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Le Salon de 1881/01

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Le Salon de 1881
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 649-679).
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LE
SALON DE 1881

Nihil ars sine materia.
Quintilien.

I.
L’ARCHITECTURE. — LA SCULPTURE.

Il faut bien le reconnaître : les arts ne vivent pas seulement dans un monde idéal. Si le principe dont ils émanent est indépendant et si le but suprême auquel ils aspirent est désintéressé, ils n’échappent pas cependant aux lois générales qui régissent le travail dans les sociétés ; lois variables et d’un ordre positif qui pèsent matériellement sur l’artiste et modifient, de siècle en siècle, les conditions dans lesquelles il produit. Les mêmes causes qui ont amené l’affranchissement des métiers et l’immense développement de l’industrie devaient faire sentir leurs effets aux professions libérales. Assurément ce n’était pas dans la même mesure. Néanmoins, le peintre, le sculpteur et l’architecte les ont éprouvés ; et peu à peu l’art a subi les mêmes influences qui se sont imposées aux autres activités de la nation. Les artistes se sont agités. D’abord ils ont protesté contre la tradition et établi vis-à-vis d’elle leur indépendance absolue. Aujourd’hui, ils ne se montrent plus satisfaits de la protection traditionnelle de l’état, et, comprenant d’ailleurs qu’ils ne peuvent pas tout attendre d’elle, ils réclament un régime de liberté.

Au fond, la liberté ne leur a jamais été contestée, et ils ont toujours été maîtres de faire ce qu’ils jugeaient être le plus favorable à leur intérêt. Il ne faudrait donc pas trop presser ici le sens du mot que l’on emploie et en conclure qu’il s’agit d’un affranchissement. Les artistes opprimés ! qui donc voudrait le croire ? Dans leurs revendications, ils n’entendent point s’immiscer dans l’administration. Ils ne songent aucunement à se substituer à l’état. Ce qu’ils désirent, c’est de voir régler, à certains égards, une situation que la force des choses a rendue confuse. Le mouvement d’opinion qui se produit chez eux et qui se justifie peut paraître artificiel ; mais il est incontestable, et la liberté de l’art est devenue une question. Elle s’est engagée cette année sur un point où elle avait véritablement raison de se poser : à propos du Salon ; et après avoir été examinée attentivement, elle a été résolue, en principe, dans le sens de l’émancipation des artistes. Ils pourront donc à l’avenir, si l’exposition qu’ils dirigent en ce moment réussit, s’ils se constituent en une société durable et si le soin d’organiser les Salons annuels leur est définitivement abandonné, ils pourront, avec toute latitude, diriger les expositions au mieux de leur intérêt et de la liberté.

Est-ce à dire que l’état qui accepte cette situation ou plutôt qui vient de la définir, veuille abandonner l’art à lui-même ? N’aura-t-il plus rien à voir dans sa haute direction ? Va-t-il abdiquer ? On ne saurait l’admettre. La France ne cessera pas d’être un pays de gouvernement. L’intervention de l’état continuera à s’exercer d’une manière légitime et nécessaire. N’a-t-il pas le devoir de répandre dans le pays tout entier la notion du beau ? Il le reconnaît d’une manière générale en introduisant l’enseignement du dessin dans toutes ses écoles. Mais il a, au développement des arts, un intérêt particulier. Prenant la suite d’une longue tradition et tenant compte des manifestations séculaires du génie national, il considère que toutes les fois qu’il élève un édifice, qu’il fait exécuter un tableau ou une statue, il laisse un témoignage, il inscrit une date dans nos annales. Pour construire des monumens et pour les décorer, pour reproduire les faits qu’il entend consacrer par le pinceau ou par le ciseau, il a besoin d’ ! architectes, de peintres, de sculpteurs. Ces artistes, il veut qu’ils soient formés à la pratique la plus élevée de leur art, afin que leurs œuvres soient à la hauteur des sujets qu’il leur propose et dignes du passé. Il a une école spéciale pour les préparer à cette tâche, et il a des récompenses pour exciter leur émulation. Mais à cela ne se bornent point ses préoccupations. Ses devoirs et sa sollicitude s’étendent plus loin. Toutes les fois que paraît un beau tableau ou une belle statue, à quelque genre qu’ils appartiennent, l’état y reconnaît son bien. Ne faut-il pas qu’il ajoute aux collections nationales des productions contemporaines qui continuent la filiation de l’art ? Pour cela, à côté des musées permanens, il ouvre chaque année un musée temporaire, le Salon, et là il choisit les œuvres qui lui semblent destinées à durer. Ces désignations, il les fait ou les fait faire à son point de vue particulier. Il ne va point aux talens douteux : il s’adresse à ceux qui ont rencontré la faveur du public ou l’approbation des juges, à ceux qui, ayant eu le succès, peuvent être contestés plus tard, mais qui se sont imposés au moins pour un jour. Par tout cela, il rend un hommage aux arts, les fait concourir à la haute culture des esprits et de différentes manières travaille à l’histoire. Tel est le devoir de l’état, devoir qu’il ne songe point à abandonner, et tel est son intérêt.

Mais, à côté de cet intérêt, il y en a un autre, celui-là de nature différente : c’est l’intérêt de l’artiste. L’artiste produit en vertu d’un goût personnel et d’un tempérament. S’il est sincère, il n’obéira à aucun calcul. Il ne forcera point son talent pour l’élever aux hauteurs officielles lorsque son sentiment l’entraîne dans un autre sens. Si le cœur ne lui dit point de rechercher les encouragemens dont l’administration dispose, il se tournera d’un autre côté. Il s’adressera à une clientèle plus modeste. Il travaillera pour tel amateur, pour tel spéculateur, ou même pour l’étranger. Peut-être encore, esprit convaincu, ne cherchera- t-il dans son œuvre que sa propre satisfaction, restant incompris, attendant son heure. Mais plus il sera d’humeur indépendante, plus il aura besoin de chercher son secours en dehors de l’état. Alors ses productions courront risque d’être rebutées par le jury d’un Salon officiel. Il n’entrera pas en rapport avec le grand public ; il aura peu de chances de placer ses ouvrages. Il devra recourir à des intermédiaires, mais ceux-ci iront-ils à l’artiste méconnu ? Ce n’est guère probable. De là le vœu si souvent et si justement émis de voir établir des expositions largement ouvertes, permettant au plus grand nombre des artistes de montrer leurs œuvres, de s’en faire honneur et d’en tirer profit.

Envisagée de ce point de vue, une exposition serait encore d’une très grande importance. Les productions de l’art français demandent à se répandre davantage. Il y a chaque année, dans les pays voisins, de grandes exhibitions de peinture, sortes de marchés, si l’on veut, où les pourvoyeurs du monde entier viennent faire des acquisitions. Nous n’avons, nous, que le Salon officiel, qui n’est pas accessible à tous les talens. Il faut donc quelque chose de plus libéral. Les expositions particulières faites par des groupes d’artistes sont impuissantes à résoudre le problème. Elles n’ont point un caractère assez étendu, le retentissement n’en est pas suffisant, et elles ne s’ouvrent pas comme le Salon, à une date connue longtemps à l’avance et consacrée par l’usage.

Dira-t-on que la question ainsi envisagée n’a plus qu’un intérêt mercantile ? Qu’on y réfléchisse : si les œuvres des artistes français sont recherchées et répandues, si elles deviennent pour le pays une source de richesse, elles assurent en même temps l’influence de notre génie national. Enviées du monde entier, elles portent partout avec elles un signe de notre civilisation : elles sollicitent à la fois les amateurs et les artistes à reconnaître la supériorité de notre goût. Et l’École des beaux-arts le sait, elle qui reçoit chaque année tant d’élèves étrangers ! Quoiqu’elle dépende de faits économiques, cette manière d’étendre notre influence intellectuelle n’est pas à dédaigner. Bien plus, on doit la favoriser le plus possible.

Il faut donc le reconnaître, il y a sur le terrain que nous étudions deux points de vue, deux intérêts distincts, mais considérables : l’intérêt de l’état, qui est au fond celui de l’art national, et l’intérêt des artistes, qui est aussi parfaitement français. L’obligation où l’on est de les satisfaire conduit à admettre la nécessité de deux sortes d’expositions.

La précédente administration des beaux-arts avait songé à les établir et à les faire fonctionner à la fois. Elle trouvait en cela un moyen de bien faire comprendre les deux termes de la question et ce qu’elle estimait en être la solution pratique. Vers la fin de 1878, elle avait provoqué un décret dont on n’a pas oublié les dispositions essentielles. Il devait y avoir, cette année même, une double exposition. La première était à peu près libre et assurait la publicité au plus grand nombre des artistes. Elle consacrait en quelque sorte le droit à exposer ; elle devait être annuelle. L’administration lui ouvrait le palais de l’Industrie tout entier. Pour ne pas rompre brusquement avec le passé, un jury mixte décernait encore une partie des récompenses officielles. En même temps ou peu après, l’état ouvrait sous le nom d’exposition triennale le véritable Salon. Les meilleurs ouvrages produits depuis trois ans pouvaient y paraître une seconde fois, mais il n’excluait pas les œuvres nouvelles auxquelles pouvaient s’ajouter les meilleures de celles qui figuraient à l’exposition des artistes pour disputer les médailles d’honneur. De la sorte, l’administration pensait continuer la tradition deux fois séculaire des Salons et, en présence du droit des artistes satisfait, reprendre tous ses droits. Cette fois les choix du jury devaient être sévères ; et par suite la cause de l’art semblait s’identifier à la mission de l’état.

L’administration actuelle n’a point envisagé de la même manière la solution du problème. Elle n’a pas cru possibles les expositions simultanées ; elle les a voulues d’abord successives, et elle a demandé au conseil supérieur des beaux-arts de lui donner son avis. Après quelques hésitations, il a engagé le ministre à confier aux artistes la gestion libre et entière du Salon de cette année. Cela était juste, car le privilège de l’état est intact, mais il s’agissait d’expérimenter si les peintres, les sculpteurs, les architectes pourraient s’entendre, s’organiser et faire, comme on dit, leurs propres affaires. On sait comment un arrêté ministériel convoqua tous les artistes à nommer des mandataires chargés de procéder, d’accord avec l’administration, à l’organisation du Salon. On comité de quatre-vingt-dix membres fut élu et, le jour où il se réunit pour la première fois, le sous-secrétaire d’état des beaux-arts, après avoir constaté la validité du vote et confirmé les pouvoirs des délégués, leur indiqua avec précision quelles conditions ils avaient à remplir pour s’acquitter de leur mandat : ils devaient avant tout former une société, constituer un capital, rédiger un règlement. A vrai dire, les membres du comité n’avaient point songé qu’ils dussent remplir des formalités aussi graves. En général, ils avaient cru qu’ils étaient appelés à prêter à l’administration un concours plus étendu que par le passé. Mais, après avoir réfléchi qu’ils avaient été commis spécialement en vue du Salon et qu’ils ne pourraient exercer les capacités légales nécessaires à l’accomplissement de leur mandat que sous les conditions qui venaient de leur être spécifiées, écartant d’ailleurs toute intention d’engager l’avenir, sans avoir la prétention de rien fonder, décidés à poursuivre à leurs risques et périls l’essai qu’il leur était demandé de faire et s’interdisant de profiter en rien des bénéfices qu’il pourrait donner, ils acceptèrent la situation et entreprirent l’œuvre qui en ce moment suit son cours.

