Le Salon de 1880/01

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Le Salon de 1880
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 662-696).
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LE SALON DE 1880

I.
LA PEINTURE D’HISTOIRE ET LE PORTRAIT.

Les arts tiennent une place importante dans la vie de notre époque, et le public ne se lasse point de s’intéresser à toutes leurs manifestations. C’est désormais une occupation presque suffisante pour les gens de loisir, quand ils ont quelque culture, de se tenir au courant de cette production incessante et d’en suivre le mouvement. Entre la représentation de la veille et le concert du lendemain, il y a toujours quelque exposition ouverte ou quelque vente annoncée pour défrayer les journées de notre société élégante et polie. Les occasions se multiplient; à aucune la sympathie ou la curiosité ne fait défaut. Jamais, croyons-nous, en aucun pays, à aucun moment de l’histoire, le nombre de ceux qui cultivent les arts ou qui les aiment n’a été aussi élevé que chez nous et de notre temps. En dépit des abstentions systématiques ou involontaires, le Salon reste, pour les arts du dessin, la représentation la plus complète de l’activité artistique. On peut citer quelques œuvres qui lui échappent; mais la plupart ont été faites pour lui, et beaucoup de celles qui ont déjà une destination doivent lui demander une consécration. C’est une fête, dit-on, mais la fête commence à ressembler fort à une cohue.

Plus d’une fois, en présence d’un tel débordement, on a cherché à contenir, à endiguer ce courant. On semble y avoir renoncé cette année, et le nombre des objets exposés, déjà fort respectable aux Salons précédens, a été singulièrement dépassé cette fois ; il atteint le chiffre de 7,289 ouvrages. On a beaucoup discuté à ce propos, et l’administration des Beaux-Arts, mise assez maladroitement en cause, a cru devoir, plus maladroitement encore et du haut de la tribune, attribuer à un parti-pris d’hostilité cette excessive indulgence du jury. Nous ne croyons pas qu’il faille chercher dans de si ténébreux complots l’explication d’une tendance, en somme, toute naturelle, si regrettables qu’en puissent être les conséquences. Il eût été désirable en effet que la sévérité du jury augmentât en proportion même du nombre croissant des artistes et de leurs œuvres. Pratiquement il ne pouvait en être ainsi. La responsabilité d’un refus, ses conséquences possibles attestées par des faits douloureux, la complaisance envers des amis, les égards que commandent certaines situations, les sollicitations directes ou détournées et les concessions mutuelles qu’on se doit entre confrères, bien d’autres considérations encore nous paraissent avoir insensiblement amené l’extrême facilité dans les admissions. Entré dans cette voie, le jury ne pouvait plus guère revenir sur ses pas. Fallait-il qu’il s’exposât à des clameurs sans fin pour obvier à des inconvéniens assez minimes au début, mais dont la gravité à la longue devait s’accentuer? Et c’est ainsi que, peu à peu, on a glissé sur la pente, allant du médiocre au mauvais, sans espoir de s’arrêter même au détestable. Pour nous, au lieu d’accuser le jury, nous serions plutôt disposé à admirer son courage, et l’honneur d’une telle distinction nous a toujours semblé fort au-dessous des charges qu’elle impose. A-t-on assez pensé à cette obligation, pour des hommes dont le temps est précieux, de consacrer tant d’heures et tant de jours à l’interminable défilé d’œuvres le plus souvent insignifiantes et qu’il faut pourtant regarder, ne fût-ce qu’un moment? Tout cela, sans autre satisfaction que celle du devoir, pour ceux du moins qui y mettent leur conscience; et le plus souvent sans autre récompense que les récriminations et les inimitiés des mécontens, c’est-à-dire du plus grand nombre. Il est vrai, et là est le factieux, que cette indulgence du jury, c’est l’administration qui en porte la peine, et que, forcée de s’incliner devant des décisions qui ne lui appartiennent point, elle en doit accepter cependant tous les ennuis, tous les embarras. Intermédiaire entre le public, le jury et les artistes, l’administration est obligée de se préoccuper d’intérêts et de convenances souvent contradictoires, en tout cas très difficiles à concilier. Dans les attributions qui lui restent dévolues, elle a conservé la rédaction et, en une certaine mesure, l’application des règlemens. Or, si excellens qu’ils puissent être, ces règlemens; laissent par quelque côté une place à l’arbitraire et n’enchaînent qu’autant qu’ils le veulent bien ceux qui les ont faits. Reste toujours la question, si délicate à traiter, des exceptions. Or, comme dans tous les pays du monde l’exception est un privilège fort recherché, entre la faiblesse extrême et la rigueur absolue, la balance est difficile à tenir. Les amours-propres et les intérêts aidant, les susceptibilités se mettent de la partie ; de là, et ceci n’est point nouveau, des tiraillemens et d’inévitables démêlés, mais qui, cette année, se sont envenimés et, après des récriminations assez aigres, ont abouti aux éclats que vous savez. Au milieu de ce feu croisé d’accusations, nous n’aurions aucun droit et nous avons encore moins le désir de nous ériger en juge et de prendre parti. Nous déplorons du moins, et très sincèrement, ce bruit fait autour d’une institution qu’il ne faudrait pas indéfiniment compromettre, et il nous est pénible de voir s’accréditer d’autant la mauvaise réputation faite aux artistes d’être aussi incapables d’initiative que de subordination et aussi impatiens d’autorité qu’impuissans à s’en passer.

Aujourd’hui les choses en sont venues à ce point que l’urgence d’une solution se fait absolument sentir. Il ne sera que temps, quand les esprits seront un peu calmés, d’étudier posément ce que commande la situation. Sans se désintéresser tout à fait, l’administration ferait sagement, croyons-nous, de ne point assumer sur elle toute la responsabilité des règlemens. Combien il lui serait plus expédient de se décharger du soin de leur préparation et d’en remettre la charge à une commission dont elle trouverait facilement à réunir les élémens ! En acceptant comme acquises les mesures dont l’usage a fait reconnaître l’efficacité, celle-ci aurait déjà une base solide et sûre, et avec un peu de prudence et de suite il lui serait facile de s’éclairer sur les points restés douteux. De son côté, mise ainsi à couvert par un programme dont elle aurait, tout au moins, partagé la responsabilité et qui devrait être assez large et assez précis pour n’admettre aucune exception, l’administration se bornerait à le faire exécuter. Elle prendrait de cette manière une situation inattaquable vis-à-vis de l’opinion et s’épargnerait à elle-même les embarras dont elle se plaint si amèrement.

Pour cette année, quels que puissent être les mérites ou les défauts de la classification adoptée, le public en a saisi immédiatement les avantages, et il en a profité. Il a pris au mot une hiérarchie qui le dispensait de tout effort, et laissant aux plus intrépides le soin de prolonger leurs recherches, il n’est guère sorti du cercle qu’on lui avait indiqué. Le public était dans son droit, celui d’une défense légitime. Quant aux artistes, et surtout à ceux des nouveau-venus qui ont quelque talent, nous comprenons leurs très réels griefs, et l’ennui qu’il y a pour eux à se voir ainsi perdus dans la foule et compromis par l’entourage auquel on les soumet. Nous n’imaginons pas trop cependant, l’indulgence du jury étant admise, quelle autre combinaison aurait pu leur être offerte. Pour nous, dans l’étude que nous allons entreprendre, il nous était impossible d’adopter une classification qui nous eût à chaque instant forcé de retourner sur nos pas, et le groupement par genres, — dont l’ordonnance matérielle, on l’a reconnu, serait impraticable, — était évidemment le seul que nous pussions suivre ici. Nous l’avons donc adopté, mais sans nous y astreindre cependant d’une manière absolue, les limites de certains genres restant forcément confuses et flottantes. C’est par un sentiment naturel de déférence pour nos lecteurs que nous avons dû restreindre nos choix. A la date où paraîtront ces lignes, le Salon n’est déjà plus une curiosité, et ce triage rapide que le temps se charge d’opérer dans nos admirations aura déjà commencé pour lui. Il nous a semblé qu’il serait peu séant de faire partager à d’autres le long travail de dépouillement auquel nous avons dû nous livrer et que la plus simple convenance nous invitait à leur en épargner la fatigue. Au Salon comme en voyage, et c’est là plus qu’une comparaison cette année, il faut se résoudre à ne pas tout voir sous peine de ne rien retenir, et à ne se faire l’esclave ni d’un guide ni du livret. Parfois même, loin de nous presser, nous nous sommes attardé, alors qu’il nous semblait qu’il y avait pour nous quelque profit, et nous n’avons jamais résisté à la satisfaction de goûter auprès des œuvres qui le méritent le recueillement auquel elles nous conviaient. Mais, de notre mieux du moins, nous nous sommes appliqué à découvrir ces œuvres, nous abstenant de toute idée préconçue dans notre recherche, nous défendant, en leur présence, des tentations les plus naturelles et les plus légitimes, nous efforçant de ne tenir compte que des œuvres elles-mêmes, et sensible avant tout à ces deux supériorités qui, dans la ruine de presque toutes les conventions jusqu’ici admises, et au milieu de l’anarchie esthétique où nous vivons, sont seules restées debout : la sincérité et le talent. De notre mieux aussi, et à nos risques, nous avons voulu, au lieu de nous dérober à la difficulté de notre tâche, donner les raisons de nos louanges et de nos critiques. Après cet examen précis des œuvres qui, en dehors de toute préoccupation de style ou d’école, nous ont semblé les plus remarquables, peut-être serons-nous plus à l’aise pour présenter brièvement les idées qu’elles nous auront suggérées sur la situation et les tendances de l’art contemporain; peut-être même, à raison du caractère en quelque sorte impersonnel de cet examen, ces simples conclusions ressortiront-elles d’elles-mêmes de notre analyse et paraîtront-elles alors plus naturelles et mieux motivées.


I.

Le Job de M. Donnat est, à nos yeux, la peinture la plus forte et, dans son étrangeté légitime et voulue, l’œuvre la plus saisissante du Salon. Accroupi sur la paille, à peine couvert d’un lambeau d’étoffe noire, le vieillard, les yeux levés vers le ciel, semble déjà étranger à ce monde et comme perdu dans la contemplation des choses d’en haut. Les rayons du soleil qui pénètrent dans la grotte du solitaire frappent en plein son corps amaigri et accusent toutes les déformations que l’âge et l’épuisement y ont amenées. La peau, luisante sur les articulations, retombe flasque sur le ventre et se fronce au travers du torse en plis profonds; les veines épaissies se croisent et tordent en saillies noueuses leur réseau; les jambes grêles et les cuisses amincies seraient incapables de soutenir ce pauvre corps. Dans le vif éclat de la lumière aussi bien que dans la claire transparence d’ombres qui ne dissimulent aucun détail, par tout le travail d’usure et de décrépitude est écrit en traits impitoyables. Et cependant, malgré toutes ces laideurs, il y a dans le geste des bras et des mains un abandon si entier, une telle force de résignation brille sur ce visage à demi renversé, les yeux vitreux et troublés sont traversés par l’éclair d’une foi si ardente et noyés dans une si complète extase que cet élan d’amour et d’adoration triomphe de ces réalités misérables et les dépasse. Ruiné, assailli et rongé par la maladie, abandonné et raillé par les siens, ployant sous tant d’accablemens, ce délaissé est resté fidèle. Il est bien vraiment « rassasié de toutes sortes de misères, » mais alors que la douleur le presse, a que les membres de son corps sont réduits à rien, » il ne saurait renier son Dieu et il invoque « ce témoin de son innocence qui est dans le ciel. » Le Christ de M. Bonnat avait autrefois, s’il vous en souvient, soulevé quelques clameurs; en rendant justice au talent de l’œuvre, certains critiques lui auraient souhaité une expression plus noble et des formes plus choisies. Avec un talent plus fort, M. Bonnat accuse ici des réalités plus vulgaires encore, mais qui, cette fois du moins, lui étaient fournies par le sujet lui-même. Jamais contraste n’a été plus énergiquement rendu. Le modelé du corps est un prodige de relief; le dessin, serré de près, est suivi jusqu’au bout avec une cruelle et tranchante précision. Partout les tons vibrent et s’opposent franchement les uns aux autres par touches superposées, et le travail, partout vivant, mené avec une science sûre d’elle-même et un désir de bien faire qui ne connaît aucune défaillance, conserve toujours le même entrain, le même air d’aisance et d’abandon.

