Le Salon de Lady Betty/Une Femme

La bibliothèque libre.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Une femme.
Traduction par Marceline Desbordes-Valmore.
Le Salon de Lady BettyÉditions Charpentier Voir et modifier les données sur Wikidatavolume 1 (p. 1-98).


Une Femme.



— Une malédiction ! une amère malédiction sur l’Italien ! s’écria tout à coup lord Haverdale étendu sur son lit, et convalescent à peine d’une blessure grave qui l’y retenait depuis un mois, par suite d’une affaire d’honneur. Toutes les malédictions de l’enfer sur l’Italien ! répéta-t-il en mordant son drap, après avoir essayé vainement d’étendre le genou dont il souffrait horriblement.

— Du calme, Haverdale ! du calme ! dit son ami Bingley, quittant la fenêtre d’où il regardait patiemment tomber la pluie pour tuer le temps, comme les gardes-malades qui tirent parti de tout, pour ne pas mourir de sommeil ou d’ennui. Patience donc ! poursuivit-il, en replaçant avec précaution la jambe blessée du jeune homme et en l’enveloppant, d’un air d’autorité, dans la couverture d’où elle voulait s’affranchir. Quel soulagement pouvez-vous espérer à vous appesantir ainsi sur cette image irritante ?

Éloignez donc a volonté le cauchemar qui vous poursuit, sous la figure de l’homme à qui vous devez le premier malheur de votre vie ?

— Mon Dieu, Larry répliqua Bingley avec une douceur caressante, à bien examiner tout ceci, n’avez-vous pas plutôt sujet de vous réjouir que de maudire ?

— Sujet de me réjouir ! cria lord Haverdale, bondissant autant que le lui permettait sa blessure : rêvez-vous, Bingley ? Dieu me pardonne ! pensez-vous réellement que nous enlever la femme que nous aimons, et nous clouer la jambe sous un coup d’épée, durant un mois, soient des titres à notre reconnaissance ?

— Non pas exactement comme vous présentez la chose : mais puisque l’affection de lady Fanelly était de nature à passer si facilement d’un objet à un autre, il est mieux, ce me semble, que son inconstance ait éclaté ostensiblement, avant, qu’après que vous fussiez devenu son seigneur et maître, comme vous en aviez la rage. Avec votre humeur chevaleresque, j’ose presque dire, un peu féodale, la perte d’une moitié belle et trompeuse, vous sauve, à mon avis, bien des jambes et bien des bras.

— Taisez-vous, Bingley, vous m’arrachez les dents avec votre sang-froid : il me donne sur les nerfs, au point de r’ouvrir ma blessure.

— Eh ! non, Haverdale ; c’est votre blessure qui vous donne sur les nerfs. Et en attendant votre prochaine guérison, je ne fais que les calmer autant que je peux, et votre cœur malade par-dessus le marché.

Haverdale tendit la main à Bingley sans lui répondre autrement que par un triste sourire.

— Au fait je crois que vous avez sujet de vous réjouir, insista Bingley, sans la moindre intention de se venger des arrêts forcés où le retenait son dévouement, mais jaloux de se rendre aussi utile que les potions calmantes avec lesquelles il atténuait jour par jour la fièvre de son blessé. Se penchant alors presque à son oreille, il soutint, sur son épaule, sa tête accablée et suivant avec sollicitude ses regards errans où avait passé tout récemment tant de délire, il fit ce qu’il fallait faire, ce qu’il avait déjà fait vingt fois pour bercer et engourdir cette jeune vie altérée de sommeil : il lui rapprit son malheur avec une sourde indignation qui calma pour un moment encore le cœur orageux du jeune homme trahi, et ne se tut que quand le cher fardeau qu’il supportait avec la patience d’un mur fit courir mille épingles au bout de ses doigts, en arrêtant par son poids immobile la circulation du sang. Ce ne fut qu’alors qu’il s’en dégagea doucement, retenant son souffle, marchant sur la pointe des pieds, pour aller regarder de nouveau tomber la pluie, par forme de diversion, comme il l’avait essayé tout à l’heure avec quelque fruit.

Mais il ne passait pas une âme devant l’hôtel désert où s’était enseveli Haverdale durant l’absence de son père. Le front appuyé contre une vitre humide qu’il écoutait frémir sous le passage de quelques voitures, Bingley se retraçait toute cette fatale aventure, calculant l’époque probablement très prochaine du mariage de la belle Fanelly, avec la possibilité d’emmener son malade assez loin de Londres pour que l’éclat de cette nouvelle ne renouvelât pas, de sitôt du moins, l’inutile fureur dont il subissait les conséquences avec tant de résignation, lorsqu’il fut de nouveau tiré de ses réflexions par la voix d’Haverdale, qu’il croyait profondément endormi.

— C’est là, Bingley, tout ce que vous avez appris sur ces deux monstres ?

— Tout ! — répondit Bingley en se retournant avec surprise, que voulez-vous de plus ?

— Rien, pour savoir que cette femme est une perverse, une audacieuse… femme !

— Il est fâcheux qu’elle soit aussi la plus belle et la plus accomplie de son sexe, en tout ce qui ne concerne pas la foi du serment.

— Qu’a-t-elle donc, selon vous, de si prodigieux, mon pauvre Bingley ? Il faut que ma blessure m’ait fait perdre beaucoup de mémoire ; car je vous avoue, ajouta-t-il d’un ton de dédain qu’il s’efforçait de rendre glacial, que je là méprise autant que je la hais !

— Nous serons donc bientôt en état de nous plonger aux délices de la chasse, Larry ! c’est, ma foi, tout ce que nous avons de mieux à faire.

— Elle m’a enfoncé mille épines dans le cœur, uniquement parce que nous étions fiancés, mariés d’enfance, frère et sœur de toujours ! uniquement pour cela. Sa déloyauté m’a précipité d’un ciel où je ne remonterai plus avec personne : mais il n’y a pas de minute, je vous jure, où ma raison n’arrache une de ces épines, et quand la dernière tombera, dit-il en appuyant fortement la main sur sa poitrine, oh ! que je serai heureux alors !

— Oui ! c’est surtout la dernière que je voudrais vous ôter.

— Vous le pouvez, Bingley ! répétez-moi mot à mot votre entrevue avec elle : vrai ! vous pouvez m’en parler ; je respire librement : d’honneur ! le sang que j’ai perdu m’a rafraîchi l’âme. J’espère un jour remercier mon rival du service immense qu’il m’a rendu, comme vous le pensez vous-même.

Ses dents se serrèrent sous l’effort qu’il fit pour sourire : puis regardant curieusement son ami, il le força de nouveau à recommencer le récit qu’il prétendait avoir en partie oublié.

Bingley se dévoua.

— Quand j’entrai chez elle, donc, comme je croyais vous l’avoir plusieurs fois raconté, je m’attendais à subir le long ennui de l’antichambre, et toutes les cérémonies dont une femme retarde, d’ordinaire, la présence reprochante de l’ami de l’homme qu’elle a trahi.

— Indignement trahi, Bingley !

— Elle s’avança au contraire au devant de moi avec un triste empressement ; puis elle s’arrêta tout à coup pour me saluer, sans affectation de fierté ni de faux courage, et me dit :

— Je m’attendais à l’honneur de votre visite, sir Bingley, veuillez vous asseoir.

— Elle m’indiqua de la main, un siège auprès de celui qu’elle prenait elle-même ; sa main tremblait beaucoup.

— Vous avez touché la main de cette femme, Bingley !

— Sa main tremblait beaucoup, poursuivit Bingley sans interrompre sa consciencieuse narration.

— Quand nous fûmes assis en présence l’un de l’autre, je la regardai en face : ses yeux attachés long-temps sur le parquet me donnèrent le loisir de la regarder au visage ; une grande pâleur avait succédé à l’éclat d’abord plus qu’ordinaire de son teint : ce fut elle, pourtant, qui reprit la parole, après avoir ramené sur moi son regard plein de douceur.

— Je suis troublée, sir Bingley, car je suis coupable. C’est presque un divorce que vous venez établir entre deux personnes… dont l’une vous est trop chère pour que vous puissiez voir l’autre sans haine.

— Sa voix s’était altérée ; et cherchant, sans doute, à renfermer une émotion inutile, elle se leva, ouvrit un petit meuble à secret entre deux croisées, d’où elle retira vos lettres pour me les rendre avec l’anneau que vous avez brisé ; les lettres étaient, je crois, préparées à cet effet sous une enveloppe cachetée. Surpris, je vous l’avoue, du poids léger de votre correspondance amoureuse, je ne pus m’empêcher de lui demander : Est-ce là tout, madame ?

— Tout, répondit-elle d’un ton simple et sérieux, je n’ai jamais reçu que deux lettres de lord Haverdale, avant et depuis son absence de l’Angleterre.

— Je ne peux vous cacher qu’elle ajouta en rougissant un peu :

— Il m’est permis de croire, sir Bingley, qu’un sentiment si paisible, dans l’homme qui recherchait ma main, n’aura pas le pouvoir de troubler son bonheur. Vous, du moins, vous ne verrez pas une insulte dans ce vœu, qui ne mourra jamais là !… dit-elle en serrant son cœur qui me parut oppressé.

— Que vous êtes simple, vous !… et que je l’aurais tuée avec plaisir, après cette hypocrite apologie de sa trahison ! Quand je lui aurais écrit des volumes sur mon amour, qu’elle connaissait assez, puisque je l’avais demandée en mariage, pensez-vous qu’elle m’en eût mieux gardé le sien ?

— Peut-être ! hasarda le raconteur.

