le procédé de M. Nazon, que j’appellerais volontiers la peinture en pattes de mouche, est encore bien plus hasardé.

M. Masure continue à choisir ses sujets sur les côtes de la Méditerranée et surtout dans le golfe de Gênes. Sa peinture douce et claire, où le bleu domine, a pourtant des teintes d’une vivacité extrême et d’une exquise fraîcheur. Il excelle à rendre la transparence lumineuse des eaux profondes sous le ciel du midi. Dans sa vue d’Antibes, la surface verte de la mer et les petites vagues arrondies qui viennent gracieusement se briser sur la plage qu’elles couvrent d’un flot d’écume argentée sont d’une incomparable vérité pour quiconque a vécu dans ces parages. Je n’en dirai pas autant de M. Appian, qui donne aux eaux et au ciel de la Méditerranée les verdeurs un peu agrestes de ses beaux paysages forestiers. M. Appian voit le midi à travers une brume chaude, comme celle des brouillards d’été, mais sous un aspect orageux et mélancolique. — M. Lansyer au contraire, qui depuis quelque temps voyage aussi dans le midi, cherche à en reproduire la transparence et la netteté. On ne saurait lui refuser du style et de la vérité. Son panorama des Alpes liguriennes est un fort beau morceau de dessin. Sa Citerne sous les oliviers essaie de rendre cet éblouissement du bleu que connaissent tous ceux qui ont voyagé sous ce beau ciel ; mais sa couleur est un peu molle et grisonnante, et il faut lui savoir gré de traduire aussi bien sa pensée avec des moyens d’expression beaucoup trop faibles.

Un peintre vraiment original est M. César De Cock. Tandis que la plupart des peintres préfèrent les couleurs chaudes et mûries de l’automne, M. César De Cock a une sorte de passion juvénile pour les âpres saveurs et les fraîcheurs exquises de la verdure printanière. Il aime les dessous de bois, les taillis verdoyans au mois de mai, les fourrés qui bourgeonnent au mois d’avril. Il rend avec une habileté extrême le duvet moelleux des jeunes pousses, la forme indécise des buissons seulement à demi vêtus de leurs feuilles nouvelles, la foule des jeunes tiges qui encombrent les taillis, la profondeur chatoyante qui se laisse entrevoir au travers, — le tout sans confusion ni minutie, avec la précision d’un œil exercé à voir tous les détails sans perdre la vue de l’ensemble, et avec l’aisance d’un pinceau jeune et hardi que rien n’embarrasse. M. De Cock n’est point un imitateur, c’est un peintre original auquel on peut prédire un brillant avenir.

La Solitude de M. Otto von Thoren, un étranger dont nous ne nous rappelons pas avoir vu le nom dans nos expositions antérieures, est un fort beau tableau qui fait songer à ces grandes plaines inhabitées de la Pologne, couvertes de marécages, de landes et de forêts. C’est au mois de novembre, les forêts brunies commencent à se dépouiller, le soleil se couche dans un ciel froid au milieu de nuages d’un rose doux et calme. Un cerf, immobile, en arrêt, la tête dressée vers l’horizon, veille sur son troupeau qui broute non loin de là. Une volée de corbeaux tourbillonne lourdement dans le ciel. — Le Souvenir du pays de Bade, du même auteur, est un effet de neige. Sur une route de la Forêt-Noire ; une charrette à bœufs chemine lourdement, accompagnée d’un cavalier. Les grands sapins laissent pendre leurs branches chargées de frimas. Des hauteurs boisées et neigeuses se découpent à l’horizon sur un ciel pur avec un relief et une perspective remarquables. Les mêmes qualités se retrouvent au premier plan et dans tout le reste de ce tableau, qui se distingue, comme la Solitude, par un sentiment très sincère et par une très grande justesse dans la valeur des tons.

Les effets de neige paraissent fort à la mode cette année. Voici d’abord M. Chenu, dont le tableau de la Visite de noces doit être considéré surtout comme un paysage, car ce ne sont pas les personnages qui en font le principal intérêt. Devant une maison de village de modeste apparence, une carriole s’arrête dans la neige, et deux personnes en descendent, accueillies sur le seuil par les habitans du logis. Ce sont probablement les mariés, et ils doivent sans doute à leurs feux, comme on dirait dans l’ancien langage, le privilège qu’ils semblent avoir de ne pas sentir le froid de la saison. On voit d’ailleurs que le dégel approche le ciel est bas et brouillé ; un peu de jour perce à travers la brume blanche, qui commence à rougir sous tes rayons d’un soleil invisible, et projette un reflet doré sur le tapis de neige qui couvre la terre. Ces nuances sont observées avec une délicatesse infinie ; quoiqu’il y ait peu d’accidens, la perspective est excellente ; la maison, peinte en rouge, a bien l’aspect sombre des objets colorés ; en temps de neige. La touche est fine, scrupuleuse, un peu léchée, et sans empâtemens visibles. M. Chenu est né à Lyon, mais en peinture il est Hollandais de naissance. — M. Héreau au contraire est un Parisien pur sang ; Rien de plus vrai, de plus juste, de plus facile, de plus français en un mot que sa Station d’omnibus à Batignolles par un temps de neige. C’est le soir, les arbres dépouillés se profilent sur le ciel. Une grande lueur rouge embrase l’horizon, et se noie graduellement dans le gris-bleu pâle et froid d’une soirée d’hiver. Une maison très ordinaire, qui se dresse au milieu de l’horizon, emprunte au jour et à l’heure je ne sais quel aspect mystérieux et grandiose. La lourde voiture stationne avec ses lanternes allumées, attelée de deux forts chevaux ; un vrai cocher tout encapuchonné se pelotonne sur son siège ; de vrais passagers arrivent en courant, pliés en deux par la bise ; un vrai bec de gaz s’allume à côté, et sa lueur faible lutte avec celle du jour qui tombe ; tout est frappant de vérité, juste de valeur, merveilleux d’intelligence, jusqu’à la blouse de l’allumeur de réverbères, jusqu’à l’affiche peinte sur la muraille et éclairée dans l’ombre par un jour de reflet. Non-seulement tout est vrai dans ce tableau, mais tout y est franc, naturel et distingué. Tant pis pour ceux que le sujet rebute et qui s’en détournent avec mépris. La belle peinture n’a pas toujours besoin de ce qu’on appelle un sujet noble, et tous ceux qui aiment les beautés de la nature savent combien les objets les plus humbles se transfigurent à certaines heures pour les yeux qui savent les regarder.