Le portrait de M. Grévy accompagne dignement cette œuvre magistrale et continue la série de ces portraits, vraiment historiques et définitifs, que nous aurons assez loués en les disant égaux à eux-mêmes. Peut-être faudrait-il aller plus loin et reconnaître que jamais ces convenances secrètes qui rattachent la pensée à ses moyens d’expression n’ont été mieux observées par M. Bonnat. La force d’une âme qui se possède et la fierté modeste de l’honnête homme arrivé à la plus haute des situations, se lisent ici dans les traits, dans l’attitude du corps, dans la placidité de ce visage vu de face, dans la fermeté loyale du regard et jusque dans ces mains si bien peintes et qui complètent si bien l’expression de toute la personne. Quand on pense à la difficulté de l’œuvre, à la concurrence redoutable que lui faisaient ses devancières, aux limites étroites entre lesquelles le peintre avait à se mouvoir, aux tentations dont il devait se garder, il faut bien admirer un tel art de composition, cette mesure exquise, cette parfaite simplicité, cette sûreté de talent enfin, qui sont mises ici au service des facultés d’observation les plus rares. La réunion de tant de qualités, c’est la perfection et il nous a paru que c’était justice de placer en tête de cette étude le nom de M. Bonnat comme un de ceux qui honorent le plus notre école et qu’il convient le mieux de proposer en exemple à la jeunesse.

L’exposition de M. Henner ne tient pas grande place, et c’est à peine si vous pourriez trouver un titre aux deux tableaux qu’il a envoyés au Salon. Mais M. Henner est un charmeur; il faut aller à lui des premiers. Comme chez M. Bonnat, on sent dans ses recherches le peintre épris de son art, heureux de produire, jaloux de donner à ses œuvres toute la perfection qu’elles peuvent avoir. Mais là s’arrêtent les ressemblances. M. Bonnat, en effet, est très formel; il manifeste sa force par des structures nettement déterminées; il fait servir à l’expression toutes les particularités de la vie et quand, à force de précision et d’énergie, il a pris possession de son sujet, il vous l’impose et ne vous laisse rien à voir au delà ni rien à faire qu’à l’admirer. Vous croiriez, au contraire, que M. Henner vous invite à collaborer avec lui, tant il parait flottant, souple, plein d’abandon et peu arrêté. Ne vous y trompez pas; ces contours perdus, ces figures enveloppées, ces carnations fondues, ces ombres ondoyantes d’où les formes semblent émerger et s’épanouir sous votre regard, tout cela cache un art infini, et, à y voir de plus près, une énergie singulière se dissimule sous ces effacemens et ces apparentes hésitations. Il faut bien de la décision, croyez-le, pour se résoudre à ces simplifications extrêmes et à ces utiles sacrifices. Quant aux sujets, les moindres sont bons à M. Henner; bien p’us, à l’entendre, ce seraient les meilleurs. H aime par-dessus tout ces créatures inutiles et charmantes qui habitent au fond des bois. Seul il connaît bien leurs mystérieuses retraites et leurs continuels loisirs. Il sait dans quel coin écarté on les rencontre et quelles heures privilégiées manifestent le mieux leur beauté. Cette année encore, il a surpris dans sa chaste attitude cette nymphe.


Qui rêve en regardant mourir sa forme blanche
Dans l’eau pâle où descend le mystère du soir.


Avec ces simples élémens : un coin de ciel, une fontaine, un bout de végétation, il a encadré la grâce et la blancheur de ce corps qui se penche, et entre le ciel bleu, les chairs nacrées et moites, et les buissons roussâtres, il a mis ces accords délicats des choses qui aiment à être ensemble, et composé ainsi une de ces mélodies simples et poétiques qui restent gravées dans toutes les mémoires. Et pourtant n’aurait-elle pas quelque droit d’être un peu jalouse, cette déesse ? Voici, à deux pas de là, une mortelle, moins que cela, une enfant, peut-être quelque modèle que vous avez rencontré par les rues et que, sa séance terminée, le peintre a surpris endormi dans son atelier. Il l’a peinte ainsi assoupie, cette fillette, et, à voir sa paupière close, ses narines délicatement découpées, sa joue en fleur, cette chair transparente sous laquelle circule un sang jeune et généreux, ce souffle léger, tranquille et rythmé qui semble expirer par ses lèvres entr’ouvertes, vous diriez le fin tissu, le doux éclat et le parfum printanier d’une rose de buisson qui vient d’éclore. N’avions-nous pas raison de vous le dire, M. Henner est un charmeur, et ne comprenez-vous pas que cet homme qui pense le pinceau à la main, avec sa sensibilité de peintre toujours en éveil, n’a nul besoin de s’embarrasser en des abstractions où tant d’autres se consument ? Permis à lui de prétendre qu’il n’y a pas de sujet pour l’artiste et qu’il ne lui en faut pas. Ces affirmations radicales, il peut les soutenir, et tant qu’il aura des argumens aussi décisifs à nous opposer, il triomphera facilement de nos protestations. Qu’il ne s’y fie pas trop cependant, ces blanches figures et ce rose visage témoigneraient au besoin contre lui. Ne sont-ce pas là, en effet, de vrais sujets, les meilleurs même, ceux qui de tout temps ont paru les plus dignes d’être proposés à l’art : la jeunesse dans sa fleur et la vie dans sa beauté ?

M. Henner et M. Bonnat, encore dans leur pleine maturité, sont cependant déjà des vétérans de nos expositions, et ils n’y comptent plus leurs succès. C’est une satisfaction pour la critique d’avoir à nommer après eux, presque à côté d’eux, les nouveau-venus et de saluer avec des noms d’hier les espérances de l’avenir. M. Morot est un jeune homme, à peine revenu de Rome, et qu’un grand tableau, les Femmes ambronnes, avait l’an dernier déjà signalé à l’attention du public. Mais, à côté de morceaux excellens, quelques taches et quelques exagérations aussi déparaient cette composition un peu encombrée. M. Morot a fait cette année un pas décisif et révélé avec éclat dans son Bon Samaritain les dons spéciaux qu’il a reçus. Tout en bas d’un sentier abrupt, à peine tracé entre des rochers grisâtres qui montent jusqu’au haut de la toile, un vieillard charitable soutient et entoure de ses bras un blessé qu’il a recueilli, pansé et placé sur son âne. Ainsi conçu, ce groupe des deux figures est bien disposé, mais c’est là le moindre mérite d’une œuvre dont l’exécution surtout est remarquable et très personnelle. Elle nous montre les meilleures qualités du dessin ; la précision, la clarté, une élégance facile, sans manière, et qui tire son prix d’une justesse parfaite. Les mouvemens sont largement indiqués, les aplombs très fermes et les constructions irréprochables. Avec cette correction de l’ensemble, vous retrouvez dans le passage insensible des formes toutes ces inflexions délicates et fines qui rendent si attachante l’étude du corps humain. Quant à l’entente de l’harmonie et du clair-obscur, quant au charme de la couleur, ils sont pour le moins au niveau du dessin. Aucune de ces négligences, d’ailleurs, qui déparent tant d’œuvres de notre temps ; la facture très habile est dans une mesure parfaite, animée et facile, ni mince, ni lâchée. M. Morot est exigeant pour lui-même. Il a un œil excellent, dont l’éducation est faite, et une main singulièrement adroite. Les seules réserves que nous aurions à faire dans notre éloge porteraient sur une imitation un peu trop stricte de la nature pour les types de ses deux personnages. Non que nous conseillions à M. Morot cette noblesse conventionnelle qui fort heureusement n’est plus de mise et qui s’en est allée avec les formes vaines de la rhétorique. Mais le goût que le jeune artiste montre dans son exécution, nous souhaiterions qu’il le montrât aussi dans le choix de ses types ; il y avait ici surtout une sorte de convenance exigée par le sujet lui-même, et dont il n’a peut-être pas assez tenu compte. On ne saurait serrer de trop près la nature dans une étude ; il n’en est pas ainsi pour le tableau. L’étude faite, il y a une façon de l’interpréter qui la complète, un travail de haute assimilation qui permet de l’utiliser en la subordonnant aux besoins seuls de la composition. Y arrive-t-on, l’œuvre devient parfaite ; c’est le grand art. M. Morot doit y viser, il peut y atteindre. Il est né peintre. Nous osons lui demander de faire un noble emploi de tous les dons qu’il a reçus et du talent qu’il a déjà acquis.

À M. Bastien-Lepage aussi il a été beaucoup donné, et de bonne heure il s’est vu le favori du public, qui l’a adopté et a pris parti pour lui. S’il avait eu, — on l’a dit du moins, — à subir à ses premiers débuts quelque mécompte, nous ne pensons pas qu’il y ait aujourd’hui lieu de l’en plaindre. Que serait-il advenu de son talent avec ce séjour en Italie qu’il avait rêvé ? Quelles influences auraient exercées sur lui les traditions, les chefs-d’œuvre et la nature même au milieu desquels il eût été appelé à vivre? Quoi qu’il en soit, M. Bastien-Lepage n’a point quitté la France, et c’est à son foyer même, dans les champs, dans les prés de Damvillers, qu’il a cherché ses inspirations. Comme pour le dédommager du succès qu’il n’avait point obtenu tout d’abord, des succès plus éclatans lui sont venus et, d’année en année, l’ont soutenu et encouragé dans les voies modestes où le poussait sa vocation. Son talent simple et vrai a toujours été en grandissant, et il s’est trouvé, par surcroît, de bien des points divers, des parrains pour prôner et étendre sa jeune renommée, k côté de ses filles des champs et de ses faneuses affolées de soleil, il nous a montré dans de fins portraits des princes et des poètes, des illustrations empruntées au monde du théâtre, de la finance ou de la politique, alliant ainsi, avec une sincérité égale, les extrêmes rusticités de la vie champêtre aux plus hautes élégances du grand courant parisien. Le dirons-nous, sa Saison d’octobre de l’an dernier avait un peu inquiété les amis de son talent, et il était difficile de s’intéresser beaucoup à cette paysanne de type vulgaire occupée à mettre assez gauchement des pommes de terre dans un sac. Nous savons gré à M. Bastien-Lepage de l’effort qu’il vient de faire pour agrandir et renouveler son horizon. Il y avait dans l’origine de la vocation de Jeanne d’Arc une poésie naturelle et intime qui devait tenter son talent. La Jeanne d’Arc de M. Bastien-Lepage est touchante, et par les critiques comme par les admirations qu’elle a provoquées vous pouvez comprendre qu’il s’est produit là un effort avec lequel il faut compter. Dans le modeste verger attenant à la chaumière de ses parens, la jeune fille se tient appuyée contre un arbre. Elle est simplement, presque pauvrement vêtue d’une jupe et d’un corsage gris, à peine ajustés. Blonde, menue, sa tête représente un type assez répandu dans nos campagnes lorraines. Mais les grands yeux d’un bleu paie ont la fixité étrange, de l’extase, et leur vague regard brille d’un éclat singulier dont le doux visage semble illuminé. Un des bras de Jeanne pend à ses côtés, tandis qu’inconsciente elle tient machinalement de sa main étendue une branche du pommier auquel elle est adossée. Derrière elle, à travers les feuillages, se confondant presque avec la muraille, on entrevoit une apparition confuse, les Voix : saint Michel, couvert d’une armure dorée, qui présente à la jeune fille une épée nue, et les deux saintes, Marguerite et Catherine, l’une à genoux, cachant sa tête dans ses mains, comme une image de la patrie abîmée dans sa douleur; l’autre regardant Jeanne avec amour. Mais Jeanne ne veut point voir l’apparition; elle s’est détournée. Depuis longtemps elle a lutté contre la terrible vocation. Sa modestie, sa pudeur, la simplicité de ses habitudes, tout la retenait, et cinq ans elle a résisté, se défiant d’elle-même et se consultant sous l’œil de Dien. Cependant» la pitié qui est au royaume de France » est devenue extrême et sous l’obsession « des voix belles et douces » qui la pressent, Jeanne va céder. Il faut se rendre, quitter l’humble demeure, le petit clos égayé de fleurs rustiques, le bois chenu, cet horizon familier, cette vie ignorée, le cercle modeste de ses travaux et de ses affections, pour aller mener les chevauchées et courir les grandes aventures. L’heure décisive est arrivée, le moment est solennel... il faut se rendre, elle le sent. Tel est le tableau, et quand nous aurons dit la poésie de cette figure naïve transfigurée par l’essor de la vie intérieure qui l’anime tout entière, qui éclate sur ses traits et leur prête une beauté surnaturelle, nous en aurons en même temps loué l’exécution. Le plus bel éloge, en effet, que nous en puissions faire, c’est qu’on n’y pense même pas, tant elle est simple, peu apparente, effacée au profit de l’expression qu’elle laisse dominer. Pourquoi faut-il qu’à côté de cette admiration entière pour le personnage principal, qui est, à vrai dire, tout le tableau, nous ne puissions également approuver le paysage qui l’accompagne? Sans en critiquer la donnée, ni même aucune des dispositions essentielles, nous sommes bien forcé d’y relever les invraisemblances de la perspective, le manque de proportions trop évident entre les figures de la vision et la chaumière contre laquelle elles sont plaquées. Quant aux détails, si multipliés qu’ils soient, nous les accepterions encore s’ils étaient mieux réglés, moins soulignés, subordonnés en un mot à la simplicité d’aspect que réclame impérieusement une pareille composition. Au lieu de cette verdure acide, de cette tache blanche d’une des chaumières qui, sans raison appréciable, est la note la plus vive du tableau, au lieu de ce terrain peu assis, de ces accidens éparpillés et qui tirent à eux le regard, imaginez autour de la jeune fille un terrain ferme et, dans les végétations, un ton soutenu et tranquillisé pour accompagner ses carnations : combien cette figure emprunterait alors au paysage une expression plus complète et gagnerait, à être ainsi encadrée, une importance qui, sans même parler des convenances du tableau, nous paraît plus conforme à la réalité même des choses! Malgré tout, quand l’œil, un peu dérouté d’abord, s’est familiarisé avec cette indécision du parti, il sait où se porter, et de lui-même il va chercher pour s’y reposer cette petite figure de Jeanne la Lorraine, à laquelle ce jeune peintre, Lorrain comme elle, a su donner une grâce si chaste et si vaillante et une noblesse si ingénue.

