Le Salon de 1886/02

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Le Salon de 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 76 (p. 165-195).
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LE
SALON DE 1886

II.[1]
ARCHITECTURE, GRAVURE, SCULPTURE.

C’est un grand avantage, pour un groupe d’artistes, de n’être point exposé aux tentations de la popularité. Les architectes, les sculpteurs, les graveurs, dont la presse parle peu et que le gros public ne regarde guère, récoltent en ce moment les bénéfices de leur isolement. Accoutumés à vivre entre eux, à s’observer entre eux, à ne compter que sur le jugement de leurs pairs ou d’un petit nombre d’amateurs choisis, ils se sont de tout temps moins abandonnés que leurs voisins de la peinture aux fantaisies périlleuses. Dans ces corporations moins nombreuses, c’est encore une nécessité, pour y être estimé, de bien connaître son métier. L’opinion des confrères, en l’absence de statuts réguliers, y exige tout au moins, pour qu’on y soit appelé maître, la production d’une vraie pièce de maîtrise. L’obscurité générale de la profession n’y attire point les ambitions impatientes, les difficultés de la carrière en écartent toutes les vocations douteuses. Une volonté énergique y est de rigueur, une réflexion patiente y est d’habitude pour mener à bien des ouvrages qui sont presque toujours de longue haleine, même dans les petites dimensions, et dans lesquels la matière se présente devant l’esprit avec des exigences impérieuses. Aussi tandis que, dans la section de peinture, l’incertitude croissante des directions et l’affaiblissement de plus en plus marqué des études nous exposent à une concurrence déjà menaçante des étrangers, dans les sections d’architecture, de sculpture, de gravure, nous continuons à garder, vis-à-vis d’eux, notre éclatante et vieille supériorité. La tradition nationale, dans ces trois sections, est entre bonnes mains, comme l’a fermement attesté, en toutes occasions, la loyauté de nos rivaux. Dans toutes les Expositions internationales ouvertes à l’étranger depuis 1878, à Munich, à Vienne, à Amsterdam, à Anvers, les plus grands succès, dans les salles françaises, ont été pour nos sculpteurs, nos architectes, nos graveurs ; c’est à eux qu’ont été toujours réservés, dans la proportion la plus considérable, les récompenses de l’ordre le plus élevé. Bien que leurs jurys d’admission, notamment celui de la sculpture, cédant à l’entraînement commun, ne veillent plus assez rigoureusement, à notre gré, sur le bon choix des ouvrages exposés, cependant leur tolérance, à cet égard, reste encore beaucoup moins étendue que celle des peintres. Au Salon de 1886, comme aux Salons précédens, leurs sections offrent vraiment un sérieux intérêt et raniment la confiance dans les destinées de l’art français.


I

Les salles d’architecture présentent, pour tous ceux qui veulent prêter un peu d’attention à la lecture assez facile d’une élévation, d’une coupe et d’un plan, l’attrait le plus instructif et le plus varié. On peut se plaindre que certaines améliorations réclamées plus d’une fois dans la Revue, entre autres l’installation d’une table de lecture où seraient déposés les mémoires et documens explicatifs, n’y soient pas encore effectuées. On peut toujours regretter que les auteurs de projets ne joignent pas plus souvent, à leurs dessins et lavis, de ces modèles en relief qui font mieux comprendre à des yeux inexpérimentés l’anatomie des constructions. Il faut cependant constater que les architectes se préoccupent beaucoup plus qu’autrefois d’attirer à eux le public, d’encourager ses timidités, d’éclairer ses ignorances en s’efforçant de donner à leurs études une séduction pittoresque. Un grand nombre des châssis exposés contiennent des vues d’intérieur ou des vues d’extérieur, des études de détail ou des fragmens de décorations qui sont de véritables peintures à l’aquarelle traitées avec un soin et une dextérité qui pourraient leur ouvrir l’accès de la section voisine. Parfois même il arrive à quelques habiles d’animer leurs édifices par l’adjonction de figurines en action et d’en faire ainsi les théâtres de véritables scènes archéologiques et historiques. Ces libertés eussent autrefois scandalisé les maîtres respectueux du compas et du tire-ligne. Nous reconnaissons que l’aisance avec laquelle est coloriée une coupe d’édifice n’offre nulle garantie pour la solidité de sa construction. La statique a des lois qui ne se découvrent pas dans le fond d’un godet, et la critique technique de la qualité des matériaux, de la valeur de l’appareil, des moyens d’exécution, sera toujours réservée aux gens du métier. Cependant, l’architecture est l’art qui, dans ses manifestations réelles, nous intéresse tous le plus directement, c’est l’art qui, en somme, nous parle le plus fréquemment et le plus vivement aux yeux dans le pays que nous habitans ou dans les pays que nous parcourons, c’est l’art qui, plus que tous les autres, différencie les races, les époques et les mœurs ; on peut donc ne pas être du métier et adorer l’architecture. C’est notre cas ; aussi sommes-nous sincèrement reconnaissans à tous les architectes qui ne croient pas déchoir en nous parlant d’abord un langage plus clair et plus coloré. Dès que nous l’aurons entendu, nous serons désireux d’en savoir davantage. La vue d’un beau monument donne inévitablement l’envie d’en connaître l’organisme et l’histoire. Lorsque les yeux ont trouvé un sérieux plaisir à parcourir un ensemble, ils sont bien disposés à regarder de près les détails, même si ces détails sont sévères. Il nous semble donc que ces innovations peuvent être favorablement accueillies, à la condition qu’on n’en abuse pas, car, dans ces travaux où la science doit servir de guide à l’esthétique, on a toujours besoin de retrouver le constructeur sous le dessinateur, la solidité de l’esprit sous l’habileté de la main. Ce serait compromettre le succès de ces concessions utiles que de les pousser à l’extrême, comme y semblent disposés quelques jeunes gens qui, sous prétexte d’architecture, mêlent à leurs études de voyage des croquis de paysage ou de bric-à-brac qui n’ont vraiment rien à faire là. Question de mesure et de goût sur laquelle le jury d’admission peut aisément veiller !

Les dessins d’architecture se divisent toujours en deux séries, les études sur le passé, les projets pour l’avenir. Les architectes se divisent toujours en deux groupes, naguère d’attitudes hostiles, mais que la raison et la nécessité, dans l’intérêt de l’art et du pays, rapprochent heureusement de plus en plus : le groupe des classiques qui vont puiser leurs principes dans les monumens grecs, romains et italiens, le groupe des indépendans qui demandent plus volontiers leurs conseils à nos ancêtres français du moyen âge. L’exclusivisme, en ces matières, a rarement porté d’heureux fruits et prouve toujours une certaine étroitesse d’esprit. Par bonheur, la facilité croissante des voyages et la multiplicité des communications avec des peuples d’esprit et de traditions diverses, en obligeant les jeunes artistes à faire, à l’âge où les convictions se forment, des comparaisons plus variées et plus étendues, leur interdit désormais de s’enfermer pour la vie dans ces préjugés surannés d’école ou de coterie. La connaissance des monumens de style national jointe en temps utile à l’étude des édifices les plus parfaits de l’antiquité leur permet de chercher un style moderne et français, sincèrement approprié à tous nos besoins et à tous nos usages, qui, s’appuyant sur les traditions utiles du passé sans en être une reproduction inanimée, pourra transmettre à l’avenir une expression particulière et complète de notre état social. Nous sera-t-il permis d’ajouter que cette connaissance devrait être répandue, non-seulement chez les artistes, mais encore chez les étudians de tout ordre, dans l’enseignement à tous les degrés ? En effet, c’est l’esprit public qui soutient l’esprit des artistes. L’intelligence de celui qui fait construire est nécessaire à celui qui construit. Quelques bonnes idées élémentaires sur les principes, l’histoire, les devoirs de l’architecture, introduites dans les programmes, formeraient sans doute une génération mieux préparée que la génération actuelle soit à comprendre, dans les constructions nouvelles, la nécessité d’une union plus intime entre la fonction d’utilité et l’expression de beauté, soit à sauvegarder, dans les édifices anciens, un patrimoine précieux qui nous sert autant à préparer notre avenir qu’à connaître notre passé. Les peuples sont comme les individus ; c’est dans le respect de ce qui fut qu’ils puisent la force de préparer ce qui doit être ; il faut qu’ils honorent père et mère s’ils veulent vivre longuement.