On n’adressera pas du moins le même reproche aux deux toiles de M. Émile Breton, une Matinée d’hiver et un Soir d’hiver. Ce sont deux œuvres capitales, d’un faire large, simple et puissant, qui, à mon sens, mettent leur auteur tout à fait hors de pair. La Matinée d’hiver est une vue prise en travers d’une rivière bordée d’arbres absolument nus, avec des flocons de givre pour tout feuillage. Au fond, une masure brune se reflète dans l’eau jaunâtre aux sombres transparences. Le ciel épais et plombé fuit vers l’horizon d’une teinte uniforme où il y a de la profondeur sans aucune apparence de plans successifs. Il en est de même du sol, englouti sous la neige comme sous un vaste linceul, qui ne fait pas un seul pli. Une vieille femme courbée sous un fagot noir chemine vers la maison, et semble, dans ce désert glacé, la seule forme possible de la vie. — La Soirée d’hiver représente également une rivière dont les yeux suivent le cours, mais cette fois au milieu d’une forêt et avec un soleil couchant qui montre à l’horizon son disque sanglant à travers la brume. L’effet n’en est pas moins saisissant, et il s’ajoute même je ne sais quelle terreur lugubre à la morne désolation de la nature. Nous en dirions plus long que nous n’en dirions pas davantage. Cela est beau, parce que cela est réel, et qu’à la simple grandeur du sentiment se joint la simplicité vigoureuse de l’exécution.

Arrêtons ici notre voyage d’exploration, que nous pourrions continuer longtemps encore. Aussi bien ce ne sont pas les œuvres distinguées qui manquent. Si nous n’avions d’autre désir que d’être un bon cicérone, nous ne devrions négliger ni les pommiers en fleur de M. Chintreuil, ni l’inondation de M. Saintin, ni la forêt de sapins de M. Isambart, ni les bords de la Creuse de M. Imer, ni les lacs de Suède de M. Wahlberg, et tant d’autres encore, car les paysagistes s’appellent légion ; mais le coup d’œil rapide que nous venons de jeter sur le salon de peinture peut à la rigueur nous suffire pour en avoir une idée d’ensemble, s’il est possible de s’en faire une au milieu d’œuvres si variées. Nous avons, chemin faisant, glané assez d’épis pour en former une gerbe respectable, qu’il est temps de porter sous la meule, afin d’en recueillir le fruit.

Quand nous aurons fait pour les statues le même travail que pour les tableaux, nous essaierons timidement de conclure et de tirer l’horoscope de l’école française. Bornons-nous à dire pour le moment que dans l’abondante récolte de cette année il y a beaucoup de menus grains, mais peu d’épis absolument stériles. La grande diffusion de l’art moderne et la culture uniforme des artistes les développent comme dans une pépinière, où bien peu de tiges avortent, mais où bien peu s’élèvent au-dessus de la taille de leurs voisines. Le public, qui les passe en revue, ne s’aperçoit pas qu’il y a là une foule d’arbres sains et vigoureux qui ne demandent qu’à grandir. Les artistes eux-mêmes, comme les écrivains, cherchent à vaincre son indifférence et à se faire remarquer, quoi qu’il en coûte. Ils quittent l’école de bonne heure, et veulent produire de bonne heure des œuvres qui les rendent célèbres. C’est ainsi qu’ils se jettent dans de frivoles excentricités qui les perdent, ou qu’ils tombent, sans s’en douter, dans la platitude. À mesure qu’ils se perfectionnent dans le métier, ils s’abaissent dans leur art, et quand plus tard ils veulent se remettre aux sérieuses études, il n’est plus temps d’y revenir. C’est l’histoire de beaucoup de peintres, pleins de ces dons que la nature prodigue plus qu’on ne le pense, et qui, faute d’une saine direction, restent médiocres toute leur vie ; mais quelle est cette direction qui leur manque ? Est-ce celle qu’on trouve dans les académies et les écoles ? Je veux parler de celle qu’ils se donneraient eux-mêmes, si, avant de vouloir briller, ils étudiaient longtemps la nature, et lui demandaient sincèrement, avec la persévérance des vocations véritables, les secrets qu’elle ne refuse jamais à qui sait les lui arracher. L’étude assidue de la nature, c’est le noviciat indispensable de l’art ; c’est la lutte de Jacob avec l’ange, qu’il faut terrasser et asservir avant de s’élever aux régions supérieures où se rencontrent sinon toujours la fortune, du moins la véritable gloire et les pures jouissances de l’idéal.


Ernest Duvergier de Hauranne.