Le complément d’intérêt et d’efficacité que le paysage pouvait prêter à son œuvre, M. Cormon ne l’a pas négligé, et on ne reprochera pas au milieu dans lequel il a placé son Caïn d’être insignifiant ou banal. Ce ciel morne, ce soleil sans éclat, qui se révèle par ses ombres plus que par sa lumière, cette terre ingrate et nue, ces plateaux désolés que dominent au loin les profils sévères de montagnes plus âpres encore, toutes ces menaces, toutes ces duretés de la nature, disent assez les dangers qu’ont déjà traversés le meurtrier et sa famille et les épreuves qui les attendent encore. Isolés de toutes parts et ramassés en un groupe compact au milieu de l’espace immense, ils fuient sous la malédiction de Jéhovah. Au centre, la femme de Caïn, les cheveux en désordre, grisonnante, les seins pendans, le visage hâve et abruti par la misère, est assise sur un brancard que portent les plus âgés de ses fils. Deux petits enfans nus dorment appuyés contre elle. Velus, hérissés, à peine couverts de peaux de bêtes, ses autres fils l’entourent. Ils sont chargés des animaux qu’ils ont abattus à l’aide de leurs armes primitives, des massues, des piques, des haches faites d’arêtes de poissons ou de cailloux grossièrement emmanchés. Des pièces de gibier encore intactes ou des quartiers de viande saignante sont amoncelés sur le brancard pour servir de nourriture aux vagabonds, et des chiens faméliques se pressent, inquiets, derrière eux. En tête, Caïn lui-même, un vieillard à la barbe inculte et aux longs cheveux blancs, s’avance hagard, effaré, incertain de sa route, obéissant à je ne sais quelle mystérieuse impulsion. Où aller ? où échapper au souvenir de son crime, à la malédiction qui s’attache à ses pas, aux inclémences du ciel, aux menaces de la faim, aux responsabilités du chef de famille ? Et sans trêve, sans espoir, la horde farouche poursuit sa route. Telle est, dans sa clarté impitoyable, la composition de M. Cormon. Tous les détails y sont significatifs, et l’harmonie morne de la couleur, harmonie faite de gris terreux et volontairement monotones, n’est relevée çà et là que par quelques taches sanglantes. À peine si, pour atténuer un peu l’horreur d’une pareille scène, vous parviendriez à découvrir parmi ces fauves quelque trace de sentimens humains. Peut-être est-ce par besoin de vous tromper vous-même que vous attribueriez à une attention pour la femme de Caïn le privilège dont elle est l’objet, et sans doute vous devriez plutôt y voir la satisfaction d’un instinct purement animal, quelque chose comme le désir d’assurer la perpétuité de la race en conservant la mère à ses petits. Tout au plus vous est-il permis de trouver l’indication des sentimens que vous réclamez dans le groupe du jeune homme qui emporte sa compagne et la tient dans ses bras, endormie, épuisée de fatigue et les pieds meurtris par la marche, groupe touchant d’ailleurs et qui repose un peu de tant de sauvageries accumulées.

Le darwinisme et la Bible se sont accordés ici pour vous accabler de leurs rigueurs. Comme par un raffinement suprême, la réprobation de Jéhovah ajoute une cruauté de plus à cette lutte pour la vie et à la longue série des misères que la science nous permet aujourd’hui de lui attribuer. M. Cormon était dans son droit en renouvelant ainsi la donnée des livres saints et en épuisant l’horreur de son sujet. N’en a-t-il pas cependant un peu abusé ? Sans sortir de la gamme éteinte où il a voulu se renfermer, ne pouvait-il pas donner aux carnations, non pas de l’éclat, mais un peu moins d’effacement? Peut-être aussi aurait-il dû atténuer quelques détails d’un goût douteux ; certainement enfin le dessin des articulations de ses personnages gagnerait à être moins accentué. Dans le Caïn, entre antres, les emboîtemens des jambes et les attaches du cou et de l’épaule sont accusés avec une violence qui dépasse les possibilités de la structure humaine et dont les insertions des branches et des racines dans les vieux arbres présenteraient seules l’exemple. De telles exagérations, en sautant aux yeux les moins exercés, provoquent de trop faciles critiques. Le talent de M. Cormon est assez sérieux et assez original pour n’y point prêter. Au surplus, cette fougue ne nous scandalise pas outre mesure chez un jeune homme quand elle est soutenue par des telles qualités de composition, et c’est avec confiance qu’à côtés des noms de MM. Bastien-Lepage et Morot nous ajoutons celui de M. Cormon, heureux des révélations qu’il nous apporte et des espérances qu’il autorise.

En face du Caïn, les hasards du placement ont amené le grand carton de M. Puvis de Chavannes destiné à compléter la décoration du musée d’Amiens : les Jeunes Picards s exerçant à la lance. Bien qu’il s’agisse encore ici des âges primitifs de l’humanité, le contraste entre les deux œuvres ne saurait être plus tranché. Il montre ce que la liberté de l’artiste, en se prenant à des sujets analogues, peut, suivant la nature de l’esprit et du talent, amener de diversité dans la façon de les concevoir et de les représenter. Nous marquerions volontiers le caractère de cette profonde différence entre les deux œuvres par l’appellation de l’âge d’or, sorti de l’imagination des poètes, en opposition avec cet âge du silex, qu’ont découvert les savans. De points de vue si contradictoires vous pouvez déjà déduire toutes les dissemblances. Ce n’est plus maintenant le combat pour la vie, avec ses implacables nécessités et la réprobation qui s’y attache; l’image est plus consolante. L’exercice auquel se livrent ces jeunes gens, outre qu’ils y trouvent leur passe-temps favori, est encore relevé à leurs yeux par le sentiment de la sécurité nationale dont ils ont charge. C’est un jeu et c’est un devoir : Ludus pro patria. Tout ce qui peut faire la douceur et la dignité de la vie les entoure et les soutient. Le joyeux entrain qu’ils mettent à exercer leur adresse est peint sur leurs traits, et déjà des jeunes filles tressent des couronnes pour les plus habiles, pendant que les mères de famille retirent du four rustique les pains fumans qui vont être distribués entre tous. Ce pays d’ailleurs est bien cultivé, et l’horizon qui s’ouvre à l’infini sous les yeux de ces heureuses populations n’a pour elles que des perspectives rassurantes. Des cours d’eau traversent ces plaines et facilitent leurs relations. La pêche, la chasse, leur offrent une distraction en même temps qu’elles pourvoient à leur nourriture. Leur costume et leurs habitations sont simples, leurs industries élémentaires. Mais tout cela suffit à leurs besoins, et, dans leur existence modeste, il y a place pour toutes les affections comme pour les occupations les plus nobles. Chez elles, la vieillesse est respectée, et ceux que l’âge empêche de se mêler à la lutte jugent les coups et partagent les caresses des petits enfans. Tout ce monde est uni, actif, utile et bienfaisant à autrui. Quelle atmosphère heureuse et pure ! Quel idéal de calme et de sérénité ! Qu’il fait bon reposer son esprit et ses yeux sur ces douces images, oublier un instant avec elles les agitations de notre vie fiévreuse et troublée, l’amertume de nos doutes et de nos luttes, les misères qui nous entourent, celle? même dont les mieux partagés ne sont pas exempts ! Rassurez-vous d’ailleurs : vous pouvez vous abandonner à cette communicative éloquence et vous n’avez pas à vous défendre contre l’expansion qu’elle provoque en vous. Il n’y a rien là qui sente la rhétorique. Aucune trace de cette faconde banale, routinière, tout extérieure, qui n’a sur l’âme aucune prise puisqu’elle n’y peut éveiller aucun écho. Pas de raffinemens non plus, ni rien qui exige le commentaire: l’œuvre se suffit. C’est un peintre qui s’adresse à vous, avec les seules ressources de son art. Il les atténue volontairement et se contente des moyens les plus clairs et les plus naïfs. Si vous doutiez de leur efficacité, voyez ce qu’ils gagnent à être employés dans les grands espaces et comme le génie de l’artiste, en se déployant librement sur les vastes murailles du Panthéon, s’y dépouille des étrangetés qu’il montre lorsqu’on veut le réduire aux petites toiles et aux tableaux de chevalet! Là où les autres s’épuisent en vains efforts, ou en exagérations ridicules, il se meut à l’aise et dans la plénitude de ses farces. Alors avec cette sobriété extrême qui lui est personnelle, il a des trésors de grâce et des merveilles d’invention. Il possède le secret de rajeunir tout ce qu’il touche, et les sentimens les plus vieux, les allégories les plus élémentaires, lui sont les meilleures occasions de prouver son originalité. Il se met tout entier à ce qu’il fait; il épouse ses sujets. Il a une façon à lui de les comprendre et de les rendre. Les grandes lignes de ses compositions, la répartition des groupes, l’ordonnance de leur silhouette et les liens qui les rattachent entre eux dérivent des convenances mêmes de ces sujets. Les mouvemens sont pris à leur origine et dans leur acception la plus franche, en correspondance parfaite avec le jet des figures et les intentions qu’elles manifestent, et si les simplifications de la forme semblent parfois un peu ingénues, du moins elles partent toujours d’un principe juste et sain. C’est ainsi que l’artiste arrive à exprimer clairement sa pensée, avec une noblesse familière qui vous ravit. S’il réveille à la fois en vous les impressions élevées de la nature et les meilleurs souvenirs de la poésie, c’est que vous goûtez devant ses œuvres la double séduction d’un talent resté simple, mis au service d’un esprit cultivé.