— Ah ! peut-être, en effet ces êtres oublieux ont besoin sans cesse qu’on leur déclame l’amour comme les livres menteurs où elles l’ont appris. Fatalité ! mon Dieu !… quand la foudre vous tue c’est qu’il tonne ; vous avez vu le nuage grossir, les feuilles trembler… vous avez pu vous sauver ou répondre : me voilà !… Mais au milieu du temps bleu, calme, sans éclair, être après assassiné froidement, puis raillé, c’est affreux Bingley ! c’est à dissoudre toutes les croyances, c’est à s’arracher le cœur pour le leur jeter en présent de noces… Ne me racontez plus rien ; reposez-vous, je me rappelle tout présentement : avouez du moins qu’on peut demander vengeance à l’avenir, et signer de tout le sang qu’on a perdu une malédiction, une amère malédiction sur l’Italien.

Bingley se promenait lentement dans la chambre sans trouver rien à répondre.

— Comme c’est froid l’être qui ne nous aime plus ! comme il nous pousse tranquillement hors de son chemin ! comme elle m’a jeté à terre tout sanglant et meurtri !… Mais, je me relèverai, moi ! elle, jamais !… Je m’y oppose ; je ne veux pas que l’avenir soit possible pour elle : je la verrai a mon tour, blessée à mort, toute pâle, cachant sa figure honteuse sous ses cheveux humiliés ; car elle sera trahie, elle le sera de par le ciel qui ne laisse nul parjure impuni. J’ai lu cela dans tout son héros italien, son prince italien, comme ils l’appellent. Qu’il soit prince ou ne le soit pas, qu’est-ce que cela me fait à moi ? J’ai lu jusqu’au fond du cœur de ce misérable, qui lui chante l’amour avec ses cadences et ses fioritures : je la verrai trahie, vous dis-je, blessée à mort, et je serai content ! et je danserai ! dussé-je rester boiteux comme lord Byron, qui s’en vengeait sur toutes ces folles. Et la vie ne m’étouffera plus vingt fois le jour aux coups d’une sonnette homicide, qui me disait : la voilà… elle vient demander pardon ! Hélas ! j’ai rêvé cela souvent, et vous l’avez compris, vous ! tout calme que vous êtes ; car vous avez enveloppé d’un mouchoir cet affreux tintement, pour qu’il ne fît pas éclater mes veines sous les élancemens de mon cœur. Merci, Bingley !… pour cela seul, voyez-vous, c’est entre nous deux à la vie et à la mort.

— À présent que ma raison est brûlée, mon cœur perverti, que je suis devenu méchant et froid comme elle, n’ayez pas peur de mon avenir ; il sera beau mon avenir ! j’irai en France, j’irai partout ; je chercherai les femmes, que je fuyais ; leurs regards dont j’avais peur, parce qu’ils me demandaient quelque chose de mon âme, où je cachais Fanelly, pure alors, comme moi ; de mon âme qui se retirait épouvantée devant l’ombre d’une séduction. Je chercherai leurs mains faciles qui s’avançaient vers les miennes ; je les serrerai de rage, et elles prendront cela pour de l’amour ; elles prennent tout pour de l’amour ! et je rirai du creux de mon cœur désert et abandonné.

— Oh ! dit-il vous verrez ! vous verrez, en serrant fortement au corps, Bingley, alors rapproché de son lit ; et il poussa le plus triste éclat de rire qui puisse s’exhaler d’une telle frénésie ; car c’est une grande et misérable chose que l’amour.

— Mais vous aviez raison, mon pauvre Bingley, s’écria tout à coup Haverdale, au milieu d’un étrange silence durant lequel ils regardaient tous deux avec étonnement : oui ! vous aviez raison, poursuivit-il, sans pouvoir retenir des sanglots convulsifs, je crois que je l’aime toujours ! et il s’évanouit.

— Triste mystère des cœurs qui s’enferment ! pensait Bingley, en lui prodiguant avec ordre et recueillement tous les secours de sa tendre pitié, il y a là trois fois autant de preuves d’amour qu’il en fallait peut-être, pour enchaîner cette femme, avide d’aimer et d’être aimée : et il a gardé ces preuves à son infidélité !


Une étroite intimité entre deux familles honorables de Londres, l’une du nom d’Haverdale, l’autre du nom de Galt, avait naturellement éveillé des idées de mariage dans l’une et l’autre maison, dont les jeunes branches paraissaient incliner à s’unir par le penchant le plus libre et le plus tendre.

Fanelly Galt n’avait pas encore atteint sa quinzième année, quand elle répondit par un sourire candide, à cette candide question du jeune Haverdale, qui lui tenait la main sans avoir osé la serrer encore.

— Fanelly ! j’ai quelque chose à te demander : serais-tu contente de t’appeler milady Haverdale ?

— Je le serais ! avait dit sans hésiter et en rougissant Fanelly.

Le très jeune lord, rouge aussi de joie, trop tremblant pour répandre son éloquence, se contenta de serrer cette petite main qui resta dans la sienne, et de regarder le ciel, après avoir regardé les yeux de Fanelly, les plus beaux yeux de l’Angleterre. Ceci se passait au détour de l’allée sombre d’un grand parc qu’ils venaient de parcourir ensemble dans le plus profond silence.

Après ce très court, mais très clair entretien, il avait été résolu qu’un mariage serait célébré entr’eux, dès que Fanelly aurait atteint sa dix-septième année, afin que son éducation complétée répondît à la position brillante qui l’attendait dans le monde sous le nom de milady Haverdale ; position soutenue d’une dot immense et d’espérances plus considérables encore. Des deux côtés, près de deux ans s’écoulèrent dans un calme délicieux. Fanelly se laissait doucement aimer et lentement éclore à l’avenir solide que lui promettaient les regards purs et sincères d’Haverdale. Il la contemplait un jour dans une ivresse silencieuse, calculant tout bas combien les avantages qu’elle tenait de la nature s’augmentaient des talens qu’elle amassait, disait-elle, pour égayer la longue route qu’ils avaient à parcourir ensemble.

— Oh ! ma chère Fanelly ! dit un jour le jeune homme pensif, que vous êtes affable ! que la douceur et la grâce de votre caractère me promettent une belle vie ! ce n’est pas pourtant votre beauté qui m’attire et me donne tant d’amour pour vous ; je suis très content que vous soyez une belle femme, car tout le monde me proclame heureux en vous regardant. Mais il y a en vous un ciel caché qui me fera vous aimer toujours. Vous êtes bonne, Fanelly ! et quand vous serez bien vieille, je vous aimerai encore !

— D’amour ! Haverdale ?

— D’amour,… je ne sais, ma chère, car on dit que tout change et se modifie avec le temps.

Fanelly stupéfaite le regarda sans parler.

— Folle ! oh folle ! dit le jeune philosophe en frappant doucement sur les doigts entrouverts de sa maîtresse qui venaient de rompre la soie d’une broderie élégante commencée pour lui.

— Ah ! tout change, Larry ! dit la jeune fille ; et pour la première fois de sa vie d’amour, il sortit de son cœur oppressé une larme qu’Haverdale vit rouler dans ses yeux avec un étonnement extrême : mais il n’attacha pas à cette larme toute la valeur qu’elle avait peut-être pour l’avenir.

— On le dit, ma bien aimée, et je répète.

— Où dit-on cela, milord ?

— Dans le monde sérieux que j’écoute, Fanelly ; dans mes livres de morale, tout éclairés de l’expérience des sages.

— Les miens ne disent pas de si tristes choses.

— C’est que vous ne lisez que des romans pleins de héros imaginaires ou de caractères d’exception qui rompent les règles de la nature.

— Si vous ne devez pas les rompre pour moi, il est fâcheux que destinés à vivre ensemble, nous ayons deux croyances, Haverdale : on aurait dû, par pitié, peut-être, m’envoyer à la même école que vous.

— C’est bien dit, Fanelly, car je vous aurais vue davantage. Mais s’il y a de la vérité dans l’homme, ajouta-t-il en posant gravement sa main sur son cœur, vous serez ma seule affection ; d’amour ou d’amitié, en ce monde qu’importe ?

— Merci, Larry ! repartit Fanelly, tombée dans une rêverie profonde sur l’épaule de son fiancé, et dardant sur lui ses longs regards à travers ses cheveux blonds épars qu’elle laissait encore tomber avec la grâce abandonnée de l’enfance. — Après quoi ils retournèrent avec résignation lui aux études et aux exercices animés de son sexe, dont il était, il faut le dire, un des êtres les plus régulièrement distingués, et elle, à l’achèvement de toutes ses innocentes perfections de femme millionnaire et milady. Déjà depuis six mois, en les voyant apparaître ensemble dans le monde brillant de l’Angleterre ; demandait de tous côtés : à quand le mariage ? c’est un très beau mariage ; un très riche mariage ; un mariage confortable ! quand un double deuil répandit le plus triste augure sur cette union prochaine et la repoussa de tout l’intervalle des convenances froides comme la mort qui, en moins de huit jours, priva Fanelly de son père et de sa mère trop tendrement unis pour se survivre.

Cet événement frappa la maison de Galt durant l’absence du père d’Haverdale, appelé en ambassade sur le Continent, où depuis un mois son fils l’avait suivi en qualité de secrétaire. Une jeune parente dont toutes les actions portaient le cachet de la promptitude et de l’indépendance, crut, en sa qualité de femme mariée, mettre au lieu et place de tous les appuis qui manquaient à la fois à la triste héritière ; et l’enlevant presque de force aux scènes lugubres, qui se préparaient pour elle, l’emporta dans un château bien désert, bien romantique, à quelque distance de Londres, pour y exhaler ses premiers sanglots. Haverdale n’était point là pour barrer le passage à ce bizarre exil, dans le mois le plus âpre de l’hiver, et ne revint pas pour l’en rappeler au nom de l’amour ; il put se résoudre à passer en France tout le temps que sa maîtresse donnerait à la solitude, et il eut tort. Il céda peut-être un peu facilement aux assurances que milady Claudia lui donna par lettre, qu’il était convenable de laisser à Fanelly le temps de pleurer avant de se revoir, et le trop jeune, le trop grave Haverdale commit une maladresse de cœur, un crime d’amant, car sa présence était nécessaire là où pleurait Fanelly ; mais Fanelly pleurait seule, elle qui ne devait attendre de consolations que de lui, d’autres empressemens que les siens, d’autres regards que ceux qui avaient l’heureux droit de lui dire : « Je souffre avec toi : console-toi pour moi ! » Il mit à la place de ce tout en amour, deux lettres, empreintes il est vrai d’une affection profonde, d’une confiance fort honorable pour sa fiancée dont il attendait, disait-il, le signal de son bonheur qui ne reposait que sur elle. Mais il resta sur le Continent.