M. Blavette est un ancien pensionnaire de Rome. Tout en remplissant ses obligations, au point de vue classique, avec une conscience irréprochable, il ne néglige point de montrer, par la variété de ses études, qu’il garde l’esprit ouvert à des manifestations différentes de l’art en des époques plus lointaines ou plus rapprochées. L’année dernière, il joignait à un projet remarqué de restauration du Panthéon d’Agrippa une aquarelle brillante du plafond de la Sala del Collegio au palais des doges à Venise. Cette année, il entoure d’études intéressantes sur la salle hypostyle dans le grand temple de Karnak, sur un tombeau arabe près du Caire, sur l’église San Miniato al Monte à Florence, son envoi capital, un travail considérable de relevés et de projets de restauration sur les édifices d’Eleusis. Passer ainsi, sans effort, par un élan naturel d’enthousiasme pour toutes les transformations de la pensée humaine, de la civilisation des Rhamsès à celle des kalifes, du mysticisme hellénique au mysticisme chrétien, en parcourant trois mille ans de civilisation, c’est témoigner sans nul doute de sa propre indépendance d’esprit autant que de la largeur des enseignemens reçus. La restauration des édifices sacrés d’Eleusis était une tentative des plus hardies, pour ne pas dire des plus téméraires. Malgré quelques premières fouilles de François Lenormant, les terrains autrefois couverts par ces édifices ne laissaient apparaître qu’un nombre insignifiant de vestiges matériels. En outre, ce qui d’ordinaire vient en aide à l’imagination des restaurateurs, ce qui encourage leurs recherches et justifie leurs hypothèses, le document historique et littéraire, cette fois, faisait absolument défaut. Le respect mêlé de terreur, qui défendait le secret des mystères de la bonne Déesse, s’était étendu jusqu’à sa résidence. Pausanias, ce guide accoutumé qui n’avait manqué naguère ni à M. Loviot, pour sa restitution du Parthénon, ni à M. Laloux, pour sa réédification des magnificences d’Olympie, Pausanias lui-même se montrait fort laconique : « Les Eleusiniens, dit-il, ont plusieurs temples qui sont dédiés, l’un à Triptolème, l’autre à Diane Propylée, l’autre à Neptune le père. On voit chez eux un puits qu’ils nomment le Callichore, autour duquel les femmes ont institué des danses et des chœurs de musique en l’honneur de la déesse ; ils assurent que c’est dans les plaines de Rharos que l’on sema et que l’on cueillit du blé pour la première fois. Ils montrent même une aire qu’ils appellent faire de Triptolème avec un autel qui lui est consacré. Quant aux autres choses qu’ils gardent dans l’intérieur du temple, outre que l’avertissement dont j’ai parlé m’empêche de les révéler, on sait d’ailleurs que ceux ; qui ne sont pas initiés à ces mystères ne doivent pas en prendre connaissance, ni n’ont la liberté de s’en informer curieusement. » C’est tout. Plutarque ne donne guère en plus que la date des constructions et le nom des architectes contemporains d’Ictinus et de Phidias : « La chapelle des mystères à Eleusis fut commencée par Corèbe, qui éleva le premier rang des colonnes et y posa des architraves. Après sa mort, Métagènes, du bourg de Xyppète, plaça le cordon et le second rang de colonnes ; Xénoclès, du bourg de Cholargue, termina le dôme et la coupole qui est au-dessus du sanctuaire. » C’est à l’aide de ces vagues lumières que M. Blavette entreprit les fouilles du monticule d’Eleusis. Comme on le voit par ses divers dessins, exécutés avec une grande clarté, il eut le bonheur de mettre à nu, à la suite des Propylées, sur la déclivité rocheuse qui monte, en pente douce, jusqu’au plateau de l’Acropole, non-seulement des suites de degrés taillés dans le roc ou façonnés en marbres, mais tout un ensemble de bases de colonnes et de substructions. C’est ainsi qu’il a pu reconstituer d’une façon certaine le plan de l’enceinte sacrée, le Secos, non pas celle où se tenait cachée, dans son étroit sanctuaire, l’idole antique et vénérée de Déméter, mais celle, plus large et plus ouverte, où se réunissait, pour les prières, la foule des initiés. Cet édifice affecte une forme oblongue ; il est précédé d’un portique. Un petit nombre de fragmens de colonnes, d’antes, d’architraves, retrouvés dans les débris, ont permis à M. Blavette de reconstituer, par une série de déductions ingénieuses, les deux ordres superposés avec une grande vraisemblance. Comme il arrive fréquemment, la décoration sculpturale et picturale n’a livré à ses investigations qu’un nombre bien plus insuffisant de vestiges. Sur ce point M. Blavette n’a pu procéder que par analogie en s’inspirant des monumens contemporains, sculptures, vases peints et gemmes. Ses hypothèses sont ingénieuses et brillantes, et l’on peut s’y plaire sans inconvénient, lorsqu’on s’est bien assuré que le fonds même de son travail, la restauration architecturale, repose sur un ensemble solide de recherches et de raisonnemens. La restauration d’Eleusis grossira avec profit cette magnifique collection de travaux poursuivis, dans ce même ordre d’idées, depuis le commencement du siècle, avec une conscience soutenue, par les pensionnaires de Rome. Cette collection unique au monde mériterait, comme celle des monumens historiques, la construction ou l’appropriation d’une galerie spéciale qui permît d’en exposer les principales pièces. Les admirables dessins exécutés soit d’après les monumens antiques, soit d’après ceux du moyen âge, que conservent dans leurs portefeuilles l’École nationale des Beaux-Arts et le service des Monumens historiques, se comptent aujourd’hui par milliers. C’est une histoire complète de l’architecture dans tout ce qu’elle présente d’intéressant, à notre point de vue national, soit comme relevé d’œuvres existantes, soit comme traditions d’enseignemens nécessaires. L’organisation d’un pareil musée contribuerait plus que toutes les conférences et toutes les théories à répandre, avec le goût de l’imagination architecturale, l’intelligence des principes et le respect des traditions. L’exposition universelle de 1889 ne serait-elle pas l’occasion naturelle de faire cette expérience et de rendre justice à cette longue activité ?

M. Paulin est un esprit de même ouverture que M. Blavette. Depuis qu’il a exposé sa magnifique restauration des Thermes de Dioclétien, il rappelle chaque année, par quelque étude sur le moyen âge byzantin ou italien, qu’il n’entend pas se confiner dans la décadence romaine. Il tient à ne pas se laisser oublier ; on ne peut lui en savoir mauvais gré. Cette fois il revient à ses Thermes de Dioclétien, dont il présente, dans de petites dimensions, une vue perspective extrêmement soignée, à laquelle il a donné un intérêt spécial en la peuplant de la foule ressuscitée des baigneurs et baigneuses, promeneurs, parasites, esclaves de l’ancienne Rome. C’est un travail de miniaturiste plus que d’architecte, une de ces restitutions pittoresques qui attirent le public et le réconcilient avec la géométrie rébarbative. Peut-être y a-t-il quelque fantaisie dans cette mise en scène ; mais le jeu des acteurs fait regarder le théâtre : c’est là l’essentiel. Ici, l’hypothèse n’a rien de hasardé ; elle s’appuie partout sur des certitudes matérielles. Nous restons éblouis de l’audacieuse splendeur que le peuple-roi savait donner à ses lieux de distraction et de plaisir. On a remarqué aussi, parmi quelques autres études sur l’architecture antique l’Erechtheïon par M. Blondel, un Portique de Pompéi par M. Boitte, le Pont romain d’Ambrussum par M. Nodet et plusieurs jolis croquis de M. Courtois-Suffit, dans ses envois de bourse de voyage, entre autres une Fontaine de mosaïque à Pompéi et quelques détails de corniches de même provenance.

Les travaux des architectes de la Commission des Monumens historiques ou de ceux qui marchent sur leurs traces nous révèlent, chaque année, combien notre sol est riche encore en trésors du passé et nous disent combien sont coupables les administrateurs ou les particuliers qui ne veillent pas avec sollicitude sur leur conservation. Les grands centres de l’activité française au moyen âge et à la renaissance ont été depuis longtemps explorés ; il semble que la mine des découvertes y soit épuisée. Cependant, il n’en est rien, comme le savent tous les touristes ayant quelque loisir et quelque curiosité, qui se mettent, en province, entre les mains d’un archéologue local connaissant bien sa ville ! Que de coins merveilleux on y retrouve encore ! que de débris grandioses ou charmans que l’on voudrait à tout prix conserver, si l’on avait simplement le sens juste de ses intérêts matériels, mais qu’une ignorance indifférente ou malveillante laisse pourtant disperser avec un stupide mépris ! Combien l’on doit savoir gré aux dessinateurs qui relèvent avec soin l’état actuel de ces édifices ignorés et précieux, dans l’intention de l’es restaurer, et qui tout au moins nous en conservent-un souvenir précis pour le cas où ils viendraient à disparaître ! Rien que pour cette période curieuse de transition entre le style roman et le style ogival qui, suivant les contrées, se raccourcit ou s’allonge durant les XIIe et XIIIe siècles, combien nous arrivent de divers côtés de renseignemens intéressans ! L’Église abbatiale de Vezelay est des plus connues ; il n’est point inutile pourtant d’y retourner avec M. Degeorge, qui en étudie avec soin, dans une vue pittoresque, le narthex et la nef ; mais ne sont-ce pas des excursions inattendues que celles dans lesquelles nous entraînent M. Calinaud vers la petite Église de Marnans (Isère) et M. Chaine vers celle d’Ydes (Cantal) ? On y voit combien la tradition romane, dans sa sévérité apparente, se pliait avec souplesse et charme soit à des nécessités locales, soit à des fantaisies de constructeurs. M. Gilis-Didot a même relevé dans l’Église de Bagneux (Allier) quelques vestiges de fresques du XIIe siècle, vestiges précieux par leur rareté pour l’histoire si obscure de la peinture à cette époque. L’église inachevée de Gallardon (Eure-et-Loir), où se coudoient, comme dans tant d’édifices du moyen âge, des morceaux d’époques diverses, a été pour M. Petit-Grand l’occasion d’un travail très soigné et très complet. Rien ne donne mieux l’idée des folies architecturales où se perdait à la fin l’imagination hasardeuse des constructeurs de la période flamboyante que cette abside gigantesque, d’une disproportion écrasante avec la nef ogivale et le portail roman qu’elle continue avec l’intention de les anéantir. L’amour exagéré des larges baies et des verrières immenses y supprime à peu près tous les appuis solides. Ce qui reste de piliers ne s’y soutient qu’à l’aide d’immenses contreforts évidés et anguleux comme les grandes pattes grêles et minces d’un faucheux. C’est bien la fin d’un art qui périt par l’excès de ses habiletés et par l’oubli des lois de la matière. On comprend, en voyant ces fantaisies périlleuses, combien la renaissance avec ces assises solides, ses divisions nettes, ses plates-bandes rassurantes, apportait de bon sens nécessaire avec elle, et l’on ne s’étonne pas que l’architecture religieuse elle-même ait dû se remettre entre ses mains, pour se sauver, au risque de perdre son originalité.

Il y eut, au commencement de la crise, depuis la fin du règne de Louis XI jusqu’au milieu du règne de François Ier environ, une longue série de tentatives raisonnées ou inconscientes pour transformer, sous le souffle nouveau, notre architecture civile sans la dénationaliser. Depuis quelques années, cette période attire avec justice l’attention des artistes. L’un de ses édifices les plus significatifs, l’Hôtel du Bourgthéroulde, à Rouen, a été, de la part de MM. Albert Lafon et Alexandre Marcel l’objet d’études que justifient suffisamment ses qualités charmantes. C’est plaisir de voir de près, dans leurs relevés, toute la gracieuse ornementation qui se déploie si délicatement sur les pilastres de la galerie et toutes les scènes naïves de la vie pastorale encastrées sur les tympans de la tourelle, sans parler des célèbres bas-reliefs où se déroule, avec un luxe étonnant de costumes, le magnifique cortège de l’Entrevue du camp du drap d’or. Certes, il est peu d’édifices de cette époque qui présentent un intérêt pareil à tous les points de vue ; c’est là un véritable monument historique dont peut s’enorgueillir une grande ville et qui semble tout préparé pour abriter des collections locales. Un travail comme celui de MM. Lafont et Marcel est bien fait pour en rehausser le prix et pour intéresser l’opinion publique à son bon entretien. On peut adresser les mêmes éloges à M. Baussan, qui nous montre une façade bien curieuse de la Maison d’Albert Noé à Viviers, à M. Chastel, qui relève une autre Maison du XVIe siècle à Châteaudun, à MM. Jéquier et Wassilief pour leurs études sur le Château d’Anet, à M. Paul Goût pour son beau dessin d’une porte de l’Église Saint-Eustache à Paris.