De tout temps, les données empruntées à l’antiquité profane ou sacrée ont offert aux arts les inspirations les plus riches et les plus variées. Elles ont l’avantage de présenter des types connus, qui parlent clairement aux yeux et autorisent par leur caractère et par les traditions qui s’y rattachent le recours à des modes d’expression supérieurs à ceux que fournit la seule réalité. Très arrêtées dans leurs lignes principales, ces données laissent cependant aux artistes qui se proposent de les traduire une latitude d’interprétation assez grande pour que, malgré les œuvres nombreuses qu’elle ont déjà suscitées, il soit permis d’y revenir toujours, avec l’espoir d’en imaginer des représentations nouvelles. Il est intéressant de suivre ces tentatives de rajeunissement pour des sujets aussi rebattus, de voir jusqu’à quel point elles sont légitimes et quels aspects jusque-là restés dans l’ombre ou quelles significations imprévues elles nous en révèlent. C’est par un retour direct à la nature que M. Cazin s’est proposé de renouveler les sujets que lui a fournis la Bible. L’essai est louable, et on ne saurait nier le talent qu’il y a mis. Mais sans tenir plus de compte qu’il ne faut des préoccupations de l’ethnographie, ni surtout des conventions académiques, il est difficile d’accepter les types que nous offre M. Cazin. A. part la figure d’Ismaël se serrant contre sa mère, figure d’un sentiment touchant et d’une simplicité charmante, ces types répondent mal à notre attente. La Genèse nous semble par trop désorientée avec ces personnages si évidemment empruntés à notre temps et à notre pays et qui nous apparaissent au milieu de campagnes que la France réclame. A moins d’une forte dose de complaisance, ce jeune Tobie qui, à la façon de nos troupiers en congé, emporte au bout d’un bâton son menu bagage enfermé dans un mouchoir de cotonnade; ce petit étai)g au lx)rd duquel il rencontre l’ange; cette maison au toit rose qui, là-haut sur la colline, semble quelque honnête établissement où nos deux voyageurs pourront se restaurer, tout cela nous paraît peu fait pour procurer l’illusion des textes sacrés. Est-ce candeur ou excessive recherche? Nous ne savons. Mais si les figures, chez M. Cazin, prêtent à la critique, le talent du paysagiste est de premier ordre, et il y a dans les vastes espaces de la Terre une entente de la lumière et une impression de grandeur et de solitude tout à fait remarquables. La poésie de l’exécution, la largeur du parti, la simplification des formes et l’atténuation raisonnée des nuances dénotent de la part de l’artiste cette franche acceptation de l’infériorité des ressources matérielles de la peinture comparées à celles de la réalité et procèdent d’une entente élevée et très originale des principes mêmes de son art.

M. L.-P. Robert, lui aussi, est un paysagiste. Ses grands sapins qui montent drus et puissans vers le ciel et le velours des mousses dont il étend à leurs pieds le riche tapis rappellent, sous des aspects nouveaux, les qualités pittoresques que nous avaient révélées, il y a plusieurs années, ses Zéphyrs du soir. La seule beauté de la nature suffisait à cette forêt dont M. Robert a tenu à nous présenter les Génies. Il s’est donc efforcé de les figurer pour nous par des personnages symboliques dont les attitudes, la conformation et le degré même d’embonpoint ou de maigreur ont la prétention de nous offrir des analogies avec les différentes essences des arbres, leur port et leurs dimensions elles-mêmes. M. Robert aurait dû être averti de la puérilité d’une semblable poursuite par la nécessité où il s’est trouvé d’en attester la clarté au moyen d’inscriptions et de renvois placés au-dessous de son œuvre, en regard de chacune des essences qu’il a voulu caractériser. Les allégories doivent être assez évidentes pour se passer de pareilles explications. Il n’y faut point raffiner, et si M. Robert persiste à appuyer les paysages qu’il sait si bien peindre de commentaires qui, jusqu’à présent du moins, m lui ont pas trop réussi, il fera sagement désormais d’y mettre plus d’à-propos et de simplicité.

C’est pour la première fois, croyons-nous, que le nom de M. Popelin paraît à nos Salons. Il convient de le retenir, et son Sacrifice à Esculape nous révèle déjà le talent d’un très fin coloriste. Le corps du jeune garçon qui se hausse jusqu’à l’autel du dieu, un coq à la main, est délicatement modelé et forme avec les blanches intonations de l’architecture et l’azur de la mer un délicieux contraste. Quelques fleurs semées çà et là, discrètement et avec goût, ajoutent à cet ensemble leur appoint de grâce et de fraîcheur. Il semble au contraire que le souffle desséchant de l’archéologie ait passé sur les Saisons de M. lima Tadéma, que nous avons vu souvent mieux inspiré. Les carnations de ses personnages, jaunes et éteintes, se démêlent parfois difficilement des fonds de marbre dont l’artiste se plaît un peu trop à les accompagner. Leurs gestes et leurs poses gagneraient aussi à être un peu moins contournés, surtout chez cette femme de visage masculin qui se tord si bizarrement dans sa robe vineuse, sous prétexte de nous représenter l’Automne. Il y a plus d’élégance et quelque charme dans la figure du Printemps: une jeune fille à robe blanche très heureusement ajustée, qui serre sur sa poitrine un de ces jolis cyclamens roses dont foisonnent en mars les gazons des villas romaines. Il faut de l’abandon, une imagination plus jeune et une main plus légère en ces sortes de sujets, et Mme Demont-Breton nous le fait bien voir avec sa Petite Source et surtout avec cette autre fillette, Fleurs d’avril, une tête blonde et joyeuse, un petit corps ferme et bondissant, vraie image du printemps qui rit sur ses lèvres roses, en même temps qu’il ranime autour d’elle toutes les verdures et fait fleurir tous les buissons.

Nous n’oserions dire qu’en peignant Phèdre consumée par son fatal amour, M. Cabanel nous ait donné une de ces images définitives sur lesquelles, de longtemps, il serait dangereux de revenir. Et cependant, par delà Racine, il a voulu remonter jusqu’à Euripide pour nous montrer, dans son déchaînement sans mesure, la violence de cette passion aussi funeste à celle qui y cède qu’à celui qui y résiste. Sans doute il y a dans la sombre expression du visage de Phèdre et dans la fixité de son regard quelque chose de l’inertie inconsciente d’un être butté contre une pensée unique et désormais incapable de se reprendre. Mais c’est la seule poésie que M. Cabanel ait empruntée à Euripide. A défaut des éloquences de la couleur, à défaut du pathétique que devait suggérer une pareille donnée, nous pouvions espérer, du moins, ce goût sévère, ce choix et cette pureté de formes qu’évoquent forcément aussi les souvenirs de l’art antique. M. Cabanel nous offre une peinture indécise et lâchée qui ne saurait faire illusion sur le manque de style de sa composition. « L’art de peindre est peut-être plus indiscret qu’aucun autre, » a dit excellemment Fromentin. L’absence de modelé dans le torse de Phèdre, les molles et peu séantes indications de sa poitrine, le dessin incorrect de la main qu’elle laisse pendre, trahissent trop clairement ici l’indifférence de l’artiste pour son œuvre, et quand, nous essayons de nous dédommager de ces négligences avec le portrait qu’a également exposé M. Cabanel, nous y trouvons malheureusement, avec une couleur encore plus effacée, des négligences au moins pareilles.

Ces défaillances, nous n’aurons pas aies relever chez M. Bouguereau. Sa facture constamment égale, consciencieuse, honnêtement suivie, facile cependant, ne promet jamais plus qu’elle ne peut tenir. Il faut bien rendre justice à de telles qualités, car elles ne sont point si communes, et pourtant, fût-ce au prix de quelques erreurs, on se prend à souhaiter des allures moins régulières et moins prévues, quelques-unes de ces charmantes hésitations qu’on remarque chez les plus grands, des contrastes ou des coups de force qui animeraient un peu cette exécution. On s’en veut de rester aussi froid en présence d’une aussi scrupuleuse correction. M. Bouguereau est impeccable; il faut l’accepter comme il est. Pour une fois qu’il a voulu sortir de ses voies ordinaires, l’aventure ne lui pas réussi. Ce Christ qui se tord d’un mouvement si excessif et si inutile oublie un peu trop qu’il devrait à l’élégante distinction de son visage de nous épargner cette pose violente et mélodramatique» Les sujets moyens, les notes douces conviennent mieux au talent de M. Bouguereau ; mais qu’il cherche à plaire ou à émouvoir, on ne doit pas compter avec lui sur des tentations trop vives ni sur des émotions trop poignantes. Ses nymphes ou ses néréides n’auront jamais rien à voir avec les déportemens et les ardeurs sauvages des amours mythologiques. Ce sont personnes bien élevées, modestes, quoi qu’elles en aient; et, quant à cette Jeune fille se défendant contre l’Amour, bien qu’elle y mette quelque mollesse, vous entendez assez que ce n’est là pour elle qu’un badinage décent dont sa famille n’a pas lieu d’être inquiète.

M. Gustave Moreau est un chercheur, et on ne saurait l’accuser d’indifférence pour son art. Nul ne se montre plus que lui inquiet, soucieux de donner à ce qu’il fait une signification neuve et personnelle. Mais son désir d’échapper à la vulgarité l’a conduit à d’étranges raffinemens. Certes, l’idée de mettre en regard d’Hélène toutes les victimes causées par sa beauté était une idée acceptable ; à condition toutefois de lui trouver une expression picturale. C’était tout d’abord prendre l’engagement de nous présenter dans sa splendeur cette beauté « égale à celle des déesses, » objet d’une telle admiration que les vieillards troyens eux-mêmes en oubliaient presque les maux que leur ville endurait pour elle. L’Hélène de M. Moreau n’est que riche. Elle ne justifie guère l’hécatombe de guerriers, de princesses et de rois amoncelés à ses pieds, tous reluisant, comme elle, de l’or et des pierres précieuses qui ornent leurs boucliers, leurs casques, leurs coiffures, leurs bras et leurs jambes. La mer elle-même roule des flots d’émeraude, et dans un ciel d’opale les grenats et les turquoises lancent leurs feux combinés. Et pourtant, quelles que soient ces magnificences, la Galatée de M. Moreau nous étale de bien autres richesses. Ici les scintillations de la joaillerie s’augmentent de la collection complète des efflorescences marines : coquilles, algues, coraux, madrépores, tout cela minutieusement détaillé, chatoyant, ciselé. Pas une forme qui soit simple, pas un ton qui ne soit irisé. C’est un écrin dans un aquarium. On oublie en face de cette bijouterie que M. Moreau sait dessiner, ses croquis en font foi cependant. On se demande aussi comment il peindrait dans leur sainte nudité les êtres humains ou divins qu’il a voulu nous représenter. On lui serait reconnaissant si, faisant désormais pour eux le vœu de pauvreté, il les soulageait de ces importunes richesses et nous permettait ainsi de goûter, sans péril pour nos yeux, la poésie mystérieuse et subtile qui, malgré tout, persiste encore dans ses œuvres.

Entre la distinction et la recherche la limite est étroite. Nous n’oserions affirmer que M. Humbert ne l’a pas non plus dépassée. La Salomé impassible qui tient à deux mains le plat sur lequel est posée la tête de saint Jean-Baptiste ne manque certes point d’élégance, mais d’une élégance un peu précieuse et toute moderne. Cette mondaine, on doit pouvoir la rencontrer aux environs du bois ou des courses, et on se demande par quel caprice, dans cette tenue étrange et avec cette déplaisante coiffure, le peintre l’a placée sur un de ces trônes empruntés aux maîtres primitifs où il avait, il y a quelques années, fait asseoir la Vierge et l’Enfant Jésus. L’Euterpe de M. Thirion est au contraire une figure d’une distinction parfaite, et l’on ne songe pas ici à rechercher quel modèle a pu offrir à l’artiste ce charmant visage, ces traits fins, ce pur ovale qu’encadre avec tant de grâce une riche chevelure. Sans doute, M. Thirion a demandé à la nature ce point de départ de vie et de réalité que seule elle peut donner; mais, pour finir son œuvre, il y a mis, comme sa part de création, l’élégance des ajustemens, le nuage de ces voiles légers qui flottent autour de la jeune fille, la fière expression de son regard, surtout cet air de jeunesse éternelle qui en fait une déesse et qui, plus encore que le laurier d’or dont elle est couronnée, nous invite à voir en elle la noble inspiratrice de la poésie lyrique et de la musique.