A tout considérer, le seul avantage qui doive résulter d’une pareille expérience sera de montrer que les artistes étaient capables de la mener à bien ; et pour eux, au moins, c’est quelque chose. Quant à la question d’une véritable exposition des artistes par les artistes, il faut qu’elle-attende encore sa solution. Logiquement, une exhibition de cette nature devrait être ouverte à tous, car un comité ne peut être issu du suffrage universel pour appliquer à ses commettons un régime de restriction. De quel droit, en effet, mesurer et peut-être interdire à des confrères, qui vous ont confié leurs intérêts, précisément ce qui leur importe davantage : la publicité ? Il est possible que les esprits les plus généreux ne soient pas encore préparés au règne de cette équité sans bornes. De même aussi, croyons-nous, les juges les plus autorisés auraient peine à s’entendre pour composer l’un de ces Salons restreints que réclament si justement les esprits délicats. Aussi longtemps qu’il n’y aura pas une exposition libre, il sera difficile de réaliser un Salon comprenant un petit nombre d’ouvrages d’un mérite incontesté. Les réclamations seraient infinies. Nous sommes encore voués aux compromis, et il faut du temps pour faire la part des choses.

Dans le monde, on croyait que les artistes seraient animés d’un grand esprit d’innovation. Ils avaient souvent critiqué l’administration ; ils feraient, pensait-on, tout différemment d’elle. Cependant, substitués qu’ils étaient en son lieu et place, cela n’était pas en leur pouvoir. On comptait sur des dispositions imprévues et, par elles-mêmes, de nature à piquer la curiosité. C’était de beaucoup diminuer la question. D’ailleurs la nature de la situation interdisait de rien livrer au hasard. Le comité avait avant tout envers les artistes et envers le public un devoir impérieux : celui de ne pas laisser interrompre la suite des expositions annuelles. L’année 1881 a donc la sienne. Mais désormais c’est une institution qui est en marche vers la liberté : rien ne l’arrêtera dans cette voie. Il n’y a plus qu’une nouveauté qui soit désirable aujourd’hui : c’est un Salon très choisi, un véritable Salon d’état. Ce n’est donc pas aux artistes, comme on le voulait, c’est à l’administration qu’il appartient d’innover. Elle semble décidée à le faire ; peut-être sera-ce l’année prochaine. En tout cas, elle a formellement réservé ses droits. En attendant, c’est justice de reconnaître qu’elle n’a pas cessé de prêter à la nouvelle société le concours le plus efficace, non pas au moyen d’une subvention, comme on l’a dit, mais en aplanissant toutes les difficultés qui pouvaient entraver les débuts de l’entreprise. De plus, on voit qu’elle se propose d’intervenir dans le Salon, aussi bien pour faire des acquisitions que pour encourager au moyen de prix et de bourses de voyage les jeunes artistes qui donnent le plus d’espérances. L’état n’abandonne donc pas sa tâche, et par là on peut déjà reconnaître que, s’il y a deux intérêts distincts, ils ne sont pas opposés, et que liberté et protection sont des élémens qui, lorsqu’ils s’associent et se complètent, établissent une règle d’harmonie dans le monde des arts.

Telles sont les conditions dans lesquelles le Salon de cette année s’est organisé et tel est son caractère. Il s’est ouvert sans retard et sans secousse. Son premier aspect montre qu’il continue honorablement la tradition : pour cela il suffit d’un certain nombre de bons ouvrages, et dans aucun genre ils ne font défaut. A le considérer dans son ensemble, il présente une très grandes variété, qui résulte non-seulement du choix des sujets, mais surtout de la manière dont ils sont traités. Dans ce sens, on prend des libertés extrêmes. Il n’y a plus d’écoles. Celles qui donnaient encore signe de vie il y a quelques années ont achevé de disparaître. On ne voit plus que des individus. Tous font de leur mieux, sans doute, mais chacun est exclusivement préoccupé de développer son originalité ou de s’en créer une. Si le propre du romantisme est d’affranchir l’artiste de toute tradition, de substituer à l’expression collective de l’art les manifestations individuelles de ceux qui le cultivent, s’il consiste à professer que la valeur de l’œuvre réside uniquement dans le caractère particulier que lui donne son auteur, et enfin si, pour obtenir Ce résultat, le peintre et le sculpteur sont décidés à ne s’arrêter devant aucune considération, à ne se soumettre à aucune autorité et à faire tout céder à leur sentiment personnel, s’il en est ainsi, on peut dire que l’avènement du romantisme est complet. Il y aura toujours des exceptions, mais tel est l’état général de l’art. Cependant quoique la théorie romantique soit passée dans la pratique, elle ne constitue pas une doctrine. Elle ne procède pas de ces principes généraux, impersonnels, elle ne s’appuie pas sur ces lois qui peuvent servir de direction et de règle à un grand nombre d’esprits. Ennemie systématique de toute autorité, elle n’a point d’autorité en elle-même. Née de l’exaltation du sentiment personnel, elle peut toujours être contestée au nom du sentiment et de la personnalité.

La conséquence de cet étal et de l’idée qui l’a fait naître ne laisserait pas que d’intimider un peu la critique. Car si elle était sincèrement romantique elle-même, de quel droit prétendrait-elle s’exercer ? Comment juger, en effet, quand il n’y a ni principes reconnus, ni règles consenties ? D’après quelles données diriger son examen, sur quoi de réellement communicable fonder ses appréciations, sous quelles garanties présenter son opinion ? Devrait-on se contenter de proclamer ou de nier l’originalité des artistes et de leurs œuvres ? Mais sur ce point seul, on aurait peine à s’accorder. A quoi reconnaître cette qualité maîtresse ? Là où nous croirions la rencontrer, d’autres la contesteraient, et ce serait leur droit. Le sentiment est indépendant, mais il ne saurait s’imposer. À cette impossibilité de s’entendre, à cette impuissance de juger et de convaincre s’attache une sorte de danger : c’est que, ne pouvant s’appuyer sur la raisons on ne se laisse entraîner par la passion. Alors on aimera ou on dédaignera aveuglément telle œuvre et même telle personnalité. Il se pourra qu’une originalité même reconnue n’obtienne pas la justice qui lui serait due rien qu’à ce titre. On n’écoutera que sa sympathie ou son antipathie, et dans ces dispositions la critique s’emportera à des éloges sans mesure ou à de regrettables sévérités.

Cependant nous ne voulons pas nier la valeur du sentiment. De même qu’une forte et vive sensation de l’âme est toujours associée à l’idée artistique, dont elle ne se détache jamais, de même aussi l’impression excitée par l’œuvre d’art est un élément d’appréciation pour la critique. Mais celle-ci relève en même temps d’un assez grand nombre de notions positives. L’ordre dynamique et linéaire, l’histoire et la théorie y ont leurs points de vue spéciaux. La technique même y tient une place importante. L’idée, l’inspiration si l’on veut, ne se déploient pas en souveraines dans le domaine des formes. Il y a des lois auxquelles l’architecture, la sculpture et la peinture, quelles que soient leurs aspirations, restent fatalement soumises. Chaque art a ses limites. L’ordre et l’harmonie qui brillent dans les chefs-d’œuvre dépendent de conditions dont l’analyse démontre l’existence et la nécessité. Dans un tableau, aucune ligne ne se meut suivant son caprice. Les matériaux eux-mêmes, les pierres, les métaux, les couleurs ont des propriétés qu’il faut connaître et respecter : rien qu’à les confondre il y a une sorte de dérision. Or cet ensemble de faits, de quelque nature qu’ils soient, qu’ils se réfèrent à la conception ou à la pratique, ces faits, ces raisons, qui sont cause que l’artiste n’est pas libre, deviennent des principes sur lesquels la critique peut toujours s’appuyer et qui assurent son indépendance. Ils constituent ce que l’on pourrait appeler la partie solide de l’esthétique.

Ah ! nous le comprenons : tout cela est inquiétant pour le lecteur ; et cet appareil semble bien grave quand il s’agit de traiter du Salon. Qu’on se rassure : nous n’avons pas l’intention d’en abuser. Nous n’y aurons recours qu’autant qu’il le faudra pour justifier nos observations les plus importantes.