Cette résignation volontaire pouvait compromettre bien des intérêts. Fanelly consternée la considéra d’abord comme nécessaire, puisqu’elle s’y soumettait ; elle pressa dans ses mains avec beaucoup de reconnaissance la lettre de son fiancé ; elle la serra même sur son cœur cette chère signature d’époux, et tâcha de supporter, sans mourir, les jours de deuil. Ils s’écoulaient ces jours avec une lenteur désespérante, pour deux jeunes femmes, dont l’une déplorait des parens aimés, et dont l’autre bâillait, du matin au soir, d’ennui, de solitude, au milieu du silence, silence si affreux des bois ; quand on entend au loin bondir l’orchestre des bals abandonnés dans un accès de dévouement irréfléchi. Fanelly était pâle comme une fille d’Ossian, et sa cousine était de très mauvaise humeur.

Il s’en suivit tout naturellement, qu’un matin, à son réveil, Fanelly fut remportée à Londres, comme par magie, par sa vive cousine Claudia, qui mit autant de chaleur à la persuader de l’urgence de ce retour, dans l’intérêt de leur santé menacée, qu’elle en avait mis d’abord à lui prouver son zèle, en la dérobant aux consolations que tous ses vrais amis se fussent empressés de lui offrir. La mobile Claudia la jeta, de la meilleure foi du monde, dans toutes les distractions, dont elle avait elle-même un besoin avide. Le tourbillon où elles vécurent, tantôt ensemble, tantôt séparées par la foule, guérit l’une de ses bâillemens et posa l’autre devant un danger inattendu, qu’il ne lui vint pas même à l’idée de craindre. N’était-elle pas fiancée à lord Haverdale ? ne portait-elle pas son anneau ? n’allait-il pas revenir du continent pour l’épouser ? dès lors que pouvait-il résulter de son admiration pour ce jeune seigneur italien, que tout le monde admirait comme elle ? qui sans la suivre nulle part, se trouvait partout où elle entrait, qui l’avait contemplée d’abord avec une attention muette ; puis avec une sympathie respectueuse, puis avec des yeux pleins de flamme et d’une expression bouleversante.

— Comme les Italiens regardent les femmes ! dit-elle d’abord sans trop d’émotion.

Puis, en parcourant d’un regard rapide le cercle de ces femmes dont ils étaient entourés, et le reportant sur celui de l’étranger pour en interroger l’expression, elle fut forcée de s’avouer que ces yeux noirs aux jets de feu, ne regardaient qu’elle : cette découverte porta une étrange commotion dans son âme, et dans l’incertitude où elle était encore de ses charmes :

— Il ignore, pensa-t-elle, en se détournant pour cacher sa surprise, que je suis fiancée, que je porte au doigt le gage de mon prochain mariage, et que j’attends mon époux avec… oh ! avec impatience et tendresse S’il me parle, je le lui dirai.


Ce qu’elle fit avec candeur, en effet, lorsqu’un matin Rivalto lui fut présenté par sa pétulante cousine, qui la vint prier de remplir pour elle un engagement du soir à la danse auquel elle était forcée de renoncer, par lassitude. Fanelly pour toute réponse fit observer en silence, à Rivalto suppliant, la couleur encore lugubre de son vêtement ; et Rivalto se soumit avec un salut si noble, si profond, avec un sourire si triste, si pénétré, qu’elle fut bien sûre d’avoir été comprise.

Ainsi donc, je ne danserai pas ce soir, dit-il, en abandonnant poliment la main de Claudia, et s’asseyant avec une humble audace auprès des deux jeunes femmes, qu’il enchanta bientôt par le prestige et la variété de ses discours.

— Qu’il est divertissant et gai, disait Claudia, en riant comme une folle, de l’accent étranger et du jeu brillant de cette belle figure mobile.

— Qu’il est impressionnable et timide ! pensait tout bas Fanelly, recevant dans le cœur mille étincelles alarmantes qui sortaient des paroles et des lèvres agitées de l’homme qui voulait plaire, qu’elle regarda néanmoins courageusement en face, après qu’elle eut déclaré le plus vite qu’il lui fut possible, ses engagemens avec lord Haverdale et son impatiente espérance de le revoir. Elle attacha alors avec une imperturbable confiance ses yeux déjà fascinés sur ce front d’une grace idéale, si jeune encore, si uni, si pur, qu’il était impossible d’y découvrir ni d’y prévoir un orage. Elle ne s’avoua ni ne comprit peut-être que seule elle devait fuir ce brillant météore, puisque personne (elle l’entendait dire partout) ne pouvait regarder des traits pareils sans éprouver le désir fort innocent de les revoir et de connaître l’âme qu’ils enveloppaient d’un si beau voile. Nulle bouche amie ne lui vint dire : — Prenez garde ; voilà une dangereuse apparition dans la vie d’une femme promise à un autre ; d’une femme assez belle pour attirer la persévérante attention d’un homme trop beau lui-même pour l’ignorer.

Elle revit sans effroi ce voyageur mystérieux, si prodigue d’or, si libéral, si grand joueur et de mœurs si somptueuses qu’il était devenu le sujet de tous les entretiens, de toutes les suppositions des cercles dont il faisait l’ornement et la préoccupation. Était-ce un prince ? il n’était presque pas possible d’en douter à sa magnificence, au luxe de son incognito, à l’assurance de son regard, tempérée par la plus gracieuse bienveillance. Aussi qui ne lui savait gré de cacher l’éclat de son rang sous la gaîté presque ingénue du bel âge, dont l’aimable abandon dispose toutes les âmes à la confiance ?

D’abord Fanelly fit nombre ; sa curiosité vint avec innocence se grouper avec les curiosités puissamment éveillées autour d’elle. — Elle ne put reculer d’horreur ni d’étonnement devant une faute qu’elle ne méditait ni ne pouvait prévoir. Elle ignorait que c’était seulement depuis qu’il l’avait vue que l’illustre voyageur oubliait qu’il ne devait que traverser rapidement l’Angleterre pour retourner à Rome, où le rappelait une noble famille dont il était l’espérance et l’idole. Fanelly Galt parut à Londres, il y resta ; il riva, pour ainsi dire, son existence auprès d’elle, dans le dessein irrévocable de plaire. Et que lui manquait-il pour y réussir, s’il en puisait les moyens dans une ardente faculté d’aimer ?

Bientôt, au milieu de la foule qu’il asservissait en la charmant, ses récits intarissables et pleins d’images, attirèrent avec une irrésistible séduction les regards incertains de Fanelly sur ses traits toujours parlans, toujours passionnément émus. La rêverie profonde y régnait-elle ? Non, l’Italien ne rêve pas, c’est de la douleur ou de la joie qu’il exprime ; son courage, quand il est excité, crie victoire ou vengeance : il ne s’enveloppe pas dans un calme triste ou résigné ; s’il raconte, il exalte, il éblouit, il entraîne. Pour Rivalto, ses talens se montraient si multiples, qu’il devait être bien sûr de devoir à l’un ou à l’autre l’intérêt et l’attention qu’il ambitionnait sans l’avouer encore. Musicien comme l’oiseau, doué d’une voix obéissante au brûlant instinct d’harmonie qui couve dans toute poitrine italienne, d’une de ces voix vibrantes, imprégnée d’un danger pareil à celui des parfums subtils et invisibles des fleurs ; il savait tout dire si jeune encore, il connaissait sa puissance sur les nerfs admiratifs de la femme, la femme, prière vivante et renfermée, pieux instrument qui résonne sous tout ce qui le frappe et la monte jusqu’au délire et jusqu’aux pleurs, qui écoute, qui accueille, qui appelle ses sons sympathiques, y mêle son âme pour l’élever avec eux au ciel, comme un appui plus divin et plus fort.

Fanelly, assise dans sa sécurité virginale, se livra d’abord avec un entraînement pensif à ce charme dirigé contre elle ; elle se serait crue déshéritée du ciel si elle n’en avait été saisie comme tout le monde. C’était pour elle, en effet, une manière nouvelle de prier, de bénir Dieu dans le deuil dont il la couvrait déjà ! Quel chant d’église eût fait naître en elle de plus consolantes espérances ? aussi elle écoutait !… aussi elle était folle : oui, folle selon nos mœurs, selon nos lois, folle d’un fanatisme religieux, infiltré par cette musique idéale, adorée en Angleterre, et qui fait des ravages effrayans sur les âmes impressibles de quelques jeunes miss qu’elle enivre.