C’est pour la dernière fois que le livret du Salon porte le nom de M. E. Blanchard. Alors que son talent autorisait les plus légitimes espérances, une mort prématurée est venue l’enlever à l’art et aux affections dont il était entouré. Il nous est doux de rappeler ici le nouveau témoignage de cordiale et délicate confraternité dont cette mort fut l’occasion, hommage aussi honorable pour celui qui en était l’objet que pour ceux qui s’y étaient si généreusement associés. Avec un de ces portraits élégans et fins qui avaient assuré à M. Blanchard une précoce renommée, nous retrouvons à l’Exposition la dernière et aussi la plus remarquable des œuvres qu’il ait laissées : sa Françoise de Rimini. Les corps des deux amans s’enlevant en pleine lumière forment un groupe charmant, et brillent d’un doux éclat au milieu des ténèbres qui les pressent de toutes parts et commencent déjà à les envahir. L’entente de l’effet, la grâce de l’arrangement, la merveilleuse souplesse de l’exécution et du modelé montrent les progrès qu’avait réalisés l’artiste. Il ne devait pas jouir de son succès. Atteint déjà par la maladie, il luttait courageusement et, malgré l’épuisement de ses forces, il s’obstinait à l’œuvre qu’il voulait terminer. Ces nuées qui enveloppent la blanche vision, il les peignait d’une main défaillante que la mort allait bientôt glacer. L’œuvre est restée inachevée. Touchante par elle-même, elle emprunte à la destinée du jeune peintre une tristesse plus pénétrante et plus poétique encore.


II.

Le nombre depuis longtemps inquiétant des portraits va toujours croissant d’un Salon à l’autre. Il y en a beaucoup de bons, il y en a même d’excellens cette année. M. Carolus Duran reste un des maîtres incontestés du genre. Il est le peintre désigné de toutes les élégances, et grandes dames ou souverains s’inscrivent à l’envi chez lui. Comme coloriste, il a les dons les plus rares : l’éclat et la délicatesse, et, quant au dessinateur, on trouverait difficilement à reprendre à la correction de ses mises en place, à la sûreté de ses vives indications. Mieux que personne, il sait faire vibrer un ton, le montrer dans ses magnificences ou ses finesses, l’enrichir par les plus heureux voisinages. Son exécution anime et complète tant de ressources naturelles ou acquises, elle respire un entrain de si bon aloi, un tel plaisir de peindre, qu’elle communique aux ouvrages de M. Carolus Duran le souffle même de la vie, ce quelque chose de spontané, de libre, de naturel qu’il est si malaisé de conserver dans les créations de l’art. Même en y appliquant la pensée, on se rend difficilement compte des phases diverses par lesquelles son travail a passé, et la succession de ces opérations préparatoires, qui chez tant d’autres demeure apparente, semble ne pas exister pour lui. Vous diriez que son œuvre a été menée d’ensemble ou plutôt qu’elle est née ainsi tout d’un coup. Ces qualités, l’à-propos, la verve habituelle du peintre, vous les retrouverez dans le Portrait de Mme G. P. En pied et debout, la dame, — une tête fine et blonde, des yeux bleus, une bouche mignonne et vermeille, — est vêtue d’une robe de satin dont les revers, d’une nuance plus pâle, adoucissent le bleu très éclatant. Le rouge sombre de là tenture et le rouge très franc du tapis qui recouvre la table forment avec ces bleus un contraste hardi, mais justifié par un parfait accord. La pose est simple, naturelle, et toutes ces sonorités qui s’exaltent non-seulement s’harmonisent entre elles, mais laissent aux notes douces des carnations leur entière fraîcheur. Le parti est encore plus audacieux et l’éclat plus triomphant dans le Portrait de M. Louis B., un garçonnet que M. Carolus Duran nous montre dans ce costume ambigu que les exigences suprêmes de la mode imposent aux bambins de cet âge, sans grand souci de la grâce de leur démarche ni de la liberté de leurs mouvemens. Avec ses traits fins, ses longs cheveux bouclés, son joli minois, son grand chapeau à larges bords relevés et la robe étroite où il est emprisonné, il n’est pas inutile de recourir au livret pour être rassuré sur le sexe de cet enfant. Sa petite moue et son air malheureux semblent protester contre cet accoutrement de fillette; il rêve sans doute d’un vêtement plus viril. C’est là l’ambition de ces petits hommes, mais on ne les consulte guère, ces petits. Comme ils font bien ainsi, à la promenade avec leur gouvernante, ou bien immobiles sur le devant d’une calèche, vis-à-vis de leurs parens, on ne tiendra pas compte du déplaisir de l’enfant. Il faut qu’il se résigne à passer dans cette parure à la postérité. Accroché dans quelque intérieur somptueux, son portrait en fera un ornement de haut goût qui ne craindra le rapprochement d’aucun luxe, même du plus sévère, surtout du plus magnifique. Au Salon déjà, il est d’un voisinage bien dangereux à autrui, et il n’y avait guère que M. Carolus Duran pour soutenir ainsi, montée à ce diapason, la fanfare joyeuse de tant de rouges réunis. C’est une gageure qu’il a gagnée en se jouant, Il a beau dépenser ici à pleines mains l’exubérance de son talent, il semble qu’il n’y arrive point et qu’il se contienne encore. En vérité, la nature a été prodigue envers ce peintre. L’avouerons-nous cependant, en face de ces œuvres retentissantes, si nous songeons beaucoup à lui, nous oublions un peu ses modèles. C’est quand il se résigne à réfréner le plus qu’il peut son ardeur qu’il nous paraît le plus fort, et lorsque, par un effacement volontaire et raisonné de son exécution, il arrive à reporter sur eux le meilleur de notre attention, alors, — comme dans ce beau portrait de Mme de N., qui lui a valu l’an dernier son succès le plus haut et le plus mérité, — il offre à notre admiration une de ces œuvres parfaites telles que les plus grands n’en produisent qu’à leurs bons jours, disons le mot : un chef-d’œuvre.

C’est une mondaine aussi que nous montre M. Jacquet, et il y a bien de la grâce et de l’élégance dans son Portrait de Mme D. . Il y a plus encore, et avec l’éclat des chairs et le goût de l’ajustement, bien des traits délicatement observés et finement rendus donnent à cette physionomie toute parisienne un charme à la fois piquant et intime. Le sourire de la bouche, la douceur d’un regard où se lit autant d’esprit que de bonté, la franchise avouée de ces cheveux grisonnans auxquels la fraîcheur du teint et la jeunesse du visage et de la tournure donnent un si coquet démenti, tout cela forme un ensemble délicieux qui attire et retient. La spirituelle indication des mains gagnerait à être poussée un peu plus avant. Ces mains sveltes et mignonnes méritent qu’on les suive dans leur modelé et leurs fines inflexions; elles achèveraient de caractériser la personne en lui ajoutant une grâce de plus. Il faut que M. Jacquet rende parfaite une œuvre qui est aussi près de l’être.

Le nom de M. Jacquet amène naturellement celui de M. Cot; ils ont même clientèle élégante, et avec bien des différences qu’il serait facile de relever, ils ont aussi bien des qualités pareilles. Ce n’est pas cependant à M. Cot que nous demanderions jamais de mener plus loin l’exécution de son œuvre. Il est sur ce point d’une exigence que nous trouverions excessive si son habileté n’était, pour le moins, égale à sa conscience. Jamais ses scrupules ne vont jusqu’à fatiguer son travail, et pour être moins apparens, moins en dehors, ses mérites restent très solides. Le Portrait de Mlle de L. en fait preuve et surpasse peut-être les précédens ouvrages de l’artiste. Le difficile problème de montrer la richesse et la variété du coloris en se bornant aux modulations d’un seul ton, ce problème qui a déjà tenté bien des peintres et que nous voyions si cavalièrement résolu tout à l’heure, M. Cot se l’est posé à son tour et presque dans les mêmes termes que M. Carolus Duran. Est-il besoin de dire que c’est par d’autres moyens qu’il en a trouvé la solution? C’est à force de minutieuse justesse qu’il a su composer un ensemble harmonieux de tous ces rouges qui non-seulement s’opposent ici dans leurs nombreuses nuances, mais qui parfois ne diffèrent que par la diversité des tissus. L’importance laissée à la figure montre d’ailleurs que M. Cot n’a attribué à cette partie de sa tâche qu’un rôle secondaire. Cette importance reste entière, et il n’était pas possible de rendre avec plus de naturel et de correcte élégance le modelé précis de ce petit corps, la souplesse et la fermeté des chairs, la finesse des attaches, la grâce et la décision de ce jeune visage si bien coiffé de ses cheveux épars. L’attitude est encore d’un enfant, mais déjà l’expression est plus sérieuse, et ce chien familier qui se presse contre cette petite femme en essayant d’attirer son attention, devra bientôt se résigner à devenir plus respectueux vis-à-vis de l’ancienne compagne de ses jeux. Si nous préférons le portrait de Mlle de L. à l’Orage, qu’a également exposé M. Got, le public sans aucun doute dédommagera l’artiste de nos préférences. À ce jeune garçon et à cette fillette qui fuient enlacés devant les approches de la tempête, il fera, suivant toute apparence, le même accueil qu’au Printemps, que la gravure, la peinture sur émail ou sur porcelaine, se sont employées et s’emploient encore à reproduire. Il serait difficile de citer un succès aussi populaire et aussi persistant. Peut-être y aurait-il quelque satiété pour le peintre lui-même à le voir se répéter et à retrouver aux expositions prochaines et aux vitres des marchands ces copies formelles ou ces réminiscences mal déguisées de sa nouvelle œuvre qui, comme la précédente, risquera de subir en passant par tant de mains plus d’une fâcheuse déformation.

Bien qu’il ait, et au plus haut degré, le don de l’élégance et de la grâce, M. Baudry n’a peint, à notre connaissance, qu’un nombre très restreint de portraits de femmes. En revanche, beaucoup de ses portraits d’hommes sont restés justement célèbres. Celui de M. Jules B. remonte déjà, croyons-nous, à plusieurs années. Avec son costume sévère, qui se détache à peine d’un fond sombre, avec son teint olivâtre, sa barbe et sa chevelure noires, ses traits énergiques et décidés, vous jureriez avoir déjà rencontré ce fier visage dans quelque musée d’Italie. Placée aux offices de Florence ou à l’Académie des Beaux-Arts à Venise, l’œuvre y soutiendrait les plus glorieuses attributions. Le Portrait de M. Guillaume, qui est tout récent, montre une facture plus libre et, sauf la coloration peut-être un peu trop prononcée des chairs, l’aspect en est vivant et la ressemblance frappante. Le sculpteur est représenté dans son atelier, accoudé à sa table de travail. Il a interrompu sa tâche pour se reposer un moment. Mais l’activité intérieure de la pensée se lit sur son visage vivement éclairé, et les yeux rayonnent de cette joie sereine que donne une subite illumination de la vérité. Rien de théâtral d’ailleurs, vous le pensez bien; aucune pose. L’attitude est d’une simplicité parfaite et, autour de l’artiste, les accessoires, réduits au strict nécessaire, rappellent les aptitudes diverses du statuaire et de l’écrivain. Ainsi entendue, dans sa sobriété familière, l’œuvre présente l’intérêt de ces portraits composés dont ici même, avec l’autorité qui lui appartient, M. Guillaume regrettait la rareté et proposait de renouveler la tradition. Quant à l’exécution, elle est ce qu’on pouvait attendre d’un peintre aussi au courant des ressources de son art que l’est M. Baudry. La touche pleine d’avance et de résolution porte juste, et avec une entente accomplie de la forme, les accens décisifs réservés pour la tête révèlent cette science de la figure humaine qui sait y démêler les traits significatifs, ceux sur lesquels il convient d’insister. Jusque dans l’abandon de la facture, il perce quelque chose du plaisir que pouvaient goûter à se trouver réunis deux artistes tels que ceux-là. Entre peintre et modèle on n’a pas souvent pareille aubaine. Mais, tout excellens qu’ils soient, ces deux portraits ne nous dédommagent pas cependant de l’œuvre importante qui nous avait été annoncée et que nous attendions de M. Baudry. Notre admiration a le droit d’être exigeante avec lui, car nous ne pouvons nous résigner aux déplorables conditions faites à sa décoration de l’Opéra. Il est dur de penser que ces belles peintures, ainsi placées, à une hauteur et avec un entourage qui n’auront guère permis d’en jouir, sont condamnées à une détérioration dont les traces nous paraissent même déjà appréciables.