I

Depuis deux ans, l’exposition d’architecture est plus convenablement placée que par le passé ; mais elle n’a pas encore une installation suffisante. D’ailleurs elle est peu nombreuse et, comme toujours, elle est incomplète. Parmi les services de l’état, celui des Monumens historiques est toujours le seul qui soit représenté au Salon. Nous n’avons donc pas l’occasion de voir, ainsi que nous le voudrions, les projets des grands édifices qui s’élèvent à Paris et ailleurs avec les ressources et sous le contrôle de la Direction des bâtimens civils. Nous le regrettons, car nous sommes persuadés que si, par exemple, les dessins d’après lesquels on construit le nouveau Muséum d’histoire naturelle étaient mis sous les yeux du public, ils auraient, au point de vue du grand style et du caractère qui les distinguent, l’importance d’un enseignement. Néanmoins, telle qu’elle est, l’exposition des architectes est très intéressante. L’artiste, le savant, l’homme du monde trouvent à s’y satisfaire. L’actualité n’y fait pas défaut, et l’on ne saurait voir certaines compositions sans qu’aussitôt plusieurs d’entre les plus importantes questions qui préoccupent aujourd’hui le pays et les pouvoirs publics, ne sollicitent la réflexion. Malheureusement on regarde à peine cette exposition qui, cependant, présente tant d’attraits divers. Les visiteurs n’y sont pas nombreux. De temps en temps on voit des personnes que le hasard y conduit s’arrêter sur le seuil des salles, jeter sur les murs couverts de dessins un regard circonspect et s’éloigner doucement. Cela est fâcheux, et l’on se demande quelle est la raison de cette froideur. On a peine à comprendre que l’on reste indifférent à ces dessins si clairs qui, dans leurs tracés, contiennent l’œuvre architectonique tout entière ; qui, tout à la fois, la résument et la détaillent et qui permettent de la discuter. De pareils travaux s’adressent à tout le monde. Une maison bien appropriée à la condition et aux besoins de ceux qui l’habitent ; une école d’aspect avenant, pleine d’air et de lumière, où l’enfant étudie dans le calme et prend ses récréations en pleine sécurité ; un théâtre qui s’annonce avec grâce et dans lequel tout le monde est convenablement placé ; un édifice religieux qui, par ses dispositions et sa décoration, inspire le recueillement ; un palais de justice plein de gravité, et tant d’autres édifices dont la nomenclature lasserait, sont des œuvres d’architecture dont nous sommes appelés, chaque jour, à sentir, à comprendre, à proclamer les mérites. En général, tout ce que crée l’architecture, habitations privées ou édifices publics, répond à nos nécessités, satisfait à nos convenances et au besoin instinctif que nous avons d’ajouter aux choses qui sont à notre usage la parure et l’expression. Comment donc ces beaux dessins qui nous présentent dans des conditions choisies et souvent avec d’heureuses nouveautés ces demeures, témoins, abris, refuges de notre vie, ces palais où nos institutions ont leur siège, comment sont-ils ainsi dédaignés ? Il nous semble en démêler au moins une cause : au Salon, l’architecture n’est pas suffisamment montrée pour ce qu’elle est. On dirait qu’en la rangeant on a manqué de confiance en elle, qu’on a pensé qu’elle devait offrir le même genre d’attrait que la peinture, sa voisine. Les dessins ont été disposés en raison de leur valeur pittoresque. Sur la cimaise on a placé les représentations d’édifices faites à l’aquarelle et éveillant dans une certaine mesure l’intérêt qu’aurait une construction dans un paysage ou un tableau d’intérieur. En bas aussi ou au deuxième rang, les élévations géométrales, et font en haut les relevés cotés, les plans et les études de détail. Cela ne nous paraît pas convenablement entendu. Certes nous ne demandons pas que l’on éloigne des yeux les excellentes aquarelles envoyées en grande partie par les pensionnaires de l’école de Rome. Une Chapelle à Assise, par M. Leclerc ; San-Filippo-Neri, par M. Thierry ; le Dôme d’Orvieto, par M. Moyaux ; l’Intérieur de l’église de Monreale, par M. Guadet ; une Perspective des Propylées, dans leur état actuel, par M. Daumet, sont des ouvrages très distingués. Il y a aussi des parties de décoration extrêmement bien exécutées, comme l’autel d’Or-Ban-Michele, par M. Paulin ; le Plafond de l’hôtel Mazarin, par M. Gamut, et des restes de peinture murale du XIVe siècle, reproduits avec une perfection rare, par M. Brune. On en peut dire autant des types d’architecture religieuse, civile et militaire du Japon, envoyés par M. Guérineau ; c’est curieux, bien dessiné et d’une couleur superbe. Mais le prix et le charme de pareils travaux sont de ceux que l’esprit ne peut bien, goûter qu’alors qu’il est entré dans un état d’apaisement et dans un ordre de raison que la peinture actuelle ne tend pas à produire et qu’elle ne réclame pas. Le visiteur n’est pas assez préparé à jouir d’une précision qui désarme son imagination et semble ne Irai rien laisser à ajouter. Il s’en veut sans doute : mais en fait d’aquarelles il préférera toujours à ces dessins mis au net, si brillamment coloriés qu’ils soient, les lavis enlevés en un tour de main, dans lesquels le contour ne s’impose pas, où la forme n’est qu’une allusion à elle-même, qui sont des jeux d’esprit et dans lesquels, quoiqu’ils représentent, il cherche l’agrément d’un bouquet. Voilà ce qu’il demande avant tout. En réalité, il y a des choses également bonnes qui ne doivent pas être rapprochées les unes des autres ni mises sur le même pied. Évidemment les excellens aquarellistes en architecture et en peinture parlent, dans leur art, deux dialectes différais : on ne saurait les comprendre à la fois.

Le public a donc à la fois tort et raison. Pour bien faire, il faudrait qu’en mettant le pied dans l’exposition d’architecture, il fût aussitôt averti qu’il entre dans un monde à part ; et qu’après cela on fît tout au monde pour l’intéresser et même pour l’instruire. Au milieu des salles on voudrait des tables chargées de modèles, de plans, de détails de construction en relief. Des ouvrages d’architecture n’y seraient pas déplacés. Sur la cimaise on mettrait les plans portant des légendes détaillées et à côté des programmes détaillés, des mémoires descriptifs et même jusqu’à des devis. Qu’on ne l’oublie pas, et ce n’est pas le cas de s’en plaindre : le public est aussi très pratique.

Afin d’entrer dans cette idée et pour commencer, arrêtons-nous devant une villa qui vient d’être bâtie à Biarritz : elle est le résultat de la collaboration de M. Roux avec un artiste éminent et regretté, M. Duc. Voyez comment cette habitation isolée de toutes parts présente des dispositions qui varient selon l’orientation de ses façades. Le côté du nord est défendu à son angle par une tour destinée à briser le vent : sous sa protection est le salon qui regarde sur le golfe, et une terrasse qui se retourne du côté du levant. A l’est, qui est l’exposition la plus favorisée sous le rapport du climat, on a placé l’entrée principale. Elle est couverte et parfaitement abritée contre l’ardeur du soleil et les grains qui viennent de la mer. Une autre tour servant de belvédère la surmonte. Le côté du midi est tout différent : il se distingue par une loggia que soutiennent des colonnes. De là et depuis la salle à manger qui est en arrière et à son ombre, la vue doit s’étendre sur les Pyrénées. Enfin la façade de l’ouest, qui est battue par les grands vents de l’océan, est, pour ainsi dire, lisse et ne donne aucune prise aux tempêtes, qui sont redoutables dans ces parages. L’unité des distributions intérieures n’a point à souffrir de la variété que l’on remarque au dehors. Grâce à plusieurs escaliers, la circulation s’établit à tous les étages autour d’une cour intérieure dont l’architecture à arcades est exquise et où doit régner en été une délicieuse fraîcheur. Là tout est large et habilement combiné pour le confort. Partout, en même temps, on est charmé par une élégance de proportions et une pureté de formes dans lesquelles on reconnaît l’école d’un maître et la main d’un jeune architecte rempli de talent. Dirons-nous, pour compléter ces indications, qu’extérieurement l’architecture semble emprunter ses élémens aux châteaux des bords de la Loire ? Nous paraîtrions critiquer. Parlerons-nous de la construction solide et de l’aspect riant qu’elle emprunte aux matériaux du pays d’où l’on tire une pierre blanche et une sorte de marbre rouge qui s’associent parfaitement ? Ce n’est pas bien nécessaire. Nous voulons seulement appeler l’attention sur les dispositions ingénieuses et si heureusement réalisées de cette habitation digne d’envie et d’où l’on doit si bien jouir des beautés d’une nature puissante en se sentant à l’abri de ses caprices. Quittons, maintenant, les maisons, les châteaux, les villas (il y en a encore au Salon de très agréables, témoin celle que M. Wable a étudiée dans le style moresque) et entrons dans un ordre de travaux d’un intérêt plus considérable et tout à fait actuel.

En ce moment, on s’occupe avec ardeur de tout ce qui touche à l’instruction publique. Non-seulement on transforme les programmes des études à tous leurs degrés, mais encore on recherche les conditions matérielles les plus favorables au développement de l’enseignement, à l’hygiène physique et mentale des élèves. Cependant les conclusions auxquelles on arrive deviendraient lettre morte si les locaux n’étaient pas appropriés à des exigences qui s’imposent et auxquelles il faut satisfaire sans retard. C’est ici qu’intervient l’architecte. En ce qui concerne l’enseignement primaire, on voit à l’exposition différens projets d’écoles ; mais dans le nombre on remarque tout particulièrement le groupe scolaire de Levallois-Perret. Son auteur, M. E. Calinaud, a été très heureusement inspiré par le travail de la commission chargée d’étudier les questions relatives à la construction et à l’aménagement des écoles. Il est difficile de mieux satisfaire aux conditions reconnues nécessaires pour la bonne installation d’un établissement de ce genre. Celui-ci contient avec l’asile deux quartiers séparés pour les garçons et pour les filles. Les abords en sont presque rians : les constructions, percées de larges ouvertures, s’élèvent peu. On entre à droite et à gauche d’un pavillon modeste qui annonce bien cependant la maison commune de l’enfance. Les classes, uniformément disposées en longueur et faites pour recevoir, chacune, environ cinquante élèves, sont toutes éclairées latéralement et d’un seul côté, cela au grand avantage de la vue tendre des écoliers. Il n’y a point de mauvaise place : de partout on voit bien le maître et le tableau qui est derrière lui. M. Calinaud a posé sur ces données une architecture d’une jolie proportion. Néanmoins elle est très économique : un peu de pierres de taille et de briques utilement placées dans l’œuvre pour concourir à la solidité établissent quelques points colorés qui animent les façades. Quant aux dessins, ils sont exécutés d’une manière simple et avec un sentiment très juste du sujet : on les voit avec plaisir. Une association d’idées naturelle nous conduit à rapprocher du travail de M. Calinaud un essai de décoration pour l’intérieur des écoles primaires exposé par M. Reiber. La question a été étudiée au ministère de l’instruction publique avec le désir que ce décor soit de nature à exciter des sentimens de haute moralité et à éveiller l’idée de l’art. Ici elle est plutôt traitée dans l’intérêt d’une pédagogie fort importante, mais spéciale : celle de l’enseignement du dessin. Nous ne pouvons examiner en ce moment la donnée de M. Reiber ni ses applications ; nous voulons seulement faire ressortir l’intérêt qui doit s’attacher à des travaux qui pourraient passer inaperçus et par lesquels cependant l’architecte, au Salon même, concourt à éclairer les questions qui sont le plus à l’ordre du jour et à rendre sensible et pratique leur bonne solution.