Milady Claudia, qui de son côté pensait beaucoup trop vite pour s’appuyer sur la réflexion, trouva tout simple de rehausser l’éclat de ses soirées, déjà fort brillantes, par l’admission du jeune prince, ou du très noble Giovanino Rivalto, dès qu’il en eut positivement et ardemment sollicité la faveur. Mariée depuis quelques années à un amiral de distinction toujours absent, elle trompait son demi-veuvage par tous les plaisirs permis dont la richesse fait une habitude à la fois si douce et si impérieuse. Au milieu de l’irritable législation britannique, elle n’avait pas une seule fois encore songé aux terribles conséquences des préjugés, qui préparent des châtimens si sévères et si longs aux erreurs déjà pleines de larmes des femmes de tous les caractères et de tous les rangs ; encore moins formait-elle le vœu triste mais plus humain de lady Montague, qui, depuis son séjour en Orient, osait souhaiter aux femmes de nos climats, plus tyranniques peut-être, cette réclusion d’habitude, ces grilles salutaires, et ces gardiens immobiles qui les protègent contre elles-mêmes, pauvres oiseaux sans ailes, n’ayant de libre que les vifs élancemens de l’âme dans ce monde de passage ; ne leur serait-il pas mieux d’être sincèrement enchaînées, que d’étouffer d’esclavage sous la liberté menteuse dont on fait à leur faiblesse un présent si redoutable ? N’est-ce pas mettre en effet ces fragiles sentinelles de leurs propres trésors sur de hautes tours sans parapets, d’où le moindre éblouissement les précipite dans des abîmes déchirans et honteux ?

Par malheur pour Haverdale absent et pour Fanelly déjà sous le charme, la rieuse Claudia ne voyait jamais l’avenir au-delà d’une soirée ou d’un bal élégant ; si quelqu’un se fût aventuré à lui signaler l’inconvenance de la protection dont elle enhardissait les assiduités de Rivalto près de sa belle parente, elle eût ri d’abord ; puis, son orgueil indigné d’un soupçon d’imprévoyance eût guéri le Mentor courageux du désir de renouveler la leçon.

D’abord subjugué et comme embelli par une timidité invincible, Rivalto avait renfermé tous ses aveux dans un brûlant silence : ce qu’il n’osait dire, il le chantait, et toutes les révélations de l’amour n’étaient-elles pas dans ces frissonnemens de l’ame dont il saisissait l’âme de Fanelly ? Admis un jour au bonheur intime d’une leçon de harpe et de piano où brillaient également Fanelly et Claudia, il parut tout-à-coup souffrir de l’influence vaporeuse de la Grande-Bretagne ; il appuya son front contre la harpe vibrante de la belle fiancée d’Haverdale ; et elle le vit pâlir.

Elle se leva tremblante sans oser lui dire : « Qu’avez-vous ? » Mais tout le demandait en elle, car il l’en remercia par le sourire le plus doux et le plus triste ; puis pour la rassurer sans doute, ou l’arracher à cette tristesse qu’il ne lui reprochait pas, il parcourut comme avec effort le clavier du piano que Claudia venait de quitter, pour donner quelques ordres relatifs au concert du soir.

Privé de son soleil d’Italie, dont la clarté trop lumineuse enlève au climat le prestige de l’idéalité ; accoutumé à ne trouver dans la musique qu’une source de volupté ; il ressentait peut-être cette oppression vague et mélancolique qui la rend si poignante sous un ciel de brouillards, par les rêves indécis dont elle noie le cœur et l’imagination. Il se blessait lui-même de ses accens trop passionnés, comme les sons gémissans de l’harmonica fêlent quelquefois le cristal qui les produit et les exhale. Rivalto frémissait de sa voix, qui ne trouvant pas assez d’air pour s’étendre et se dissoudre au loin dans cette atmosphère sans écho, répercutait sur lui-même sa puissance accablante ; s’il n’eût cessé tout-à-coup, il fût tombé mourant, comme le rossignol épuisé d’harmonie, aux pieds de Fanelly tremblante et tourmentée ; de Fanelly en deuil et orpheline, qui, cherchant autour d’elle et ne trouvant qu’elle sous les yeux baignés de larmes de Rivalto, se sentit et s’avoua l’objet inspirateur de ses souffrances mélodieuses. Elle fut perdue ; elle but en silence ce breuvage d’encens qui altéra tout ensemble la paix de sa conscience et de son cœur. Un mois s’éclipsa dans ce demi-sommeil qui ressemble à l’ivresse fantastique causée par l’opium, sans qu’une lueur du ciel vînt lui montrer le précipice où elle se laissait tomber avec un bonheur trop accablant pour s’en défendre.

N’était-elle plus fiancée ? un devoir infranchissable ne liait-il plus sa vie à lord Haverdale fidèle ?… Un pacte solennel n’était-il pas passé entre eux ? Le mariage, ce mot irrévocable comme la mort, n’avait-il pas sonné dans sa destinée pour l’enfermer et la défendre de toute approche ? Oui, c’était irrémissible, enregistré au ciel peut-être ; mais elle l’avait oublié… Oui ! tuez-la si vous voulez, cette malade au teint rose, aux yeux pleins de langueur et de soie, elle l’avait oublié, comme ses dix-sept années passées sans Rivalto, comme tout l’univers disparu alors de sa mémoire ; et quand ce souvenir se dressa devant elle, sombre, reprochant, terrible, elle le trouva si redoutable, que par un effort d’immense courage, elle se rejeta toute entière vers l’abîme, et l’arracha de son cœur qu’il voulait déchirer. Croit-on qu’il n’y ait que des roses dans l’inconstance ? ah ! sans parler de l’autre vie qu’elle menace, que de femmes béniraient leur isolement au foyer, leurs larmes d’attente, leur abandon même, si elles pouvaient se dire en levant vers le ciel un regard chaste et pur : Encore et encore je ne suis pas coupable !

Fanelly ne le dira plus. Deux cents jours sont à peine écoulés depuis le départ d’Haverdale, que toute sa place dans le présent et l’avenir est envahie par l’ardent usurpateur. Il règne seul et fort au milieu de cette âme étonnée, agrandie par tant de sensations nouvelles qu’elle devient heureuse et fière de servir de sanctuaire à cette passion absorbante, réalisation inattendue de tant de livres merveilleux, parcourus sans oser y croire, du moins pour cette vie, et comme la promesse révélée d’une autre. Je sais l’amour ! s’écria-t-elle un soir en voyant s’éloigner Rivalto, et tendant ses beaux bras vers le ciel avec enchantement ; puis elle tomba sur ses genoux dans un sentiment indicible de reconnaissance et d’idolâtrie ; puis elle ouvrit une fenêtre pour chercher de l’air et respirer : il était là, comme partout ! comme ils sont tous quand ils veulent perdre et charmer, sortant des murs, des pierres, des arbres qui ne les cachent qu’aux yeux indifférens, pour les montrer aux yeux qu’ils attirent et poursuivent comme une puissance saisissante, invisible à la foule, qui se divise et se multiplie par la volonté de combattre et de vaincre. Fanelly ne savait plus où porter sa tête, où cacher son cœur, qu’elle appuyait en vain contre le marbre où s’était appuyé Rivalto. Tout palpitait, tout tremblait de ce nom ; Londres, l’Angleterre, le monde en retentissait au loin quelque part qu’elle penchât son oreille pour entendre autre chose ; il n’y avait plus rien dans les échos de la terre et du ciel, que ce nom, harmonieux comme l’amour, grave comme le destin qui l’avait jeté devant elle, et qui, pareil à une cloche solennelle, balançait sur ses jours et sur ses nuits cette pulsation sonore et fatale : Rivalto ! Rivalto !

Il ne lui revint plus à l’esprit, de comparer cet état maladif d’hallucination, avec le sentiment doux et fraternel qui avait effleuré sa fraîche adolescence, sous l’image caressante et placide d’Haverdale : il n’y ressemblait guère, en effet, et la place où s’était réfugiée dans son âme cette première affection, ne pouvait être découverte par elle-même au milieu du tumulte d’un tel orage.

— Mais plus tard !… eût dit le sage à Fanelly : il n’y avait point de sages autour d’elle. Ils étaient deux, toujours deux, égarés, perdus, volontairement perdus dans le labyrinthe dont on ne sort qu’après y avoir porté la hache et la flamme, quand le sol dépouillé de fleurs et de verdure est nu, sans mystères, sans prestiges, noir et froid comme la cendre ou comme la tombe.

Il est peut-être infiniment trop simple pour un récit de cette nature, de ne pouvoir assigner à ce subit amour d’autre cause que l’amour lui-même. Nul antécédent tragique, nulle scène de danger, n’en avait jeté les racines. Un bel homme, une belle femme ; des charmes extérieurs qui font croire à toutes les vertus, et puis, les dangereuses facilités du monde, implacable après la chute inévitable qu’il provoque avec une insoucieuse immoralité ; ses unions à la danse, à la walse, au piano ; ses parties aventureuses et brillantes à cheval, ses invitations pressantes, pleines d’amorces irrésistibles, de tyranniques flatteries pour les faibles athlètes qu’il lance dans l’arène couverte de fleurs, où ils peuvent combattre au grand plaisir de tous, mais tomber seulement pour mourir ; sinon sifflés, chassés avec le mépris ou l’indifférence de la curiosité satisfaite, qui se retourne alors vers une lutte nouvelle et plus excitante.

Pour l’heure du moins, Fanelly ne fut pas moins heureuse que les autres femmes dans l’appareil assoupissant qui engourdit la piqûre du remords. Grâce à Claudia, à sa dévorante et frivole activité, à sa monomanie des fêtes et du bruit, la vie et ses sourires ne dérangèrent pas le voile de prestiges étendu sur ses actions : l’avenir allait tout seul ; quant au passé, quant à l’honneur trahi dans la personne de lord Haverdale patient et silencieux, oh ! la voix, le nom, les soupirs, le bruit des pas de Rivalto s’en étaient chargés ! et puis cette ressource immense pour les êtres fragiles et aliénés, le Destin, comme on l’a dit, ne fut pas plus interdit à Fanelly qu’aux autres inconstans : aussi ne manqua-t-elle pas de s’écrier, une fois pour toutes : — C’est toi, ô Destin ! c’est toi qui l’as voulu.