La sincérité entière, le charme discret, la mesure exquise et ce doux parfum de simplicité, de naturel et de poésie qu’il met dans ses œuvres ont fait à M. Dubois une place à part, non-seulement parmi les sculpteurs, où il est au premier rang, mais dans cette élite de nos portraitistes à laquelle, vous le savez, ni le nombre ni l’éclat du talent ne fait défaut. C’est un peintre singulièrement habile que ce statuaire. Pourtant on ne songe guère à son habileté, tant elle reste chez lui modeste, attentive à s’effacer au profit de ses modèles. C’est à les faire connaître qu’il s’applique tout entier, et il estime qu’en laissant de son mieux paraître leur personne, il aura donné de son talent la plus complète expression. Il a trouvé des secrets pour peindre sur un visage humain la bonté, l’élévation morale, cette distinction intime que donne la noblesse du cœur unie à la culture de l’esprit, et par des touches inimitables, il rend évidentes aux yeux de tous les bonnes habitudes de la pensée et la claire transparence des âmes qui n’ont rien à cacher. « Ce sont des demoiselles bien comme il faut, » disait à côté de nous, en face du plus important tableau de M. Dubois, un de ces visiteurs du dimanche dont les appréciations ne comptent guère. Dans la naïveté un peu vulgaire de sa forme, le propos nous a paru aussi bon à recueillir et à citer que l’éloge le plus flatteur. Il est en effet charmant ce groupe des deux sœurs qu’a peintes M. Dubois. Habillées qu’elles sont pareillement de gris, leur costume n’a rien de bien rare, ni dans la coupe, ni dans la couleur de l’étoffe! Mais avec quel tendre abandon elles sont appuyées l’une à l’autre. Quelle sûre et mutuelle affection ! Quels bons regards ! Les visages se ressemblent; ce sont bien là deux sœurs, et cependant quelle intime expression de la personnalité de chacune d’elles ! L’aînée plus réservée, plus sérieuse; l’autre plus expansive, la bouche faite pour sourire et les yeux tout pleins d’une aimable malice. Notre homme avait décidément raison, et nous ne saurions mieux que lui louer M. Dubois.

C’est à ce même monde, distingué, mais modeste en ses allures et tenant peu au paraître, qu’appartient la jeune fille que nous montre M. Fantin-Latour. Elle est, elle aussi, simplement vêtue, et on ne songe guère non plus à son costume. Le regard va droit à ces yeux qui vous regardent franchement, sans hardiesse, sans embarras, à ce visage loyal que l’artiste a représenté de face. Les traits fins et réguliers marquent une calme possession de soi-même, et un duvet presque imperceptible qui s’indique vaguement au-dessus de la lèvre supérieure donne un petit air de déci-ion à cette physionomie dont l’expression générale reste cependant douce et bienveillante. Vous jureriez volontiers que la vie de cette jeune fille est active, bien employée et qu’elle partage les goûts intelligens du milieu auquel M. Fantin-Latour emprunte d’ordinaire ses modèles. Vous regrettez presque qu’il n’ait point mis à côté d’elle, comme il l’a fait souvent pour eux, la fleur favorite, le carton de dessin, la partition ou le livre préféré, car vous aimeriez à être renseigné sur ses goûts, à savoir qu’elle n’est étrangère à aucune culture. C’est ainsi que, pour avoir dépassé les aspects sommaires, répudié les procédés trop expéditifs, l’artiste a sollicité notre esprit et qu’il nous a intéressés à des existences inconnues, mais profondément humaines, faites par conséquent pour nous toucher. Et quant à ceux qui ne demandent aux arts que des distractions d’un moment, s’ils passent indifférens ou s’ils restent peu sensibles à l’expression de sentimens d’une si bourgeoise honnêteté, laissez-les passer, laissez-les dire, mais croyez qu’il n’est pas inutile que ces vertus, toutes bourgeoises qu’elles puissent être, soient ainsi représentées par des peintres de ce talent. Ces images qui dureront après eux montreront ce qu’étaient beaucoup de foyers honnêtes dans un temps qu’on a trop souvent calomnié.

Malgré la place que nous venons d’accorder aux portraits, — place assez justifiée par l’importance que ce genre a dans notre école et la richesse exceptionnelle qu’il présente au Salon de cette année, — nous ne pouvons clore cette trop incomplète revue sans citer du moins encore des noms et des œuvres qui mériteraient mieux qu’une courte et sèche énumération : le portrait de M. le duc de B. par Mlle Jacquemart, d’une expression si vivante et si spirituellement caractérisée ; ceux de MM. Paul Bert et Henri Martin par M. Yvon, qui n’a jamais peint aussi bien; le fin portrait de M. Andrieux par M. Bastien-Lepage; celui de M. Lepère par M. Feyen-Perrin, un des meilleurs ouvrages de l’artiste; celui d’un général russe par M. Harlamof; celui de Mme de W. par M. Sain, enfin celui du général de Galliffet par M. Becker, tout à fait remarquable par la finesse du dessin, le force du relief et la franchise de l’exécution. Malheureusement la pose de matamore que le peintre a donnée à son modèle empêche de rendre justice à ces qualités très réelles; on dirait un spadassin s’apprêtant à dégainer. La bravoure d’un général, à l’heure présente surtout, gagne à être moins démonstrative et l’honneur du commandement suppose une énergie plus calme et une volonté mieux contenue.


III.

Nous n’accepterons que comme une étude cette figure au-dessous de laquelle M. J.-P. Laurens a mis le nom d’Honorius, ce qui était son droit, précédé, — ce qui est plus grave, — de cette grosse désignation : le Bas-Empire. Le titre devient ambitieux et la prétention excessive. Ce n’est pas que l’œuvre en elle-même soit indigne de M. Laurens; on y retrouve au contraire aussi puissantes que jamais les qualités qui ont fait sa réputation : l’originalité, la force d’un dessin nerveux et expressif et une certaine âpreté de couleur qui s’allie chez lui à des délicatesses charmantes. Tout cela est dans l’Honorius, et nous ne faisons même aucune difficulté de reconnaître le contraste saisissant que présente oe pauvre être, à peine sorti de l’enfance, d’aspect inintelligent et vulgaire, avec la grandeur un pouvoir dont il porte les attributs dans ses mains débiles: le glaive, symbole du commandement militaire, et le globe qui, avec la domination d’un vaste empire, marque la protection des intérêts les plus augustes. Le rapprochement est significatif. M. Laurens l’a exprimé avec le talent qui lui appartient, car M. Laurens est un peintre, et s’il n’avait déjà si souvent et si bien fait ses preuves, le petit portrait de Mlle T. que vous pouvez voir tout près de là, avec son profil si caractérisé et l’abondance rebelle de sa chevelure, suffirait dans sa facilité libre et forte à lui assurer ses lettres de maîtrise. Mais quant à ce personnage d’Honorius, tout au plus consentirions-nous à y voir le fragment d’un tableau qui nous paraît devoir tenter M. Laurens en lui fournissant l’occasion naturelle de ces restitutions archéologiques dans lesquelles il mêle aux résultats des recherches de U science des inventions très personnelles, d’un goût sévère, et dont la précision ajoute à la vraisemblance. L’artiste alors pourrait laisser à autrui, et en toute confiance, le soin de juger la portée d’une telle œuvre. Mais le public n’aime pas être devancé sur ce point, et cette, appellation de Bas-Empire n’est qu’un fardeau de plus ajouté à ceux qui accablent déjà Honorius. Le procédé de généralisation qui consisterait à caractériser ainsi une époque et quelle époque ! au moyen d’un seul personnage a paru ici un peu trop expéditif. M. Laurens a assez de talent pour rester modeste dans le choix de ses titres.

En nous promettant moins, M. Luminais a dépassé sa promesse, et nous ne pensions guère, en vérité, qu’il pût nous intéresser avec les Énervés de Jumièges. Les fils de Clovis II sont bien loin de nous, et leurs compétitions comme leurs malheurs semblent peu faits pour émouvoir notre génération. Nous nous croyions préparés d’ailleurs à toutes les révélations que M. Luminais pouvait avoir à nous communiquer sur leur compte. Ce n’est pas d’aujourd’hui, en effet, qu’il s’applique à retracer les vieux temps de notre histoire et que, remontant jusqu’aux origines de notre nation, il vit eu commerce familier avec nos ancêtres. Mainte fois déjà, il nous a représenté leurs ruses, la cruauté de leurs mœurs, leurs accoutremens bizarres avec les types un peu sauvages qu’il a accrédités dans ses tableaux. Mais M. Luminais n’a jamais été mieux inspiré que par l’épisode, assez obscur cependant, qui lui a fourni l’occasion d’une composition très originale et d’une excellente peinture. Les deux frères, victimes de la féroce vengeance de leur père, sont étendus dans une barque grossière et voguent ainsi, à l’aventure, portés par le courant du fleuve. Des linges qui enveloppent leurs pieds cachent leurs blessures, et une draperie jetée sur leur corps les recouvre comme d’un linceul. La souffrance est peinte sur leurs traits. L’un d’eux, pâle, moribond, laisse pendre son bras hors de la barque avec une expression indicible de langueur et d’épuisement : sa fin paraît imminente, et il est résigné. Le visage de l’autre, morne, contracté par le désespoir, révèle les anxiétés qui l’agitent encore. Aucun secours à espérer; autour d’eux les rigueurs de la nature semblent conjurées : un ciel gris chargé de pluie, des côtes désolées, et dans cette solitude et ce silence, la Seine débordée dont le flot jaunâtre les presse de toutes parts. L’effet produit est saisissant, et le dessin comme la couleur secondent ici la clarté des intentions. Les détails archéologiques très ingénieux, comme ils sont toujours chez M. Luminais, s’effacent discrètement, et le paysage, plein de caractère et très habilement traité, reste subordonné à l’expression de ces souffrances et de cet effroi. C’est sur le côté pathétique de son sujet que l’artiste a insisté, et, à force de sincérité, la sympathie qu’il a témoignée à ces pauvres abandonnés a éveillé la nôtre.

L’expression des sentimens humains et les manifestations diverses que, suivant les temps et les lieux, elle comporte dans les occasions qui la mettent le mieux en relief, tel est en effet le principal but que doit se proposer ta peinture historique. C’est par là qu’elle touche à la grande peinture, qu’elle en appelle les qualités, qu’elle en mérite le nom. Mais, pour atteindre ce but, il lui a fallu de nos jours se compléter par l’acquisition de connaissances auxquelles il lui était autrefois permis de rester étrangère. Le respect des types humains et des aspects de la nature qui crée pour elle une sorte de géographie pittoresque, elle a dû l’étendre à travers le temps, puisque les monumens, les arts, le costume et jusqu’aux moindres objets diffèrent chez chaque peuple suivant les divers âges de son passé. L’ignorance autrefois complète de ces informations autorisait, jusqu’à une époque voisine de la nôtre, des naïvetés que nous pouvons trouver charmantes chez les peintres primitifs, mais qui seraient inexcusables aujourd’hui, puisque par des voyages ou des documens positifs, nous avons toute facilité de nous renseigner. Ces élémens de vérité historique, toujours supérieurs comme richesse à l’idée que nous pouvions nous en faire, sont ce! tes d’un grand prix. Ils offrent aussi un danger. Nécessaires pour mettre dans leur cadre naturel les événemens d’une époque, ils ne doivent évidemment pas absorber notre attention et nous distraire de ces événemens eux-mêmes. Les peintres qui se laissent dominer par eux, au lieu de les soumettre aux impressions qu’ils veulent nous suggérer, amoindrissent d’autant leurs œuvres. Malheureusement la prodigieuse abondance et le rapide accroissement de ces informations acquises par la science étaient de nature à les tenter. Comme ces parvenus qui volontiers font étalage de leur luxe et demandent aux choses extérieures la distinction qui n’est point en eux-mêmes, un trop grand nombre d’artistes ont tenu à se parer de ces richesses d’emprunt qui leur procuraient à bon marché les illusions de l’érudition. Ils ne doivent accuser qu’eux-mêmes si nous sommes aujourd’hui un peu blasés sur cette défroque de tous les temps dont, sous prétexte d’archéologie, ils ont rassasié nos yeux. C’est ainsi que, pour notre histoire, aux troubadours de la restauration et aux truands en faveur vers 1830, nous avons vu, avec les courans de la mode, succéder les épisodes de la Saint-Barthélemy et les mignons de Henri III, et que par les mousquetaires et les abbés galans, nous avons insensiblement abouti à la période révolutionnaire. La statistique de nos expositions fournirait des chiffres instructifs sur ces entraînemens d’opinion dont la suite est assez fidèlement calquée sur la chronologie elle-même. Et quant au point de cette série où nous sommes, une courte visite au Salon suffirait à l’observateur le moins attentif pour le marquer avec exactitude. L’envahissement de la révolution, qui depuis quelques années s’annonçait toujours plus menaçant, est aujourd’hui consommé. A part quelques attardés qui s’obstinent ou qui exécutent honnêtement leurs commandes, à part quelques rares indépendans qui choisissent à leur gré leurs sujets et leurs héros, le plus grand nombre va demander les siens à l’époque la plus sanglante et aux personnages les moins intéressans de notre histoire. A quelle cause attribuer cette contagion qui paraît s’abattre sur la production artistique? Sommes-nous donc destinés à voir se glisser aussi dans le domaine des arts la politique, qui, sans grand profit pour aucune cause, s’est mêlée insensiblement à toutes ? Nos artistes vont-ils, eux aussi, partir en campagne et nous assaillir de plaidoyers ou de protestations le plus souvent sans portée, presque toujours sans issue? Jusqu’à quel point enfin sont-ils bien inspirés, même à ne tenir compte que de leurs intérêts, en cédant à ce courant, alors que le public, lassé de ces répétitions d’une même pensée, renonce à chercher des différences dans des œuvres dont la monotonie inévitable n’est pas faite pour le passionner beaucoup ? Nous laissons à d’autres le soin de répondre à ces questions; mais, à ce propos encore, il nous serait difficile de regretter la non-réalisation de ce classement par groupes sympathiques dont, à tort ou à raison, on avait attribué l’idée à l’administration. Imaginez ce que serait la réunion dans une même salle de tous les Marat que, sur cette terre classique de la gaîté, une seule année a vus produire. Il est permis de trouver que, même sans cette préméditation, quelques-unes des salles de l’exposition sont assez richement pourvues à cet égard.