Ce sont des raisons de même ordre qui attirent l’attention sur le projet de lycée présenté par M. de Baudot. Mais ici la part laissée à l’initiative de l’artiste est plus grande. A la vérité, une commission étudie aussi les questions relatives aux établissemens d’enseignement secondaire ; mais elle n’a pas terminé son travail et, d’un autre côté, l’administration n’a pas encore publié de programme pouvant servir de guide aux architectes. Cependant on est d’accord sur les conditions générales dans lesquelles les constructions doivent être entendues, et certaines dispositions d’ensemble et de détail ont été reconnues nécessaires. M. de Baudot a pensé qu’il pouvait, dans le projet qu’il soumet au public et qu’il donne comme un essai, résumer d’une part ce qui est acquis au sujet et en même temps rendre sensibles ses vues personnelles. Il semble, en effet, que de bons dessins, et ceux-ci sont du nombre, parlent clairement, raisonnent pour ainsi dire, et sont de nature à éclairer les discussions. Ce que l’on y remarque, à première vue, c’est que les classes étant placées à la partie antérieure du lycée, les externes y accèdent sans pénétrer dans les locaux réservés à l’internat. Ceux-ci, divisés d’après l’âge des élèves, forment des quartiers absolument indépendans qui ont leurs études, leurs cours, leurs préaux séparés ; mais ils disposent tous d’espaces égaux et jouissent tous de la même orientation. Sur les côtés seulement, les bâtimens s’élèvent à une certaine hauteur ; sur la façade et sur les derrières, ils sont bas. Il en est de même à l’intérieur, où ils n’ont pas plus d’un étage. De la sorte, il n’y a rien dans l’aspect du lycée qui sente la clôture rigoureuse, qui ait cet air de prison qui attriste l’élève et sa famille. L’air et la lumière, battent, assainissent et récréent cette maison dont les hôtes sont nos enfans. Il n’est pas nécessaire d’insister sur certaines dispositions pratiques et qui relèvent de l’hygiène. Ainsi l’infirmerie est isolée et ventilée de tous côtés. Il en est de même des services du cours de chimie. Mais il faut s’arrêter encore à la grande salle qui est à l’entrée et qui, divisée ordinairement afin de servir de lieu d’attente et de parloir, peut être débarrassée de ses cloisons les jours de distributions de prix et de fêtes. C’est là qu’au moyen d’une décoration bien entendue, à l’aide de statues et de bas-reliefs moulés sur les chefs-d’œuvre de l’art, avec des tableaux représentant des faits d’histoire, des actes de vertu ayant illustré la contrée, on peut créer une sorte de milieu artistique propre à éveiller dans les jeunes esprits l’idée du bien unie au sentiment du beau. L’ensemble de ce projet aux dispositions si complexes est bien lié. Nulle part la raison n’y fait défaut. Il est simple, très réalisable et pour ainsi dire vivant. Malgré la riche dotation de la caisse des lycées et le mode libéral de son fonctionnement, malgré l’empressement avec lequel les départemens et les villes s’imposent pour la rénovation de leurs établissemens scolaires, une grande économie doit être apportée dans les constructions du genre qui nous occupe. Dans ce sens, M. de Baudot nous semble encore avoir été bien inspiré. Les formes qu’il emploie dans son architecture sont de celles qui peuvent être obtenues avec les matériaux modestes, sans que cependant l’avenir de l’œuvre soit mis en question. C’est là une mesure bien essentielle à garder, et les considérations de durée imposent ici une limite nécessaire à l’économie. M. de Baudot est un artiste de grand talent, un esprit logique et ferme qui subordonne toujours le fait à l’idée. Nous ne savons si son projet de lycée sera exécuté ; mais, en tout cas, il dit bien ce qu’il veut et ce qu’il doit dire : c’est une étude intéressante pour les gens du monde et qui fait honneur à son auteur.

Des projets de la nature de ceux que nous venons d’examiner et qui font voir combien les instincts de l’artiste doivent se régler sur la raison, combien l’indigence des matériaux pèse sur le choix des formes et sur l’aspect des constructions, donnent à réfléchir sur les conditions générales de l’architecture. En effet il y a, théoriquement, deux parts à faire dans son domaine : à l’une, qui est esthétique, appartient la conception idéale des formes et leur détermination ; à l’autre, qui est économique et expérimentale, l’examen des matériaux et l’étude de leur adaptation aux vues désintéressées de l’imagination. Et de quoi servirait-il que telles lignes fussent belles ? Ne faut-il pas qu’elles puissent exister, être construites, et qu’une fois bâties, si l’on peut s’exprimer ainsi, elles soient durables ? L’étude des conditions de solidité, de stabilité des édifices, dérivée des lois de la statique, constitue une partie de science qui sert de base à la pratique de l’architecte. Mais l’application des règles qu’elle dégage va se modifiant suivant les qualités diverses des matériaux. Ceux-ci existent dans la nature ou sont créés par l’industrie suivant des masses plus ou moins importantes ; ils supportent des poids plus ou moins considérables, reviennent à des prix inégaux. En même temps l’intérêt de la fortune publique ou privée que l’architecte a dans ses mains alors qu’il bâtit, exige que l’emploi des matières premières, la pierre, le fer, le bois, soit réglé avec une économie réelle, bien que variable elle-même suivant que l’idée de l’utile l’emporte ou qu’il s’agit d’arriver à l’expression du beau. Ces préoccupations de durée, de choix, d’épargne et de mesure sont intimement unies dans les conceptions de l’architecte. Elles entrent dans la formation de son idée, en tant qu’il est artiste. Dans ses créations, l’élément spéculatif et l’élément matériel se travaillent l’un l’autre pour arriver à des compromis. Mais il ne s’en rend compte à lui-même et n’en rend compte aux autres qu’au moyen de dessins dans lesquels toutes les parties de l’œuvre montrent à découvert les problèmes qu’elles soulevaient avec leurs solutions devenues lisibles.

Si l’on admet ces considérations, c’est justice de reconnaître que le service des Monumens historiques a formé une excellente école d’architectes. par la manière dont la commission directrice est composée, par le but effectif que l’administration se propose d’atteindre et qui est de conserver à notre pays des édifices qui sont une partie de ses annales, une heureuse influence a été exercée sur la manière d’étudier l’architecture au moyen de représentations graphiques. C’est à, cette direction d’idées que nous sommes redevables de ces dessins précis, sobres de coloration, soigneusement cotés, dans lesquels le caractère des formes est aussi fidèlement exprimé que le moindre détail de la construction s’y trouve scrupuleusement reproduit ; dessins essentiellement analytiques qui, tout en faisant revivre la physionomie architectonique des temps passés, nous disent quelle est la dépense nécessaire pour en soutenir et en ranimer les témoins ; dans lesquels, en un mot, il n’y a pas un coup de crayon qui ne représente exactement un profil, et derrière lequel on ne trouve les éléments d’un devis et d’un compte à régler.

Cette année donc, comme toujours, il faut louer les relevés et les projets de restauration qui sont destinés à enrichir les archives des Monumens historiques. Ils portent toujours les noms des mêmes artistes infatigables : c’est M. Paul Bœswillwald, qui a restitué le vieil hôtel-dieu de Tonnerre. C’est M. Bruyerre, avec la sombre église d’Herment ; M. Louzier, avec l’élégante paroisse de Neuvy-Sautour. C’est M. Danjoy, qui a fait un intéressant travail sur le château si pittoresque de Villeneuve-lès-Avignon, et M. Bazin avec sa jolie étude sur Saint-Martin-des-Champs. C’est encore M. Deperthes et M. Formigé, car nous voudrions pouvoir les nommer tous.

Les plus importans parmi les travaux de cet ordre, consistent dans deux belles séries de dessins, dont les uns représentent le château de Ménières-en-Bray, tel qu’on le voit aujourd’hui, les autres l’état actuel et la restauration de l’hôtel de Cujas, à Bourges. Les premiers ont été exécutés par M. A. Vaudoyer ; . les seconds sont dus à M. Camut. Nous ignorons si ces études ont été commandées parle service des Monumens historiques, mais elles sont animées de son esprit. Toutes deux, d’ailleurs, portent sur des édifices de la renaissance ; toutes deux ont encore cela de commun qu’elles sont accompagnées de notices explicatives que l’on peut consulter en présence des dessins. Nous y renvoyons pour l’honneur du fait et pour sa nouveauté. Elles sont instructives à tous égards : elles facilitent l’intelligence des travaux malgré la peine que l’on éprouve à lire les plans placés à toute hauteur ; et l’on y est d’autant plus sensible que l’on a cette fois le moyen de les comprendre. Ces mémoires ont encore l’avantage de donner une idée favorable de leurs jeunes auteurs, dont ils font apprécier la conscience et la sagacité. M. A. Vaudoyer n’a point abordé la restauration complète du château de Ménières : il s’est borné à l’état actuel. Il a cependant donné d’une part le plan du rez-de-chaussée comme il était encore dernièrement, c’est-à-dire avec l’escalier d’honneur et les anciens fossés ; et, d’un autre côté, il a représenté le château et les jardins du temps de Louis XIV. Les dessins de M. A. Vaudoyer sont remarquables. En les regardant, on trouve qu’ils font souvenir, par la fermeté de l’exécution et par le goût, d’autres dessins, anciens déjà, mais également fort beaux, qui sont restés dans l’estime des artistes : les maisons d’Orléans et d’autres encore… Le mérite qui fait naître ce rapprochement, est un honorable exemple d’hérédité.

Est-il personne qui, en visitant Bourges, ne se soit arrêté devant l’hôtel de Cujas, qui n’ait été charmé par son aspect élégant, par son entrée pittoresque et même par sa construction en briques de différentes couleurs qui forment sur les murs un décor réticulé ? M. E. Camut a entrepris de le restituer tel qu’il était au XVIe siècle. Son œuvre, uniquement inspirée par l’amour de l’art et de l’histoire, ne tend qu’à rendre la figure et les dispositions de ce noble logis. La façade sur la rue a été abattue à une époque indéterminée, et M. E. Camut l’a rétablie dans le style du temps. Il l’a fait en serviteur fidèle de la vérité, à regret peut-être, car la façade actuelle, telle que l’a faite une mutilation séculaire, est charmante. En définitive, si la restauration projetée dans les excellens dessins que nous avons ici s’exécutent, l’hôtel de Cujas pourrait servir de point d’attache à des constructions qu’il serait facile d’utiliser. La ville de Bourges n’a pas encore de musée digne de ce nom, et on profiterait de dépendances, qui sont considérables, pour créer des salles destinées à la peinture et à la sculpture, tandis que la maison elle-même recevrait des collections de même nature que celles de l’hôtel de Cluny.