Le scandale aussi fut habile à recueillir cet arrêt sans appel, pour en terrasser l’honnête homme absent, qu’il atteignit comme il l’avait dit lui-même, tel qu’on le serait au milieu de par un coup de tonnerre, dont on n’aurait vu ni l’éclair qui le précède ni le nuage qui le porte. Revenu du premier choc, et vacillant encore de l’horrible surprise, il ne voulut plus croire. Le nuage se referma. Son indignation se porta tout entière sur les inventeurs de cette absurde calomnie ; il ne voulut pas laisser impuni ce qu’elle avait d’atroce : et rapide à son tour comme la foudre, le cœur gonflé d’une orageuse passion, il s’élança vers Londres pour chercher… la preuve, qu’il obtint. Elle est au milieu d’un cercle étouffant de musique, de lumières et de parfums ; il y pénètre, il voit… il doute encore. Claudia la lui montre et l’appelle pour la rendre à son empressement et jouir de sa surprise ; Fanelly, belle de la présence de Rivalto, marchant émue et légère dans une sécurité charmante, s’approche en souriant au sourire de Claudia : mais derrière cette tête en fleurs, où les diamans étincèlent, une tête pâle s’élève et la regarde ; terreur ! c’est Haverdale ou son ombre irritée : un dernier cri d’innocence s’échappe sincère et perçant de cette bouche si jeune encore ; il est trop tard pour l’arrêter ; elle cache en vain sa figure effrayée sous ses mains qui tremblent comme ses genoux ; il faut fuir, il faut échapper aux regards de la foule que ce cri rassemble autour d’elle, et que Rivalto surmonte de toute la hauteur de sa taille, et de sa curiosité jalouse.

Haverdale sait tout ; c’est là son rival, Fanelly le lui a montré en fuyant, en le laissant là ; lui, veuf de toutes les illusions, de toutes les félicités de sa vie, il est assez fort, assez digne surtout pour en supporter en silence les ruines écroulées ; car ce n’est pas lui qui subit l’humiliant fardeau du parjure, elle l’emporte avec elle, cette femme qu’il n’a pas même suivie des yeux, cette femme cachée à présent pour lui comme sous un linceul, dont il rejette jusqu’à l’infidèle fantôme. C’est maintenant une autre passion qui s’élève devant l’insulte de Rivalto ; c’est la rage muette et farouche du courage breton, c’est la soif du sang qui altère et dessèche son cerveau : une seule idée le parcourt, la vengeance. Les Anglais aussi se connaissent à cette passion ; un regard de mépris suffit entre hommes pour suspendre deux existences à la pointe d’une arme meurtrière ; ce regard fut public, jeté et rendu avec la rapidité d’une lueur électrique. Il réunit le lendemain au même rendez-vous plus de fureur qu’il n’en faut pour rendre un combat mortel entre hommes de quelques nations qu’ils soient.

Quand bien même le noble Italien n’eût pas joint à toutes ses perfections le talent consommé des armes, sa jalousie dans le passé, aussi amère peut-être que celle toute vive qui déchirait Haverdale, eût rendu sa main adroite à se frayer une vengeance certaine. Plus adroit par la ruse, (il était Italien et pâlissait, tandis qu’Haverdale, suffoqué par le sang qui lui montait aux yeux, en fut presque aveuglé dans la lutte,) Rivalto laissa fondre ce jeune aigle ébloui contre sa science immobile : l’Anglais reçut en croyant le donner, le coup dont on l’a vu souffrant et terrassé après un mois de tortures qui l’avaient mis à deux pas de la tombe.

Ce scandaleux fracas amena une crise ouverte dans la position mystérieuse encore de Fanelly et de son nouvel amant. La déclaration tout haut d’une union prochaine satisfit à peu près les exigences des rigoristes qui se taisent toujours au mot mariage ; et la société, espèce de Minotaure à la gueule béante, à qui il faut jeter sa proie sous peine d’en être dévoré, se recula contente devant la victime parée de fleurs et de résignation.

Claudia pourtant, comme parente, et comme ayant sans doute contribué le plus à l’égarement de sa jeune cousine, s’éloigna d’elle, blessée d’un dénouement que sa profonde sagesse aurait juré impossible ; laissant au temps qui aplanit toutes choses, à renouer des liens que l’opulence de Fanelly ne lui permettait pas de rompre dans l’avenir, mais que la rumeur présente ne lui permettait pas de cultiver publiquement.


Lord Haverdale retenait alors tout ce qui lui restait de vie pour y enfermer la semence d’une haine qu’il pressentait immortelle ; tandis que le grave et doux Bingley se mettait corps et âme entre le monde et les éclats d’une représaille encore impossible. À force de paroles, dont le résumé désespérant, il le faut ! finit par se creuser un passage jusqu’à la raison d’Haverdale, il le détermina à quitter, du moins pour le temps nécessaire au rétablissement de ses forces, des lieux remplis pour lui de tant d’affreux souvenirs.

En ce moment, il l’écoutait encore en se promenant avec lui sous une longue galerie pour essayer de vivre tout entier comme autrefois ; il s’arrêta silencieux, aventurant tout le poids de son corps sur son genou récemment blessé, qui fléchit sous l’épreuve.

— Oui ! partons, dit-il avec une morne résignation, la mort ne doit pas venir en boîtant devant un cavalier si bien fait ! si habile aux armes que le seigneur… ou le prince Giovanino Rivalto ; nous saurons un jour tous ses titres à notre estime et à nos sympathies. Il ne put toutefois, au moment d’un départ consenti avec tant d’effort, étouffer le souhait cruel d’écrire à Fanelly. « Une ligne, Bingley : voyez vous-même ? »

— À la bonne heure ! acquiesça Bingley comme s’il faisait une prodigieuse concession à l’abandon pénible de ses droits d’ange gardien.

Il ne lut pas cette ligne qui allait entrer au cœur de Fanelly comme l’épée de Rivalto dans les chairs de Haverdale ; car c’était la froide, l’épouvantable prophétie de l’avenir, l’inévitable châtiment du parjure par le parjure, enveloppé sous les plis sanglans d’un mouchoir brodé autrefois par elle, et qui retenait encore quelque chose de ses doux parfums de vierge ! c’était aussi le même tissu de soie qui avait amorti l’éclat de la sonnette insultant au triste sommeil de ce malheureux ; c’était une dernière révélation de cette lave brûlante qui le consumait sans se répandre.

— Votre mère me recevra donc ?

— Comme son fils, Larry !

— C’est bien. Une femme à cheveux blancs, des bois sauvages, un silence de mort, voilà ce que je veux ; vous me donnez tout ce que je veux !… À la chasse ! à la chasse, Bingley : mon coup d’œil y deviendra sûr et ma main aussi, j’espère !


Quand le message fut remis aux mains de Fanelly, que Dieu lui pardonne, elle respirait un bouquet de Rivalto, un bouquet de fleurs, si rares, d’un si haut prix alors, qu’elles semblaient être nées du seul amour de Rivalto, de son souffle créateur pour elle ! Qu’oubliait-il pour la rendre heureuse de son choix, pour lui créer un devoir de l’aimer ? Aussi, elle ne pensait plus à Haverdale : à peine elle l’entrevoyait dans ses joies flottantes et lumineuses, comme un rêve décoloré dans un coin désert de son palais d’erreurs ; coin triste d’où elle se hâtait de détourner la vue, comme on retire sa main de la pression furtive de la glace, si douloureuse à l’épiderme moelleux et brûlant.

D’abord, elle ouvrit lentement ce qu’elle crut être une nouvelle surprise de l’ingénieux amour : par degrés, la couleur oubliée de ce mouchoir, les fleurs brodées par elle, et souillées de sang, la remplirent d’une terreur superstitieuse, et la seule ligne ajoutée a ce reproche sombre, entra jusqu’au fond de la femme infidèle ; elle pâlit et fut obligée de s’asseoir ; l’air fut troublé autour d’elle ; elle porta ses mains à son cœur comme si le poignard invisible d’Haverdale l’eût atteinte. Elle comprit alors le frisson glacial de la blessure d’une épée, et demeura immobile sous cette sentence vengeresse : pour la première fois elle se demanda ce qu’on peut devenir en apprenant que l’on n’est plus aimé !… Un abattement mélancolique succéda à l’agitation de ce cœur jusque-là si brave ; tout le passé reparut vague et défait comme un paysage lointain à travers une pluie d’orage ; mais elle n’en supporta pas long-temps l’aspect désolé, le front de la coupable s’inclina vers la terre et elle pleura !

Elle pleura… et dès le soir même, des ordres sans retour furent donnés à l’homme d’affaires de sa famille, de vendre toutes ses possessions en Angleterre avec la promptitude d’une volonté de femme amoureuse qui cède au désir de celui qu’elle aime, c’est-à-dire au commandement de Dieu ; car Rivalto l’avait demandé à genoux ; car lorsqu’elle pleurait accablée à la fois sous l’horrible hommage d’Haverdale, et sous les fleurs de son rival adoré, il la regardait, épiant avec une ardente curiosité les moindres impressions, les plus secrètes pensées de Fanelly ; debout et muet devant elle, il la regardait et ne put retenir long-temps ce cri : « Tu pleures ! » qui la retira de son abîme de pénitence et fit envoler tous les mauvais présages. Rivalto souffrant pour elle ! Rivalto troublé de ses larmes, ô Dieu ! comme il les sécha vite sous le feu de son regard ! car ces craintes jalouses, déjà si saisissantes quand le jaloux est aimé, il avait l’art charmant de ne les révéler que par des caresses plus tendres, des plaintes passionnées et des baisers plus vifs : leur puissance endormit plus profondément que jamais le remords entrevu à la lueur d’une prophétie affreuse, impossible ! Rivalto le jure, il étouffe d’un mot l’image souffrante d’Haverdale, et la pitié qu’il ose apprendre au cœur qui lui appartient ! Alors, tant de sermens, tant d’avenir, tant de jours purs sont évoqués et promis pleins d’inépuisable amour, que la funèbre impression du billet s’efface, que les derniers vestiges d’un deuil importun sont brûlés par une main ferme après une de ces heures où la femme aimée ose se dire : « Où est le ciel, s’il n’est pas où je suis ! » D’autres heures l’entraînèrent ivre d’une félicité sans mélange ; elles naissaient et mouraient sur deux cœurs si également charmés ! c’était merveilleux à voir comment Rivalto, tout Rivalto soumis, enchaîné d’un sourire, faisait ployer aux pieds d’une timide femme étonnée de son empire, sa taille haute et souple, ce front où toute la majesté de l’homme semblait empreinte : en fallait-il plus à Fanelly pour lui faire espérer sans terme une félicité où il ne manquait plus que le serment prononcé devant quatre au lieu de deux témoins ?