La Renaissance italienne sera toujours la grande source où l’on ira, pendant longtemps encore, puiser des enseignemens, moins peut-être pour l’architecture même que pour la décoration architecturale. Le jury a récompensé un travail de M. Suasso sur la célèbre Villa di papa Giulio, aux portes de Rome. Cette étude est vive et brillante, mais ne nous semble pas rendre avec toute la gravité désirable l’élégance ferme et claire de l’édifice original. C’est d’ailleurs sur la fonction de la peinture et de la sculpture dans l’ornementation des édifices que semble actuellement se porter l’attention de nos architectes touristes. On n’a pas mieux compris, en effet, que les peintres italiens des XVe, XVIe et XVIIe siècles le jeu des couleurs au milieu des reliefs et des dorures. MM. Hourlier et Paul Renaud, dans de nombreux relevés et croquis faits dans les monumens de Sienne, de Florence et de Rome, en nous rappelant quelques-uns des chefs-d’œuvre accomplis par ces virtuoses naïfs ou ingénieux, nous apportent aussi d’excellens exemples à méditer dans un temps où l’on parle tant d’art décoratif. Autant de preuves brillantes que la peinture n’a pas besoin d’atténuer le mouvement de ses formes ni d’éteindre l’éclat de ses couleurs pour s’associer à l’architecture, autant de témoignages convaincans qu’elle peut vivre avec elle comme une compagne active et non comme une servante humiliée !

Tous ces beaux retours vers le passé ne seraient cependant que du dilettantisme inutile s’ils ne devaient avoir pour conséquence de fortifier chez les architectes l’esprit créateur et de les enhardir à chercher une expression originale pour des idées modernes. Le plus grand intérêt que puissent offrir des expositions architecturales, c’est en définitive l’effort fait par les artistes contemporains, soit pour adapter les formes du passé aux habitudes de la vie présente, soit pour inventer des formes nouvelles. Il est clair qu’il y a, dans cet effort, de bien autres difficultés que celles qu’on peut rencontrer à relever soigneusement l’ensemble ou les détails de l’œuvre d’autrui ou même à reconstituer, par une série d’ingénieux raisonnemens, avec quelques membres épars, la structure et la parure d’un édifice disparu. C’est toute la différence qu’il y a entre le peintre qui invente et le graveur qui reproduit. Mais les architectes sont soumis à mille exigences impérieuses que ne connaissent nullement les autres artistes ; la disposition des lieux, la destination de l’édifice, la nature des matériaux, sans parler des idées personnelles ou des caprices de ceux qui paient, leur sont autant de tyrannies imposées auxquelles ils ne se peuvent soustraire sous aucun prétexte. Leur plus grand mérite est de savoir en tirer parti pour faire une œuvre en conséquence qui satisfasse à la fois l’esprit et les yeux. Un certain nombre de projets, exécutés ou en cours d’exécution, concernant des édifices de genres très différens, nous donnent à ce sujet d’intéressantes indications sur les tendances générales de nos architectes.

L’an des plus importuns est le Palais-de-Justice de Bucharest, par M. Albert Ballu. La façade, composée d’un grand corps central et de deux ailes, se présente d’une façon grave et imposante. Dans l’ensemble des proportions, dans le parti-pris des trois masses solidement assises et bien reliées entre elles, dans la correction nette et fine des détails, M. Albert Ballu se montre fidèle observateur des règles classiques ; on lui sent néanmoins un esprit libre, doublé de science et de prudence, qui ne redoute pas les innovations, mais qui ne les tente qu’avec réflexion. C’est ainsi que la belle suite des grands pilastres, montant d’un seul jet jusqu’à l’entablement, devant l’avant-corps central, avec deux rangs de fenêtres dans les entre-colonnemens, rappelle bien moins, par la vigueur de ses reliefs, les façades académiques du XVIIe siècle, conçues dans le même système, que les rangées de contreforts soutenant certaines façades richement ornées des grands hôtels de ville flamands. La façon dont les niches de statues y sont encastrées, l’ampleur du grand toit qui couronne cette colonnade, augmentent encore cette impression. C’est dans le rattachement du toit à l’entablement que M. Albert Ballu a montré le moins de décision ; l’adaptation de ces hautes toitures, nécessaires dans les climats pluvieux, reste d’ailleurs l’un des problèmes les plus difficiles à résoudre pour tous les architectes qui tiennent à conserver dans sa pureté la plate-bande classique. Nos vieux constructeurs s’en tiraient à merveille par les débordemens audacieux du toit même, formant aux édifices une coiffure bien posée, ou par des pénétrations de hautes fenêtres à pignons saillans, qui égayaient et allégeaient ces montagnes ardoisées tout en paraissant les soutenir. Mais si l’on veut conserver sa corniche intacte, il est bien difficile d’y poser cet appendice non prévu par les climats secs sans chercher quelque artifice pour l’y raccrocher. De là une série de mensonges qu’on n’évite guère, mais qui n’en sont pas moins choquans pour des yeux aimant la logique, des balustrades, de fausses terrasse derrière lesquelles on ne se promènera jamais, des acrotères plantés en ligne à la base des surfaces inclinées, qui ne se découperont jamais sur un coin de ciel. M. Ballu, malgré sa science, n’a pas échappé à tous ces dangers. Sans doute il pourrait, dans la renaissance, nous citer bien des exemples de ces faux édicules, sans destination, sans épaisseur, qu’on applique, comme de purs ornemens, à la couverture d’édifices célèbres. Cependant un pareil système n’a jamais convenu à des constructions sévères ; il nous semble donc fâcheux qu’il n’ait pas trouvé moyen de marquer et d’orner le centre de sa toiture par une autre adjonction que celle d’un placage découpé, très soigné et très fin de style, mais dont l’inutilité et le manque d’épaisseur sont désastreusement trahis par deux niches à vide, où des statues même ne dissimuleraient pas derrière elles la fuite d’un toit resté indépendant. Quoi qu’il en soit de ces petits détails, l’ensemble du projet de M. Albert Ballu est puissant et bien coordonné. Son exécution fera grand honneur à notre école et à notre pays.

De même qu’il n’est pas de monstre odieux qui, décrit par un vrai poète ou peint par un vrai peintre, ne puisse plaire aux yeux, il n’est pas de bâtiment administratif, si utilitaire qu’il soit, qui ne puisse, entre les mains d’un bon architecte, devenir une œuvre d’art agréable aux passans en même temps que commode aux habitans. Le génie, dans ce cas, c’est d’être simple ; la simplicité bien exprimée devient une splendeur. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder quelques-uns de ces bâtimens sans prétention, mais d’un rythme si bien établi, couvens, casernes, portes de ville, que nos architectes du XVIIe et du XVIIIe siècle ont bâtis dans presque toutes nos villes. Là, la bonne proportion des hauteurs et des largeurs, l’équilibre habile des pleins et des vides, le choix judicieux des ornemens rares, mais bien justifiés et bien appropriés, suffisent à faire du pavillon le plus modeste une œuvre charmante à voir. La multiplicité moderne des exigences administratives ne simplifie pas sans doute, dans cet ordre de travaux, la tâche des architectes ; néanmoins, elle ne saurait les dispenser de faire du beau avec de l’utile, pourvu qu’on leur laisse, à cet égard, une honnête liberté. C’est ce que pense, évidemment, M. Achille Hermant. Son projet de reconstruction pour la Mairie du VIIIe arrondissement n’annonce sans doute pas une rénovation inattendue du style municipal, mais il combine des élémens connus avec une grande habileté et un soin parfait du détail. On pourrait pourtant, ce semble, lui demander pour un édifice public qui doit être d’accès facile et large un portail central d’une tournure plus fière et plus généreuse. La Caserne des sapeurs-pompiers pour le XIIe arrondissement, par M. Roussi, malgré la présence de petits détails parasites, présente un ensemble de constructions bien appropriées à leur destination ; une tour-observatoire, très justifiée dans ce cas, lui donne un aspect assez expressif. Parmi les projets d’écoles, toujours assez nombreux, mais où l’on oublie trop souvent encore combien le voisinage des verdures, la liberté des horizons, l’aspect avenant des salles de cours sont nécessaires à la santé morale des enfans autant qu’à leur santé physique, on a remarqué, avec justice, un projet très simple de M. Triau pour une École de garçons de Châteaudun. Tous les services de l’école y semblent assurés, avec ordre, dans une série de pavillons modestes, dont la construction exprime honnêtement la destination. En outre, la disposition des deux cours de récréation réunies entre elles par un préau couvert et terminées à chacune de leurs extrémités par des allées d’arbres paraît y avoir prévu les meilleures dispositions d’air, de lumière, de chaleur pour tous les temps et pour toutes les saisons. Ceux qui connaissent les établissemens scolaires en Angleterre, en Belgique, en Suisse, en Allemagne savent combien il nous reste à faire dans cet ordre d’idées pour assurer aux enfans et aux jeunes gens, dans les conditions si diverses qu’exige la diversité de nos régions, le bien-être hygiénique auquel ils ont droit, dans le Nord comme dans le Midi, dans l’Ouest comme dans l’Est.

Les hôtels et les villas particulières offrent des thèmes plus libres à l’imagination des artistes. M. Cuvillier s’est souvenu à la fois de la renaissance française et de la renaissance flamande pour construire un hôtel sur l’avenue de Wagram ; il a donné à cette construction, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, un aspect à la fois très brillant et très confortable. Pour les villas, selon qu’elles doivent s’élever sur les côtes de la Méditerranée ou dans les verdures de Normandie, il en faut naturellement modifier les élémens et le style. Comme on le peut voir dans les dessins de M. Sauvestre et de M. Villevieille, on s’y inspire volontiers, de plus en plus, de notre architecture urbaine ou rustique du XVe siècle, et l’on a grandement raison. Si la construction des édifices religieux périclitait alors par suite d’ambitions excessives, la construction des logis, manoirs, et autres édifices civils gardait une sincérité charmante et prenait une élégance sobre qui peuvent encore aujourd’hui nous servir d’exemples.

Les salles de la gravure, bien éloignées des salles d’architecture, sont à l’autre extrémité du palais. La même solitude y règne d’ordinaire, solitude également imméritée, car là aussi l’effort est constant et le talent considérable. Ce ne sont pas seulement les genres populaires, ceux que notre grande consommation de livres illustrés encourage et soutient, tels que la gravure à l’eau-forte et la gravure sur bois, qui acquièrent chaque jour des perfectionnemens inattendus et qui deviennent, entre les mains d’un grand nombre d’habiles gens, des moyens aussi rapides qu’ingénieux soit de traduire des œuvres de peinture, soit d’exprimer des conceptions personnelles ; c’est encore la lithographie qui s’efforce de renaître et de sortir d’un injuste oubli ; c’est aussi la gravure au burin, la vieille, la vraie gravure, qui marche avec rapidité dans la voie d’une transformation complète.