M. Moreau, de Tours, a su du moins, dans une époque si troublée, — et nous commencerons par le louer de son choix, — nous proposer un de ces purs exemples de patriotisme, de désintéressement et de modestie qui honorent tous les temps. Ce sont là des souvenirs sur lesquels il sera toujours opportun d’insister. M. Moreau l’a fait avec une entière convenance dans son La Tour d’Auvergne mort au champ d’honneur. La scène est simple et grave, et la mâle tristesse de cet hommage auquel s’associent les ennemis eux-mêmes, ce drapeau qui s’incline, ces fronts qui se découvrent devant le soldat héroïque frappé à son rang, dans le poste obscur qu’il n’a jamais voulu quitter, cette figure vénérable encadrée de longs chevaux blancs et qui garde jusque dans la mort la marque de l’énergie morale et de la distinction de l’esprit, tous ces détails significatifs trouvent dans la clarté de la composition, dans la franchise du dessin et l’expressive sobriété de la couleur, un puissant soutien. N’étaient les empâtemens un peu trop apparens et qui, indifféremment en tous sens, sabrent la toile de leur relief, la facture aussi serait irréprochable. Par la largeur de l’exécution aussi bien que par l’élévation du sentiment, M. Moreau a désormais conquis sa place au premier rang de nos peintres d’histoire.

La façon de concevoir un sujet et les dimensions mêmes d’un tableau impliquent dans le travail un certain mode d’appropriation dont les peintres ne paraissent pas toujours se préoccuper suffisamment. C’est un reproche qu’on n’adressera pas à M. Le Blant. Tout se tient dans ses œuvres, et son Bataillon carré est une des meilleures toiles du Salon. Cette masse compacte, immobile, régulièrement armée et uniformément vêtue, présentant sur ses quatre faces sa muraille de fer et de feu, forme un saisissant contraste avec les bandes désordonné s des chouans qui, des herbes où ils étaient rasés, des buissons et des roches qui les masquaient, s’ébranlent en tumulte, avec la bigarrure de leurs armes primitives et de leurs accoutremens rustiques. De part et d’autre, l’acharnement est pareil, mais l’issue de cette lutte ne saurait être douteuse et la supériorité de l’armement, aussi bien que la froideur méthodique de la résistance, auront raison des élans mal réglés de cette foule hétérogène. Un ciel gris et un paysage d’une simplicité expressive laissent à la scène toute son importance, et c’est une véritable invention de peintre que cette fumée blanchâtre, la seule note vive du tableau, qui éclate et pétille d’une façon sinistre autour du carré. La variété des types, l’habile disposition des groupes, le mouvement, la vie, la signification des moindres personnages, tout a été réglé avec art et semble cependant plein d’imprévu. Avec une impartialité qu’on ne trouverait jamais en défaut, M. Le Blant ne souligne rien; il se défend même de conclure, et, dans cette lutte qui met aux prises les enfans d’une même nation, il n’a jamais montré de quel côté étaient ses préférences. Il se contente d’exposer nettement les faits, de les éclairer par les contrastes auxquels il se plaît, mais dont vous ne sauriez dire qu’il abuse, et pour mettre en lumière les dons de fine observation qu’il possède, il a une exécution très personnelle, aussi serrée que souple, aussi nerveuse que correcte. M. Le Blant ne doit s’en prendre qu’à lui-même si, après son La Rochejaquelein, et surtout après cette Affaire de Fougères, nous l’invitons à sortir un peu de la Bretagne et de ses chouans. Il nous paraît avoir épuisé, pour un temps du moins, des sujets dans lesquels il aurait tort de se cantonner davantage. Son talent n’est pas de ceux qu’il faille ainsi emprisonner.

Les peintres militaires nous font à peu près défaut cette année. Le vide est regrettable, et il convenait de le signaler. Pour quelques-uns, on l’assure du moins, cette retraite ne serait point le recueillement, et dans les campagnes qu’ils songeaient à poursuivre la spéculation serait plus intéressée que l’art lui-même. Ce sont là de méchans bruits auxquels nous ne voulons pas prêter l’oreille. Il nous en coûterait de renoncer à des œuvres qui faisaient honneur à nos expositions et ajoutaient à leur variété. Quoi qu’il en soit, nous nous consolerons de cette absence en allant goûter les impressions plus calmes auxquelles nous invitent les peintres de la vie rustique. L’an dernier, M. Lerolle avait demandé à la Bible le sujet d’un tableau qui fut, à bon droit, très remarqué. C’est de la nature seule qu’il s’est inspiré cette année, et la simplicité du titre : Dans la campagne, suffit à l’œuvre et répond à la simplicité même de la donnée. Vous n’en imagineriez pas en effet de plus modeste : une jeune fille qui conduit ses moutons en pâture dans un pays plat, coupé de cultures et qu’on aperçoit entre les espacemens de grands arbres aux troncs blanchâtres. C’est bien peu, en vérité, et pourquoi donc êtes-vous ainsi attiré et retenu? Pourquoi devant ce peu de couleur, ces lignes simples et cette exécution peu apparente, sentez-vous se raviver en vous tant de souvenirs endormis, tant d’impressions que vous croyiez oubliées? Vous ne savez, et vous restez sous le charme, sans songer à analyser votre plaisir. Peu à peu ce pays si humble vous révèle ses richesses. Dans son silence et son abandon, l’automne a mis ses poésies. Ce souffle doux qui détache de la branche les feuilles déjà plus rares, ce soleil impuissant à percer les nuées, mais dont les clartés sont répandues dans l’espace, ces buées légères qui flottent au pied du coteau, cette caressante moiteur dont la jeune fille est comme enveloppée, et jusqu’à cette allure monotone et cadencée du petit troupeau qui chemine, tous ces traits épars s’ajoutent et achèvent bientôt de vous captiver, parce que, derrière cet art qui semble si ingénu, si candide, il y a une pensée sincère, active, émue, qui s’adresse à la vôtre et trouve en elle son écho.

Combien vont chercher au loin des impressions que, dans ses humbles coins, la bonne nature réserve à ses fidèles ! S’il fallait mieux qu’une œuvre pour le prouver, M. Breton nous apporterait ici l’exemple d’une vie tout entière passée dans ce modeste pays de Courtières qui lui doit sa célébrité. Ce que vaut la pensée pour le travail de l’artiste et ce que vaut le recueillement pour la pensée, le nom seul de M. Breton suffit à vous le dire. Dans ces vastes plaines où d’autres ne trouveraient qu’ennui, dans ces types dont aucun touriste n’a vanté la grâce, il a découvert des trésors de poésie. S’il lui est arrivé quelquefois de quitter son village, bien vite il y est revenu, ayant à cœur de nous montrer par des inspirations toujours plus hautes l’affection qu’il lui gardait. Familier de ces campagnes, il ne s’est point blasé sur leur voisinage. Tout lui en paraît beau, et qu’il tienne en main la plume ou le pinceau, il veut nous faire partager son admiration. Après un commerce si long, si assidu, il sait quelle noblesse inconsciente les travaux des champs peuvent communiquer à ceux qui s’y livrent. Aussi n’a-t-il jamais vu dans cette loi du travail une condamnation qui entraîne forcément pour l’humanité la déchéance ou la laideur. Pour lui, c’est la question même de notre existence ; si elle a ses difficultés, elle peut aussi apporter ses compensations et ses relèvemens. Sa conviction, M. Breton nous l’exprime par la dignité sans pose et la grâce sans mièvrerie de toutes ces filles des champs qu’il nous a montrées à l’œuvre, ou se reposant de leur tâche accomplie, puisant l’eau à la fontaine, ou bien rapportant sur leurs épaules la charge lentement amassée des épis qu’elles ont glanés. Leur teint est hâlé, leur visage sérieux ; la vie n’est pas toujours facile et la pauvreté de leur costume le montre assez. Derrière elles, l’Artois déroule ses grandes plaines dont les chaumes de quelque village à demi caché dans sa ceinture de vergers rompent parfois la monotonie. Mais le plus souvent les champs s’étendent à perte de vue sous le ciel infini. Toutes les saisons, toutes les heures sont bonnes à l’artiste, mais il aime surtout ces instans fugitifs et charmant où, avec le jour qui décline, les sensations physiques devenues d’une ténuité extrême semblent presque des impressions morales et provoquent en nous d’intimes résonnances.

Bien souvent, sans se répéter jamais, M. Breton a exprimé la douceur et le recueillement de ces mt mens privilégiés et, cette année encore, il a voulu nous peindre avec le Soir ce grand apaisement qui se fait dans la campagne alors que, dans ses voiles de vapeurs roses et bleuâtres, le soleil va disparaître à l’horizon. Sous cette lumière attendrie, tout se tranquillise ; les tons se calment et les valeurs s’unifient. Les moindres gestes ont leur signification et les silhouettes leur grandeur. Entre les inflexions des formes et les dégradations de la couleur, ce ne sont que rapprochemens délicats et mutuelles caresses. Ces heureux accords de la nature et de l’art, nous les retrouvons dans le Soir aussi bien que dans le fin portrait qu’a également envoyé M. Breton ; et nous ne saurions opposer de plus éloquentes protestations contre cette inertie intellectuelle dont on nous menace et qui tendrait à accepter passivement, dans la littérature comme dans les arts, les données de la réalité. M. Breton a toujours voulu voir au-delà. Comme les vrais poètes, il se met tout entier dans son œuvre, sa pensée y vit et l’anime. Son secret à lui, c’est d’aimer les choses ; on n’a pas encore trouvé meilleur moyen de les faire aimer aux autres.