Enfin tout est prêt pour la consécration, sans éclat, de ce mariage, qui ne sera célébré dans toute sa pompe qu’en Italie, sous un soleil digne de l’éclairer. »

Rivalto l’a dit ! des lettres de Rome les appellent ; il baise et montre cette lettre qu’il fait aussi baiser à Fanelly, impatient et fier qu’il est d’emporter son frais trésor loin de la froide Angleterre.

— Nul lien, ma douce orpheline, ne vous retient plus, j’espère ?…

Elle sourit.

— Quel voyage, Rivalto !

— Pour le pays des fleurs, ma bien-aimée : pour les jardins embaumés de ma villa maternelle, dont vous baisez les parfums, jaloux de vous nourrir pour moi : et si je retombe encore dans cette frénésie envieuse de vos premiers jours ! que j’ai tant expiée, Fanelly ! je vous donnerai mon père pour me gronder, afin que de toi, de tes lèvres d’ange ou de clémente fée, je n’entende jamais que le mot pardon ! veux-tu ?

Elle le voulut bien !

Elle ouvrit en silence le petit meuble à secret entre deux croisées, autrefois dépositaire des lettres et de l’anneau de Larry, et chargea les mains de Rivalto de toutes les riches preuves qui déracinaient sa vie du sol de la Grande-Bretagne. Toute sa fortune était réalisée ; ses diamans scellés avec ordre et amour sous le cachet de Rivalto qu’elle lui avait dérobé la veille en souriant et à cet effet.

Toute cette scène d’émotion fut muette, rapide comme les baisers qu’amassait Rivalto sur les belles mains de Fanelly.

— Cette pendule avance ! dit-elle le même soir, car la pendule frappait huit heures, et Rivalto n’était pas auprès d’elle ; et cependant, Calpetti, seul valet de confiance qui la suivit partout, était entré dans l’hôtel, montant le cheval de son maître, qu’il attendait dans la cour.

— Le roulement léger et bien connu d’une voiture ne se fit entendre qu’après dix heures, et l’élan qui apporta Rivalto jusqu’à l’appartement de Fanelly fut si prompt qu’il respirait à peine en l’abordant. Quelque chose de funeste semblait avoir en quelques heures altéré sa contenance.

— Qu’y a-t-il ? demanda Fanelly, sans pouvoir s’avancer elle-même, tant elle fut frappée de cette altération.

— Il faut partir, répondit-il avec une précipitation extraordinaire.

— Partir !… Quand ?

— À l’heure même. Il le faut, sur ma parole, Fanelly.

— Cette nécessité me frappe, me surprend, Rivalto… dites ?…

— Pas de questions auxquelles je ne peux répondre ; le temps nous manque ; une heure d’hésitation, et vous me perdez sans retour.

— Vous perdre ! grand Dieu !…

Un coup du large marteau de cuivre retentit sur la porte de la rue. Calpetti hors d’haleine se précipita dans le vestibule où son maître, qui attendait son retour sans doute, courut à sa rencontre. Immobile d’anxiété, Fanelly prêta vainement une oreille effrayée aux paroles basses qu’ils échangeaient entre eux ; elle ne saisit que ces dernières paroles de Rivalto :

— Deux chevaux de plus à la voiture, et le mien prêt dans un quart-d’heure. Après quoi elle le vit reparaître plus calme, et se posant devant elle avec une imposante gravité :

— Écoute, lui dit-il : si tu hésites à te confier à ma protection, déclare-le hardiment : quelle que soit ma passion pour toi, je suis le dernier de ce monde qui voulût par la violence t’entraîner à une action que tu n’aurais pas souhaitée ardemment toi-même : je partirai seul.

Il y avait tant de loyauté dans cette profession de foi, tant de désespoir au fond de ces mots : je partirai seul, qu’ils ne manquèrent pas de produire un effet magique sur cette créature défaillante. Après quelques secondes d’un terrible suspend qui lui déchirait l’âme, elle regarda vivement Rivalto en lui tendant les mains, n’essayant pas de remplir l’impossible tâche de lui résister.

— Allons ! répondit-elle avec un profond soupir, ce sera donc comme un enlèvement !

— Que dis-tu, Fanelly ? de quel mot épouvantes-tu ta pudeur ? enlève-t-on sa femme ? et n’es-tu pas la mienne ? viens donc, ou je meurs avant de te quitter ! suis-moi, ma vie, pour nous unir ; mais ailleurs, mais en sûreté, mais loin d’ici ! viens donc !

— Viens donc ! viens donc ! répéta Fanelly délirante à son tour et l’entraînant de toutes ses forces vers la porte, dans l’effroi de lui nuire en restant davantage. Il la retint doucement dans ses bras, pâle encore, mais apaisé par la certitude du dévouement de Fanelly qu’il pressa sur son cœur battant avec passion.

— Remets-toi, dit-il, Calpetti va revenir pour nous suivre seul, pour veiller à tout ce qui peut nous sauver l’embarras du voyage ; tout ce que je possède en or, en billets, est déjà dans ma voiture pour le joindre à ton or, à tes biens, à tes diamans, si peu nécessaires pour te parer ! et à quelques vêtemens utiles pour ma chère Fanelly !

— Rivalto ! parle ! s’écria-t-elle dans un tendre et dernier effort : es-tu menacé, compromis dans quelque affaire d’état, comme le bruit en a circulé sourdement ? chargé de quelque mission politique, honorable sans doute, mais dangereuse !

— Fanelly ! par le nom du ciel, ne m’interroge pas : le temps vole, cruelle ! peux-tu me terrasser par une curiosité vaine, quand je n’ai pas une minute pour la satisfaire ?

Fanelly n’ouvrit plus les lèvres ; pour la première fois une expression sévère, un pli formé par l’impatience sur ce beau front, un je ne sais quel mouvement hautain d’épaules donnait à Rivalto l’aspect d’un maître. Elle sentit qu’il était le sien, elle se hâta aussi de le supposer poursuivi par un danger bien grand, puisqu’il le jetait dans ce dur oubli de lui-même ; et elle se fit une loi de respecter son silence : ce silence l’étouffait pourtant, mais toute puissante qu’elle se voulait sur sa plus forte moitié, Fanelly était Anglaise, et douée d’une propension touchante à l’obéissance ; elle prépara, bouleversa, rassembla tout pour leur fuite, n’emmenant de sa maison que Grisèle, fille douce et fidèle qui dut la rejoindre le lendemain après avoir rempli les ordres généreux de sa maîtresse qui congédiait en les récompensant ses autres domestiques. Une heure suffit dans le mystère le plus impénétrable pour accomplir et couvrir cette imposante action de sa vie que Rivalto hâtait avec une fiévreuse impatience, ne perdant pas un seul des mouvemens de cette femme sublime alors de silence et de soumission : aussi, à travers l’espèce d’égarement qu’il ne pouvait maîtriser, ému de l’abandon sans borne de Fanelly muette, il tomba tout-à-coup à genoux devant elle avec toutes les marques d’une adoration sainte, et jura d’un ton solennel qui releva sa maîtresse au ciel d’où elle se sentait tombée, qu’il ne sortirait de l’Angleterre que l’époux éternel de Fanelly Galt.

Elle posa la main sur son front si cher sans parler d’abord, puis, le regardant avec des yeux rayonnans de courage et d’une étrange joie :

— À présent, s’écria-t-elle, je le mérite. Oh ! Rivalto ! qu’un devoir rempli rend heureuse !

À peu de distance d’une petite ville calme et déserte, où Grisèle devait le matin même rejoindre sa jeune maîtresse, un accident de route survenu à la voiture, les força tout à coup d’en descendre ; Fanelly monta le cheval léger de Rivalto, tandis que son valet Calpetti travaillait ardemment à pousser la roue endommagée, jusqu’à cette petite ville qu’il avait déjà traversée à leur premier passage de Douvres à Londres ; comme il en connaissait toutes les localités, il indiqua à son maître, absorbé dans ses soins pour Fanelly, la seule et misérable auberge où il serait obligé de l’attendre.

La belle Fanelly Galt, se livrant enfin tout entière à la foi de son noble époux, n’était-elle pas alors la plus dévouée comme la plus heureuse des femmes ? elle voulait l’être du moins. Elle n’admettait pas que protégée par le courage et les regards ardens du seul être qu’elle aimât au monde, sa sécurité pût être un instant troublée ; non plus que sa passion obscurcie par la faiblesse et l’indéfinissable mélancolie qui faisait peser ses mains sur les rênes du cheval dont la vigueur l’éloignait rapidement de tous ceux qui l’avaient aimée. Elle s’étonna surtout et s’indigna contre elle-même de frissonner d’un rêve, d’un fantôme qui l’obsédait et se posait devant elle au milieu du chemin désert sous la figure morne et triste du jeune lord Haverdale : lui montrant d’une main obstinée et cruelle cette ligne menaçante, ce mouchoir sanglant tout récemment détruit par elle.