C’est à l’initiative hardie de M. Gaillard qu’est dû, en grande partie, ce mouvement singulier qui s’accentue chez les burinistes et qui les pousse, devant l’œuvre peinte qu’ils interprètent, à ne se plus contenter d’une traduction, dans leur langue spéciale et par leurs moyens propres, de l’œuvre originale, mais à s’efforcer de rendre sur leur planche la touche même du peintre et l’aspect matériel de sa facture. M. Gaillard a d’abord appliqué ce procédé, avec un bonheur inouï, à l’interprétation des vieux maîtres flamands ou hollandais ; il l’applique aujourd’hui directement à la représentation des figures vivantes. Ses deux étonnans Portraits de la sœur Rosalie et de Mgr Billard, évêque de Carcassonne, dissimulent, plus encore que ses portraits précédens, le travail extraordinairement patient, subtil et fin du burin et de la pointe. A quelques pas, on dirait des dessins estompés. C’est d’une exécution merveilleuse et absolument personnelle, mais qui doit, ce nous semble, rester personnelle. On en peut dire autant des planches de M. Chauvel, qui apporte le même esprit dans la gravure de paysage. Son Lac, d’après Corot, est une transposition d’une fidélité surprenante et d’une intelligence supérieure, un tour de force invraisemblable de rendu. Cependant, il ne faudrait pas pousser la chose à l’excès, ni, sous prétexte de rompre avec les insipides formules de la taille parallèle et de la hachure en losange, abandonner ces habitudes de précision et de fermeté dans le dessin, qui sont le principe même de la gravure, qui resteront toujours sa force et qui garantiront seules sa durée.

A côté des œuvres originales de MM. Gaillard et Chauvel, on peut donc encore étudier avec profit beaucoup d’autres œuvres où les anciennes façons de pratiquer la taille suffisent à des artistes habiles et consciencieux, pour rendre avec charme ou fermeté des œuvres anciennes ou contemporaines. Il ne faut pas dédaigner la manière sobre et austère avec laquelle M. Haussoullier, disciple fidèle des florentins, détermine ses formes et subordonne ses modelés, ni la façon élégante et souple dont M. Jules Jacquet interprète le Printemps et la Daphnis et Chloé de Millet, M. Achille Jacquet le Portrait de M. Mackay par M. Cabanel, M. Annedouche la Byblis de M. Bouguereau.

Dans une manière moins classique, la Mort de sainte Geneviève, par M. Léopold Flameng, d’après M. J.-Paul Laurens, qui lui a valu la médaille d’honneur, est une œuvre sérieuse et forte qui couronne dignement une carrière laborieuse. Le nombre des graveurs habiles qui tour à tour manient le burin, la pointe sèche, l’eau-forte, combinent parfois ces divers procédés pour obtenir des effets piquans et nouveaux, devient chaque jour plus considérable. Ce sont eux qui apportent, à l’occasion, le concours le plus précieux à l’illustration du livre, cette forme d’art si française, naguère trop négligée, qui, depuis quelques années, semble reprendre une faveur légitime. Il est impossible d’étudier en détail cette incessante et énorme production, mais nous devons citer au moins le nom de ceux qui y réussissent le mieux, ceux de MM. Hédouin, Courtry, Gaujean, Brunet-Debaisnes, Champollion, Desboutin, Auguste Boulard, Le Coûteux, Greux, Lerat, Mongin, Mordant, etc. Parmi eux se distingue, avec son indépendance habituelle, M. Bracquemond. En traduisant la Rixe, de M. Meissonnier, il en a fait, avec un grand talent, une œuvre personnelle où l’accent souple et chaud d’une couleur inattendue est substitué à la précision vigoureuse et expressive du dessin nerveux qu’on admire tant dans le modèle. C’est presque une trahison envers le peintre, mais c’est une victoire pour le graveur. M. Sirouy reste plus soumis envers Eugène Delacroix que M. Bracquemond ne l’est envers M. Meissonnier. Ses Deux Foscari rendent, avec une exactitude émue, l’accent dramatique du tableau original. M. Sirouy garde encore le premier rang parmi nos lithographes.


II

La plus haute fonction de la sculpture, c’est de s’associer à l’architecture pour donner à un monument public toute sa signification intellectuelle. Les frontons et la frise du Parthénon, les portails de Chartres et de Reims, les tombeaux des Médicis, les bas-reliefs de l’Arc-de-Triomphe de l’Étoile apparaissent toujours, dans le passé, comme des réalisations de l’idéal le plus élevé auquel puisse aspirer l’imagination des sculpteurs. La gloire des grands hommes est d’ordinaire, avec l’idée religieuse ou morale, leur meilleure inspiratrice dans cet ordre de conceptions. Aussi n’est-il point surprenant que la mort de Victor Hugo ait excité quelques-uns d’entre eux à présenter, par une sorte de concours spontané, des projets pour le monument qui semble devoir lui être élevé dans l’édifice où sont déposées ses dépouilles. Dans la section d’architecture, on trouvait déjà des dessins de M. Charles Morice formulant des propositions de monumens funéraires pour le Panthéon. L’un d’eux, faisant face à un tombeau de Voltaire, est consacré à Victor Hugo. Le monument s’adosse à l’un des piliers du dôme ; il se compose d’un sarcophage élevé devant lequel se tiennent deux figures allégoriques. Le poète est étendu sur son lit funèbre, au-dessus du sarcophage. Dans la paroi supérieure, entre les deux colonnes, apparaissent, en bas-relief, deux figures volantes dont l’une apporte une couronne. On remarquera que M. Morice, dans un entourage du même genre, avait représenté Voltaire, non pas couché et mort, mais assis et vivant. Il semble que le spectacle sans pareil des funérailles de Victor Hugo ait si fortement impressionné tous les artistes qu’ils n’en puissent écarter, même un instant, le souvenir. Aucun d’eux ne songe à revoir le poète créateur dans la plénitude de sa vie et dans le rayonnement de sa pensée. L’immortalité qu’ils lui apprêtent tous n’est qu’une immortalité d’agonie ou de corruption.

MM. Dalou et Pallez n’ont pas, à cet égard, d’autres visées que M. Charles Morice. Le projet de M. Dalou n’est qu’une ébauche sommaire, presque informe en quelques parties, mais dont les indications suffisent pour montrer l’esprit. Le morceau principal est toujours le fit mortuaire, couvert de fleurs, dans lequel gît le cadavre. Pour mieux accentuer la réalité de ce lit, le sculpteur ne l’a pas appliqué au mur dans sa longueur ; il l’a posé de face, en largeur, les pieds en avant. Cette saillie excessive ne se trouve nullement justifiée par la timidité froide de l’arcade classique, d’un relief beaucoup moindre, qui forme le fond du monument. S’il y a un contraste voulu entre cette image rigide du poète mort et les apparitions agitées de ses œuvres, toujours vivantes, qui se groupent sur les fûts et la corniche, ou qui s’entremêlent dans le tympan central, c’est un contraste opéré sans ménagemens, par juxtaposition, non par composition, et qui ne paraît pas devoir produire l’effet attendu. En outre, dans ce projet, il y a contradiction formelle et choquante entre la régularité sèche de l’architecture et la liberté exubérante de la sculpture. On ne doit pas attacher trop d’importance à une maquette modelée en hâte, sous le coup d’une forte émotion ; néanmoins, comme M. Dalou est aujourd’hui l’un de nos sculpteurs les plus en vue, on ne saurait trop tôt le mettre en garde contre les entraînemens de son étonnante facilité. Le moindre danger de cette facilité, c’est de donner sans cesse au sculpteur des tentations de peintre. Pour qui manie l’argile avec cette dextérité, l’argile, fondant sous les doigts, devient bientôt une matière presque aussi souple et fluide que la couleur. Comment résister au plaisir d’en user de la même façon ? Cependant, l’expérience des siècles le démontre surabondamment : rien n’est plus dangereux que cette confusion de la sculpture et de la peinture, de l’effet plastique et de l’effet coloré. Si les deux arts sont comme deux sœurs qui se doivent appui et conseil, ce sont cependant deux sœurs bien dissemblables par le tempérament et par les fonctions. Les vouloir forcer, de part ou d’autre, à remplir un rôle pour lequel elles ne sont pas créées, c’est les tuer à brève échéance. Qu’est devenue la peinture du premier empire entre les mains des imitateurs maladroits de David, forcenés copistes de la statuaire antique ? Qu’est devenue la sculpture du XVIIe siècle entre celle des caudataires agités de Duquesnoy, Bernin, L’Algarde et Puget ? Qui ne songe sans frémir à toutes les extravagances du style jésuite et rococo, à ces amoncellemens sans forme, à ces enchevêtremens inextricables de membres épars, de visages égarés, de draperies décousues qui grouillent et s’agitent, comme dans une tempête confuse, sur tant d’autels et de tombeaux polychromes dans les églises italiennes, allemandes, flamandes de cette époque ? Le bon sens de nos sculpteurs les a toujours préservés de ces désordres. A l’heure actuelle, malgré les excitations de l’indifférence publique, ils n’ont, en général, aucune tendance à s’y laisser aller. Il serait vraiment fâcheux que le mauvais exemple vînt d’un homme de valeur comme M. Dalou, qui serait peut-être assez vite suivi par quelques imprudens dans cette voie périlleuse, si nous en jugeons par les condescendances de M. Pallez pour le même système.

Le haut-relief de M. Pallez s’intitule : Apothéose de Victor Hugo. Qui dit apothéose, si nous ne nous trompons, dit transfiguration de l’homme en dieu, ascension du héros dans la gloire, échange de cette courte vie pour l’immortalité. Dans le tableau de M. Pallez (car c’est une peinture en plâtre, composée comme une peinture, avec perspective, successions de plans, raccourcis), il n’y a rien pourtant de pareil. Au premier plan, c’est toujours le lit, le fameux fit de parade ; la cérémonie ressemble, à s’y méprendre, à une visite mortuaire. Les visiteurs, il est vrai, sont gens de renom. C’est d’abord Homère, un bon vieillard modeste, guéri de son antique cécité, qui dépose humblement une palme sur le fit de l’auteur de la Légende des siècles. Corneille, Eschyle, Dante, Shakspeare, Virgile, Euripide, Molière se tiennent debout, alentour, dans les attitudes respectueuses et sympathiques d’un deuil de famille ; ce ne sont pas des ancêtres, ce sont des confrères qui vont accompagner le corps au Panthéon, dont le fronton apparaît sur la gauche. L’imagination de l’artiste n’a pas pu voir au-delà, ni s’exalter davantage. L’adjonction de quelques allégories connues, la Poésie en pleurs assise au pied du lit, la Pairie avec son étendard, la Pitié, la Justice, l’apparition dans le ciel d’une Immortalité et d’une malencontreuse Renommée, chevauchant Pégase, qui tombe de sa monture plutôt qu’elle n’en descend, ne parviennent pas à donner à cette scène une grandeur idéale. Quoique l’œuvre soit un modèle complet, l’exécution en est incertaine et inégale ; on n’y trouve pas cette vigueur expressive qui, dans la maquette improvisée de M. Dalou, révèle du moins, malgré les faiblesses de l’ensemble, un sculpteur de forte race.