On le voit : dans de semblables travaux, l’art n’est déjà plus tenu de compter strictement avec l’économie. Il faut maintenant qu’il se pénètre des convenances supérieures qui naissent de la destination de l’édifice et du caractère qu’il doit porter. Que sera-ce donc si, après ces châteaux et ces hôtels, d’un style si noble qu’ils soient, nous nous trouvons en présence de monumens tels qu’en élevait la magnificence des Romains ? La grandeur des édifices et la somptuosité des matériaux ajoutent à la beauté des formes et contribuent à l’expression de l’ensemble ; car la richesse des nations est une manifestation de leur puissance. Cette pensée vient naturellement à l’esprit quand on s’arrête devant la belle restauration que M. Blondel a faite du temple de la Concorde, à Rome. Les pensionnaires de l’Académie de France ont le monopole et le bénéfice de ces travaux de l’ordre le plus élevé. Leurs restaurations, si fondées qu’elles soient en raison, sont toujours idéales. L’étude de la forme pour la forme y tiendra toujours la première place au grand avantage de l’art pur et de l’architecture nationale. Plus tard, lorsque, revenus parmi nous, ces jeunes artistes entreront dans la pratique, ils garderont l’amour et le respect de cet agrandissement des choses, de ces amplifications nécessaires qui élèvent l’art au-dessus de la considération des besoins matériels pour en faire l’interprète et l’initiateur des plus nobles aspirations de l’esprit. Et c’est ainsi que même en ruines et à travers le temps les chefs-d’œuvre de l’architecture nous apparaissent pleins d’idées, pleins d’âme et non pas seulement comme les magnifiques vêtemens de civilisations qui ne sont plus.

Nous ne voulons donc pas faire d’objections sérieuses au travail de M. Blondel. Malgré le petit nombre de documens dont il a pu s’aider, nous acceptons son œuvre. En imaginant beaucoup, l’artiste est resté dans son rôle et dans son droit. D’ailleurs il ne s’est pas borné à faire des conjectures. Le plan du temple est encore tout entier sur le sol. L’élévation en est donnée, du moins sous son principal aspect, par une médaille en bronze de Tibère, qui a été frappée à l’occasion de la consécration de l’édifice. En comparant cette médaille aux dessins du jeune architecte, on voit qu’il a pris vis-à-vis d’elle certaines libertés, entre autres celle de supprimer entièrement des niches carrées qui sont indiquées dans le mur de la cella à droite et à gauche du péristyle, et dont Canina avait fait des fenêtres. Mais la restauration de M. Blondel a été soumise à l’Académie des beaux-arts, qui l’a appréciée dans un rapport qui a été rendu public ; nous nous inclinons devant l’autorité de ce jugement. Nous ne parlerons donc ni de l’éclairage du temple, ni de sa décoration intérieure, ni d’autres points de détail qui, comme le plafond, prêteraient à la discussion. En ce qui nous concerne, nous nous bornerons à une observation d’un caractère général. Nous nous demanderons si M. Blondel, pour la restitution extérieure de l’édifice, a eu connaissance suffisante de tous les fragmens recherchés, analysés et classés en 1842 par un maître de l’architecture française, aujourd’hui profondément regretté, par M. Lefuel ; et si, frappé de l’analogie de caractère qui existe entre ces débris et les restes du temple de Jupiter Stator, il s’est inspiré de ceux-ci, plutôt que des ordonnances du temple de Mars vengeur et surtout du Panthéon ? Mais ce sont là des réserves purement spéculatives. Le temple de la Concorde a été érigé par Auguste, consacré par Tibère, probablement brûlé sous Vitellius et reconstruit par Vespasien. A son tour, Constantin y a mis la main. Qu’avons-nous sous les yeux, du monument voué par Tibère ou de celui que Vespasien et Constantin ont successivement restitué ? Il est impossible de le préciser. Évidemment, plus l’auteur a voulu se rapprocher de l’état primitif et plus les renseignemens ont dû lui manquer. Ce que nous devons voir ici, c’est donc avant tout un très noble exercice. Nous sommes dans un domaine abstrait où l’artiste, avec son intuition personnelle, pouvait d’autant mieux s’établir en maître que l’histoire et que la ruine avaient moins de lumière à lui donner. Louons donc les beaux dessins de M. Blondel, qui parlent si bien à notre imagination et qui nous offrent le spectacle d’une magnificence digne de la Rome de marbre qu’avait bâtie Auguste.

En étendant ses études sur l’antiquité, M. Blondel a aussi restitué une sorte de pavillon dont on voit les restes dans la villa d’Adrien, près de Tivoli. M. Daumet s’en était occupé dans la belle restauration générale qu’il a faite de cette villa ; mais c’était sans vouloir rien affirmer, car il ne lui avait pas été permis de fouiller le sol. M. Blondel, lui, a pu profiter du déblaiement général qui en a été opéré pendant ces dernières années. Le lieu dans lequel il nous introduit, lieu de retraite et de plaisance, où tout est prévu pour qu’on y trouve la solitude et la fraîcheur, est en vérité charmant et étrange. Qu’on se figure un édifice circulaire fort à jour, entouré d’un canal plein d’eau vive et au milieu duquel il y a aussi un bassin. Un pont tournant donne accès dans ce réduit, dont la distribution est aussi des plus inattendues. Extérieurement le canal est bordé par la colonnade d’un portique dont la terrasse, destinée peut-être à porter un jardin suspendu, s’appuyait à un mur d’enceinte très élevé et très fort, qui enveloppait le pavillon et en défendait l’approche et la vue. Certes on devait être en repos dans cet asile et y respirer un air rafraîchi. Mais tant de recherche inquiète un peu la pensée. M. Blondel a fait d’après la ruine une restauration qui offre, celle-ci, tous les caractères d’une exactitude scrupuleuse. Les dessins témoignent d’un talent extraordinaire et d’un grand sentiment de l’antiquité. Chose vraiment sans précédent, le livret nous apprend que ce travail magistral n’ira point dans les collections de l’état : un amateur l’a acquis ! C’est le fait d’un esprit distingué et c’est d’un excellent exemple. Puisse la faveur du public s’attacher aux belles études de nos architectes et les gens de goût en venir un jour à se les disputer !

Nous touchons au terme de notre examen et nous sentons combien il est incomplet. Que d’ouvrages dignes d’éloges n’avons-nous point paru négliger ? D’abord les dessins exécutés par M. Nénot d’après le palais ducal de Venise et d’après le palais Pitti de Florence, qui sont d’un caractère si juste et d’un aspect si puissant ; puis les études de M. Viennois, sur le Palais de justice de Dijon ; et aussi la chapelle de la maison de répression de Nanterre, par M. Hermant. Cette chapelle, l’architecte, en la décorant au moyen de quelques couleurs, a su lui donner beaucoup d’expression : entourée qu’elle est des bâtimens sévères du pénitencier, elle console l’œil attristé. Elle met un rayon de lumière dans ce lieu sombre, comme font le repentir et l’espoir du pardon lorsqu’ils éclairent l’âme du prisonnier. Puis viennent l’hôtel-de-ville de La Ferté-sous-Jouarre, que construit M. Héneux ; une église de M. Chaîne ; un travail archéologique par lequel débute M. Morel-Révoil ; la série chronologique des maisons de Bruges, si bien présentée par M. Hügelin ; les décorations de M. Ouri et enfin plusieurs compositions parmi lesquelles il faut ranger les projets qui reviennent au Salon à la suite des concours publics.

Dans le nombre, on remarque les études en relief du concours ouvert A l’effet d’ériger à Versailles un monument commémoratif de l’assemblée nationale constituante de 1789. Nous leur devons, en terminant, une attention particulière. On sait quelles étaient les données du programme : le monument devait consister essentiellement en une colonne surmontée de la statue de la République ; il exigeait la coopération d’un architecte et d’un sculpteur. Le sujet nous semble avoir été parfaitement entendu par M. Formigé, qui s’est associé un statuaire de grand mérite, M. Coutan. Il a compris qu’un pareil ouvrage ne devait pas être de ceux qui servent de centre à la circulation et auprès desquels on passe sans avoir à s’arrêter. Il a eu l’idée d’entourer la colonne d’une enceinte formée par un mur que soutient extérieurement une ordonnance engagée. Cette enceinte représente la salle de l’assemblée avec ses gradins, le siège du président et la tribune. Enfin sur la muraille sont gravées les décisions de l’assemblée. Par sa nature et par l’intérêt qu’offrent ses dispositions, ce lieu vous arrête et vous retient ; il vous fait souvenir. La conception de M. Formigé est vraiment historique : aussi le prix a-t-il été décerné à ce jeune architecte et à son collaborateur, et cela était de toute justice. Certes, les autres projets avaient aussi leurs mérites. L’œuvre de MM. Pujol et Falguière est harmonieuse dans son élévation, quoique le plan en soit un peu vide, et les autres projets primés sont tous graves et dignes. Mais aucun ne nous parle suffisamment du passé.

Est-ce à dire que le travail de M. Formigé ne prête à aucune critique ? Le plan en est excellent, mais l’élévation, bien qu’elle soit étudiée avec talent, manque d’harmonie. L’enceinte, de style dorique, contraste trop, par sa pesanteur, avec la colonne, qui est d’un style élégant et même fleuri, qu’on dirait un peu basse et dont l’aspect se trouve encore amoindri par les socles et les piédestaux superposés qui sont à sa base. Nous reconnaissons qu’il n’y a pas de comparaison absolue à établir entre la colonne de Versailles et la colonne Trajane. Celle-ci n’a pas d’enceinte proprement dite. Mais les édifices qui l’entourent en sont assez rapprochés pour que l’architecte ait dû se préoccuper, en en déterminant le style, des questions de rapport qui se posent toujours à propos d’un ensemble. Or le forum de Trajan, la basilique et les bibliothèques Ulpiennes sont d’ordre corinthien, et Apollodore a eu recours, pour sa colonne, qui est d’ailleurs très élevée, aux proportions graves de l’ordre toscan. C’est aussi un contraste, mais l’étude l’a rendu harmonieux. On ne saurait demander à M. Formigé de préférer ce parti à celui qu’il a adopté. Mais ce que l’on peut souhaiter, c’est qu’il donne à son projet l’unité qui lui manque en établissant un meilleur accord entre les élémens dont il s’est servi.

Si le concours de Versailles laisse, en ce qui concerne l’architecture, une impression favorable, on ne voit pas, sans qu’il y ait beaucoup à dire, la sculpture qui en fait partie intégrante. En général, elle manque de caractère. On y remarque une volonté d’exprimer la vie rien que par ses côtés physiologiques qui n’est pas ici bien à sa place. Bailly, Siéyès, Lafayette et même Mirabeau ne sont pas des personnages qu’on puisse représenter rien qu’en s’aidant du sentiment : pour les rendre, le statuaire a besoin de se consulter avec l’historien. On remarque que les figures de la république n’ont pas toutes les proportions abstraites que l’art emploie quand il traite les sujets symboliques. Néanmoins, sur ce point, nous faisons exception en faveur de quelques concurrens, parmi lesquels se trouve M. Coutan. La statue dont il est l’auteur semblerait compliquée si nous voulions la décrire, mais elle a cependant de la masse, de l’équilibre et de la clarté ; de plus, elle est composée d’une manière originale. Mais lorsque la sculpture fait corps avec l’architecture, elle doit lui emprunter son esprit de logique et en partie du moins le mode d’exécution qu’elle emploie pour la décoration. Elle doit chercher les silhouettes stables, les lignes claires, les plans bien accusés, les formes robustes ; elle doit donner l’idée de la durée et de la puissance. Et quand même elle se borne à imiter, elle ne doit jamais laisser oublier qu’elle est par son extraction de race monumentale.