— Vous avez quelque chose, Fanelly ! s’écria Rivalto qui la vit pâlir et s’arrêter.

— Toutes mes bénédictions sur toi, Rivalto, lui répondit-elle avec un regard d’angélique abnégation et de religieuse confiance.

Après quelques heures de repos dans cette petite ville, Fanelly fut conduite à l’autel et mariée par le ministère d’un prêtre vénérable. Cet acte solennel, cette sanctification de sa passion devant Dieu, la délivra de ce trouble, de ce sourd murmure, qui faisait trembler son cœur dans sa poitrine et dont gémissait sa pudeur. Une félicité grave prit place auprès de son immobile amour. Restée seule dans l’auberge presque inhabitée où l’avait ramenée Rivalto, dont la lenteur de Calpetti et le retard de Grisèle renouvelaient la dévorante impatience, elle voulait le suivre des yeux à travers la fenêtre basse et ouverte qu’un jeune arbre en fleurs voilait de son doux feuillage ; mais cette fenêtre ne donnait pas sur la grande route, et la vue de Fanelly se perdit dans des chemins de traverse et de vastes champs, dont quelques troupeaux épars animaient seuls l’étendue monotone.

— Que l’Italie, se disait-elle, sera charmante à voir avec ses enchantemens qu’il raconte si bien ! avec ses palais blancs, son soleil de feu qui a fait son âme ! et ses bois d’orangers. Mon Dieu ! quand serons-nous dans la belle Italie ? car, n’est-ce pas une erreur bien enfantine que cette religion tant parlée du berceau ? Qu’y a-t-il donc ici pour moi ? Qui m’y retient ? Et deux larmes qu’elle ne sentait pas couler démentaient cette apostasie dont l’amour seul peut inspirer l’audace.

Un irrésistible sommeil se répandit par degrés sur son intelligence et la plongea dans des songes vagues et immobiles. Cette nuit haletante d’émotion et de peur, l’étourdissement d’un voyage rapide et sans repos, le tourbillon qui l’enlevait dans cette fuite imprévue dont elle ignorait encore la cause, avaient abattu les nerfs délicats de Fanelly ; l’assoupissement d’une fièvre légère suspendait déjà ses idées ; sa tête encore tournée vers le ciel s’était inclinée sur son épaule quand un cri perçant brisa ses rêves confus et l’éveilla. Rivalto s’élança presque en même temps dans la chambre où il l’avait laissée ; l’horreur était peinte dans ses yeux plus grands, plus noirs que d’habitude.

— Suivez-moi, balbutia-t-il d’une voix basse et concentrée ; et ses lèvres amincies par une contraction singulière pouvaient à peine articuler ce peu de paroles.

— Me voilà ! répondit Fanelly avec un tremblement universel, où sommes-nous ? quelque chose d’horrible vient d’arriver ici, monsieur, savez-vous ?…

— Paix ! cette fenêtre n’est qu’à hauteur d’homme ; elle ouvre sur un champ désert… cette issue est à nous… et voici Calpetti, sur mon cheval, prêt à fuir.

En effet, la tête de Calpetti, à cheval, s’avançait presque dans la chambre : sur un signe compris de son maître, Fanelly qui ne parle plus, est enlevée par son mari qui la porte dans ses bras ; Calpetti la reçoit dans les siens, l’assied presque morte sur le cheval qu’il a quitté pour un autre, et Rivalto se jette auprès d’elle, impétueux et léger comme le vent qui les entraîne dans l’espace.

Ils franchissent ainsi plusieurs milles sans rompre l’effrayant silence de cette course mystérieuse. Ils semblent voyager dans l’air ; leur double poids ne fait, on le dirait, qu’exciter, en l’irritant, la vitesse de l’animal enfiévré qui les emporte. Rivalto serre à tel point contre lui sa frêle proie, qu’il ne fait qu’un corps avec elle, elle dont le souffle menace à tout coup de s’éteindre.

— Arrête-moi ! arrête-moi ! s’efforce-t-elle de jeter au dehors : mais ce son faible meurt comme un sifflement d’oiseau dans la brise et dans le bruit des feuilles d’avril qui couvrent déjà leur route : les prés, les collines, les moulins, les rivières, tout fuit derrière eux, tout recule et s’enfonce à perte de vue, quand tout-à-coup le cheval qui a bronché suspend l’indescriptible élan qu’il a soutenu comme par magie et se fixe pour reprendre haleine ou mourir.

Une soirée sereine et fraîche terminait un des plus beaux jours du hâtif et chaud printemps. Ils avaient atteint les bords d’une vaste forêt devant laquelle s’ouvrait la perspective la plus profonde, où le soleil tombait au loin dans l’Océan ; l’aspect de la nature était sublime dans son repos doux et rêveur.

Rivalto, descendu seul d’abord, se retourna vers Fanelly qui vivait à peine.

— Ce paysage ne vous enchante-t-il pas, ma femme ! dit-il, en le décrivant avec l’enthousiasme et l’emphase qui l’avait tant de fois transportée, et qui cette fois l’étonna… Elle attendait, il faut le dire, une question plus relative à leur situation présente, et cette quiétude recouvrée en si peu d’instans, ce pouvoir facile de poétiser une scène si brisante pour elle, la frappa d’une triste surprise.

— Il vous calmera, continua-t-il en la posant à terre. Notre cheval est épuisé, et nous avons bien acheté, comme lui, le droit de nous reposer sous ces arbres. Calpetti va nous rejoindre.

En parlant ainsi il pénétra dans le bois avec Fanelly qui le suivait lasse et soumise ; après avoir attaché son cheval à l’un des arbres de cette épaisse forêt, ils s’assirent tous deux sur l’herbe ; Fanelly, tendre, troublée, mais confiante ; Rivalto, changé, sortant comme par degrés de son maintien théâtral dont la noble élégance avait enveloppé jusque-là son aspect d’une irrésistible séduction. Il s’étendit brusquement sur l’herbe et parla : le doux charme de sa voix était rompu. Pourquoi ?… Fanelly stupéfaite regardait tomber chaque prestige comme du fond d’un cauchemar éveillé, et ne voyant plus enfin à ce jeune homme toujours beau, mais d’une beauté farouche que des manières rudes et insoucieuses, elle essaya d’articuler quelques idées timides, effrayées, sans ordre, auxquelles il ne répondit que par un rire bruyant et plein d’ironie.

L’étonnement de cette infortunée tint d’abord de la stupeur. Cette transfiguration lui sembla l’effet de la fièvre et d’un affreux délire ; elle croisa fortement ses mains sur son front pour attendre, environnée d’appréhensions et de mystère, qu’elle le reconnût, ou s’éveillât ?

Le silence qui suivit fut étrange et funeste.

— Ce cri… murmura-t-elle enfin, ce cri sinistre de : là bas ! Rivalto, d’où provenait-il ?

— De Térésita, répondit froidement l’Italien.

— De Térésita !… qui donc est-elle cette Térésita ?

— Elle était ma femme.

— Horreur !… — Elle ne put continuer, et demeura sans voix, sans couleur, comme si un coup de hache eût fait éclater sa raison.

Rivalto qui prêtait vainement l’oreille au roulement attendu de la voiture, s’approcha de Fanelly foudroyée.

— Fanelly ! dit-il d’un ton ferme et déterminé, à l’avenir plus de ces crises, de ces terreurs, de ces délicatesses de femme ; je n’y crois pas. Je m’y suis long-temps prêté : mon intérêt le voulait. C’est assez. Maintenant, que le passé ne soit jamais rappelé ni reproché ; je suis maître de votre fortune : voulez-vous suivre la mienne ?

— Fortune !… qu’est-ce que c’est que cela ? — Suivre !… qui ? l’époux de Térésita ! dit avec égarement Fanelly.

— Elle n’est plus rien… elle n’est plus là, vous dis-je. Vous n’entendez donc pas ? Que faire d’une plaintive, d’une jalouse ? — Poursuivi sans cesse, menacé d’être découvert par elle, que vouliez-vous que j’en fisse ? — l’imprudente s’est perdue elle-même : elle voulait parler, je l’ai fait taire. Que tout soit dit sur elle. À nous deux seuls, maintenant. Répondez : voulez-vous me suivre en Italie ? L’Angleterre est usée pour moi, et je vous aime assez pour me charger de vous.

— Mourir ! mourir ! s’écria Fanelly qui tordait ses mains avec désespoir, en détournant ses regards avec horreur.

— Finissons alors, répliqua Rivalto sans aucune émotion. Vous êtes lâche, vous méritez votre sort. Délivrez-moi donc ce diamant afin que je l’ajoute aux autres ; c’est un des plus beaux, il n’est pas juste que je le perde. En même temps il détachait une riche agrafe qui retenait l’écharpe de Fanelly.

— M’assassiner ! cria-t-elle épouvantée, pour… oh ! je ne dirai jamais ce mot là !

— Non, pas de remèdes extrêmes sans nécessité.

Rivalto n’en dit pas davantage, mais saisissant Fanelly, il voulut étouffer dans sa bouche les clameurs de détresse qu’elle poussa tout-à-coup vers le ciel. Mais il n’en eut pas besoin ; car elle resta sans mouvement dans ses bras farouches.

Fanelly inanimée, le sein resté nu par le vol de l’agrafe, fut, avec son écharpe même, fortement attachée à un vieux orme, où Rivalto résolut de la laisser pour ne pas la tuer tout à fait.

Mais à cette heure où tout est mystère dans la campagne, où tout ce qui l’habite est porté à des impressions tristes et graves, ce bois si solitaire en apparence et déjà presque voilé par le crépuscule, n’était pas entièrement désert : quelques chasseurs le parcouraient encore. Les cris d’agonie d’une femme avaient été faiblement entendus par eux, et un homme qui parut tout à coup parmi les arbres moins touffus à cette place choisie pour un crime, fit dresser la tête du brigand ; le reflet encore rouge du ciel, sur lequel se découpait cette apparition inattendue et sombre comme une silhouette, fit d’abord penser à Rivalto que ce pouvait être Calpetti, qu’il interpella vivement en italien : il ne reçut pour réponse qu’une malédiction énergique en anglais ; et dans sa précipitation pour se jeter sur le malencontreux témoin de cette scène atroce, il glissa sur la mousse humide et tomba.