Des premiers, M. Breton a frayé la voie. Bien d’autres y ont marché depuis pour nous montrer à leur tour l’activité humaine aux prises avec la nature afin de s’approprier ses ressources. Entre toutes, la vie du marin devait séduire les peintres par la richesse des élémens pittoresques ou dramatiques qu’elle leur offre. M. Butin a beaucoup vécu avec les pêcheurs et il les connaît bien. On le voit à ses tableaux, et un de ses amis, M. Duez, — qui fait volontiers lui aussi, et toujours avec à-propos, intervenir la mer dans ses œuvres, — nous montre cette année même, dans le portrait du peintre, avec quel courage il poursuit, jusque pendant la saison froide, ses études au dehors. Dans ces relations prolongées avec les populations de nos côtes, M. Butin a appris à les aimer, et il se consacre à peindre dans sa vérité leurs rudes existences, à nous montrer ces femmes de pêcheurs énergiques et robustes, toujours prêtes à donner un coup de main à « l’homme » et à partager ses fatigues et ses dangers. M. Butin a sans doute été témoin de la scène qui lui a inspiré son Ex-voto, et il nous communique aujourd’hui l’émotion qu’il a ressentie en voyant cette famille de pécheurs, les vieux parens en tête, qui va porter sa modeste offrande à l’église du village. Entre le danger de la veille et celui du lendemain ces braves gens ont voulu à la fois témoigner leur reconnaissance et demander une protection. On sent que ce n’est pas là une vaine démonstration et que cette religion, si elle n’est pas bien subtile, tient au cœur de ces marins. Leurs traits sont sérieux et, dans leur gaucherie, leurs altitudes sont recueillies. Chacun s’est fait beau, et la mer qui étend sa grande ligne à l’horizon a pris elle-même, pour la circonstance, un petit air tranquille et endormi. Mais on connaît ses traîtrises, et cet homme qui serre contre lui son petit enfant aussi bien que cette femme qui se presse au bras de son mari pensent, en même temps, qu’il suffit d’un moment pour faire une veuve et des orphelins. Il y a d’ailleurs dans le cortège une paysanne en deuil, et autour de la vieille église bien des tombes aussi pour rappeler ces choses-là. Mais on s’entend à demi-mot, et comme il ne convient pas de s’amollir, tout cela ne peut être indiqué que discrètement. C’est ce qu’a compris M. Butin, et c’est ce qu’il a exprimé dans l’œuvre la plus forte et la plus délicate qu’il ait encore produite.

Si dure que soit la condition de ces marins, M. Roll nous rappelle qu’il en est de plus misérables. Venant de lui, l’image est imprévue. On n’a pas oublié en effet cette fête de couleur et de mouvement dans laquelle, avec l’entrain que vous savez, M. Roll menait au milieu des gazons fleuris et des pampres la ronde des nymphes autour du vieux Silène. Vous entendez encore ces rires, vous revoyez ces gestes folâtres, ces poses provocantes, ces corps roses tout frémissans de plaisir et de jeunesse. Est-ce bien du même peintre cette Grève des mineurs, où tout est morne, silencieux, sinistre? On resterait confondu de cette transformation si l’on ne se rappelait aussi l’Inondation qui, l’année d’avant, avait fait connaître M. Roll et dont, avec une puissance bien supérieure, la Grève ramène le souvenir. Avec la souplesse du peintre, il convient encore plus de constater les progrès qu’il a réalisés. Il faut une singulière force de talent pour mettre en un pareil sujet tout ce qu’il y a ici de sombre poésie et d’énergique réalité. Vous voudriez ne plus revoir cette scène de désolation, cette atmosphère épaisse, ces usines qui dressent dans le ciel gris leur laideur, ces visages hâves et sales, enfiévrés de misère, ces désespoirs, ces sourdes colères, ces haines et déjà ces gestes menaçans. Malgré vous, l’image vous poursuit, vous force à penser à elle en remettant sous vos yeux tant de traits expressifs que vous en avez emportés et que vous ne pouvez plus effacer de votre esprit : cette femme aux traits hagards, aux yeux fixes, qui tient son nourrisson dans ses bras et semble voir, éperdue, la faim qui s’abat à son foyer; ce vieil ouvrier sur le visage duquel toutes les misères ont laissé leurs plis; ces gamins insoucians qui cherchent une bonne place pour regarder l’affaire ; cet horrible milieu enfin où toutes les détresses, tous les accablemens et toutes les passions mauvaises conseillères de l’homme sont fatalement réunies et grondent prêtes à éclater. Tout cela est exprimé largement, simplement, d’un dessin un peu farouche, mais d’une couleur superbe dans la pauvreté voulue de ses harmonies. Il faut un tempérament singulièrement fin et puissant pour tirer de ces tons de suie, de houille et de boue des accens aussi délicats, aussi plaintifs, aussi forts; pour donner aux chairs cette pâleur, à la lumière cette vérité; pour trouver dans cette disette de colorations une gamme de valeurs et de modulations indéfiniment variées qui part du blanc aigu pour aller jusqu’au noir entier et profond. Que si vous vouliez, par le plus extrême contraste, apprécier chez M. Roll la valeur du coloriste, retournez-vous pour regarder, ne fût-ce qu’un moment, la grande bataille de M. Matejko, — un artiste de grande habileté cependant et qui a fait ses preuves, — et vous comprendrez, par un exemple trop significatif pour que nous insistions, ce que peuvent pour anéantir une œuvre les intempérances mal réglées des couleurs et le conflit de ces sonorités à outrance qui hurlent d’être ensemble et offensent votre sensibilité. L’unité harmonique, au contraire, est complète dans la Grèce, c’est elle qui donne à cette image son principal mérite et sa cruauté. M. Roll d’ailleurs n’a pas appuyé et il a su résister à la tentation de vous présenter une thèse. Il a préféré faire un tableau et il y a mis assez de talent pour n’avoir pas besoin de vous presser et pour vous abandonner à vos réflexions sans vous imposer les siennes. Si importun qu’il soit, c’est là un document avec lequel il faut compter et qu’il n’était peut-être pas inutile de mettre sous nos yeux.

Il y a bien des contrastes dans une civilisation aussi complexe que la nôtre, et, rapproché de la Grève, le Bal public de M. J. Béraud nous les fait toucher du doigt. C’est un document aussi et très fidèle, dit-on. De fait, il porte en lui même un caractère évident de vraisemblance, le talent du peintre assurant ici le crédit de son témoignage. Est-ce bien là un lieu de plaisir et s’y amuse-t-on? Nous voyons du moins comme on s’y tient, avec quel sans-gêne on s’y aborde, comme on s’y prend, comme on y danse. C’est un monde à part où nous fait pénétrer M. Béraud en ajoutant une page de plus à la consciencieuse enquête que, depuis quelque temp-, il poursuit à tous les étages de la société parisienne. Cette page-là ne fera pas grand honneur à notre époque. Avec l’adresse spirituelle et l’habileté de son fin pinceau, M. Béraud est arrivé à caractériser en quelques traits tous ses petits personnages et à les mettre dans l’atmosphère qui leur est propre. On ne saurait dire que les types des habituées de ce bal public brillent par l’élégance, ni que ces cheveux embrouillés tombant sur des figures falotes ajoutent un grand piquant à leur beauté. Pour ce qui est de la distinction des manières, elle ne va pas jusqu’à la politesse, et quant à la décence des attitudes, c’est avec une véritable inquiétude que nous cherchons, et toujours vainement, la police absente.

La naïveté qui faisait autrefois une grande partie du charme de aos peintres de genre, vous la trouveriez difficilement aujourd’hui parmi eux. Il semble qu’ils soient avant tout préoccupés de nous montrer leur esprit, de souligner leurs reparties; mais le trait de ces plaisanteries, un peu trop complaisamment renouvelées, s’émousse à la longue, et pour le naturel, ils en ont tout juste autant que ces choristes de théâtre qui manifestent par des chants prolongés leur intention de se retirer au plus vite. C’est plutôt parmi les étrangers que vous rencontreriez quelque trace de cette fraîcheur d’impression dont nous sommes en quête; chez M. Simon Durand, par exemple, qui montre une gaîté de bon aloi dans son Bonhomme Noël, ou bien chez ce bon grand-père que M. Anker a représenté si tendrement endormi avec son petit-fils. Non loin de là, M. Bischopp exprime avec délicatesse les sentimens de douleur et de commisération d’une mère et de son amie en face d’un berceau vide, et M. Edelfelt a mis une poésie plus touchante encore dans son Convoi d’un enfant norvégien. Cette clarté matinale qu’il fait reluire sur les eaux tranquilles d’un grand lac est en harmonie avec la tristesse douce et résignée de ces honnêtes parents, groupés dans une barque autour du petit cercueil. Dans les salles consacrées aux autres nations, nous recueillerions ainsi encore plus d’un trait émouvant ou naïf exprimé avec talent; mais peut être aurions-nous le droit de revendiquer pour nous quelques-uns de ces étrangers. Plusieurs, en effet, sont devenus de purs Parisiens et beaucoup d’entre eux, le livre nous l’apprend, ont profité des enseignemens directs de notre école. Nous pouvons, du moins, nous attribuer sans contestation M. Dagnan-Bouveret et son tableau, un Accident, qui le met d’emblée en tête de nos peintres de genre. La scène est bien simple cependant, mais dans les arts comme dans la vie vous devez vous être habitué à ne pas mesurer les résultats à l’humilité des points de départ. Le héros de l’aventure, celui qui est ici l’objet de l’attention et de l’intérêt de tous, c’est un enfant blessé qui tend courageusement sa main meurtrie à un jeune chirurgien qui le panse. Il a perdu beaucoup de sang, ce pauvre petit; mais il est brave, il veut tenir jusqu’au bout et, les lèvres serrées, il fait de son mieux pour ne pas défaillir. Autour de lui des parens, des amis, attentifs ou désolés, assistent à l’opération et en suivent avec anxiété toutes les phases. Telle est la donnée, fort élémentaire, nous vous l’avions dit. Elle a suffi cependant à M. Dagnan pour manifester cette communication de sentimens qui réunit parfois dans une même impulsion des âmes humaines. M. Dagnan, il est vrai, possède les qualités les plus rares. Observation, dessin, couleur, effet, tout chez lui est excellent, et avec le charme des détails il a, au plus haut degré, l’entente du tableau. Il met un soin scrupuleux à n’attribuer à chacun de ses personnages que la part d’importance qui lui revient; il en règle le nombre, il les relie à l’action principale, concentre l’intérêt sur elle et fait ainsi converger vers un but unique des efforts multipliés et des mérites très divers. Les moyens sont complexes, l’unité est parfaite. Que de traits vous auriez à noter! que de détails expressifs, sans parler bien entendu de ce vase plein de sang et de ce linge qui y trempe, sur lesquels se sont évertuées la sensibilité et l’admiration du public! Mais, à ne considérer même que des figures accessoires, voyez, par exemple, ces deux ouvriers qui se tiennent à l’écart ; avec quelle attention ils suivent le bandage de la plaie! quelle sympathie ils ont pour le petit patient, mais aussi quelle respectueuse curiosité et quelle déférence excitent en eux l’adresse et la science du jeune opérateur! Il ne faut cependant pas qu’on songe trop à eux, pas plus qu’à cette femme incapable de maîtriser sa douleur et qui, se voyant inutile, pleure de tous ses yeux, là-bas, dans un coin. Par le ton, comme par l’effet, ces personnages secondaires acceptent donc modestement le rôle subalterne qui leur est échu, et ils ne cherchent point à attirer sur eux l’attention. Mais tout mériterait d’être signalé dans cette œuvre dont la simplicité ravit les plus naïfs et dont l’habileté confond les plus adroits. M. Dagnan, au surplus, nous réserve encore d’autres étonnemens et quand, en face de ce tableau de dimensions réduites et de forte coloration, on voit cette grande et claire figure du Saint Herbland, la poésie de ce visage pensif et de ce regard absorbé, on a quelque peine à croire qu’un même peintre ait pu, avec des qualités d’observation et de sentiment si différentes, varier ainsi sa facture, la proportionner à un cadre plus vaste, et soutenir, sans aucune opposition, la limpidité de la couleur et sa transparence dans les plus subtiles inflexions du modelé, dans les plus précises indications de la forme. Des aptitudes si diverses, un talent aussi souple sont faits pour déconcerter la critique et pour forcer son admiration. Voilà un succès qui oblige. Nous souhaitons à M. Dagnan d’en supporter la dangereuse épreuve. Puisse-t-il ne céder à aucune de ces séductions qui rôdent autour de la jeunesse dès qu’elle est en vue! S’il sait défendre sa vie et si, avant tout, il cherche à se contenter, nous l’avons trouvé assez exigeant envers lui-même pour oser affirmer qu’il contentera aussi les juges les plus difficiles.


EMILE MICHEL.