II

La sculpture, alors même qu’elle n’est pas appelée à concourir à un ensemble, est toujours un art dépendant ; elle tient en cela de l’architecture, avec laquelle elle a, d’ailleurs, des principes communs. Pris à part, un groupe, une, statue, un buste, sont des monumens. Dans la sculpture comme dans l’architecture, les lois de la composition sont des lois de construction. L’équilibre, la stabilité, sont les conditions essentielles de tout travail sculptural, et l’on souffre quand on est averti par l’instinct ou par une réflexion rapide que l’image dont on voudrait jouir est dans une assiette instable et que, pour ainsi dire, elle menace ruine. Comme l’architecte, le sculpteur doit compter avec les matériaux qu’il emploie. La nature et les qualités de ceux-ci influent puissamment sur la physionomie de ses œuvres et ont une part considérable à leur expression. La pierre, les métaux, toutes les matières plastiques répondent à des ordres de conception différens. Chacune a un génie latent et comme une vertu ; chacune a ses ressources et aussi ses limites : l’idée, tour à tour, doit entrer en accommodement avec elles. Le mode de composition que l’une rend possible, l’autre l’interdit ; les formes que l’une accepte, l’autre est impuissante à les recevoir. C’est pour ainsi dire en marbre et en bronze que le sculpteur doit penser.

Le langage rend parfaitement compte de ces phénomènes. Car, que veut-on dire quand on parle d’un marbre, d’un bronze, d’une cire, d’un ivoire ? S’agit-il simplement de morceaux exécutés indifféremment à l’aide de ces substances ? Non : on veut dire bien davantage. Cela signifie que le marbre et que le bronze, par exemple, avec les propriétés spécifiques qui les distinguent, se sont identifiés à ces ouvrages, et qu’ils les ont marqués d’un caractère générique tel que, même lorsqu’ils sont reproduits par le moulage et par le dessin, il est impossible d’en méconnaître la nature. Ils sont différens de tous autres par la donnée première, par l’aspect, par le modelé, par les plus humbles détails de la pratique ; tant l’artiste, en les concevant et en les élaborant, a dû s’inspirer des qualités caractéristiques du métal ou du calcaire et obéir à leur tempérament. L’accord de l’idée avec la matière est un des points les plus importans de la théorie de la sculpture. Les règles en sont fondées sur l’observation comme sur la raison. Il en résulte des divisions dont chacune a sa technique. Le domaine de l’art en devient plus riche, les horizons ouverts à l’artiste plus variés. Ces observations qui s’appliquent avant tout à l’architecture ne pouvaient trouver leur place ni leur développement lorsque nous parlions de cet art : dans l’exposition des architectes, une part trop faible est faite à la construction. Mais ici nous allons voir la matière à l’œuvre, et ce que nous expliquons sera plus facilement compris.

Le marbre, malgré sa valeur vénale, entre dans la construction des édifices : on le trouve en masses considérables : dans le monde gréco-latin, il est par excellence la matière monumentale. C’est aussi le calcaire auquel on compare, pour en définir les qualités, toutes les pierres dont la sculpture doit tirer parti. Avec sa blancheur, la finesse de son grain, sa transparence, il se prête à rendre toutes les délicatesses du modelé. Il donne toute la gamme du clair-obscur : les lumières, les ombres et dans l’intervalle la variété infinie des demi-teintes. La morbidesse des chairs, la souplesse des étoffes, les détails infinis de la vie, il les traduit et il les nuance ; mais quelque chose nous dit que malgré sa dureté il est fragile : l’expérience nous l’apprend. Avec sa belle cristallisation, sa ténacité n’est pas extrême. Les évidemens, les refouillemens que l’on pratique dans sa masse, peuvent accroître l’effet d’une œuvre et intéresser à titre de difficultés vaincues, mais ils compromettent sa solidité et inquiètent sur sa durée : ils lui font perdre une partie de sa virtualité native. Une statue veut paraître tirée d’un bloc, et si le marbre réclame un travail d’une grande perfection, il demande aussi qu’on lui conserve le caractère d’une substance qui, par destination, résiste à l’homme et au temps. De quel ordre serait une œuvre dans laquelle l’idée du marbre disparaît si bien qu’on la dirait coulée dans un moule comme de la porcelaine ? Le marbre a sa dignité, il a ses susceptibilités : il aime à montrer que, s’il a été vaincu, il y a eu lutte, et que, s’il y a chef-d’œuvre, il y a mis du sien.

Le repos, les sentimens durables, qu’ils soient rians, tristes ou concentrés, les actions qui n’impliquent qu’à peine le déplacement du sujet, voilà ce que le marbre comporte et ce dont il faut tenir compte quand on veut le faire parler ; en même temps que, pour y établir la composition, on doit l’inscrire dans des lignes stables qui, comme celles de la pyramide, donnent l’idée de solidité.

L’instinct et la logique se trouvant ainsi satisfaits, quelle jouissance ne goûte-t-on pas dans la contemplation d’un beau marbre ? Et en est-il un qui soit plus attachant que la Mort d’Alceste, envoyée par M. Allar au Salon ? Il y a deux ans, lorsqu’on en vit le modèle, on ne manqua pas de le remarquer, et le sentiment général, d’accord en cela avec la pensée du sculpteur, fut que l’ouvrage devait recevoir la consécration du marbre. Aujourd’hui il nous revient tel que nous l’avons souhaité, mais plus beau qu’il n’était d’abord parce, que le carrare auquel il était destiné l’a rendu plus idéal et que l’artiste, heureusement inspiré, l’agrandi. Tout a gagné à ce que ce groupe ait pris des proportions héroïques : la représentation du sujet est devenue plus imposante à raison de sa masse, et la pitié qu’il inspire d’autant plus intense qu’on la ressent pour des êtres qu’on dirait au-dessus de l’humanité, Ils sont malheureux cependant. Alceste expire, et ses enfans la conjurent en vain de ne pas les abandonner. Voyez avec quelle tendresse religieuse leurs jeunes mains s’attachent à la mourante, cherchant à la retenir et craignant à la fois d’offenser son corps souffrant ! Tout est profondément vrai dans cette scène : puisse l’artiste n’en avoir jamais vu d’aussi cruelle ! Tout y est tendre et émouvant. La composition, qui est animée sous quelque aspect qu’on l’envisage, reste néanmoins enveloppée dans des lignes stables, et l’exécution, qui est très souple, fait pourtant sentir que ces personnages si pathétiques ont été tirés d’un bloc inerte et que rien ne saurait relâcher les liens dans lesquels le marbre les tient rassemblés.

A quelques pas de l’Alceste mourante, voici un autre groupe, plus condensé encore et dont toutes les parties sont absolument solidaires. C’est le seul point par lequel il se rapproche du précédent, avec lequel il forme du reste le contraste le plus complet. Ici, en effet, tout est riant et serein ; c’est la vie grecque rendue piquante par une pointe d’esprit moderne ; c’est une œuvre de M. Gérôme, maintenant aussi habile à sculpter qu’à peindre ; c’est Anacréon portant l’Amour et Bacchus sous la forme de deux enfans. Vêtu d’une tunique d’Ionie, la lyre à l’épaule et marchant à pas rythmés, le vieillard de Téos s’avance dans la vie sans paraître sentir le poids de son double fardeau. En ce moment, Bacchus sommeille ; Anacréon penche du côté de l’Amour. Cette composition ingénieuse, à la manière d’une épigramme de l’Anthologie, est bloquée à merveille et traités avec une extrême habileté.

Tout à côté, M. Gautherin a aussi un ouvrage d’un beau caractère sculptural. Il nous rapporte, traduit en marbre, son groupe représentant Adam et Eve, et qu’il intitule le Paradis perdu ; on ne l’avait pas oublié. Là aussi une bonne entente des masses, une exécution large et un modelé harmonieux sont à signaler. Ce sont les hautes qualités de l’art, les qualités des œuvres saines. De ces œuvres il y en a encore plusieurs auxquelles nous voudrions nous arrêter : le Tombeau de la princesse Christine de Montpensier, dû au ciseau sympathique de M. Millet ; le Jeune Bacchus, envoyé par M. Allouard, dont le talent progresse toujours, et le petit Saint Jean, début heureux de M. Dampt… Mais quelle est cette statue si animée ? quel est cet archer aérien tout brillant d’audace et de jeunesse ? C’est une nouvelle personnification de l’Amour. Eros est à la cime d’un nuage ; il tire une flèche de son carquois et regarde le monde qui est à ses pieds. L’artiste qui a conçu et réalisé cette allégorie, M. Coutan, est infatigable, hardi. Son Eros est gracieux, l’exécution en est savante. Au cours de son travail, il a dû triompher de mille difficultés ; mais nulle part la peine n’a laissé de trace. Si M. Coutan a voulu montrer l’habileté et l’audace de son ciseau, il a parfaitement réussi. Mais combien son œuvre paraît fragile ! On tremble rien qu’à l’idée qu’il faille la transporter à une autre place. Il semble qu’on ne puisse y toucher sans lui faire courir un danger. Les qualités de cette statue réclameraient une autre matière que le marbre. Sa silhouette, qui est très élégante, rentre dans la forme d’un ovale allongé et par conséquent n’offre qu’un faible point d’appui. Le bronze, grâce à sa ténacité, lui donnerait la solidité dont elle a besoin. Le métal aurait encore ce grand avantage de faire ressortir le mérite supérieur de l’œuvre, qui est le dessin. L’Eros de M. Coutan est un ouvrage de pure statuaire, une de ces représentations dans lesquelles le sujet se suffit à lui-même, se soutient par son propre équilibre, n’appelle à son aide aucun de ces étais qui, dans la sculpture en marbre, sont déguisés sous la forme de troncs d’arbre, de rochers, de cippes et d’autels. Cette indépendance du sujet est un des caractères essentiels de la statuaire en bronze. Celui-ci, il est vrai, à cause de sa couleur sombre, n’est point propre à rendre le modelé. Il s’éclaire, non par gradations nuancées, mais pour ainsi dire par secousses. Il réfléchit la lumière comme un miroir, et tandis que, sur ses saillies extrêmes, il la répercute jusqu’à aveugler, il offre dans les parties ombrées ou renfoncées des noirs dans lesquels la forme disparaît. Mais en revanche avec quelle autorité n’accuse-t-il pas l’unité d’une composition, ne fait-il pas ressortir le caractère des formes et n’en exprime-t-il pas la souplesse en faisant ressortir la pureté et la finesse des contours ! Les grands évidemens qui, dans le marbre, ôtent le caractère et sont une cause de maigreur ou tout au moins de sécheresse, sont ici parfaitement à leur place : ils donnent à l’œuvre une parfaite clarté. En bronze, l’Eros de M. Coutan aurait toute sa valeur ; il justifierait les principes que nous invoquons ; il serait un exemple de statuaire métallique.