Ah ! qu’il serait bien plus grand, bien plus juste, ce nous semble, de représenter, dans le temple de la gloire et de l’immortalité, le grand poète dans un état vraiment glorieux et immortel ! Comme il serait plus beau de le montrer vivant, pensif, actif, dans le rayonnement éblouissant de son œuvre immense, ou marchant, dans l’éternité, côte à côte avec les génies de sa trempe, joyeux et fier d’être accueilli par eux comme un frère, mais ne leur demandant pas d’inconvenans hommages ! Qu’est-ce que la mort pour l’homme de génie ? Un instant rapide et insaisissable d’anéantissement entre l’activité créatrice de la vie qui finit et l’activité expansive de la gloire qui commence. Si les siècles passés croyaient fermement à la résurrection du corps, nous ne croyons pas moins fermement à l’immortalité de la pensée. Personne n’a jamais affirmé plus fréquemment, plus résolument, plus hardiment que Victor Hugo sa croyance à la durée infinie de la vie, de la vie générale et de la vie individuelle. Et c’est lui, lui, l’infatigable agitateur d’images vivantes, le puissant remueur de sensations et d’émotions, que vous allez immobiliser, pour toujours, dans la rigidité froide du cercueil, que vous allez condamner à cette attitude dont il avait horreur :


… cette morne attitude
Que donne aux morts glacés la forme du tombeau !


Ces exagérations de l’expression de la douleur dans les monumens funéraires, où dorment des restes d’hommes illustres, ne répondent point au vrai sentiment humain. On peut pleurer ceux qui ne laissent après eux qu’un souvenir de mort obscure et prématurée, on ne s’apitoie pas sur les hommes de pensée on d’action qui ont accompli bravement leur œuvre et marqué noblement leur passage sur terre. A la renaissance, quand un sculpteur étendait à la base d’un tombeau le cadavre couché d’un prince on d’un soldat, presque toujours il le ressuscitait en même temps pour le redresser en armes ou l’agenouiller en prière, bien portant et bien vivant, sur le faîte de son monument. Ce qui se faisait à Venise et à Saint-Denis peut se faire au Panthéon.

Le grand artiste qui, l’année dernière, exposait, sous le titre du Souvenir, sur le tombeau d’une jeune femme morte en pleine fleur de beauté et de bonheur, une touchante statue de la Douleur, M. Antonin Mercié, montrerait sans doute, dans une occasion pareille, une imagination plus forte et plus virile. C’est encore un monument funéraire qu’on lui avait commandé cette année, comme si la destinée eût voulu préparer, par un long exercice de la tristesse, l’âme ardente du noble sculpteur à supporter la violence du coup dont elle allait le frapper si cruellement à son tour. Le groupe tombal, le Roi Louis-Philippe et la Reine Amélie, le travail de marbre le plus important du Salon, est digne de l’auteur du Gloria victis et de l’Alsace, et continue la série de ces œuvres puissantes par lesquelles M. Mercié s’est mis au premier rang de nos sculpteurs. Le roi se tient debout, la tête nue, en frac d’uniforme et culottes courtes. Ses épaules sont chargées d’un grand manteau fleurdelisé qui traîne à longs plis derrière lui. Calme, grave, il pose la main gauche sur l’épaule de la reine qui se tient agenouillée à son côté, en prières et les mains croisées. L’exactitude des visages est étonnante. Ary Scheffer, dans son beau portrait de la reine Marie-Amélie, qui est son chef-d’œuvre, n’a pas donné à cette douce et vénérable physionomie, malgré toutes les ressources de la peinture, plus de résignation, plus de dignité, plus de simplicité, plus de bienveillance que ne l’a fait, dans le marbre froid, le ciseau pénétrant du sculpteur. Tous les détails, en apparence si peu plastiques, de la toilette moderne : les papillotes en tire-bouchons, le bonnet de dentelles, les manchettes flottantes, les volans de la robe, n’ont pas un instant troublé sa main sincère et ferme. Comme les vaillans tailleurs d’images, qui cuirassaient sur leurs tombes les mestres de camp armés de pied en cap, sans oublier un ardillon de leurs courroies ni un clou de leurs jambières, et qui habillaient les grandes dames de leurs robes de brocart, en comptant tous les points de leurs collerettes empesées, M. Mercié n’a voulu chercher aucun effet, dans la représentation de personnages réels, en dehors de la plus scrupuleuse vérité. Les deux figures sont calmes ; elles ne sont pas tristes. La tristesse est moins pour ceux qui meurent que pour ceux qui restent. C’est la pensée que M. Mercié, avec la force ordinaire de son imagination poétique, a exprimée en jetant, derrière les deux personnages en vue, une femme éplorée, un ange aux grandes ailes, qui, assise sur le sol, le dos tourné au roi et à la reine, retenant d’une main mal assurée l’écusson fleurdelisé, s’affaisse, fermant les yeux, dans les plis du manteau et de la robe. Cette figure allégorique est exécutée avec la liberté puissante et contenue que M. Mercié apporte en ces sortes de choses ; l’expression en est aussi digne que douloureuse. Moins importante que le groupe principal, cachée, pour ainsi dire, dans son ombre, elle s’y relie et s’y rattache, pour le compléter et pour l’expliquer, avec la persistance lente et discrète d’une réflexion douloureuse qui devient inséparable de certains souvenirs. L’aisance avec laquelle M. Mercié se meut dans la sphère héroïque et idéale, sans y perdre jamais le sens de la réalité, donne à ses conceptions cette force de communication claire et vive qui marque les œuvres supérieures. Personne, dans la génération actuelle, n’a repris, avec cette franchise et cette spontanéité, nos plus hautes traditions nationales, où le respect loyal de la vérité s’unit à la vigueur saine de l’imagination plastique.

Tout le monde sait que l’un des premiers et l’un des plus heureux promoteurs du mouvement de retour qui s’est produit depuis vingt ans dans la sculpture française, vers la simplicité des formes et vers l’expression vivante, a été M. Paul Dubois. Avant M. Antonin Mercié, c’est dans un commerce intime avec les Florentins du XVe siècle qu’il a d’abord appris la valeur de l’attitude nette, du geste sobre, de l’accessoire significatif ; mais, comme son jeune successeur, il n’a traversé Florence, la ville de clarté, que pour apprendre à mieux voir dans le génie français. Les belles figures assises, popularisées par le bronze et la gravure, qui veillent, dans la cathédrale de Nantes, aux angles du tombeau de Lamoricière, marquaient déjà, à cet égard, une volonté d’affranchissement. La statue équestre du Connétable Anne de Montmorency, érigée sur la plate-forme du château de Chantilly, a été l’occasion pour M. Paul Dubois de ressaisir, avec une énergie savante, la tradition française du XVIe siècle et de se mesurer à distance, dans un sujet qui les eût séduits, avec les fiers et délicats artistes dont il sent revivre l’âme en lui, Bullant, Goujon, Germain Pilon. Ce n’était point une figure facile à ranimer et à remettre en selle que celle de ce vieux connétable, vaillant et fier, rude et magnifique, aussi opiniâtre dans ses fidélités que dans ses haines, aussi généreux pour les artistes que dur pour les huguenots, homme de tête dans les mauvaises comme dans les bonnes fortunes, que les disgrâces et les désastres semblaient grandir plus qu’abaisser, un des types les plus fortement marqués de cette vieille noblesse française, en qui s’unissait souvent aux abnégations sublimes du héros l’étroitesse rapace du paysan. Ce connétable de fer, le constructeur des châteaux de Chantilly et d’Ecouen, a laissé de lui plusieurs images au Louvre, entre autres le célèbre portrait en émail par Léonard Limousin et son effigie couchée, par Barthélémy Prieur, débris du magnifique monument élevé en son honneur dans l’église de Montmorency. Le musée d’artillerie a conservé l’une de ses armures et la bourguignote, percée de la balle qui lui fracassa la mâchoire à sa dernière bataille, la bataille de Saint-Denis. Malgré l’abondance des documens, ou plutôt à cause même de cette abondance, la difficulté n’en restait pas moins grande d’exprimer nettement et fidèlement un personnage si complexe. En outre, le sculpteur avait à tenir compte de la place que devait occuper le personnage sur une élévation, en plein air, à la porte de son château de Chantilly, dans le voisinage des architectures fermes et sobres de son favori Jean Bullant et des deux successeurs habiles et respectueux de Bullant, Duban et M. Daumet. Le style du château s’imposait à la statue. C’est ce que M. Dubois a compris avec une rigueur de conscience qui, en tout autre endroit, eût pu sembler excessive, mais que l’entourage imposait ici à son intelligence d’artiste.

Dans ce milieu seigneurial et pacifique, il a donc représenté le grand seigneur droit en selle, la tête fixe, sur un cheval de belle encolure, qui, d’un pas réglé, s’avance tranquillement comme pour la parade. L’armure complète, d’un travail savant et fin, annonce l’homme de guerre en même temps que l’amateur de beaux harnachemens. La toque de velours, qui laisse à découvert le visage énergique et sagace, rassure sur ses intentions présentes. La longue épée, dont la garde est un croissant, qu’il tient haute et ferme dans son poing est certainement une bonne arme : le connétable a prouvé qu’il sait s’en servir. Ici, c’est surtout un emblème de sa fermeté et de sa fidélité, c’est l’épée que tient, dans ses armoiries, une dextre inflexible sortant des nuages avec la devise grecque appropriée grec. Dans l’attitude, dans le geste, dans la physionomie réside cette volonté réfléchie et tenace qui en imposait à tous ses contemporains. C’est bien le chef que rien n’étonne ni ne courbe, celui qui, criblé de blessures, agonisant dans son hôtel de la rue Sainte-Avoye, répond au moine qui l’exhortait à bien mourir : « Croyez-vous qu’ayant bien vécu près de quatre-vingts ans, je ne sache pas mourir un quart d’heure ? » Le cheval, dont la tête est modelée avec la précision et la vigueur florentines, dont tous les membres bien nerveux et bien musclés se lient dans un mouvement soumis et contenu jusqu’à la raideur, semble obéir, par une longue habitude, au tranquille cavalier, dont l’esprit le guide plus que la main. On dirait une effigie de François Clouet, fière et fine, agrandie à force d’intelligence et de patience, et transportée d’un panneau dans le bronze. Comme restitution historique, on ne saurait imaginer une œuvre plus complète. Il est à désirer que l’imagination sculpturale de M. Dubois ne soit pas toujours contrainte de s’enfermer dans des limites si définies, mais cette contrainte même aura donné à son talent une fermeté plus vigoureuse qui lui permettra d’aborder des entreprises plus hardies.