— Prince Rivalto ! cria le chasseur, j’avais lu ton âme sur ta figure ! il y a une dette de sang entre nous. Bien qu’il fasse un peu nuit, j’y verrai, j’espère, assez pour signer ma quittance. Debout donc, et finissons.

Rivalto qui sans parler avait saisi d’une main son poignard et de l’autre une épée, se releva d’abord avec une feinte lenteur ; puis, tout à coup, prompt comme le sanglier qui se retourne, il s’élança sur son ennemi pour le tuer sans combattre : mais moins heureux que dans sa première rencontre, moins sûr de lui sans doute, après une courte et effroyable lutte le large couteau du chasseur lui traversa le corps ; il ne poussa qu’un long cri de rage et de douleur, puis retomba pour ne plus se relever. Ses membres se roidirent, ses traits féroces, mais beaux encore, s’immobilisèrent dans la dernière convulsion de la mort.

— Pensez-vous qu’elle respire encore ? dit lord Haverdale en suivant Bingley qui l’avait alors rejoint et qui cachait sur son épaule la figure de Fanelly presque morte.

Bingley haletant sous l’émotion et le poids de la jeune femme encore évanouie, ne répondit pas et se rendit vers sa maison où il la remit aux soins de sa mère et de ses femmes.

Dans la soirée, Haverdale qui ne voulait ni revoir Fanelly ni passer la nuit sous le même toit qu’elle, partit après avoir adressé cette courte prière à Bingley en se penchant vers lui du haut de son cheval.

— Puisqu’il est écrit, Bingley, que vous recevrez tous les contre coups de ma destinée, veillez sur cette femme qui me reste odieuse, bien que j’en sois trop vengé. Ne la quittez que guérie ; après venez me rejoindre en France où je vais vous attendre. Là, j’aurai besoin de vous, partout j’aurai besoin de vous ! Mais en France, comme partout, jurez-moi dès aujourd’hui que vous ne me rappellerez jamais le nom que je vais effacer de ma vie.

— Je ne vous le rappellerai jamais, répondit laconiquement Bingley en lui serrant la main.


Comme deux vrais Anglais, Haverdale et Bingley en se revoyant n’avaient pas échangé une parole sur le douloureux souvenir de Fanelly. Ils étendirent dessus comme à l’envi un voile froid et impénétrable, dont chacun tenait les coins fortement serrés, sans qu’il prît à l’un d’eux la dangereuse fantaisie de le soulever. Ils portèrent silencieusement à deux cet holocauste de misères.

Mais ni Paris, ni ses prestiges, ses fracas, ses séductions, ses fortunes et ses crimes ne purent ramener un signe de vivant intérêt dans les jours pétrifiés du jeune lord. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il touchait, lui semblait changé en pierre ; sa mémoire creuse et incendiée n’avait plus un écho d’autrefois ; l’ennui, partout l’invisible et dévorant ennui serpentait autour de sa jeunesse, et de son opulence ; partout soufflait une haleine desséchante dans l’air où passait Haverdale. Son poison flétrissait d’avance toutes les fleurs de sa vie, écrasait son avenir entier sous son amertume désespérante. Oh ! ce sera toujours affreux !

Bingley attendait en vain après cet autre avenir, tracé pendant la fièvre et le délire de l’orgueil jaloux. Ce plan n’avait pu éclore ni germer. L’âme était trop vierge ; comme la veuve indienne elle s’était étendue sur le bûcher pour s’en aller sans souillure. La beauté de lord Haverdale se consumait enveloppée d’un suaire. Les femmes le regardaient avec étonnement, car ses regards à lui n’avaient plus de souplesse ; il ne voyait plus une femme que comme un portrait railleur de Fanelly, et il le haïssait comme une ruse. Bingley, pourtant, le traînait partout, et il se laissait traîner partout par lui. Il assistait presque sans le savoir à toutes les solennités de la vie, aux spectacles de toutes sortes, aux bals, aux courses bruyantes et illuminées de la grande nation. À l’aide de ses chevaux, de son riche équipage et de Bingley, il paraissait se précipiter ainsi pour être heureux et pour voir ; et l’on demandait en le voyant passer : Quel est celui-là ?

— Celui-là, c’est le fils unique de l’ambassadeur d’Angleterre ; pauvre jeune homme, assis comme vous voyez dans les armoiries de son père, en face de ses millions.

— Le voilà bien malade !

— C’est peut-être pour cela qu’il a l’air de tant s’amuser avec nous !

— Ce n’est pas notre faute pourtant ! disaient les uns en ricanant de sa froideur.

D’autres n’admettant pas qu’on pût souffrir avec des millions, se contentaient de lever les épaules.

Mais pour cheminer ainsi, desséché, dépouillé de toute émotion, il ne savait donc pas donner ? — Si, il donnait beaucoup, il donnait toujours ; mais quoi ? de l’or, du sable : voilà grand’chose ? — De quoi le remercie-t-on ? qu’on s’en aille, il n’en donne plus. — Ah ! si l’on veut qu’il entende, qu’il revive, qu’on lui dise — Donnez-moi votre sang, tout votre sang ; et voici un cheveu pur de Fanelly. — Oh ! la lèvre fraîche et innocente de Fanelly !… Qui le désaltérera d’une telle soif ?

Quant à l’emploi de son or, en voici un mot :

Froid, muet, vêtu de noir, comme en deuil de lui-même ; furieux d’avoir entendu sortir d’un cercle élégant, ce mot : Ah ! le joli homme ! Il s’était jeté seul dans les Champs-Élysées, champs affreux pour une âme consternée d’abandon ; il s’arrêta épouvanté, et regarda derrière lui, devant lui, c’était la vie ! partout la vie ; et il y était, et il y serait ! Si du moins il pouvait ignorer qu’il existe, puisque c’est encore là exister !

Monsieur !… monsieur ! dit un pauvre tout cassé de vieillesse qui le voyant immobile sur son cheval se hasardait d’approcher.

Un mouvement machinal, lui fit chercher sa bourse ; il l’ouvrit, et donna au mendiant.

De rapides signes de croix et un murmure inintelligible attirèrent ses yeux sur le pauvre : c’était une vénérable tête toute rayonnante de joie. Haverdale en fut surpris. Le vieillard effrayé de ce regard terne et fixe, leva sa main où tremblait la pièce d’or, et dit : Ce n’est peut-être pas cela que vous vouliez me donner ?

Il y avait dans l’acte de cette restitution quelque chose de déchirant par l’effort morne qu’il coûtait. C’était l’addition simple et prompte de quatre-vingts ans de misère dont la preuve amenait : probité.

Les lèvres amères du jeune homme s’entrouvrirent ; une larme… la première depuis bien long-temps, roula dans son œil sans pouvoir tomber, et sa voix détendue trouva quelques bonnes paroles pour ce mendiant.

— N’y a-t-il point en France de maisons de retraite pour les hommes de votre âge ?

— Si fait ! dit le vieillard. Il y a de bonnes maisons, de bons hospices ou il fait bien chaud l’hiver : mais on n’y reçoit pas l’homme et la femme ensemble ; et voilà dix ans que j’ai l’âge, sans pouvoir me décider à ce bonheur. Elle n’y serait pas, et nous n’avons plus que si peu de temps à rester ensemble, que ce pain là me paraîtrait bien dur, mangé tout seul. J’aime encore mieux demander, parce que je la revois tous les soirs.

— Restez donc avec elle ! dit Haverdale ému. Restez ensemble, puisque vous avez pu vous entendre si long-temps ! je me charge de votre avenir à tous deux, sans séparation. Il tint parole.


Quelques jours après cet incident vulgaire, Haverdale quitta tout à coup la fenêtre où il était absorbé dans une rêverie profonde, et se plaça devant Bingley qui dessinait à une table ; puis, il attacha sur lui un regard indéfinissable, si long, si triste, que Bingley lui tendit la main en l’appelant comme autrefois : Larry ! Ce doux nom d’enfance pouvait seul rendre la tendresse insuffisante et désolée du bon Bingley, qui se remit à crayonner sans trop savoir ce qu’il faisait. La main d’Haverdale se posa puissante sur son épaule et le contraignit à se retourner encore ; puis, après le même regard, qui recélait une étrange question, il dit lentement :

— Si je l’épousais, Bingley ?

Bingley frissonna, et demeura stupéfait sous ces paroles inattendues qui le firent changer de couleur ; après quoi prenant son parti d’homme et d’ami :

— L’épouser ! répondit-il, qui ?… ai-je entendu ? pardon, Larry, je rêve aussi tout éveillé.

— Si je l’épousais ! Bingley, reprit Haverdale immobile comme un homme qui va prendre une résolution inébranlable.

— Quoi ! perdue aux yeux de l’Angleterre ! quoi ! ruinée sans retour par la vente de ses biens, dont l’ignoble Calpetti demeurera sans doute le tranquille possesseur ; car, où chercher ce misérable ? sans preuves pour le poursuivre ! Et puis tout le passé, toutes ces rapides, mais irréparables fautes… Haverdale, allons ! rappelez votre colère, et laissez-moi vous dire…

— Perdue !… Ruinée !… Alors, si je l’épousais, Bingley ?

Bingley se leva, parcourut à son tour Haverdale avec un regard d’indéfinissable tristesse, et prononça d’une voix étouffée :

— Elle est morte.

— C’est bien !… Et moi aussi, Bingley.