Mais l’artiste, le sculpteur surtout ne fait pas toujours ce qu’il préférerait. Il rêve d’une figure en bronze et tout à coup voilà qu’on la lui commande en marbre : il faut se soumettre. Il y a au Salon de cette année beaucoup d’ouvrages en plâtre qui n’attendent que d’être jetés en métal pour prendre toute leur valeur. Au premier rang, il faut placer un Pierre le Grand qu’a envoyé M. Antokolski, artiste russe dont le talent considérable nous a été révélé par la dernière exposition universelle. Le czar, s’appuyant sur une canne, s’avance sur un sol qui paraît sauvage. Composition simple et hardie, caractéristique, vigoureuse, qui, sans aucun artifice, évoque l’image très personnelle d’un homme de génie. M. Mabille et M. L. Martin ont aussi exposé deux statues remarquables par leur aspect décoratif : du premier nous avons un Méléagre, du second un Persée. Ce qu’il faut louer dans ces modèles, c’est la variété de leurs silhouettes, toutes heureusement déduites de la donnée première, de telle sorte que, sous quelque aspect que se présentent les statues, on saisit bien leur individualité et on comprend toute l’énergie de leur action. L’accentuation franche des formes et la manière dont elles sont débarrassées de vains détails, sont encore des qualités par lesquelles le Méléagre et le Persée appartiennent de droit au métal. Un Narcisse de M. Voyez, bien que plus compliqué, se présente cependant dans les mêmes conditions topiques.

Il y a eu, à toutes les époques et particulièrement à la nôtre, des peintures et des sculptures qui sont restées des têtes d’écoles. Leur nouveauté a été comme un éclaircissement pour beaucoup d’esprits. Elles ont été investies dès leur apparition de toute l’autorité qui appartient aux choses anciennes. Mais leur plus grande originalité a été d’ouvrir la voie à des générations d’artistes en leur découvrant le but de leurs secrètes aspirations. Le Chanteur florentin de M. Paul Dubois a eu ce privilège. Lorsqu’il parut, les juges d’alors se mirent à raisonner à son endroit. On reconnaissait bien qu’il y avait là un grand mérite ; mais on discutait la tendance, on contestait le sujet. En revanche, on faisait observer que cette figure réunissait en elle les conditions de l’art le plus élevé. La composition en était pleine de naturel et très heureusement pondérée : l’antique n’avait pas d’équilibre plus parfait. Les formes étaient choisies et serrées par un dessin pur. Il y avait dans l’ensemble une harmonie pleine de fraîcheur et un charme exquis. Et toute cette grâce et toute cette légèreté appelaient le métal, fût-ce le plus précieux. Le Chanteur florentin eut un succès immense. Depuis, bien des sculpteurs y ont pensé et sont entrés de différentes manières dans la voie qu’il a ouverte. Par ses hautes qualités, il a influé sur tous les genres : mais nous voyons paraître chaque année quelque morceau de choix qui rappelle plus particulièrement l’œuvre maîtresse : M. Paul Dubois n’est jamais complètement absent d’une exposition. Et la descendance continue : l’an passé c’était l’Arlequin de M. de Saint-Marceaux ; cette fois, bien qu’à distance respectueuse, c’est le François Villon de M. Etcheto. Nous voudrions que tout le monde en fût d’accord : car n’est-il pas heureusement trouvé, ce François Villon ? Quelle finesse, quelle vie, quel personnage tout d’un jet ! Le voilà le pauvre basochien espiègle, tapageur et même libertin ; il est là, maigre, mourant de faim et méditant quelque bon tour. Avec sa gaîté et sa nargue sardonique, avec sa grâce et sa mélancolie, il revit, bien étonné sans doute d’avoir une statue, lui qui, dans une ballade, s’est représenté pendu.

Tous les plâtres que nous venons de passer en revue nous semblent, aussi bien que le groupe intéressant dont M. Gérard expose le modèle, la Lutte de Jacob avec l’ange, tous nous semblent, disons-nous, légitimement dévolus à la fonte. Mais peut-être le marbre s’en emparera-t-il ? Nous le regretterions, car alors la raison serait déçue et ces ouvrages auraient manqué leur destinée.

Il en est qui ont eu la bonne fortune de l’accomplir jusqu’au bout, et nous devons nous en applaudir. Dans le nombre, le Bernard Palissy de M. Barrias se fait admirer à côté du grand et beau monument de sculpture que le même artiste a obtenu au concours et qui symbolise la Défense de Paris. L’ouvrier énergique dans lequel M. de Groot a personnifié le Travail est aussi très remarquable, et le Christ en croix de M. Injalbert est plein d’un mérite dont on ne peut malheureusement jouir comme on le voudrait. Cela tient à la couleur du bronze. Cette couleur, naturelle ou artificielle, suivant qu’elle a été obtenue par l’oxydation du métal soumis à l’action de l’air ou par des mordans, est ce que l’on nomme la patine. Celle-ci fait le plus grand tort à l’œuvre de M. Injalbert. Certes, on peut bien faire des réserves sur le caractère que l’artiste a donné à la figure de l’Homme-Dieu. Mais l’exécution, qu’il était permis d’apprécier dans le plâtre, a des qualités supérieures. On ne saurait voir un modelé plus vivant et plus lin, et les moindres détails de la chair sont traités avec une délicatesse, une subtilité qui font penser à ce que le pinceau des maîtres de l’école flamande a produit de mieux en ce genre. en bien ! tout cela disparaît sous une sorte d’enduit terreux appliqué avec négligence, et l’unité de l’œuvre est détruite par mille taches d’aspect ferrugineux qui ont de plus l’inconvénient bizarre de mettre sur l’épidémie du cuivre de à rouille à la place de vert-de-gris. Une patine doit être d’un ton uniforme et absolument identifiée à la forme, qu’elle achève ainsi de faire valoir… Mais n’insistons pas davantage sur ces considérations, si importantes qu’elles soient. Laissons aussi décote la ciselure, partie fort essentielle de l’art, qui fait absolument défaut dans les bronzes français, et examinons tout un ensemble de statues qui paraissent avoir dit leur dernier mot avec le plâtre. Elles sont le résultat d’une préoccupation complexe de leurs auteurs, entraînés par le désir d’unir l’étude, ou plutôt la copie, de la nature au travail de l’argile.

Il y a toujours eu dans l’école française une part importante faite à ce que l’on nomme, les figures d’étude. La plupart, des morceaux de réception à l’ancienne Académie royale ne sont pas autre choses Mais la règle voulait qu’ils fussent de petite mesure. Travaillée pour être vus sous les yeux et pour faire montre de talent, ils comportaient un mode d’interprétation et des artifices qui n’eussent pu s’appliquer à des ouvrages de plus grande dimension. Alors, on n’y eût point songé, et la raison des choses est toujours la même.

Les figures d’étude, qui constituent en somme un genre assez peu défini au point de vue de l’art, sont devenues très nombreuses depuis quelques années. Beaucoup de jeunes artistes, qui ne sont encore que des élèves, trouvent dans cette sorte de trafaux un moyen de développer leur talent sans répudier l’esprit des exercices scolaires. Seulement ils les agrandissent, et, en agissant avec toute la fraîcheur de leurs sensations sur la seule matière dont ils disposent, sur l’argile, ils arrivent à leur donner un véritable agrément. Ils y réussissent si bien que cette manière de modeler fait fortune et qu’elle influe sur la tenue de la sculpture française. L’importance que le modelage, aimé pour lui-même, a prise parmi nous est un phénomène qu’il faut signaler. Autrefois la terre servait de préparation et d’intermédiaire pour arriver à une exécution d’un caractère déterminé. La complaisance avec laquelle elle prend les formes et l’attrait qu’elle offre à, la manipulation étaient des qualités qui lui étaient reconnues, mais qui n’avaient point encore été dégagées jusqu’à faire d’elle la favorite du sculpteur. Les artistes qui datent de cinquante, ans peuvent se souvenir que, dans leur temps, on cherchait à donner au modelage, suivant sa destination, le caractère d’un travail tantôt tiré de la masse au moyen du ciseau et tantôt destiné à la fonte et même à l’estampage. Maintenant l’horizon du sculpteur est borné aux ressources qu’offre l’argile, Il ne faudrait pas s’en plaindre si l’on voulait faire des terres cuites, ou si le plâtre était une de ces matières dans lesquelles l’œuvre d’art trouve une suprême consécration. Il n’en est rien ; mais on aime à ce que l’œuvre, quelle qu’elle soit, garde ou semble garder l’impression du toucher. L’effort va jusqu’à vouloir donner au marbre, qui ne peut s’y prêter, l’aspect d’une substance qui obéirait sous les doigts. Ces observations nous sont inspirées par, quelques ouvrages remplis de talent, mais qui appartiennent à cette sculpture nouvelle, que, par opposition avec l’ancienne, qui est la taillée, la fondue, la ciselée, on peut appeler la sculpture pétrie.

La Biblis, de M. Suchetet, qui a obtenu l’an passé un si grand succès, a excité l’émulation la plus vive, Il y a, cette année, au Salon, un grand nombre de jeunes filles et d’adolescens qui languissent, qui expirent, qui sont morts. Rapprochées les unes des autres, ces figures eussent impressionné péniblement le visiteur avec leur air de victimes. Réparties comme elles le sont sur différens points de l’exposition, on les regarde avec plaisir, car il y en a de fort jolies. La plus touchante de toutes est un Abel de M. Cariés, étude dont le sentiment est délicat et dans laquelle l’habileté plastique est poussée à un degré extrême. A la même école appartiennent aussi des statues que la vivacité de leurs mouvemens et l’esprit qu’on y remarque rendent intéressantes. Telle est la Nymphe Écho de M. Gaudez : prête à tirer quelque son d’une flûte qu’elle tient à la main, espiègle, elle s’enfuit, mais regarde en arrière et veut être entendue… Que de fraîcheur ! Que de charme dans cette exécution qu’on peut dire colorée et dont la perfection, attachée au plâtre même, a quelque chose de définitif et de fatal ! Ni le marbre ni le bronze ne l’égaleront. Nous le craignons pour M. Cariés comme pour M. Gaudez, le ciseau et la lime seront impuissans à rendre ce que leurs mains si délicatement douées ont réalisé.