Notre glorieuse et souvent douloureuse histoire ne manque pas de héros à tenter le ciseau des grands artistes. Combien il nous plairait de voir quelque jour M. Mercié et M. Dubois se mesurer avec nos grandes figures nationales, celles qu’on a déjà bien souvent ressuscitées, celles qu’on peut rajeunir toujours, comme faisaient les pieux artistes du moyen âge pour les martyrs et pour les saints, Vercingétorix, Duguesclin, Jeanne d’Arc, Bayard, Turenne, Hoche, Marceau et bien d’autres ! Certes, l’étreinte est rude, et la plupart y succombent. Il n’est pas de Salon où l’on ne trouve quelque image de l’un d’eux, souvent maladroite et insuffisante, mais qui émeut pourtant notre patriotisme. L’âme et la main du sculpteur se fortifient dans l’exaltation de ces belles tâches, et ceux qui s’y essaient y gagnent toujours quelque chose. Le Vercingétorix à Gergovie, figure colossale de M. Mouly, ne répond sans doute qu’imparfaitement à l’idée que nous nous pouvons faire de l’adversaire intelligent et fier, de César, mais on est à la fois étonné et attendri de voir un jeune sculpteur, presque un débutant, s’attaquer témérairement à un pareil sujet sans en être trop écrasé. Quant à M. Chatrousse, ce n’est pas la première fois qu’il rêve Jeanne d’Arc, libératrice de la France ; autrefois, dans un groupe remarqué, il avait mis la main de la vierge de Domremy dans la main du défenseur d’Alésia. Il n’a manqué à M. Chatrousse, artiste consciencieux et distingué, qu’un peu plus de résolution et de largeur dans l’exécution pour donner à ces évocations une vie communicative ! En isolant aujourd’hui la Jeanne d’Arc qui tient d’une main son étendard et de l’autre l’écusson où sont inscrites ses grandes batailles, il l’a certainement améliorée. Que n’a-t-il suffisamment accentué le caractère de la tête et dégagé la figure d’un encombrement inutile de draperies !

N’a pas le style héroïque qui veut ! Le meilleur joueur de flûte n’embouche pas, à son caprice, le cor de chasse ou le clairon. Hérodote, lui-même, le père de l’histoire, n’eût pas, sans quelque peine, succédé à Pindare, pour chanter une ode à Olympie, ou tenté de refaire un chant de l’Odyssée. Ne point forcer notre talent reste toujours une des meilleures recettes pour réussir. Il ne semble pas que cet axiome soit bien connu de tous les sculpteurs, non plus que de ceux qui les protègent ; beaucoup d’entre eux commettent la même erreur que les peintres, soit en donnant à des sujets insignifians des dimensions exagérées, soit en traitant dans un style mince et mesquin des motifs héroïques, décoratifs ou monumentaux. L’œuvre de M. Darbefeuille, que le souvenir de Victor-Hugo haute à son tour, est une erreur complète, parce que l’erreur porte sur la construction même. Son groupe veut réunir un buste du poète, un enfant au pied de ce buste apportant des fleurs, et, par-dessus le tout, une femme envolée qui représente la Muse remontant aux cieux. Or, c’est un principe de bon sens, en sculpture comme en architecture, que les figures y doivent conserver leur aplomb, ou, si elles s’élancent vers des sphères supérieures, n’y point menacer le spectateur inoffensif de leur chute prochaine par leurs masses surplombantes. Mais hélas ! la muse de M. Darbefeuille, repliée et recourbée, au-dessus du buste qu’elle va écraser, par un tour de force inquiétant, est en train de retomber et non de remonter. Pourquoi, d’ailleurs, le masque du poète au lieu du poète lui-même, et, si ce n’est qu’un masque, pourquoi lui avoir donné les rides, les accens, le mouvement de la vie ? Tout cela ne se île pas, ne s’accorde pas, n’est ni pondéré, ni réfléchi ; les plus grandes habiletés du monde ne sauveraient pas une œuvre de sculpture composée ainsi en dehors de toutes les lois de la logique et de l’équilibre. Notre ami Molière ne demande pas à être représenté avec la solennité oui la majesté qui conviennent à un homme d’état ou à un homme de guerre ; cependant, il y a des convenances à observer dans les familiarités qu’on prend avec lui. Si M. Carlus, qui a beaucoup de talent, l’avait interrogé avant de le mettre en scène dans Molière et sa servante, le grand comique l’aurait, sans aucun doute, prié de ne pas donner à cette scène d’intérieur les prétentieuses proportions d’une entrevue héroïque. Molière est assis dans un fauteuil, son manuscrit à la main, interrogeant des yeux la grosse fille qui, debout, le poing sur la hanche, se tord de rire en suivant le texte. Voilà-t-il pas vraiment de quoi marteler à grands coups le carrare éclatant ou précipiter dans le moule le torrent de bronze incandescent ! C’est un des travers insupportables de notre temps de ne regarder dans les théâtres que les coulisses, dans l’histoire que les anecdotes, dans les grands hommes que leurs petites singularités. A force de vouloir examiner de près, on finit par ne plus voir du tout ; on a tellement le nez sur la poussière des bottes qu’on ne lève plus les yeux jusqu’aux visages. Que Molière s’amusât parfois à lire quelque scène comique à sa servante pour en essayer l’effet, rien de plus vraisemblable, de plus naturel, de plus conforme à la franche nature de notre grand comique ! Mais si vous nous transportez cette petite histoire, bien banale, sur une place publique ou sur un palier de musée, n’est-ce pas lui donner une importance étrange, n’est-ce pas défigurer l’histoire, n’est-ce pas donner à cette brave fille un rôle tout à fait inattendu, en faire presque la collaboratrice et la muse du grand poète ? Pour un peu, ce sera Laforêt qui aura fait le Bourgeois gentilhomme ou le Malade imaginaire. Cette découverte flatterait sans doute les idées du jour, mais on ne l’a pas faite encore. Non, un Molière de grandeur naturelle doit se présenter seul ou dans une compagnie de son rang. C’est ce qu’a compris M. Icard ; sa figure, sans prétention, n’est pas dénuée de caractère. M. Lambert, avec beaucoup de goût, ayant à faire, pour le château de Ferney, un Voltaire à vingt ans, svelte, élégant, de charmante allure, mais non encore sacré grand homme, ne lui a pas tout à fait donné la taille naturelle. Ce rapetissement à peine sensible du personnage, au lieu de lui nuire, lui ajoute comme un air de modestie qui lui sied à ravir. Quelle proportion convenait-il de donner à une statue d’Edmond About ? Ni l’allure héroïque, ni l’allure solennelle n’y étaient de mise ; mais, quelle que lût la taille, ce qu’il y fallait mettre avant tout c’était l’esprit, l’esprit vif, clair, pétulant, l’esprit parisien dans ce qu’il a de plus mobile et de plus insaisissable. On ne songe pas sans regret à ce qu’aurait pu faire, d’une figure si alerte et si vive, la main souple d’un Houdon ou d’un Carpeaux. M. Crauk a-t-il craint de manquer de respect à son ami en lui donnant, sur son tombeau, cette désinvolture de geste et cette malice de physionomie qu’il avait dans la vie ? Il n’a pas craint pourtant de l’installer familièrement, dans son cabinet, en robe de chambre, ayant dans les jambes une trop grosse collection d’in-folio. Que n’a-t-il été plus libre encore ? Un About moins gêné, moins épais, moins chargé des dernières tristesses de la vie, eût été plus vrai sans être moins réel.

Ce n’est certainement pas une chose facile de caractériser rapidement aux yeux par l’attitude, par le geste, par le choix judicieux d’un ou deux accessoires, chacune des innombrables personnalités, grandes ou petites, qu’on installe chaque année sur un piédestal en vue de la postérité. C’est pourquoi cette fonction glorieuse de l’art sculptural qui enchaîne la liberté de l’artiste, mais qui exalte son imagination et l’oblige à s’entendre avec sa raison, reste, en définitive, une de ses fonctions les plus justement honorées et les plus ardemment ambitionnées. Se prendre corps à corps avec une belle figure d’homme d’action ou d’homme de pensée, s’efforcer sincèrement de lui rendre la vie en pénétrant l’argile ou le marbre de ce qui fut son intelligence et son âme, c’est un exercice viril qui donne des forces pour l’avenir même lorsqu’on y succombe sur le moment. Le pauvre Schœnewerk, cet amoureux si délicat des contours bien rythmés et des douces mollesses de la forme féminine, avait trouvé une vigueur inattendue lorsqu’il s’était agi d’asseoir, sous le péristyle de l’Opéra, le solennel Lulli. Il y a quelques années, le modèle de cette statue nous avait frappé par l’aisance de la pose et l’ampleur des draperies. Le marbre lui a donné plus de souplesse encore et plus de majesté. On désirerait dans la statue de Chanzy, par M. Croisy, plus de simplicité et une énergie moins gesticulante. L’uniforme de revue et le tricorne galonné étaient-ils de rigueur dans la circonstance ? Le Chanzy que la France n’oubliera pas, c’est le commandant actif de l’année de la Loire, le stratégiste infatigable qui dispute à l’ennemi, à l’hiver, à l’épuisement, les derniers espoirs du pays. Lorsque, de son vivant, il se fit peindre par Henner, c’est avec le képi, en costume de campagne ; c’est ainsi que nous nous le figurerons toujours. La série des hommes célèbres se clôt par l’Etienne Dolet de M. Guilbert ; le Diderot de M. Lecointe ; le Bezout de M. Sanson ; le Parmentier de M. Gaudez. Le cultivateur de la pomme de terre ne pouvait avoir de prétentions épiques. M. Gaudez, en l’habillant comme un gentilhomme jardinier, en train de regarder avec attention le précieux tubercule qu’il vient de couper, a fait une œuvre familière d’une allure agréable. L’Héloïse au Paraclet de M. Allouard, naturellement plus modeste encore, ne s’est point fait poser sur un haut piédestal. Enfoncée dans son siège sculpté à grand dossier, la religieuse désespérée a laissé tomber son livre à ses pieds ; elle rêve au passé, elle rêve à l’absent. L’expression de la figure est triste et profonde ; l’exécution du marbre soignée et délicate.


III

Notre école de sculpture a, depuis vingt ans, traversé, à son honneur, deux graves périls. Le premier venait d’Italie où, sans retrouver encore des inspirations dignes de son passé, la sculpture, entre les mains de praticiens trop habiles, se livrait à des virtuosités singulières d’exécution, presque toujours insignifiantes, mais qui surprenaient et qui séduisaient plus que de raison les curiosités ignorantes de la foule et leur donnaient, dans les expositions universelles, une popularité presque toujours imméritée et du plus dangereux exemple. Le second nous venait de France et de nous-mêmes, des innovations hardies et heureuses par lesquelles plusieurs jeunes gens, Carpeaux, Paul Dubois, Falguière en tête, ranimaient un art prêt à s’engourdir de nouveau dans la correction académique et lui infusaient rapidement le sentiment de la vie, du charme et de la couleur. Leurs premières œuvres, d’une séduction fine et délicate, l’Enfant à la coquille, le petit Saint Jean, le Chanteur florentin, le Vainqueur au combat de coqs, le Tarcinus, brillaient plus par la grâce que la force, par la souplesse que par la grandeur, par la distinction expressive que par la vigueur plastique. Carpeaux ne tarda pas, il est vrai, à prouver par des chefs-d’œuvre de composition dramatique et décorative, l’Ugolin et la Flore, qu’il possédait toutes les puissances. MM. Paul Dubois et Falguière affirmèrent vite, de leur côté, par des ouvrages d’une tenue plus ferme et d’une exécution rigoureuse, leur fidélité aux grandes traditions sculpturales et la fierté légitime de leurs ambitions. Tous trois, cependant, restèrent plus faciles à imiter dans leur prédilection première pour les formes tendres et grêles de l’adolescence que dans leur entente des compositions monumentales. On put même craindre, un instant, que leur goût commun pour l’assouplissement élastique des formes et pour l’intervention, plus ou moins prononcée, de l’élément pittoresque dans l’arrangement plastique ne déterminât autour d’eux un engouement excessif et exclusif dans ce sens, qui eût abouti, comme toujours, à une décadence rapide. Pendant quelques années, en effet, on vit plus que de coutume les adolescens de bronze et les fillettes de marbre se mêler, dans le jardin du palais, au chœur accoutumé des hommes mûrs et des femmes faites. On put aussi remarquer dans certaines figures des tendances plus ou moins conscientes à faire disparaître la solidité de la construction osseuse sous le brillant de l’enveloppe épidermique, comme à se contenter de l’apparence séduisante du frétillement coloré au détriment des réalités nécessaires de l’équilibre et des profils. Toutefois, cette surprise et cette hésitation ne furent pas de longue durée ; grâce aux exemples constamment donnés par d’autres maîtres tels que MM. Guillaume et Chapu, grâce aux enseignemens de l’École nationale des Beaux-Arts et de l’Académie de France à Rome, le bon sens de tous nos sculpteurs a rapidement pris le dessus. Presque tous comprennent avec une justesse étonnante la mesure dans laquelle la sculpture peut concilier la tradition technique et l’innovation expressive, les nécessités de l’harmonie plastique et l’expression de la vie réelle.

Le nombre est assez grand des jeunes artistes épris d’un idéal grandiose qui, n’ayant point l’occasion d’exercer leurs ambitions dans des monumens publics, choisissent spontanément des sujets allégoriques et décoratifs pour y développer plus à l’aise leur goût des formes belles et puissantes. Tous y combinent, dans des proportions diverses, les souvenirs de leurs études, d’après les maîtres de l’antiquité, de la renaissance italienne et du XVIIe siècle français, avec leur intelligence particulière de la nature vivante ; presque tous le font avec une conscience et un tact qui conserve à leurs œuvres un caractère bien national, quelle que soit d’ailleurs la somme de talent qu’ils y aient pu mettre. M. Longepied, l’auteur de l’Immortalité, est un de ceux qui vont s’inspirer le plus directement aux sources françaises. Sa belle Gloire, au visage doux et régulier, si chastement drapée, qui, soutenant d’une main le jeune homme agonisant, lui montre de l’autre sur une tablette les noms des jeunes héros, soldats ou artistes, tombés avant lui au champ d’honneur, est une sœur tardive, mais légitime, des nobles muses de Lesueur et de Poussin. Le corps nu du jeune homme, ferme et souple, est travaillé, dans le marbre, avec cette précision consciencieuse qui plaisait aux maîtres de l’Académie royale. Il y a dans l’ordonnance générale, dans les attitudes et dans les gestes, une dignité émue, qui donne à l’action une gravité profonde. Cette parenté avec les artistes du XVIIe siècle semble, chez M. Longepied, affaire de tempérament autant que d’étude ; on l’avait déjà signalée, à propos de son Pêcheur ramenant la tête d’Orphée, qui lui valut son prix du Salon. Son séjour en Italie n’a pas modifié ses tendances. Ce n’est que par occasion, au contraire, qu’un maître comme M. Chapu, dont la Grèce est la vraie patrie, s’inspire, avec une sorte d’abnégation, de l’esprit des Girardon et des Coysevox. Sa Proserpine, en marbre, est destinée au parc de Chantilly, comme le Pluton, exposé en 1884, qui doit lui faire face. M. Chapu avait déjà fait du dieu infernal, guettant dans le gazon son innocente victime, un roi robuste et bien drapé qu’on eût rencontré, sans surprise, au détour d’une allée de Versailles. La Proserpine, cueillant ses fleurs, est du même style, forte et saine dans sa chasteté gracieuse. C’est la même intelligence dans l’imitation et la même ampleur dans l’exécution.

A la même tradition française se rattachent assez nettement MM. Hector Lemaire, Vital Cornu, J. Dubois, de Gravillon, Coulon, Enderlin, presque tous ceux qui composent des groupes en vue de l’ornementation des jardins ou galeries. Ce genre de travail exige une grande habileté de composition, de la souplesse et de la vigueur dans l’exécution ; il n’en est aucun qui présente plus de difficultés ni qui puisse mieux faire valoir le talent d’un vrai sculpteur. Ceux qui s’y exercent méritent toute estime, même lorsqu’ils n’y réussissent qu’à moitié. Tous les sculpteurs dont nous venons de parler, sans obtenir toujours un enchaînement parfait des formes, y ont déployé de la force et du talent. M. Franceschi, dans une figure importante de la Fortune assise sur sa roue, a cherché aussi le grand aspect décoratif. Son ciseau est, depuis longtemps, exercé à assouplir les beautés féminines ; on retrouve, dans cette œuvre, toutes ses habiletés. Les deux statues de MM. Delaplanche et Tony Noël, la Danse et Orphée, sont bien faites pour orner un milieu élégant ou somptueux. On se souvient de l’aimable statue de la Musique, qui eut tant de succès ; M. Delaplanche, en représentant la Danse, en costume antique, sous les traits parisiens d’une belle fille un peu sèche et nerveuse, le pied tendu en avant à la façon d’une choriste d’opéra, lui a donné une sœur digne d’elle. D’heureuses réminiscences de Pompéi et de Prudhon y poétisent l’observation moderne. C’est une des qualités de M. Delaplanche de rajeunir, sans effort, par l’infusion naturelle d’un sentiment actuel, des attitudes qui sont de tous les temps. La grâce noble et languissante avec laquelle s’avance l’Orphée de M. Tony-Noël, balançant, dans un rythme doux, sa haute taille, nous reporte, au contraire, aux jours charmans de la renaissance florentine. Si ce bel Orphée, d’un mouvement si souple, a quelque parenté, c’est dans la famille de Donatello et de Verocchio ; l’alliance n’est pas de celles dont on puisse rougir.

L’influence du formidable Michel-Ange ou de ses successeurs inégaux est au contraire assez visible chez MM. Lanson, Ferrari, Peynot. Tous trois sont des pensionnaires anciens ou actuels de la Villa Médicis ; ils ont tous trois pris à Rome le goût des compositions héroïques et de la sculpture mouvementée. Le modèle de Judith de M. Lanson avait déjà paru, il y a quelques années, au Salon. En se transformant en marbre, ce groupe n’a rien perdu des qualités vigoureuses qui le signalèrent alors à l’attention. M. Lanson a voulu, comme dans son Age de fer, s’y montrer, avant tout, un praticien robuste et capable de tailler, sans sourciller, dans les plus beaux blocs de marbre des corps superbes de géans. Il regarde en avant et non en arrière de Michel-Ange. C’est la force physique qui l’attire, une force musculeuse, exubérante, abondante en saillies, celle des athlètes de Bandinelli et de Giovanni Bologna, bien plus que la force nerveuse, contenue et sèche, des héros de Donatello. Son Holopherne, étendu sans vie derrière la Judith, la tête pendante sur un coffre grossier, montre le torse noueux et la face bestiale d’un belluaire assommé durant l’ivresse. La Judith, debout et droite, lui tournant le dos, soulève de la main gauche, avec une sorte de dégoût, l’épée qui vient de frapper au nom de Dieu. L’attitude est grandiose et le geste expressif, malgré quelques inutiles exagérations dans la raideur agitée des draperies trop pesantes. M. Peynot, plus jeune que M. Lanson, arrive de Rome. Les deux morceaux qu’il expose le classent du premier coup parmi les plus habiles tailleurs de marbres et témoignent d’études très complètes. A d’étonnantes qualités d’exécutant M. Peynot joindra-t-il la conception poétique et le sentiment de la beauté sculpturale sans lesquels il n’est point de grand artiste ? L’avenir répondra. Qu’il nous suffise aujourd’hui d’admirer comme ils le méritent ces deux morceaux de bravoure, où l’artiste s’est efforcé de démontrer, comme à plaisir, qu’il savait également obtenir du marbre des effets violens et des effets délicats, qu’il comprenait aussi bien la forme humaine dans ses efforts les plus violens que dans sa plus complète immobilité. Dans la Proie on voit deux hommes nus, deux géans, enlacés dans une lutte désespérée, à propos d’un aigle que l’un d’eux veut ravir à l’autre. L’oiseau farouche se débat de son côté mêlant des grands coups de bec à leurs énormes coups de poing. Le combat a pour théâtre des rochers en pente, les combattans sont en train de rouler dans l’abîme. Le morceau principal a été inspiré par les lutteurs antiques de la tribune des Uffizi ; mais c’est un voisin d’à côté, un voisin dangereux, le ronflant Bandinelli, qui a donné le conseil d’exagérer à ce point l’enchevêtrement des membres et la saillie des musculatures. Quoi qu’il en soit, le morceau est taillé avec une énergie tout à fait remarquable. Le Pro Patria montre des qualités d’une autre nature ; un jeune homme, frappé à mort, tenant encore dans sa main gauche la poignée d’un sabre brisé, est étendu sur le sol, les yeux déjà fermés. Le sujet n’est qu’un prétexte à faire un beau nu. M. Peynot y a réussi admirablement. Nos musées comptent peu de morceaux exécutés avec cette perfection tranquille et cette délicatesse soutenue dans les modelés. Quant à M. Ferrari, en reprenant le motif si connu du Mercure qui s’envole, mais en adjoignant au dieu léger un petit amour pour lui attacher sa talonnière, il a su composer, dans le goût un peu maniéré du XVIe siècle florentin, un modèle vif et élégant, dont les découpures agitées parleront nettement sur le bleu du ciel, lorsqu’il aura pris la forme du bronze. Le bronze, qui supprime les modelés et qui parle presque uniquement par les contours, accepte, en effet, des agitations de lignes que ne supporteraient ni la pierre ni le marbre ; on peut même dire qu’il les exige. Ne pas ajourer suffisamment un groupe en marbre, c’est s’exposer à en faire une masse opaque et lourde dont les qualités se perdent à distance, faute grave pour des morceaux destinés au plein air. C’est un peu le cas de deux très bons groupes, la Circé de M. Gustave Michel et la Persuasion de M. Godebski, tous deux fort agréablement compris. Un peu plus de vides entre les figures aurait mieux aidé l’œil à comprendre leur action ; la fonte leur a moins servi que n’eût fait le marbre.