Mais la question qui nous occupe prend une portée inattendue aussitôt qu’il s’agit d’ouvrages qui dépassent la proportion naturelle. Alors la prédilection qu’ont les sculpteurs pour les artifices du pétrissage nous apparaît comme inséparable d’une manière peu élevée de rendre la nature. Ainsi en est-il du Chasseur d’aigles, de M. Desca, bien que ce soit une étude importante que cet homme qui achève un aigle renversé sur la terre en le frappant de son bâton ; ainsi en est-il encore de l’Homme avant l’âge de pierre, tel que l’a énergiquement représenté M. Carlier, ainsi en est-il également de plusieurs autres statues. Elles procèdent d’un généreux effort ; elles accusent infiniment de conscience et beaucoup de talent ; la nature y est copiée de très près et non sans force. Mais que ces jeunes artistes nous permettent de leur dire que ces figures, si louables qu’elles soient, manquent du caractère sculptural. Cela devient d’autant plus sensible qu’elles sont au-dessus de l’ordinaire. Ici la copie pure et simple du modèle vivant ne suffit plus. L’art reprend tous ses droits. C’est alors que les divisions du corps humain veulent être accentuées et comme ponctuées, afin d’établir clairement dans l’ensemble l’ordre et la proportion. C’est alors qu’il faut insister sur les grands plans de construction auxquels le détail se subordonne et qui assurent à l’œuvre de la statuaire cet air de résistance et cette solidité qui la caractérisent. La connaissance de l’anatomie et la vue d’une nature toujours choisie, vivante et agissante, devraient certainement conduire celui qui est artiste à bien concevoir les conditions fondamentales grâce auxquelles l’art de la sculpture se distingue du simple moulage. Mais dans ce travail l’étude bien entendue de l’antique peut le guider. Assurément nous n’entendons pas qu’il faille substituer à une interprétation physiologique de la nature une interprétation qui serait purement ornementale. Il faut chercher la mesure. Disons qu’elle a été trouvée et qu’elle nous a été montrée par les chefs de notre école moderne.

Rude ! voilà par excellence le maître de la sculpture française : on peut aller à lui en toute sûreté. Sans la moindre idée de remonter au passé, il a réuni et condensé dans ses ouvrages les meilleures qualités de ses devanciers. Tout ce que notre art national, depuis la renaissance, a produit de plus sain et de plus puissant est résumé et dépassé par le groupe du Départ. Il y a cinquante ans qu’il est achevé : on ne se lasse pas de l’admirer ; et on peut affirmer que, contrairement à ce qui arrive, même pour beaucoup d’œuvres de génie, il ne vieillira pas. À quoi cela tient-il ? À la vérité supérieure dont il est l’éclatante image. Rude a aimé la nature autant qu’on puisse l’aimer et il l’a connue en savant et en artiste. Il a eu, pour s’en rendre maître, des procédés d’une sûreté mathématique dont on pouvait s’étonner, mais qui montraient bien qu’il voyait plusieurs choses dans son modèle ; le modèle lui-même, son sujet, et son art. Aussi, la facilité même avec laquelle il dominait la forme montre-t-elle qu’il réservait tout, son effort pour l’expression. Sans archéologie, sans préoccupations anatomiques, il portait le style le plus fort et le plus simple dans tout ce qui sortait de ses mains. Ce style se pliait à toutes les applications : au bronze comme dans le Mercure et dans la statue de Louis XIII, au marbre comme dans le délicieux Pêcheur. A l’arc de triomphe de l’Étoile, c’est à la pierre qu’il a parlé et il lui a donné une voix. En tout il restait fidèle à lui-même. Lorsqu’il dut exécuter les ailes de la figure de la Liberté, qui domine et entraîne tout le groupe du Départ, il ne voulut se référer à aucune tradition décorative. Il prit les ailes d’un condor et il en reproduisit le type avec fidélité. Mais en les copiant il se demandait toujours si c’était assez pour porter son allégorie ; et instinctivement il agrandissait les formes pour les assortir à l’immense monument de pierre, pour les mettre d’accord avec l’image intérieure qui gonflait son cœur. Mais l’effet de ces ailes de proie est immense. Il semble en effet que leur battement se mêle au bruit des armes et au chant des héros et qu’il augmente le tumulte idéal de la scène. Rude vivait par la pensée. Sa science était véritable et elle était complète parce qu’à la connaissance de la forme et des moyens pratiques de l’exprimer il joignait une idée supérieure de la destination de l’art.

À côté de Rude, Barye vient se placer naturellement comme un autre grand exemple. Nous sommes étonnés qu’on ne les rapproche jamais, non pour en faire un parallèle, mais pour montrer par combien de points leurs génies se rencontrent. Chez tous deux c’est la même passion pour la vérité, la même connaissance approfondie de l’ordre naturel, la même aptitude à l’exalter. Sans doute, c’est avertir utilement les jeunes artistes et c’est les toucher que de leur montrer Barye, avant de commencer un ouvrage, allant au Muséum mesurer les squelettes des animaux qu’il allait faire revivre. Grâce à cette méthode et à son profond respect du vrai, il a donné un essor original et une expression supérieure à l’art de représenter les animaux. Et qu’on nous entende bien : nous ne parlons pas de ce mode d’expression qui, sous prétexte de relever la bête, lui impose une grimace humaine. Non, nous louons Barye d’avoir, à force de sincérité et de pénétration, dégagé la figure des animaux de tout élément parasite pour mettre en évidence leurs mœurs géniales et leur mimique instinctive. Chose singulière ! curieuse antinomie de l’anthropomorphisme ! l’homme frappé de leur énergie et de l’appropriation fatale de leur organisme à une fin déterminée ne voyait le plus souvent, dans les images qu’il en faisait, qu’un symbole de ses vertus ou de ses vices. Barye, le premier, en s’aidant du bronze, a fait vivre les animaux de leur propre vie : il nous les a montrés tour à tour et à leur manière, goûtant le bienfait de la vie, se jouant ou tragiques. Il a laissé après lui une école qui sera durable.

Le plus brillant de ses successeurs (nous ne disons pas de ses élèves, l’artiste dont nous parlons a étudié chez Rude), le plus brillant de ses successeurs, M. Frémiet, a exposé cette année deux ouvrages dont l’un, la Statue équestre du grand Condé, montre une fois de plus la facilité avec laquelle il s’élève au style historique, et dont l’autre, le Tombeau de miss Jenny, une chienne favorite, est une nouvelle preuve de son esprit. M. Caïn comprend la grandeur et il y arrive à force de simplicité dans sa Lionne changeant de gîte. Rien qu’avec des ouvrages de petites dimensions, M. Bonheur nous montre toute la force de son talent. Il y a dans les Lévriers russes égarés de Mlle Thomas infiniment de vérité, de grâce et d’un sentiment qui n’a rien d’humain, mais dont on est néanmoins touché. Enfin M. du Passage et M. Tourguenef ont des chevaux dont la race est franchement caractérisée et dont les allures sont irréprochables.

Mais Barye a fait plus que de susciter une brillante école. Ses œuvres comme celles des grands maîtres seront toujours supérieures aux traditions qu’il a laissées. On étudiera longtemps ses bronzes avant qu’ils aient donné leur dernier mot.

Rude et Barye étaient toujours en présence du modèle vivant ; mais sa vue les exaltait, et pour le rendre ils atteignaient à la puissance qui est une des conditions du beau. Réunissant dans une synthèse éclatante la science de la nature et la science de l’art, ils ont représenté les formes vivantes avec une fidélité scrupuleuse, mais aussi avec une interprétation sculpturale qui approche leurs productions des œuvres les plus fortes de l’antiquité. Ils pensaient à tout à la fois : au sujet, à la vie, à la matière qu’ils devaient animer, à l’art qui les passionnait… On peut le croire, dans un pareil état d’esprit, ils se préoccupaient peu de savoir s’ils pétrissaient habilement l’argile.

Arrivés au point où nous sommes, il nous reste à parler des bustes. Mais l’ordre de considérations qui nous entraîne et que nous devrions leur appliquer ne nous permettrait de les juger qu’à la condition de donner à notre examen un grand développement. D’ailleurs, on ne saurait en parler sans entrer dans des appréciations morales de l’ordre le plus délicat. Si l’art est, dans son essence, une représentation, c’est-à-dire une manière d’exprimer extérieurement par des formes une idée, un être intérieur, le portrait doit être un travail de méditation. Avec quelle attention ne devrait-on pas l’étudier par respect pour l’artiste et par respect pour son modèle ? Cela voudrait une monographie. Les bustes sont très nombreux au Salon, et il y en a de fort beaux. Se taire absolument en ce qui les concerne serait un déni de justice. Disons donc, et cela n’étonnera personne, disons que M. Chapu a fait revivre avec une extrême finesse la physionomie et les traits de M. Duc ; que M. Thomas a merveilleusement creusé la ressemblance de M. Abadie ; que le ciseau magistral de M. Iselin a fait du portrait de M. le docteur Michel, de Nancy, un morceau excellent ; que M. Crauk et M. Falguière traitent le portrait en maîtres, et que cette fois de jeunes artistes comme M. Alfred Lenoir et comme M. Darq marchent sur leurs traces. Nous avons encore plaisir à louer M. Franceschi pour son buste de Mme la maréchale G. et M. Carlès pour son portrait de Mme la comtesse de P. Et il faut citer aussi M. Astruc, qui a représenté M. Manet dans un bronze des mieux réussis.

On le voit, le buste n’est point en péril. Mais il est une forme de l’art qui, au Salon du moins, est négligée du public, qui n’y figure que dans une sorte de confusion, et qui appelle tout notre intérêt : nous voulons parler du bas-relief. On le comprend de deux manières très différentes. Les anciens le considéraient comme une inscription décorative ; ils voulaient qu’avant tout il fût clair et concis. Chez eux, il est traité dans un style purement conventionnel. Les modernes, au contraire, l’ont envisagé comme un tableau. Nous voulons pour cette fois le considérer dans son acception pittoresque, et nous commencerons notre compte-rendu de la peinture par quelques aperçus sur le bas-relief.


EUGENE GUILLAUME.