Le bronze n’est, en général, apte à rendre des figures entières que lorsqu’elles sont en mouvement, dans un mouvement très déterminé et qui peut même être violent. C’est le bronze qui fixera le mieux les deux groupes les plus agités du Salon, les Bacchantes de M. Falguière et le Au but ! de M. Boucher. M. Falguière, il est vrai, a déserté, cette fois, la Grèce. Ses bacchantes descendent de Belleville et non du Cythéron. Les injures qu’elles se lancent à la tête sont des engueulades apprises à la halle chez M. Zola et non chez Aristophane ; la rage faubourienne avec laquelle elles se crêpent le chignon sent, à vingt pas, son Assommoir. D’où vient, chez un artiste si bien doué, cet accès furieux de réalisme à outrance et cet amour inattendu de grossièretés ? Le groupe d’ailleurs est, par parties, à peine ébauché. On peut donc espérer qu’entre le plâtre et le bronze, il y aura place pour plusieurs repentirs. L’œuvre de M. Boucher est beaucoup plus intéressante, très surprenante et très hardie. Certains détails y peuvent prêter à la critique, mais la conception en est vraiment sculpturale et l’exécution aussi consciencieuse que résolue. Il s’agit de trois hommes nus, lancés au galop vers un but qu’ils vont atteindre. Tous trois, côte à côte, se serrant de près, s’écrasant, se poussant, ne posent à terre et, pour un millième de seconde, que sur un seul pied, les bras droits dressés, les têtes tendues, les bouches béantes. De face, il est vrai, c’est une superposition audacieuse de torses sans support qui ne donne pas partout à l’œil une satisfaction parfaite ; mais, de côté, le groupe fuit admirablement, d’un élan nerveux et rapide qui entraine l’imagination. Aucune des œuvres précédentes de M. Boucher, œuvres distinguées, mais tranquilles, ne nous faisait prévoir de sa part une si heureuse hardiesse.

En voyant le groupe de M. Boucher, si original, si évidemment inspiré par une scène réelle, par quelque course de paysans ou de jeunes gens, qu’il lui a suffi de simplifier et d’agrandir par la suppression du costume et par le déploiement des formes nues, on se demande ce que veulent dire les apôtres bruyans du naturalisme et du modernisme lorsqu’ils prétendent imposer aux sculpteurs les étroites formules que subissent déjà trop les peintres et qu’ils menacent de les excommunier comme étant hors de la vérité s’ils n’infligent pas à toutes leurs figures des pantalons et des blouses avec des mines de faubouriens. Il est clair qu’avec des vêtemens contemporains on peut faire aussi des chefs-d’œuvre, surtout dans les petites dimensions ; mais, lorsqu’il s’agit de figures décoratives, on court grand risque d’être justement ridicule si la force du sentiment exprimé ne se joint pas à l’ampleur de l’exécution pour justifier une pareille taille. Les bons sculpteurs sentent si bien l’inconvénient du détail trop réel dans les sujets vulgaires, même d’un intérêt général, qu’ils déshabillent tant qu’ils peuvent leurs figures et, s’ils n’ont pas de raison pour les mettre à nu, simplifient de telle sorte leurs vêtemens qu’ils en font des draperies sans date. Ainsi ont procédé M. Rolard dans son Sauvé, M. Lefèvre dans Gué, M. Perrin dans son Botteleur, M. Lefèvre-Deslongchamps dans ses Premières Joies, M. Guglielmo dans sa Vieille Histoire, M. L. Grégoire dans son Rebatteur de faux, M. Albert-Lefeuvre dans le Pain. Ce dernier groupe, en marbre, est en particulier présenté avec un grand charme d’équilibre sculptural et d’expressions naïves, et la simplification y est poussée à l’extrême. Malgré tout le talent dépensé, on a quelque peine à trouver qu’une bonne ménagère, coupant des tartines à deux bébés, soit un personnage assez héroïque pour mériter l’immortalité dans de pareilles dimensions. On comprend encore ces dimensions données à une attitude énergique, a une action simple, entraînant un beau développement du corps, comme celle du faucheur, du semeur, du moissonneur. Mais le même paysan qui nous intéresse dans sa grandeur professionnelle en remplissant une tâche austère, nous intéresse bien moins lorsqu’il vaque à ses petites affaires domestiques. On accepte, sur le square de Sainte-Clotilde, la grande paysanne de M. Delaplanche apprenant à lire à sa fille ; on ne se l’imagine pas conservant la même ampleur pour lui raccommoder ses bas ou pour lui tremper sa soupe. Au contraire, on ne serait pas surpris que le Pastour dans la steppe, de M. Tourguénef, pût être agrandi, car l’altitude du paysan à cheval, regardant l’espace, est naturellement simple et grande. Cependant M. Tourguénef, avec tact et discrétion, ayant trop de détails précis à marquer, s’est montré plus réservé ; peut-être a-t-il en raison.

Pour tous les sculpteurs qui n’ont pas de commandes monumentales, qui ne sentent pas en eux d’ambitions décoratives, ou qui n’ont pas le goût des scènes familières, c’est-à-dire pour le plus grand nombre, la forme humaine, en repos ou en action, reste toujours le thème favori qu’on peut éternellement rajeunir. Parmi ces études plastiques, on en peut noter de fort bonnes : notamment, le jeune homme tenant une grappe de raisin que M. Just Becquet, un de nos ciseleurs de marbre les plus précis et les plus soigneux, appelle, on ne sait trop pourquoi, l’Apologie de la vigne française, le Faune jouant avec un masque, de M. Suchetet, auquel nous ne reprocherons qu’une certaine tendance à l’amollissement des formes, le Démocrite rieur et pansu de M. Etchelo, la Découverte d’une statue de l’Amour par une jeune fille, de M. Blanchard. On retrouve le beau sentiment de vie qui animait tous les ouvrages du pauvre Schœnewerk et de sa rare habileté à rendre l’élasticité de la chair dans son groupe charmant d’une jeune femme emmenant l’Amour, le Prisonnier dangereux. La Danseuse arabe, de M. Saint-Marceaux, nue, des babouches aux pieds, soulevant une portière, n’est point conçue avec la simplicité ferme à laquelle cet excellent artiste nous avait accoutumés. Les détails pittoresques des accessoires y rapetissent le sujet. Néanmoins, c’est une figure souple et fine et qui n’est point sans attrait. Les études de MM. Bastet, Dumilâtre, Laporte, Louis Moreau, Hercule, d’Astanières, Escoula, Fournier, Perrault, Thabard, de Mlle Signoret, dans le même ordre d’idées, sont aussi des travaux fort estimables et qui méritent l’attention.

Pour ce genre d’études, le jury d’admission a déployé, par instans, une indulgence excessive. Cette indulgence se comprend encore, parce que les jeunes sculpteurs n’ont guère d’autres moyens de faire leurs preuves et qu’ils sont le plus souvent condamnés, pour exécuter un morceau d’école, à des sacrifices de temps et d’argent disproportionnés à leurs ressources. Où la tolérance du jury devient tout à fait coupable et scandaleuse, c’est lorsqu’il s’agit des bustes. Ici, sa bienveillance pour les amateurs et les apprentis dépasse toutes les bornes. Nous voyons rangés le long des allées et dans les bas-côtés du jardin quelques cinquantaines d’effigies grotesques dont ne s’enorgueilliraient pas les plus médiocres expositions de province. Faiblesse d’autant moins excusable que c’est dans l’interprétation du visage humain qu’excellent tous les chefs de notre école ! Au Salon de 1886, comme aux Salons précédens, il y a dix ou vingt bustes qui sont des chefs-d’œuvre prêts à tenir la meilleure place dans les musées les plus choisis, autant au moins qui sont fort bons, presque le double qui sont estimables. Pourquoi donc s’obstiner à les mettre en si mauvaise compagnie ? Il n’y a rien de si fâcheux pour une œuvre d’art comme pour un particulier que de vivre dans un mauvais entourage. Il lui rejaillit toujours quelque chose de la médiocrité qui l’entoure. Quelle belle réunion on formerait en mettant à part les beaux bustes de M. Guillaume, Portrait de mon père et Portrait de M. Germain, tous deux d’un caractère si élevé et d’une expression intellectuelle si profonde ; le Docteur Dechambre, si intelligent et si vivant, par M. Barrias ; le Portrait de M. Coquelin cadet, d’une gaîté si parlante, où M. Falguières retrouvé toute sa verve et toute sa distinction ; celui de M. Charles Gounod, par M. Paul Dubois, bronze énergique, tout palpitant de vérité et d’ardeur ; celui de M. Courcelle-Seneuil, moins largement traité, mais singulièrement précis, par M. Longepied ; celui du Docteur Laugier, par M. Alfred Lenoir ! Et si l’on joignait à ces représentans mâles de la vie et de la poésie moderne tous les gracieux visages féminins qu’ont su rendre, avec tant de grâce ou d’esprit, MM. Delaplanche, Carlès, Tony Noël, Puech, et bien d’autres, ne serait-ce pas la société la plus charmante et la mieux faite pour nous retenir longtemps dans de douces conversations ? Malheureusement le jury, très philosophe, a voulu qu’il en fût au Salon comme dans le monde : le bavardage insupportable des sots nous empêche d’entendre les gens d’esprits, et l’on quitte ces derniers plus vite qu’on ne voudrait afin de se débarrasser des autres !


GEORGE LAFENESTRE.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.